Il était dans la nature des choses que, après la ruine de la monarchie, le pouvoir tombât aux mains de ceux qui en avaient exercé une part sous les rois, c’est-à-dire des familles nobles, telles qu’il en existait dans les plus petits États, qui devaient leur prééminence à l’illustration de leurs ancêtres et à l’étendue de leurs possessions. D’ordinaire ces familles faisaient remonter leur généalogie jusque dans les temps antéhistoriques, et citaient comme leurs auteurs quelque héros d’origine divine, dont elles prenaient le nom, à moins qu’elles n’empruntassent celui d’un aïeul intermédiaire, particulièrement célèbre par ses exploits ou qui, pour quelque raison que ce fût, vivait dans la mémoire des hommes. Ma famille, dit Alcibiade à Socrate[1], descend d’Eurysacès, et Eurysacès descend de Zeus. La famille d’Alcibiade s’appelait en effet Eurysacide, parce qu’Eurysacès, fils d’Ajax, était le premier de sa race qui se fût établi en Attique. Les Eurysacides auraient été aussi bien en droit de se nommer Æacides, d’Æaque, fils de Zeus, leur premier ancêtre mortel. De même les Penthilides de Mitylène, qui comptaient parmi leurs aïeux Atrée, Pélops et Tantale auraient pu à leur chois s’intituler Atrides, Pélopides ou Tantalides ; ils s’en tinrent au nom de Penthilides, parce que Penihilus, fils d’Oreste, les avait amenés de leur patrie dans leur nouveau séjour. Les Bacchiades de Corinthe descendaient d’Héraclès ; ils empruntèrent de préférence leur nom à Bacchis, un autre ancêtre plus jeune, en raison de sa célébrité, et parce que la qualification d’Héraclide était trop répandue pour être un signe distinctif. On pourrait expliquer de la même manière les noms d’un grand nombre d’anciennes familles et en fournir une longue liste, si ces recherches offraient un peu plus d’intérêt[2]. Qu’il suffise de savoir qu’il n’y avait pas un centre de population où il n’existât de telles familles. Une inscription qui parait dater du second siècle av. J.-C. prouve, entre autres documents, avec quelle complaisance on prolongeait outre mesure ces généalogies, même aux époques plus récentes où les privilèges de la noblesse avaient depuis longtemps disparu. Un personnage à qui les Gythéates avaient décerné certains honneurs y est désigné comme descendant des Dioscures au trente-neuvième degré, d’Héraclès au quarante et unième[3]. Malgré l’absence de témoignages exprès, on ne saurait douter que dans les siècles qui précédèrent, et tant que dura le régime oligarchique, les familles nobles aient sévèrement maintenu les barrières qui les séparaient du peuple, par l’interdiction des mariages mixtes[4]. En lisant dans Aristote qu’après l’abolition de la monarchie, le pouvoir échut aux Cavaliers ou Chevaliers, parce que la cavalerie était alors le principal élément de la puissance militaire[5], il faut se rappeler que les riches seuls étaient en mesure de servir dans cette arme et que la richesse, en ces temps reculés, était concentrée entre les mains des nobles. Dans les pays mêmes où l’infanterie faisait presque toute la force de l’armée, ce service qui après tout imposait encore à chaque fantassin l’obligation de s’équiper et d’avoir un ou plusieurs valets sous ses ordres, était également réservé aux riches, c’est-à-dire aux nobles. Il est vrai de dire toutefois que le privilège était moins exclusif, les sacrifices étant moins considérables. Les nécessités de la guerre purent aussi forcer d’admettre parmi les hoplites les citoyens qui étaient riches sans être nobles, et lorsque ce recrutement s’opéra sur une plus grande échelle, la prépondérance de la noblesse en dut être gravement atteinte. Il arriva même que l’on prit en dehors de cette caste des Cavaliers, dont par suite la place se trouva marquée dans les rangs du parti oligarchique[6]. Comme d’ailleurs la fortune ne pouvait rester éternellement le monopole de quelques familles, qu’il y avait des riches parmi le peuple, et des pauvres parmi les nobles, il en résulta naturellement des mésalliances, ainsi que le témoignent les plaintes exhalées dans la deuxième moitié du VIe siècle par le poète de Mégare, Théognis ; ce qui amena peu à peu la transformation de l’oligarchie nobiliaire en oligarchie de la richesse. Parmi les qualifications qui servent à désigner la classe privilégiée, le mot εύπατρίδαι est le seul qui s’applique formellement à la noblesse de naissance. Le titre clé Chevalier, tel qu’il était employé par exemple à Orchomène en Béotie, à Magnésie sur le Méandre, ainsi que dans l’île de Crète, appartenait non seulement aux familles nobles, mais à tous ceux qui payaient un cens déterminé. Strabon dit même, à propos des Hippobotes de l’Eubée, que leur privilège repose sur le cens, sans parler de la noblesse, et Hérodote[7] les nomme les riches ou les repus. Ailleurs, à