On a vu plus haut que chaque cité n’accordait le droit de bourgeoisie qu’aux habitants incorporés dans les tribus et dans les classes qui en sont les subdivisions. Nous avons remarqué en outre que ce droit comprend des privilèges de diverse nature, et que ceux qui, par leur caractère politique et civique diffèrent d’une manière essentielle des attributions purement civiles et religieuses, étaient fort inégalement répartis, non seulement entre les différentes races mais, dans chacune d’elle, entre les individus qui la composaient, au point qu’ils pouvaient, dans les oligarchies, être refusés totalement à quelques-uns d’entre eux. Si nous observons de plus près le jeu de la puissance publique, en suivant les trois directions données par Aristote à l’activité politique, nous voyons que le pouvoir délibérant réside partout dans des assemblées plus ou moins nombreuses, permanentes ou mobiles, ouvertes à tous les citoyens ou constituées en collèges limités. Les assemblées nombreuses sont conformes au principe démocratique, les assemblées restreintes rentrent dans l’esprit des oligarchies, qui excluent les réunions générales ou en réduisent le plus possible les attributions. L’assemblée restreinte qui, sous les gouvernements oligarchiques, est l’organe sinon unique, du moins le plus important de la puissance délibérante, s’appelle d’ordinaire γερουσία, plus rarement βουλή. La gérousia a pour caractère distinctif, qu’elle se recrute, comme son nom l’indique, parmi les vieillards, et que les places sont à vie, contrairement à ce qui se passait dans les collèges démocratiques, dont les membres se renouvelaient tous les ans[1]. Les anciens étaient partout nommés à l’élection, du moins il n’y a pas d’exemple que cette dignité ait été transmise par héritage ; mais le droit de choisir s’exerçait naturellement dans un cercle fort étroit. A Corinthe, sous la domination des Bacchiades, les membres de cette famille étaient seuls éligibles. Ailleurs, il fallait au moins que les candidats fussent pris parmi la classe privilégiée. Il en était ainsi à Elis[2], pour la gérousia des Quatre-vingt-dix, à Cnide, pour celle des Soixante, qui n’ayant aucun compte à rendre, étaient appelés άμνάμονες[3]. La commission des άρτυνοι à Épidaure était choisie dans un conseil de cent quatre-vingts membres[4]. De même, à Marseille, quinze sénateurs étaient à la tête d’une assemblée de six cents τιμοΰχοι, où étaient seuls admis les citoyens qui avaient charge d’enfants et dont la famille était en possession de ses droits civiques, depuis trois générations[5]. Thucydide signale aussi à Elis une assemblée de six cents personnes dans laquelle le conseil des Quatre-vingt-dix, cité plus haut, formait une sorte de comité[6]. Le collège d’Héraclée sur le Pont qui succédait à un autre moins nombreux, était également composé de six cents membres[7]. Dans d’autres lieux, à Rhégium, à Crotone, chez les Locriens Epizéphyriens, à Cyme, à Agrigente, nous trouvons des assemblées de mille personnes[8], et ce qui est dit expressément pour quelques-unes d’entre elles, qu’elles n’étaient composées que des citoyens les plus riches, doit s’entendre de toutes. Toutes aussi avaient au-dessus d’elles un conseil restreint, chargé d’élaborer à l’avance les sujets dé discussion, et d’expédier à lui seul certaines affaires courantes. Telles étaient en particulier les fonctions des πρόβουλοι et des νομοφύλακες, dont l’existence est signalée en divers pays[9]. Il y a lieu toutefois de noter que ce dernier nom désigne aussi des magistrats spéciaux, sur lesquels nous aurons à revenir. On ne saurait dire si la qualification de σύνεδροι[10], que l’on rencontre fréquemment, s’applique à un Conseil oligarchique ou démocratique. La manière dont étaient choisis les membres de ces assemblées, grandes et petites, n’est indiquée nulle part avec précision. On ne sait pas davantage si ceux qui composaient le grand Collège étaient nommés à vie, ou s’ils étaient remplacés au bout d’un certain temps, toujours bien entendu par des hommes de la même classe. Un fait cependant nous est signalé, c’est que dans Agrigente, au temps d’Empédocle, le conseil des Mille fut élu pour trois années. Dans quelques États, le grand et le petit Conseil laissaient place à des assemblés générales