Le mouvement anti-oligarchique, dont on retrouve la trace dès le VIIe siècle, n’eut pas partout son plein effet. Les gouvernements sincèrement démocratiques étaient encore rares, mais de nombreuses concessions furent imposées aux hommes qui jusque-là avaient exercé un pouvoir sans limite. Dans plusieurs États, un arrangement amiable intervint entre les deux partis : on s’entendit pour conférer à des citoyens en possession de la confiance générale la mission- de rétablir l’ordre, par des compromis prudents. L’histoire d’Athènes nous offre l’exemple le plus célèbre et le plus glorieux en ce genre, dans la personne de Solon que, d’un commun accord, les factions, à la suite de luttes violentes, investirent de pleins pouvoirs, comme pacificateur et législateur. Les lois que Zaleucus donna aux Locriens de la Grande-Grèce vers le milieu du VIIe siècle, et celles dont Charondas dota un peu plus tard les habitants de Catane, n’eurent très probablement pas une autre origine, mais l’histoire de ces deux personnages est fort obscure et remplie de contradictions. Les plus savants d’entre les anciens ne possédaient sur leur compte que des notions très insuffisantes[1]. Leur couvre est aussi plus célèbre que connue, et s’il s’en était conservé quelque chose chez les peuples pour qui elle avait été composée, le temps lui avait fait subir de telles altérations qu’il était bien difficile de restaurer les débris qui en subsistaient. Cependant le renom de ces lois fit naître de bonne heure chez quelques théoriciens l’idée de fabriquer, sous la protection d’un grand nom, des législations modèles dans lesquelles ils faisaient entrer assurément des fragments authentiques, mais où ils mettaient surtout du leur[2]. De ces compilations, qui surprenaient déjà la bonne foi de Cicéron, viennent non seulement les préambules que nous a conservés Stobée, mais aussi les extraits auxquels n’a pas craint de donner place un historien sans critique, Diodore de Sicile. On peut ajouter plus de confiance à la tradition d’après laquelle Zaleucus aurait, le premier, fixé ses lois à l’aide de l’écriture, deux siècles environ après que Lycurgue avait donné aux Spartiates ses ρήθραι. Pittacus, de Mytilène, était contemporain de Solon. Lorsqu’un tyran nommé Melanchrus se fut emparé du pouvoir, grâce aux luttes violentes des factions, et en eut été dépouillé presque aussitôt, Pittacos fut chargé de gouverner le pays et de lui donner des lois. La même mission avait été confiée en Eubée à un certain Tynnondas, peu de temps avant Solon[3]. On voit dans Aristote et ailleurs que souvent, pour mettre fin à des dissensions intestines on recourait à cet expédient de donner l’autorité à un souverain unique, qui prenait le nom d’æsymnète[4], c’est-à-dire tyran élu. Quelques-uns étaient revêtus de cette charge leur vie durant, d’autres pour un temps déterminé ou jusqu’à l’entier accomplissement de leur tâche[5]. Denys d’Halicarnasse compare les æsymnètes aux dictateurs romains qui, à la vérité, étaient élus aussi à l’occasion de luttes intérieures, mais qui ne recevaient pas le pouvoir pour toute la durée de leur vie ni pour un temps illimité, et qui n’étaient pas investis de la puissance législative[6]. C’était une coutume chez les Thessaliens de choisir en dehors des partis, pour mettre fin aux dissensions civiles, un amiable compositeur, et de mettre des troupes à sa disposition comme sanction de son autorité[7]. Ces arbitres peuvent être aussi rapprochés des æsymnètes, dont plusieurs eurent un corps armé sous leurs ordres. Le mandat des æsymnètes consistait surtout à donner une Constitution qui fût du goût de tout le monde ; c’est ce que fit excellemment Solon ; mais souvent il suffisait de les opposer comme rune barrière aux caprices autoritaires des magistrats mis par là en demeure d’obéir à des lois formelles. Du moins Aristote ou l’écrivain quelqu’il soit, auquel est dû le 9e chapitre du IIe livre de la Politique, affirme que Pittacos donna des lois nouvelles sans changer la Constitution, et qu’à ce rôle s’était borné aussi le prédécesseur de Dracon, Solon. Zaleucus et Charondas ne sont pas présentés non plus comme auteurs de Constitutions. Les éloges qui leur ont, été décernés s’appliquent uniquement à la justice et à la précision de leurs lois. En fait c’était déjà un progrès assez sensible que les dépositaires du pouvoir, qui ne suivaient jusque-là d’autre règle que leurs caprices ou des coutumes mal établies, et subordonnaient trop souvent le droit à l’intérêt de leur situation, fussent tenus d’observer une règle constante[8]. Une semblable réforme supposait nécessairement une autorité répressive qui veille à l’observation de la loi et, en réprimant les abus de la puissance, assurât au peuple le bienfait d’une justice impartiale ; mais en quoi consistait cette .garantie, nous ne saurions le dire. |
[1] Quelques anciens, Timée par ex., mettaient déjà en doute ou niaient même l’existence de Zaleucus ; voir. Cicéron, de Legib., II, 16. Cf. Antiq. Juris publ. Gr., p. 89, n. 8.
[2] Athénée (XIV, 10, p. 619) rapporte, d’après Hermippus, que les Athéniens chantaient aussi les lois de Charondas ; il existait donc des sentences morales rythmées et attribuées à Charondas.
[3] Plutarque, Solon, 14.
[4] Aristote, Polit., III, 9, § 5. Αίσυμνήτης de αΐσα signifie proprement celui qui attribue à chacun ce qui lui revient. Le même mot, dans l’Odyssée, désigne le juge du combat ; dans l’Iliade, où on le trouve sous la forme αίσυητής, condamné par Aristarque, il signifie roi.
[5] Des æsymnètes sont cités dans différents textes, comme exerçant une magistrature perpétuelle ; voy. Etym. M., p. 39, 16. Cf. Curtius dans les Denkmæler und Forschungen de Gerhard, 1853, p. 382. On trouve aussi la forme αίσυμνήτης. Voy. Vischer, Epigr. und archæol. Beitræge, p. 43.
[6] Denys d’Halicarnasse, Antiq. rom., V, 73. Il va sans dire que les dictatures de Sylla et de César étaient très différentes de l’ancienne dictature, d’origine purement romaine.
[7] Aristote, Polit., V, 5, § 9.
[8] A Rome aussi, on se proposa, par la législation des XII Tables, de mettre des bornes à l’arbitraire des magistrats, non de modifier la constitution : telle est au moins l’idée que nous en donnent les anciens. Toutes les réformes que, par un effort de critique ingénieuse, on a attribuées, non sans quelque vraisemblance, aux triumvirs ne reposent sur aucun document, soit igue ces tentatives aient été oubliées comme peu importantes, soit que les XII Tables ne continssent en réalité rien de semblable.