Assurer le maintien des institutions et prévenir ou réprimer tout ce qui était de nature à les compromettre, devait être la préoccupation naturelle de tous les gouvernements ; mais les chefs des oligarchies, plus encore que d’autres, étaient tenus d’affermir leur situation en garantissant à la foule qu’ils dominaient l’ordre matériel et moral. Les législateurs de la Crète et de Sparte, fidèles au caractère de ces deux peuples s’attachèrent à développer les qualités viriles qui pouvaient le mieux aux yeux des gouvernés assurer le prestige des gouvernants, et soumirent à une règle sévère l’âge mûr aussi bien que la jeunesse. Les renseignements nous planquent sur les États oligarchiques des anciens temps, mais pour les oligarchies plus récentes, Aristote nous apprend que l’on négligeait follement la discipline appropriée au but que l’on se proposait. On laissait grandir les lits des personnages considérables dans Le luxe et dans la mollesse, tandis que ceux des pauvres étaient endurcis par les exercices corporels, contraste qui donnait naturellement aux derniers l’envie et les moyens de secouer le joug[1]. L’éducation de la jeunesse, au lieu d’être réglée par l’État, était laissée à la discrétion de la famille, et devenait d’autant plus énervante, à mesure que les mœurs des hommes faits se corrompirent. Sans doute, il y avait dans la plupart des pays des magistrats qui, sous le nom de παιδονόμοι et de γυναικονόμοι, avaient mission d’exercer une surveillance morale sur les enfants et sur les femmes, mais il n’est pas douteux que les familles en crédit trouvassent facilement moyen de se soustraire à cette police. Aristote le donne à entendre, en déclarant que c’est là une institution aristocratique plutôt qu’oligarchique ou démocratique, c’est-à-dire qu’elle ne peut être, efficace que dans les États où le pouvoir n’appartient ni à la multitude ni à une minorité privilégiée[2]. Il faut, pour qu’elle produise ce qu’on en attend, que la vertu et les services rendus soient les seuls titres à la considération. Pris dans ce sens, le principe aristocratique n’est lié en particulier à aucune forme de gouvernement, et ne peut se maintenir qu’à la faveur des bonnes mœurs. Aussi n’a-t-il prévalu qu’à de rares intervalles et pour un court espace de temps. Le gouvernement qui s’intitulait aristocratie, était le plus souvent une oligarchie déguisée, et se montrait trop peu jaloux de justifier son nom. Dans les démocraties, la police des mœurs était plus exposée encore à tomber en discrédit, malgré les lois et les magistrats, toute restriction à la liberté étant considérée comme contraire à l’esprit démocratique. En admettant que la règle générale sinon absolue, d’après laquelle les infractions à la loi n’étaient pas poursuivies d’office, mais seulement sur une dénonciation ou sur une plainte, fût applicable aussi aux actes qui rentraient dans les attributions de la police des mœurs, il faut en conclure que la plupart des choses interdites passaient inaperçues, et que la loi ne recevait sa sanction que dans des cas très particuliers. Enfin, ce que nous connaissons de ces prescriptions légales ne visait que les choses extérieures, le luxe de la toilette et du mobilier, les festins somptueux, les magnifiques funérailles et autres prodigalités, ou bien la tenue des femmes, lorsqu’elles étaient appelées hors de leur maison[3]. Il est très vraisemblable que les gynéconomes, contrairement à ce que leur nom indique, étendaient leur surveillance aux hommes, mais cette surveillance, quel qu’en fut l’objet, ne pouvait être que très superficielle, et lorsqu’on avait perdu la discipline intérieure et la dignité de la vie, les lois ni les magistrats n’y pouvaient rien. Le principal souci des gouvernants, dans les États oligarchiques, fut de maintenir à l’abri de toute atteinte leur prépondérance pour ainsi dire