de la bourgeoisie ; mais il n’est pas douteux que l’autorité de ces assemblées fut très restreinte et se bornât à sanctionner ou à rejeter les mesures proposées par le grand Conseil. Une assemblée de ce genre fonctionnait à Crotone, et c’est peut-être à la situation relative de cette assemblée et du conseil des Mille, que ce dernier a dû d’être désigné par un écrivain postérieur sous le nom de γερουσία qui n’était certainement pas le nom consacré[11]. Par un motif analogue sans doute, un écrivain latin appelle Senatus le collège de six cents timouques de Marseille[12]. Différents États n’avaient ni assemblée générale, ni grand conseil composé d’un nombre de membres déterminé. On se bornait à convoquer certaines catégories de citoyens. Chez les Maliens, par exemple, on appelait tous ceux qui avaient servi comme hoplites[13]. Enfin, on trouve quelquefois deux conseils en présence, dont l’un est formé de membres à vie, et l’autre se renouvelle chaque année. Ainsi le collège des Quatre-vingts qui fonctionnait dans Argos, durant la guerre du Péloponnèse, à côté d’un Conseil annuel, doit être considéré comme une γερουσία[14] ; mais nous ignorons quels rapports existaient entre les deux assemblées. L’Aréopage d’Athènes a aussi le caractère d’un Sénat destiné à balancer le conseil démocratique des Cinq-Cents. La seconde direction ouverte à l’activité politique, c’est le soin confié à des magistrats d’administrer certaines branches des affaires publiques, importantes partout en raison de leur nombre et de leur variété, mais surtout dans les États étendus et populeux. On peut résumer ainsi ce que dit Aristote, à ce sujet[15] : On a besoin dans toutes les cités, de magistrats qui veillent sur les transactions commerciales, et assurent en particulier la police des marchés, d’où leur est venu le nom d’άγορανόμοι ; il en faut aussi pour inspecter les monuments publics et appliquer les règlements de voirie, ceux-là sont généralement appelés άστυνόμοι. La même surveillance doit s’exercer dans la campagne, ce soin regarde les άγρονόμοι et les ύλωροί, c’est-à-dire les inspecteurs des champs et les inspecteurs des forêts. D’autres sont chargés de percevoir, de conserver ou de dépenser les deniers publics, ce sont les receveurs et les trésoriers. Certains officiers ont pour fonctions de recevoir le dépôt des contrats et des jugements, ainsi que les plaintes ou les actions juridiques ; on les désigne sous les noms de ίερομνήμονες, έπιστάται, μνήμονες, répondant à ceux de greffiers et de gardes des archives sacrées. Des fonctionnaires spéciaux sont chargés de recouvrer les amendes, d’appliquer les condamnations, de garder les prisonniers. Dans un autre ordre d’idées, il est nécessaire d’inspecter la jeunesse en état de porter les armes, de la répartir entre les différents corps d’armée, d’expédier toutes les affaires relatives au service militaire ; c’est le fait des πολέμαρχοι, des στρατηγοί, des ναύαρχοι, des ΐππαρχοι. Des commissaires sont institués pour recevoir les comptes que sont tenais de rendre les détenteurs des deniers publics. La surveillance à exercer sur tout ce qui concerne le culte est confiée en partie à des prêtres, en partie aux magistrats qui, sans caractère sacerdotal, sont chargés d’accomplir les sacrifices publics, et appelés tantôt archontes, tantôt rois, quelquefois aussi prytanes. Mais les magistrats les plus considérables sont ceux qui ont mission de convoquer et de diriger les assemblées délibérantes. Dans les petits États où le nombre des magistrats est limité, chacun d’eux cumule des attributions diverses ; dans les États plus étendus au contraire les charges sont multipliées et divisées. Quelquefois aussi une même fonction est partagée entre plusieurs titulaires. Chez les populations où les bonnes mœurs sont en honneur, il faut ajouter à la liste qui précède les magistrats chargés de maintenir la discipline publique, de surveiller la conduite des femmes, les exercices des gymnases et les divertissements publics. Sans doute le tableau des magistratures et le partage des attributions, tels que les a tracés Aristote, n’ont été réalisés exactement dans aucun des États grecs ; chaque pays les a combinées à sa guise, mais excepté pour Athènes, les renseignements nous font défaut. Ainsi