Dans la période de réaction contre l’oligarchie, les tyrans apparaissent plus fréquemment encore que les æsymnètes. Pour les Grecs sont réputés tyrans tous ceux qui exercent une autorité contraire à la Constitution ou qui seulement étendent leur autorité au delà des bornes que la Constitution prescrit, fussent-ils d’ailleurs monarques légitimes. C’est ainsi qu’au vite siècle le roi argien Phidon, bien qu’il possédât le trône par héritage, et trois siècles plus tard le roi de Sparte Cléomène, sont comptés parmi les tyrans[1]. Dans une définition dont la première partie n’est peut-être pas irréprochable, Aristote fait consister la tyrannie en ce que le souverain sacrifie le bien public à son intérêt personnel, et exerce une autorité sans limite, ou, suivant l’expression grecque, sans responsabilité[2]. Cette autorité anticonstitutionnelle était usurpée quelquefois, comme nous venons de le dire, par les princes légitimes ou, dans la république, par les premiers magistrats, lorsqu’ils devaient rester longtemps en charge avec des pouvoirs considérables ; mais le plus souvent elle prenait naissance dans les États oligarchiques, où des chefs de partis audacieux et habiles exploitaient les mécontentements populaires et réussissaient souvent à supplanter les magistrats, aux applaudissements de la nation, heureuse de secouer le joug de ses maîtres. Nous connaissons, dans la période qui nous occupe, le nom d’un grand nombre de tyrans, mais il en est fort peu de qui nous sachions exactement dans quelles circonstances et par quels procédés ils se sont emparés du pouvoir. Le premier en date, autant que nous pouvons savoir, fut Orthagoras ou Andréas, qui régnait à Sycione au commencement du VIIe siècle[3]. Comme il appartenait à la tribu inférieure îles Ægialéens[4], il est clair qu’il ne peut être compté parmi ceux qui cherchaient dans l’exercice d’une charge publique un moyen de parvenir à la tyrannie, mais parmi les mécontents, devenus chefs de faction, qui surent faire tourner les événements à leur profit[5]. Nous avons parlé plus haut du Corinthien Cypsélos, qui peu de temps après renversa la dynastie des Bacchiades. Il eut pour successeur Périandre, souvent mis au nombre des sept sages. Le conseil adressé par Périandre à Thrasybule[6], qui s’était emparé de la souveraineté à Milet, en faisant cause commune avec le peuple, prouve à quel point, dans sa pensée, l’affaiblissement de la noblesse importait à la conservation de la tyrannie[7]. Vers le même temps, mais un peu plus tôt, la haine du peuple contre les riches, c’est-à-dire sans doute contre les nobles, avait frayé aussi à Théagène le chemin au trône de Mégare. Sa popularité lui avait valu d’abord un poste qui mettait à sa disposition un certain nombre de gardes du corps ; il s’en servit pour écraser le parti contraire et s’établir dans la tyrannie[8]. La même entente avec le peuple contre la noblesse procura à Pisistrate une garde qui lui fournit le moyen d’exécuter ses projets. Lygdamis, de Naxos, était contemporain de Pisistrate ; comme lui, il appartenait par sa naissance à la noblesse, et avait passé du côté du peuple, poussé à bout par les injustices des grands[9]. Déjà un certain nombre d’années auparavant, Syloson s’était emparé de la souveraine puissance à Samos. Celui-là aussi parait avoir appartenu à la classe privilégiée, car il commandait la flotte qui fut envoyée contre les Éoliens, on ne sait au juste lesquels. Avec l’aide des matelots, il s’empara de la ville, pendant une fête, renversa les géomores, et prit leur place, jusqu’au moment où ils reconquirent le pouvoir que devait de nouveau leur arracher Polycrate. Celui-ci, peut-être un descendant de Syloson, profita aussi d’une fête pour surprendre et écraser à la tête de ses partisans armés les géomores sans armes, après quoi, il s’empara de la ville et de la forteresse, et soutenu par Lygdamis de Naxos, se fit le tyran de ses concitoyens[10]. Un peu plus tard, et dans les mêmes circonstances, plusieurs tyrans s’élevèrent en Italie. A Sybaris, qui devint plus tard Thurii, le peuple se révolta contre les oligarques, chassa trois cents des plus riches et des plus considérables, confisqua leurs biens et conféra la souveraineté au démagogue Télys, qui d’ailleurs ne la garda pas