matérielle, c’est-à-dire le monopole de la grande propriété qui préjuge le crédit et l’influence sur les classes pauvres. Dans cet ordre d’idées, rentrent les lois sur l’inaliénabilité et l’indivisibilité des héritages qui ont pour but de prévenir l’appauvrissement des familles, comme dans les temps modernes l’institution des fidéicommis. Nous savons qu’à Élis des biens-fonds ne pouvaient être engagés aux créanciers que pour une partie de leur valeur[4] et que, à Corinthe, Phidon, l’un des plus anciens législateurs, non content d’interdire le morcellement des terres, avait pris des mesures pour prévenir l’accroissement de la population, de peur que les héritiers se multipliant, les parts de chacun devinssent trop petites[5]. Philolaos, de Corinthe également et de la famille des Bacchiades, mais qui abandonna son pays et fut chargé de donner des lois à Thèbes, avait réglé les adoptions avec la même arrière-pensée[6]. Bien que nous n’ayons aucun détail précis sur son œuvre, il est permis de présumer que dans le cas où plusieurs héritiers devaient se partager une succession, on désintéressait quelques-uns d’entre eux en les faisant entrer par l’adoption dans des familles sans enfants. Aristote[7], on l’a vu déjà, n’est pas éloigné de croire que la pédérastie fut encouragée dans plusieurs États, comme un moyen de parvenir au même but ; bien que ce ne soit de sa part qu’une supposition, le faire n’est pas invraisemblable. Il est certain du moins que laisser après soi beaucoup de copartageants n’était pas regardé comme une chose sage. Déjà Hésiode conseille de n’avoir qu’un fils pour conserver et pour continuer la maison. Il est vrai que d’après le vers suivant, en supposant qu’il ne soit pas interpolé, il est permis à la rigueur d’en avoir un second plus tard qui, après la mort du père, puisse se fixer sur le domaine, d’off l’on doit inférer naturellement que l’aîné a établi ailleurs son domicile[8]. Ce précepte s’adresse à tout le monde, mais il est évident qu’il devait être surtout accueilli par la classe la plus favorisée. C’est à peine si dans quelques pays il était défendu aux parents d’exposer les enfants qu’ils n’avaient pas le moyen d’élever d’une manière conforme leur condition. A Thèbes, il est vrai, une loi enjoignait ait père hors d’état de nourrir ses enfants de les porter aux magistrats, pour qu’ils fussent remis dans des familles oit l’on consentait à les recevoir sous la condition qu’ils leur seraient acquis comme esclaves[9]. Cette disposition, on le voit, ne concernait que les pauvres. De même l’exposition des enfants nouveaux-nés n’était permise à Éphèse que dans le cas d’indigence bien constatée[10] ; mais partout, les riches avaient la ressource, pour prévenir la division des fortunes, de modérer leurs relations avec leur femme légitime, sauf à se dédommager avec les esclaves et les filles publiques, ce qu’il leur était. loisible de faire sans blesser l’opinion[11]. Parmi les moyens en usage pour prolonger l’existence des oligarchies, il faut aussi compter le soin avec lequel la classe inférieure, qu’elle soit composée de citoyens ou de populations soumises, est tenue dans un état de dépendance propre à écarter tout danger. On ne lui confie pas d’armes ; il lui est interdit d’habiter la ville ; si ce n’est en nombre restreint ; elle doit se disséminer dans la campagne ou dans de petites bourgades. Si elle tend à s’accroître, on s’en débarrasse pour peu que les circonstances s’y prêtent, en vidant le trop plein dans les colonies. Les villes qui par leur situation étaient vouées au commerce maritime ne pouvaient éviter l’encombrement de la population ; aussi l’oligarchie nobiliaire avait-elle peu de chances de s’y maintenir ; elle devait bientôt céder la place à la ploutocratie, c’est-à-dire, à la souveraineté de la richesse que Lotit le inonde peut, acquérir avec de