que le dit Aristote, les magistrats qui tiennent la première place dans l’organisation de la Cité sont ceux qui président les assemblées et qui dirigent les débats, surtout s’ils ont en main l’autorité nécessaire pour faire exécuter les résolutions prises. Il en était ainsi dans les premiers temps, lorsque les gouvernements étaient encore plus ou moins oligarchiques ; mais plus tard l’esprit démocratique jugea prudent de fractionner la puissance. Dans quelques oligarchies, le pouvoir délibérant n’était représenté que par un certain nombre de magistrats qui se réunissaient pour prendre des résolutions communes, et se chargeaient de les accomplir, chacun dans la mesure de ses attributions. Tel était vraisemblablement à Épidaure le collège des άρτυναι, nommés aussi δουλευταί, c’est-à-dire conseillers, qui, nous l’avons vu plus haut, formaient un comité à part dans un collège plus considérable, et dont chaque membre remplissait en outre des fonctions spéciales, ainsi que leur premier nom l’indique. Mégare possédait aussi des synarchies, c’est-à-dire des collèges restreints, chargés de préparer les questions qu’ils soumettaient ensuite aux σίσυμνήται, au sénat et à l’assemblée du peuple[16]. A Messène, relevée de ses ruines par Épaminondas, les synarchies sont citées comme un collège délibérant et ayant mission de décider des affaires en dernier ressort[17], mais nous n’avons aucun détail sur cette institution, et en général les renseignements que l’on peut recueillir au sujet des diverses magistratures laissent indécises les questions les plus intéressantes. Ce ne sont guère que des noms qui n’apprennent rien de certain sur la nature et l’importance des fonctions qu’ils désignent, sans compter que souvent les mêmes mots s’appliquent à des charges différentes. Si peu utile cependant que soit une nomenclature à laquelle ne s’attache pas de sens précis, nous croyons devoir citer encore quelques titres, en raison de leur emploi fréquent, et parce qu’ils étaient en très haute considération, alors même qu’ils n’avaient pas une grande importance politique. Le titre de roi se présente souvent après que la monarchie a disparu. Comme les anciens rois comptaient parmi leurs prérogatives le droit d’accomplir les sacrifices qui n’étaient pas réputés sacerdotaux, on craignait d’encourir la colère céleste si les sacrifices n’étaient plus offerts par des personnages revêtus de ce titre. On choisit donc un roi pour cet office spécial, et on lui conféra quelques autres attributions religieuses, entre autre la surveillance générale du culte et du clergé, avec l’autorité qu’exigeaient de semblables fonctions, mais sans puissance politique. Presque tous les rois dont on trouve la trace dans les siècles postérieurs ne doivent être considérés que comme des ministres du culte, dont le titre ne peut aider à déterminer l’importance lorsque aucune autre indication ne s’y joint. Le fait qu’à Mégare et dans quelques autres villes leurs noms servaient à la supputation des années prouve simplement que cette charge était annuelle[18]. Une autre qualité souvent mentionnée par les historiens est celle de prytane, dont le nom vient sûrement des mots πρό, πρώτος[19], et désigne les princes et les chefs des États. Le roi ou le tyran de Syracuse, Hiéron, est salué par Pindare du nom de Prytane[20]. A Corinthe, après l’abolition de la royauté, un prytane était choisi chaque année dans l’antique famille des Bacchiades jusqu’au moment où le gouvernement oligarchique fut renversé par Cypsélos. Le premier magistrat portait le même nom dans la colonie corinthienne de Corcyre ; mais plus tard, lorsque la démocratie prévalut, cette magistrature unique fut remplacée par un collège de quatre ou cinq prytanes, dont l’un donnait, en qualité d’éponyme, son nom à l’année[21]. A Rhodes, nous trouvons, au temps de Polybe, la prytanie bornée à un exercice de six mois, ce qui doit s’entendre en ce sens que deux prytanes nommés pour une année avaient chacun à leur tour la préséance pendant un semestre. Auparavant, un prytane unique était nommé pour un an et toujours choisi dans la famille des Eratides, l’une des branches des Héraclides[22]. On trouve encore des prytanes dans les îles doriennes de Cos et d’Astypalée. La même dénomination était en usage