longtemps, car les Crotoniates avant embrassé la cause des bannis assiégèrent et détruisirent Sybaris[11]. A Cymé ou Cumes ; le pouvoir tomba entre les mains d’Aristodème surnommé Μαλακός. Aristodème appartenait à une famille distinguée et s’était noblement comporté dans la guerre contre les Gaulois ; mais, ne se trouvant pas récompensé suivant ses mérites, il s’était enrôlé dans le parti des mécontents. Ce ne fut toutefois que vingt ans plus tard qu’il abolit le gouvernement oligarchique. Envoyé au secours des Ariciniens contre Porsenna, il trompa l’espérance des oligarques qui avaient compté pour se débarrasser de lui suit, les chances de la guerre, gagna l’armée, massacra les membres du Conseil d’État et leurs adhérents, accorda au peuple l’abolition des dettes ainsi que le partage des terres, et se fit pommer magistrat suprême, avec un pouvoir absolu. Mais quelques années après, il fut lui-même vaincu et mis à mort par les fils de ceux qu’il avait opprimés et humiliés[12]. A Rhegium, l’oligarchie fut également renversée par un démagogue transfuge de la noblesse, Anaxilas[13]. On ne sait par quels moyens il parvint à la tyrannie. En Sicile, à Léontini, nous trouvons mentionné un tyran nommé Panætios, qui vivait dès le commencement du VIe siècle[14]. Plusieurs autres surgirent dans la même contrée, pour lesquels les indications nous manquent. Nous sommes mieux renseignés sur Phalaris, tyran d’Agrigente, qui chargé de diriger la construction d’un temple en l’honneur de Zeus Aiabvrios, fit servir l’armée de travailleurs qu’il avait sous ses ordres à s’emparer du pouvoir[15]. Aristote signale à Géla, vers la fin du VIe siècle, un Cléandros qui eut une mort tragique, et auquel succéda son frère Hippocratès, remplacé lui-même par un prince d’une autre famille, Gélon qui, grâce à ses talents dans la guerre et dans la politique, devint bientôt le souverain le plus puissant de l’île entière, soumit Syracuse à son autorité, et en fit le siège du gouvernement. Il eut pour successeur son frère Hiéron[16]. Tous ces princes, dans les colonies aussi bien que dans la mère patrie, avaient cela de commun qu’ils devaient leur élévation au ressentiment que l’oligarchie avait entretenu dans le peuple. Aussi leur principale préoccupation était-elle d’affaiblir la faction oligarchique et de la mettre hors d’état de .relever la tête. Le peuple, au contraire, tant qu’il ne porta pas ombrage aux tyrans, eut en général à se louer du nouveau régime. Parmi ces princes qu’il faut bien se représenter comme des hommes doués de qualités brillantes, plusieurs se sont acquis l’estime des contemporains, non seulement par une politique modérée, comme les Orthagorides à Sycione, Cypsélos à Corinthe, Pisistrate à Athènes, mais aussi par leur dévouement au bien public et par leur zèle pour l’ordre et les bonnes mœurs, quelques-uns même parles encouragements qu’ils accordèrent aux arts et aux sciences. Aussi de nobles esprits, tels que Pindare et Eschyle, ne dédaignèrent-ils pas de visiter dans leur cour des tyrans qui les accueillaient en amis, et ne leur gardèrent-ils pas rigueur d’une autorité illégitime, il est vrai, mais arrachée à des mains faibles ou indignes et noblement exercée. Il n’en fuit pas toujours de même : lorsque les tyrans sentirent dans le peuple une ambition tumultueuse à laquelle ne suffisaient plus les satisfactions obtenues, et qui n’allait à rien moins qu’à réclamer une part active dans le gouvernement, ils cherchèrent le moyen de conjurer le péril. La -population agglomérée dans les villes était devenue aussi dangereuse pour eux qu’elle l’avait été pour les oligarques. Afin d’éviter cet, encombrement, ils s’efforcèrent de retenir le peuple dans les campagnes, mesure qui à la vérité peut se justifier par de meilleures raisons[17]. En même temps, ils s’entouraient d’une garde nombreuse, aggravaient les impôts pour la soudoyer, et fermaient les yeux sur ses excès pour s’assurer son dévouement[18] ; une police secrète était organisée, les suspects disparaissaient. Les violences qui purent un instant les maintenir au pouvoir finirent par entraîner leur ruine. Ce ne furent pas, en général, les premiers fondateurs des tyrannies qui furent forcés de recourir à ces moyens, mais les héritiers de leur puissance