Samos par exemple et à Syracuse, nous trouvons, durant la guerre du Péloponnèse et plus tard, l’expression de γεωμόροι, en dorien γαμόροι[8], pour distinguer les propriétaires fonciers. Souvent aussi les privilégiés sont appelés simplement les riches ou les bien nantis, sans que rien indique si ces qualifications s’appliquent aussi aux capitalistes ou si elles ne désignent que les propriétaires du sol. Dans l’opinion des économistes, fondée assurément sur l’expérience, la propriété foncière l’emportait sur les biens meubles, et les législateurs prudents en tenaient aussi plus de compte pour la répartition des droits politiques ; il n’est pas douteux toutefois que le capital reprît ses avantages dans les États commerçants. Enfin, les termes consacrés pour distinguer les honnêtes gens, les gens comme il faut, font allusion à un plus haut degré de culture, à dés habitudes de vie délicates, moins rares naturellement dans les classes aisées que dans les classes pauvres, mais ne supposent pas une classe politique privilégiée, bien qu’elles soient employées aussi dans les États démocratiques pour caractériser les partis intéressés à combattre les principes égalitaires. Au contraire, l’expression de οί όμοιοι, les égaux, les pairs, qui n’est cependant jamais mise en opposition avec d’autres, désigne une classe à part, jouissant par privilège du bénéfice de l’égalité[9] ; enfin les gens bien nés ne font pas nécessairement partie de la noblesse. Ces épithètes s’appliquent souvent, dans les démocraties, à des hommes de bonne souche bourgeoise, et servent à les distinguer des gens de naissance équivoque, des étrangers domiciliés ou naturalisés. L’absence de signes nobiliaires, tels que les titres ou les particules, put faciliter aussi le mélange des classes. — Plusieurs causes expliquent comment le principe opposé à l’oligarchie de la noblesse, à savoir la timocratie, qui classe les citoyens d’après leur revenu, sans faire acception de leur naissance, dut s’établir dans les colonies plus sûrement et plus tôt que dans la métropole. Une population, composée en grande partie d’étrangers venus de tous les pays, était naturellement moins disposée à respecter des privilèges reposant sur une longue tradition. De plus, dans presque toutes les colonies, le commerce, auquel elles devaient tour prospérité, enrichissait, en dehors de la noblesse, beaucoup de gens à qui la fortune, à défaut de naissance, finissait par donner la considération politique. Nous voyons bien que dans plusieurs colonies les descendants des premiers colons essayèrent aussi de se poser vis-à-vis des nouveaux venus comme une classe privilégiée, mais ces prétentions soulevèrent des luttes intestines, et ne purent se maintenir longtemps[10]. D’ailleurs la différence des races produisait aussi dans les métropoles des inégalités politiques, dont il est nécessaire de dire quelques mots, avant d’étudier l’organisation du gouvernement et de la puissance publique. |
[1] Platon, Alcibiade, I, p. 121.
[2] On pourra trouver quelques-uns de ces noms dans mes Antiq. juris publ. Græc., p. 77, et un plus grand nombre dans la Griech. Alterthumskunde de Wachsmuth.
[3] Cette inscription a été reproduite d’après Lebas par K. Keil (Zwei Inschriften aus Sparta und Gythion, p.26). Une inscription crétoise publiée par Bœckh (Corpus Insc. gr., t. II, p. 421, n° 2563) contient un fragment de généalogie qui remonte à la fondation de Hiérapytna. Aristophane a raillé cette manie (Acharniens, v. 47). On peut voir d’après les nombreux passages recueillis par Stobée dans son chap. περί εύγενεας, comment les gens sensés jugeaient les prétentions nobiliaires.
[4] Voy. Welcker, Prolegom. ad Theognidem, p. XXXVII. Je ne crois pas cependant que le Connubium ait été défendu par des lois formelles. Théognis, tout en se prononçant contre les mésalliances, ne les présente pas comme illégales. S’il est vrai, ainsi que le dit Thucydide (VIII, 21), qu’un jour à Samos, le δήμος vainqueur interdit le mariage entre les deux ordres de l’État, on peut conclure au contraire de cette prohibition qu’il avait été permis jusque-là.
[5] Polit., IV, 10, § 10.
[6] C’est ce qui, d’après Héraclide de Pont (c. 11) arriva dans la ville éolienne de Cyme ; voy. à ce sujet les remarques de Schneidewin, p. 80.
[7] Hérodote, V, 77 ; Strabon, X, p. 4117 ; Hérodote applique la même épithète aux classes privilégiées de Naxos, d’Egine et de Mégare, en Sicile. (V, 30 ; VI, 91 VII, 156).
[8] Thucydide, VIII, 2t ; Plutarque, Quæst. gr., 57 ; Hérodote, VII, 155 : voy. aussi les notes de Wesseling sur Diodore, IV, p. 297, Biponti, et Bœckh, Corpus Inscr. gr., II, p. 317.
[9] Aristote, Polit., V, 7, § 4. Nous reviendrons plus tard sur les Όμοιοι de Sparte.
[10] Aristote, Polit., IV, 3, § 8 ; V, 2, § 10 et 11.