dans les colonies éoliennes, par exemple à Mytilène, où un texte ; qui à la vérité mérite pende confiance, signale, au temps de Pittacos, l’existence simultanée d’un prytane et de plusieurs rois[23]. Plus tard, jusqu’au règne d’Alexandre et sous la domination romaine, c’est encore, un prytane qui est, à Mytilène, l’éponyme de l’année. L’existence de prytanes est attestée aussi à Éresos. Ces magistrats étaient même le sujet d’un écrit composé par un de leurs compatriotes, disciple d’Aristote, Phanias. Nous connaissons par Pindare des prytanes de Ténédos[24]. Une inscription de l’époque romaine constate, à Pergame, l’existence d’une prytanie éponyme, qui était un reste de la royauté, et était dévolue à une famille unique[25]. On trouve des prytanes jusque sous la domination romaine, dans les villes ioniennes d’Ephèse, de Phocée, de Téos, de Smyrne, de Milet, ailleurs encore. A propos des prytanes de Milet, Aristote remarque qu’ils avaient eu jadis une puissance presque sans limites, qui avait pu être un acheminement à la tyrannie[26]. Il y avait dans cette ville, au temps des Romains, un collège de six prytanes, avec un archiprytane à leur tête. On trouve la trace d’une prytanie dont l’autorité s’étendait sur toute la fédération des villes ioniennes[27]. Dans la métropole de ces colonies, à Athènes, les naucraries avaient leurs prytanes, qui présidaient aux différents cercles d’administration. Tel était également le nom des membres composant la section en exercice des Cinq-Cents ; mais ceux-là n’étaient pas magistrats. Il y avait aussi dans d’autres États ioniens des prytanes auxquels manquait ce caractère[28]. Tous ceux qui étaient magistrats étaient sans doute chargés des attributions religieuses dévolues jadis aux rois, pourvu toutefois qu’il n’y eût pas un dignitaire décoré de ce titre, comme cela parait avoir été le cas à Delphes, où nous trouvons d’un côté un roi sacerdotal au temps de Plutarque, de l’autre un prytane éponyme, contemporain de Philippe de Macédoine[29]. Les titres de κόσμος ou κόσμιος, ordonnateur, et de ταγός, chef, pour désigner les magistrats suprêmes, se présentent moins fréquemment. Nous trouvons en Crète des exemples du premier, auquel se rattache celui de κοσμόπολις, en usage chez les Locriens Épizéphyriens. Les ταγοί appartenaient aux villes de Thessalie[30] ; il est plus souvent question des Démiurges dont le nom n’a déjà plus la couleur oligarchique, et suppose une constitution qui tient compte du δήμος. Durant la guerre de Péloponnèse, il y avait, à Elis et dans la ville arcadienne de Mantinée, des démiurges qui conclurent, au nom de leurs États respectifs une alliance avec Athènes et Argos[31], d’où l’on peut inférer qu’ils étaient des personnages d’importance. Une lettre de Philippe, dont l’authenticité est d’ailleurs suspecte, est adressée aux démiurges des États confédérés du Péloponnèse[32], et les grammairiens déclarent que cette qualification était généralement usitée chez les Doriens. Un document authentique nous en fournit en effet un exemple à Hermione, en Argolide. Il faut bien aussi admettre l’existence de démiurges à Corinthe, qui envoie dans la colonie de Potidée un magistrat suprême avec le titre de έπιδαμιουργός[33]. Non seulement il y avait des démiurges à Ægium, en Achaïe, mais l’analogie des constitutions ne permet pas de douter qu’il en fût de même pour les autres villes achéennes. Ce qui est certain, c’est que plus tard la ligue qu’elles organisèrent avait à sa tête un collège de Démiurges. Enfin les mêmes magistratures existaient en Thessalie, sans que l’on puisse, il est vrai, dire dans quelles villes, et par la suite on les retrouve dans la colonie thessalienne de Petilia, en Lucanie, où une ancienne inscription cite un démiurge éponyme[34]. Les premiers magistrats de Thespis, en Béotie, choisis dans quelques familles soi-disant Héraclides, paraissent avoir porté le titre de δημοΰχοι, analogue à celui de δημιουργοί[35]. Nous avons parlé déjà des Άρτυνοι d’Epidaure et d’Argos ; on est autorisé à les considérer comme des magistrats par cette circonstance que, dans le traité dong il a été question plus haut, tandis que tous les États intéressés prêtent serment par la bouche de leurs magistrats et des membres des collèges délibérants, les