qui, n’ayant pas le même crédit personnel et ne pouvant réclamer le respect en vertu d’un droit historique, ne voyaient de salut que dans l’abus de la force. Beaucoup aussi étaient des rejetons très dégénérés ; corrompus par l’exercice d’un pouvoir sans frein, ils n’abandonnèrent à des jouissances au bout desquelles ils ne pouvaient trouver que la haine et le mépris. C’est là surtout ce qui empêcha la domination des tyrans de pousser des racines profondes et amena leur renversement après des laps de temps divers. La dynastie qui, suivant Aristote[19], eut la plus longue existence est celle des Orthagorides ; elle se maintint juste pendant un siècle. Puis viennent les Cypsélides qui subsistèrent soixante-treize ans, et les Pisistratides dont la domination, plusieurs fois interrompue, fournit au total une carrière de trente-cinq ans. Le gouvernement de Gélon et de ses successeurs n’en dura que dix-huit ; les autres tyrans disparurent plus vite encore. On n’a en général que bien peu de détails sur la manière dont leur règne prit lin ; il faut se contenter de cette indication vague qu’ils avaient rendu odieuses leur personne et leur autorité, et qu’il en resta une impression profonde dans l’esprit des peuples, si bien que la tyrannie fut réputée le plus intolérable des gouvernements. Suivant les circonstances, le peuple ou ce qui restait de la faction oligarchique prit les armes. Quelques-uns aussi furent renversés avec l’aide des Spartiates. Là où cette nation prêta son concours, ce fut au profit de l’oligarchie que s’opéra la révolution, non toutefois sens que des concessions équitables aient été faites au grand nombre. Dans les autres États, l’élément populaire devint dès lors prépondérant, niais avant d’observer de plus près les progrès de la démocratie, nous devons porter notre attention sur le mouvement qui, vers le même temps, se produisit pour la première fois dans le monde des idées. |
[1] Voy., sur Phidon, Hérodote, VI, 127 ; Aristote, Polit., V, 8, § 11 ; Pausanias, VI, 22, § 2. Cf. Weissenborn, Hellen., 5, 19 ; L. Schiller, Stæmme und Staaten Griechenl., III, 19 ; sur Cléomène, Polybe, II, 47, § 3 ; Plutarque, Aratus, 38.
[2] Aristote, Polit., III, 5, § 1, et IV, 8, § 3.
[3] Vov. O. Müller, Dorier, I, p. 162, et Grote, Histoire de la Grèce, t. IV, p. 68 et suiv. Archiloque de Paros, qui passe pour avoir le premier introduit le mot τύραννος dans la langue ou au moins dans la littérature de la Grèce, était contemporain d’Orthagoras. On n’a pas réussi à expliquer ce mot par le grec. L’opinion de Bœckh (Corpus Inscr. gr., II, p. 108) d’après laquelle il aurait été d’abord en usage chez les Grecs d’Asie, qui l’auraient emprunté aux Lyciens et aux Phrygiens, est au contraire très vraisemblable.
[4] Cela résulte de ce que dit Hérodote (V, 67) au sujet de l’Orthagorido Clisthène.
[5] D’après quelques témoignages, il avait été d’abord cuisinier ; voy. Libanius, t. III, p. 251, éd. Reisk.
[6] Aristote, Polit., III, 8, § 3. Suivant Hérodote (V, 92), ce serait au contraire Périandre qui aurait interrogé Thrasybule, mais Duncker (Gesch. des Alterth., IV, p. 18) a prouvé qu’Hérodote, avait interverti les rôles.
[7] Il est très probable que le passage d’Aristote (V, 4, § 5), où l’établissement de la tyrannie à Milet est considéré comme un effet du pouvoir excessif dévolu aux prytanes, fait allusion à Thrasybule ; voy. Duncker, ibid., IV, p. 93.
[8] Aristote, Polit., V, 4, § 5 ; Rhetor. ad Alex., I, 2, § 7.
[9] Aristote, Polit., V, 5, § 1.
[10] Polyen, I, 23, § 1, et VI, 44. Le récit de Plutarque (Quæst. gr., n° 47) n’a pas trait à cet événement comme l’ont supposé quelques critiques. Voy. aussi Hérodote, III, 39.
[11] Diodore, XII, 9, § 10. Hérodote (V, 44) donne à Télys les qualifications de βασιλεύς et de τύραννς.
[12] Denys, Antiq, rom., VII, 2-11.
[13] Aristote, Polit., V, 10, § 4 ; Strabon, VI, p. 257.
[14] Aristote, V, 8, § 11, et 10 § 4 ; Clinton, Fasti hellen., I, p. 213.
[15] Polyen, V, 21.
[16] Hérodote, VII, 154.
[17] On lit dans Suidas, s. v. Περίανδρος que ce prince avait interdit aux citoyens d’avoir des esclaves, afin qu’eux-mêmes fussent obligés de travailler, et qu’il ne tolérait pas la vie oisive de la place publique.
[18] Aristote, Polit., V, 9, § 3.
[19] Polit., V, 7, § 21 et suiv.