l’activité et du bonheur. Corinthe était, dit-on, le pays où les gens de métier étaient le moins méprisés[12]. Il est probable même que tous les industriels, pourvu qu’ils payassent le cens, y pouvaient prétendre aux fonctions publiques et entrer dans les Conseils. Ailleurs, au contraire, la classe des travailleurs était exclue de toute participation aux affaires. A Thèbes toute fonction était interdite à quiconque n’avait pas cessé depuis dix ans de travailler de ses mains ou de trafiquer dans les marchés, et il en fut de même dans plusieurs pays jusqu’au moment où la démocratie renversa toutes les barrières[13]. Suivant Aristote, il ne faut pas voir là une de ces mesures illibérales en usage dans les oligarchies, mais bien une précaution sage, conforme aux vrais principes aristocratiques, en quoi peut-être il n’a pas tort. Mais ce qui était bien le fait d’un gouvernement oligarchique, c’est l’obstacle opposé aux mariages entre les deux classes, de peur qu’une alliance avec plus grand que soi donnât de l’ambition à ceux qui n’en devaient pas avoir. A vrai dire, l’interdiction des mariages, bien qu’elle ne soit nullement invraisemblable, ne repose sur aucun texte formel. Si, à Samos, le peuple, après qu’il eût triomphé des géomores, défendit expressément les mariages entre les prolétaires[14] et les nobles, c’est qu’apparemment ils avaient été permis jusque-là. D’autre part nous savons que les Bacchiades ne s’unissaient qu’entre eue et refusaient de s’allier même aux familles nobles qui existaient à Corinthe[15]. Une dérogation à cette loi contribua précisément à amener leur chute. Ils avaient permis à la fille de l’un d’eux de prendre un mari dans une classe moins élevée de la noblesse, et ce fut tin enfant né de cette union, Cypsélos, qui renversa leur domination, doublement blessé de se voir fermer l’accès aux fonctions publiques, parce qu’il se sentait, du côté de sa mère, l’égal de ceux qui refusaient de l’y admettre. Il commença par se faire donner un commandement, avec l’appui sais doute de sa famille maternelle, puis, faisant appel aux passions démagogiques, il se créa dans le peuple un parti nombreux, à l’aide duquel il substitua son autorité à celle des Bacchiades[16]. Sans doute son succès ne peut s’expliquer que par le mécontentement qui régnait non seulement à Corinthe, mais dans toute la Grèce et qui amena un soulèvement général des peuples contre les oligarchies, dans le VIIe siècle avant l’ère chrétienne. |
[1] Aristote, Polit., V, 7, § 20 et 21.
[2] Aristote, Polit., V, 12, à 9.
[3] Comme un exemple des lois appliquées à la police des mœurs, on peut citer ce que Philarque dit de Syracuse, dans Athénée (XII, p. 521 D.) : Il n’était permis aux femmes de porter ni ornement d’or, ni vêtements de diverses couleurs ou relevés par des bordures de pourpre, à moins qu’elles ne s’avouassent courtisanes. De même, tout homme qui se parait d’habits recherchés se déclarait par là même infâme. Une femme de condition ne devait pas se laisser voir dans la rue après le coucher du soleil, ou elle s’exposait à être accusée d’adultère. Même le jour, elle ne pouvait sortir sans la permission des gynéconomes et seulement en compagnie d’une suivante.
[4] Aristote, Polit., VI, 2, § 5.
[5] Aristote, Polit., II, 3, § 7.
[6] Aristote, Polit., II, 9, § 6 et 7.
[7] Aristote, Polit., II, 7, § 4.
[8] Hésiode, Œuvres et Jours, v. 376 et vov. aussi à ce sujet Schœmann, Opusc. acad., III, p. 61, 1.
[9] Ælien, Var. Hist., II.
[10] Proclus, ad Hediodi. Op. et Dies, v. 494.
[11] Aristote, Polit., V, 8, § 7 ; Rhet. ad Alex., 2.
[12] Hérodote, II, 167.
[13] Aristote, Polit., III, 2, § 8, et 3, § 2 et 4.
[14] Thucydide, VIII, 21. L’histoire de Florence offre un exemple semblable.
[15] Hérodote, V, 921.
[16] Aristote, Polit., V, 9, § 22, et Nicolas Damascène, dans les Fragm. Hist. de Müller, III, p. 392.