Artynes sont admis à jurer pour les Argiens, concurremment avec le Sénat et le Conseil des Quatre-vingts[36]. Il y avait des éphores, sans compter ceux de Sparte, dans plusieurs villes, surtout dans des villes doriennes[37]. Ce mot veut dire en général surveillant et peut, d’après les grammairiens, s’appliquer indifféremment aux agoranomes et aux magistrats qui avaient la haute main sur les affaires de l’État ; les κατόπται, en fonction dans la ville béotienne d’Orchomène, étaient aussi des surveillants, et paraissent avoir été chargés en particulier de l’inspection des finances[38]. A Corcyre, nous trouvons des νομοφύλακες à qui rendaient compte les détenteurs des deniers publics, comme ailleurs aux λογισταί et aux εϋθυνοι[39], mais en général le titre de nomophylaques désigne plutôt les magistrats chargés d’assurer le maintien des lois, surtout contre les empiétements des assemblées délibérantes, et de préparer les sujets de discussion, comme faisaient aussi les πρόβουλοι qu’Aristote cite conjointement avec eux[40]. Les magistrats éléens qui, dans le traité auquel nous avons déjà fait allusion, doivent recevoir les serments avec les démiurges, portent un nom analogue, celui de thesmophylaques. A Larissa, Aristote signale aussi les politophylaques qui, bien que dans un pays d’oligarchie, étaient choisis par le suffrage universel, ce qui devait naturellement les disposer à rechercher la faveur du peuple[41]. Nous avons déjà vu à Marseille six cents citoyens privilégiés former le grand conseil des timouques ; la même qualification sert ailleurs à désigner certains magistrats, par exemple à Téos et, d’après Suidas, en Arcadie[42]. Le titre de θεωροί se présente plus souvent que la plupart de ceux qui précèdent. On sait que ce nom s’appliquait aux spectateurs des représentations dramatiques, ainsi qu’aux délégués chargés de visiter les sanctuaires étrangers et d’assister aux fêtes religieuses ; mais on appelait plus spécialement théores un ordre spécial de dignitaires, auxquels incombaient les affaires religieuses, et qui souvent aussi étaient investis d’une grande autorité politique, ce qui fait dire à Aristote que ces fonctions, conférées pour un long temps, avaient souvent frayé la voie à la tyrannie[43]. Aux termes du traité rapporté par Thucydide, des théores doivent recevoir les serments à Mantinée, comme les thesmophylaques à Elis. Il y avait à Égine des théores ou théores (en dor. θεαροί) qui étaient en même temps archontes, d’où l’on peut conclure que leurs fonctions n’étaient pas purement religieuses ; ils se réunissaient et prenaient leurs repas dans l’enceinte du temple consacré à Apollon pythien, en un lieu appelé θεάριον[44]. Les inscriptions, en particulier des inscriptions de Naupacte, signalent des théores comme éponymes de l’année[45] ; de même les hiéromnémons, dont le nom dénote aussi le caractère religieux, sont présentés comme éponymes par exemple à Byzance[46]. On ne sait au juste si à leurs attributions sacerdotales s’en joignaient d’autres, mais on peut l’inférer de la liste que nous avons reproduite plus haut d’après Aristote. C’était aussi une charge sacerdotale que celle de stéphanéphore, dont Thémistocle fut revêtu à Magnésie, près du mont Sipyle, et en vertu de laquelle il fit un sacrifice à Athéna[47]. Un nombre considérable d’inscriptions ioniennes, d’une époque postérieure, attribuent à des stéphanéphores la qualité d’éponymes. On y voit aussi que des femmes pouvaient être honorées de cette dignité, aussi bien que de la prytanie[48]. Nous ferons remarquer, en terminant cette énumération, qu’il n’est pas rare de voir des commandants militaires, stratèges ou polémarques, exercer les magistratures suprêmes, et recevoir dans les textes officiels la qualification d’éponymes. Quant au double emploi du titre d’archonte, susceptible d’être appliqué en général à tous les magistrats, mais servant plus souvent à désigner la magistrature par excellence, c’est un fait trop connu pour y insister. Dans la règle, la durée des magistratures était bornée à un an, du moins depuis que la prépondérance de la noblesse eut disparu avec l’oligarchie, mais, antérieurement il était arrivé que les magistrats choisis par le peuple avaient été maintenus plus longtemps en possession de leur puissance[49], et d’autre part, au contraire, la durée des fonctions fut abrégée quelquefois dans les États oligarchiques, et réduite par exemple à un exercice de six mois, afin que tous les hommes d’égale condition pussent avoir leur tour. Il va de soi que le même motif amena la même mesure dans les démocraties[50]. Il n’était pas rare dans les anciens temps que les hautes magistratures fussent conférées à vie ; c’était la transformation de la monarchie en une puissance responsable et limitée. Plus tard, le même fait se présenta isolément en divers lieux, par exemple chez les Locriens Opuntiens et à Épidamne. Naturellement[51] sous le gouvernement oligarchique, les privilégiés étaient seuls éligibles. Quelquefois même l’élection ne pouvait porter que sur les membres de certaines familles ; c’est ce qui avait lieu à Corinthe sous la domination des Bacchiades. Il y avait aussi des oligarchies où les charges étaient héréditaires[52]. La timocratie faisait dépendre l’éligibilité du cens. Il n’est pas douteux que partout un âge mûr fût de rigueur. Nul ne pouvait être élu avant trente ans ; on en exigeait cinquante chez les Chalcidiens de l’Eubée[53]. Le corps électoral n’était pas seulement composé des éligibles ; on y admettait par exemple tous les hoplites qui sans cette circonstance n’en auraient pas fait partie. L’élection à deux degrés était aussi en usage ; on désignait parmi l’universalité des citoyens un nombre déterminé d’électeurs en suivant un certain roulement, ou bien le choix en était remis à l’assemblée du peuple[54]. Il y avait aussi des États où tout était livré au sort ; le fait est attesté même pour des États oligarchiques[55]. On espérait ainsi prévenir les rivalités et les manœuvres déloyales ; le hasard était réputé une sorte de jugement de Dieu[56]. Il n’est pas même invraisemblable que ce mode d’investiture ait eu anciennement la préférence, même dans les oligarchies où les rares privilégiés pouvaient tous se croire également aptes aux fonctions publiques. Tous les magistrats étaient responsables ; aussi existait-il partout des collèges institués pour recevoir le compte rendu de leur conduite, et que l’on appelait d’ordinaire λογισταί, εΰθυνοι ou έξετασταί ; mais ce n’était pas là tout : les magistrats devaient comparaître aussi devant le. Conseil d’État[57] et, sous les gouvernements démocratiques, devant l’assemblée générale ou les tribunaux populaires. Le cumul ou le renouvellement non interrompu des mêmes emplois était interdit, et ne se présenta jamais, dans les oligarchies aussi bien que dans les démocraties, que comme une rare exception. Il est impossible, faute de documents, de décider des revenus des rois, dont il est question chez Homère et dont nous retrouverons la trace à Sparte, passèrent en tout ou en partie aux mains des magistrats qui leur succédèrent immédiatement. Aussi loin que remontent nos informations, les magistratures étaient gratuites ; l’honneur et l’influence qu’elles procuraient étaient un mobile suffisant. Jamais en effet on ne manqua de candidats ; la concurrence était proportionnée à l’importance des fonctions. Aristote recommande d’imposer aux magistratures les plus considérables, dont on veut maintenir le monopole à la classe privilégiée, des obligations dispendieuses, afin que la multitude s’applaudisse d’en être déchargée, et n’envie pas à ceux qui sont au-dessus d’elle des prérogatives qui coûtent si cher[58] ; mais, ajoute-t-il, même dans les oligarchies les hommes constitués en dignité sont de nos jours aussi avides de richesses que d’honneurs. Les plaintes ne manquent pas non plus dans les États démocratiques sur les profits illicites des fonctionnaires, ils trouvaient le moyen de faire leurs affaires sans toucher de traitement[59]. Seuls les employés subalternes et tes gens de service, qui le plus souvent étaient des esclaves, recevaient une solde. En revanche, nous voyons souvent que les magistrats sont nourris aux frais du public, quelquefois à des tables distinctes oit n’étaient admis que les membres d’un même collège, quelquefois aussi tous ensemble[60]. Ainsi s’explique comment les auxiliaires qu’ils étaient autorisés à s’adjoindre pour la prompte expédition des affaires sont appelés leurs parasites, c’est-à-dire leurs compagnons de table[61]. Il nous reste à étudier la troisième voie ouverte à l’activité politique, qui n’est autre que la carrière judiciaire. Sous les gouvernements oligarchiques, la coutume était que, dans les affaires civiles, la justice fût rendue par des magistrats agissant isolément, non par des collèges[62]. Ces magistrats ne fonctionnaient pas seulement dans les villes ; la justice était représentée dans chaque canton, surtout en Élide, où des familles considérables ne s’étaient pas rendues au chef-lieu depuis deux ou trois générations, grâce aux facilités que leur donnaient les juges locaux[63]. Jamais, au contraire, même dans les oligarchies, le droit de se prononcer sur les crimes entraînant la mort, le bannissement, la confiscation ou de grosses amendes n’était confié à un juge unique, mais aux collèges qui étaient en même temps la plus haute expression de la puissance délibérante[64]. Les meurtres et tous les crimes, qui, à un point de vue religieux, étaient considérés comme des attentats contre la majesté divine ressortissaient en particulier à ces mêmes collèges, ou à des juridictions spéciales. — On ne doit admettre l’existence de jurys composés d’un grand nombre de membres que dans les États où déjà l’élément démocratique tendait à prévaloir, et où la classe privilégiée avait senti le besoin de faire cette concession au peuple. Aristote signale parmi les causes qui peuvent altérer le principe du gouvernement cette circonstance que les juges ne sont plus exclusivement choisis dans les rangs des privilégiés, ce qui amène à flatter la multitude pour se faire bien venir des tribunaux[65]. C’est seulement dans les oligarchies que le droit de juger la gestion des magistrats était uniquement dévolu à des corps recrutés parmi les hautes classes, car dans les pays où le peuple participe à la puissance publique, il y avait deux choses qu’il semblait impossible de lui refuser : le droit de choisir ses magistrats et celui de juger leurs actes. Sans ces deux droits, dit Aristote, le peuple est ou leur esclave ou leur ennemi[66]. Enfin signalons le parti adopté par plusieurs États qui, pour avoir des juges civils dont l’impartialité ne pût être suspecte, les empruntèrent à des pays voisins[67]. On n’eut recours toutefois à ces expédients que lorsque des dissensions profondes existaient entre les citoyens, occasion qui d’ailleurs se présenta assez souvent en Grèce[68]. |
[1] Aristote, Polit., VI, 5, § 13.
[2] Aristote, Polit., V, 5, § 8.
[3] Plutarque, Quæst. gr., n° 4.
[4] Ibid., n° 1.
[5] Strabon, IV, 1, 179 ; César, de Bello Civ., I, 35.
[6] Thucydide, V, 47.
[7] Aristote, Polit., V, 5. § 2.
[8] Théopompe, cité par Athénée, XII, p. 526 ; Héraclide de Pont, c. 11 et 25 ; Jamblique, Vita Pythag., 45 ; Polybe, XII, 16, § 11 ; Diogène Laërte, VIII, 66.
[9] Aristote, Polit., IV, II, § 9.
[10] Vov. par ex. Tite-Live, XLV, 32 ; Corpus Inscr., p. 730, cf. n° 1543, l. 4 ; 1625 l. 41 et 71 ; 2140 a, l. 2 et 23) ; Rangabé, Antiq. hellen., n° 689, l. 28.
[11] Jamblique, Vita Pythag., 45.
[12] Valère Maxime, II, 6.
[13] Aristote, Polit., IV, 10, § 10.
[14] Thucydide, V, 47.
[15] Aristote, Polit., VI, 5, § 2 et suiv.
[16] C’est ce que nous apprend une inscription publiée dans l’Archeol. Zeitung de Gerhard (Denkmæler und Forschungen) 1853, p. 582.
[17] Polybe, IV, 4, § 2. Il est fait mention aussi des synarchies dans différents passages des historiens et dans les inscriptions ; voy. Corpus Inscr. gr., t. I, p. 640, et III, p. 93 ; Vischer, Epigraph. und ærcheoloq. Beitræge, p. 14 ; Rangabé, Antiq. hellen., n° 704, p. 299.
[18] Voy. dans le Corpus Inscr. gr. : pour Mégare, n° 1052 et 1057 ; pour la Chalcédoine, 3794 ; pour la Samothrace, 2157-2159. Dans cette contrée, le roi était en réalité le premier magistrat ; voy. Tite-Live, XLV, 5.
[19] On trouve aussi la forme πρότανις dans des inscriptions de Lesbos ; voy. Franz, Elemetat Epigr. gr., p. 199 et 200.
[20] Pindare, Pythiques, II, v. 58.
[21] Voy. C. Muller, de Corcyr. Republ., p. 31 et 45.
[22] Polybe, XXVII, 6 ; vov. aussi O. Muller, Die Dorier, II, p. 136.
[23] Théophraste, cité par Stobée, Florileg., tit. 44, 22, p. 201, éd. Gaisford.
[24] Pindare, Néméennes, XI, v. 1 et 6.
[25] Bœckh, Corp. Inscr. gr., 2189 et 3539.
[26] Aristote, Polit., V, 4, § 5.
[27] Les documents épigraphiques d’où sont tirées ces indications ont été réunis par Westermann, dans la Real-Encyclop. de Pauly, t. VI, 1, p. 166 ; voy. aussi Tittmann, Griech. Staatsverfassung, p. 483, et Franz, Elem. Epigr., p. 320.
[28] Hérodote, V, 71. Voy. aussi Bœckh, Corpus Inscr. gr., n° 2264 ; Ross, Inscript., II, p. 12 et 28.
[29] Pausanias, X, 2, § 2.
[30] Polybe, XII, 16 ; Corpus Inscr. gr., n° 1770 ; voir. aussi Leake, Itiner., t. III, p. 169 et t. IV. p. 216 ; Heuzey, le Mont Olympe, p. 467, (Inscr. n° 4, v. 10, 18, 26, 32. et n° 18, 1).
[31] Thucydide, V, 47.
[32] Démosthène, pro Corona, 157.
[33] Corpus inscr. gr., t. I, p. 11 ; Thucydide, I, 56.
[34] A Larissa, suivant Aristote (Polit., III, I, § 9.)
[35] Diodore, IV, 29.
[36] Thucydide, V, 47.
[37] O. Muller, Dorier, t. II, p. 112.
[38] Corpus Inscr. gr., n° 1565.
[39] Ibid., n° 104 et 1845.
[40] Aristote, Polit., IV, 11, § 9.
[41] Ibid., V, 5, § 5.
[42] Corpus Inscr. gr., n° 3044 ; cf. Suidas, s. v. Έπίκουρος.
[43] Aristote, Polit., V, 8, 5 3.
[44] O. Muller, Æginet., p. 134 et suiv.
[45] Corpus Inscr. gr., n° 1758 et 2351.
[46] Démosthène, Pro Corona, § 90 ; Polybe, IV, 52, § 4.
[47] Athénée, XII, p. 533 D.
[48] Corpus Inscr. gr., n° 2714, 2771, 2826, 2829, 2835, et passim.
[49] Aristote, Polit., V, 8, § 3.
[50] Ibid., IV., 12, § 1, et V, 7, § 4. Cf. Corpus Inscr. gr., n° 202-206 ; Ussing, Inschriften, n° 4, 8, 10 ; Ross. Inscr., t. II, p. 12.
[51] Aristote, Polit., III, 11, § 1.
[52] Aristote, Polit., IV, 5, § 1.
[53] Héraclide de Pont, § 31.
[54] Aristote, Polit., VI, 2, § 2, et V, 5, § 5. 7.
[55] Anaximène, Rhet. ad Alex., c. 2, p. 14.
[56] Salomon, Proverbia, c. 16, v. 33 : Sortes mittuntur in sinum, sed a Domino temperantur. Platon a dit aussi (de leg., V, p. 741) : ό νείμας κλήρον ών θεός.
[57] A Cymé, le conseil était érigé en tribunal, dans une séance de nuit, pour juger les rois qui, en attendant ce moment, étaient placés sous la surveillance du phylacte, gardien ordinaire des prisonniers. Voy. Plutarque, Quæst. gr., n° 2.
[58] Aristote, Polit., VI, 4, 5 6.
[59] Isocrate, Areopag., c. 9, § 24 et 25.
[60] Aristote, Polit., VI, 1, § 9 ; Plutarque, Cimon, 1 ; Scholies de l’Iliade IX, 70 ; Xénophon, Hellen., V, 4, § 4 ; Cornelius Nepos, Pelonidas, 2. Nous parlerons plus tard d’Athènes.
[61] Athénée, V, 1, p. 234.
[62] C’est ainsi par ex. que les choses se passaient à Sparte (Aristote, Polit., III, 1, § 7) et dans Athènes avant Solon (Diogène Laërte, Solon, c. 38). Vov. aussi Schœmann, Antiq. Juris publ. Græc., p. 86.
[63] Polybe, IV, 73, § 7 et 8.
[64] Aristote, Polit., IV, 12, § 1.
[65] Aristote, Polit., V, 5, § 4 et 6.
[66] Ibid. II, 9, § 4.
[67] Voy. Meier, Schiedsrichter, p. 31.
[68] Au moyen âge, les villes d’Italie appelaient des étrangers à juger : per levar via le cagioni delle inimicizie che dai giudici nascono (Machiavel, Storia Fiorentina, III, c. 5). Cet usage subsista longtemps d’une manière régulière. Voy. aussi les notes de Congrève sur la Politique d’Aristote, p. 361.