A l’esquisse générale de la Cité grecque vont succéder les données historiques qu’il a été possible de recueillir sur les constitutions des États particuliers, fort imparfaitement connues, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, à l’exception de deux ou trois. L’âge historique de la Grèce commence, il est vrai, au retour des Héraclides et à la conquête du Péloponnèse par les Doriens, mais les documents n’offrent un ensemble suivi qu’à partir de la guerre Médique ; encore ne portent-ils que sur les États principaux. C’est à peine si les autres peuples obtiennent par hasard une mention rapide. Dans la période antérieure, les États prépondérants eux-mêmes n’apparaissent qu’à travers un épais brouillard et prennent, à mesure que l’on remonte dans le passé, un caractère mythique. Cependant quelques renseignements épars nous permettent de constater qu’en général les événements ont suivi partout la même marche : à la royauté succède l’oligarchie, l’oligarchie est remplacée, le plus souvent après un intervalle de dictature violemment usurpée ou librement consentie, par une constitution démocratique, qui dégénère en ochlocratie et aboutit à un entier bouleversement. Nous ne nous sommes pas imposé de rassembler dans les pages suivantes toutes les indications qui s’offraient à nous, beaucoup de passages que l’on pourrait citer ne nous apprenant rien d’utile. Nous craignons plutôt qu’on nous reproche d’avoir péché par excès que par omission. Qu’au temps de la migration dorienne, et dans les premiers siècles qui suivirent, la royauté ait été en Grèce la forme générale du gouvernement, c’est un fait qu’on ne saurait nier, bien que nous n’ayons sur certains rois que des renseignements aussi incertains qu’incomplets. Cette restriction s’applique surtout à ceux qui, à la suite de la migration, fondèrent de nouveaux États dans le Péloponnèse. La race mythologique des Pélopides avait jadis établi sa souveraineté sur une grande partie de la péninsule. Elle possédait, outre ce qui forma depuis l’Argolide, ou du moins la partie occidentale de cette contrée[1], toute la côte du nord, c’est-à-dire ce qui devint plus tard la Corinthie, Sicyone, l’Achaïe jusqu’à l’Élide, l’Élide elle-même durant un certain temps, et au sud la Laconie et la plus grande partie de la Messénie. Seules l’Arcadie, la partie occidentale de la Messénie et l’Élide furent gouvernées par des princes étrangers à cette famille. La conquête dorienne mit fin à la domination des Pélopides, et leur substitua les Héraclides. L’un d’eux, Téménos, frère d’Aristodème et de Cresphonte, régna le premier sur l’Argolide ; ses fils lui succédèrent, bien qu’avec une autorité fort restreinte. On sait que le dernier héritier de cette maison fut Meltas, mais on ne peut au juste fixer le temps où il vécut[2]. Après lui une nouvelle dynastie s’éleva[3]. A l’époque de la seconde guerre médique, on trouvé encore des rois en Argolide ou du moins des magistrats revêtus de ce titre[4]. D’Argos, les Téménides avaient étendu leur domination sur Épidaure, Trézène, Cléonée, Phliunte, Sicyone[5]. Aucun renseignement ne permet de déterminer la durée de la monarchie dans ces contrées. Il est dit, au sujet de Corinthe, qu’un chef de la famille des Héraclides, Alétès, s’y rendit le maître, et que ses descendants s’y maintinrent jusqu’au milieu du VIIIe siècle, temps où le pouvoir devint oligarchique et fut exercé en commun par toutes les familles issues de la même race, qui empruntèrent le nom de Bacchiades à Bacchis, cinquième successeur d’ Alétès[6]. Nous aurons plus tard à parler de la Laconie et de la double royauté qui y fut instituée. La Messénie, dont, ainsi qu’on l’a vu plus haut, une partie avait appartenu à la Laconie, et dont l’autre formait, avec la Triphylie, le royaume des Mélides, échut à Cresphonte, frère de Téménos, et fut gouvernée par des rois, jusqu’au mondent où elle tomba sous la domination des Spartiates[7]. L’Élide fut occupée par une troupe étolienne, qui s’était jointe aux Doriens sous la conduite d’Oxylus, et qui retrouva des populations de même origine établies déjà dans ce pays. Oxylus fut fait roi, et eut pour successeur son fils Laïas, après lequel il n’y a plus aucune trace de souverains. Iphitus qui gouvernait l’État au temps de Lycurgue, c’est-à-dire vers la première moitié du IXe siècle, et est désigné comme descendant d’Oxylus, ne parait pas avoir eu ce titre[8]. En revanche, un roi du nom de Pantaléon est signalé chez les Piséates, peuple dépendant en général de l’Élide, mais qui à plusieurs reprises s’affranchit de cette domination[9]. L’Achaïe avait échappé à la conquête des Doriens ; il est probable qu’elle servit de refuge aux Achéens vaincus en Argolide et en Laconie, qui donnèrent leur nom à la région du littoral, l’ancienne Ægialos. L’Achaïe était gouvernée par dés rois de la famille de Pélops, dont le dernier, Ogygès, a laissé une trace dans l’histoire, sans que nous puissions fixer la date de sa vie[10]. Enfin, dans l’Arcadie, qui ne fut soumise ni aux Pélopides ni aux Doriens, nous trouvons des rois à Tégée, à Lycorée, à Orchomène, à Kleitor, à Stymphale, à Gortyne et ailleurs encore. Ces princes se vantaient de remonter à Arcas, fils de Zeus et de Callisto, ou à Lycaon, fils de Pelasgos, né lui-même de la Terre. Plus tard, il s’est trouvé des généalogistes pour dresser un tableau complet de toutes ces descendances jusqu’à la naissance d’Aristocratès, contemporain de la seconde guerre de Messénie[11]. Suivant les témoignages très dignes de foi, Aristocratès ne régnait pas sur toute l’Arcadie, mais seulement à Orchomène[12]. Il est même difficile de croire, bien que la plupart de ceux qui figurent sur ce tableau soient désignés comme souverains de toute l’Arcadie, qu’une région si profondément divisée par la nature ait pu, dans cette haute antiquité, être unie sous la domination d’un seul. Ce qui est certain, c’est qu’après Aristocratès d’Orchomène, il n’est plus nulle part question de rois en Arcadie[13]. L’histoire rapporte que ce prince avait été mis à mort par ses sujets avec son fils Aristodème et toute la maison royale, expiant ainsi sa trahison envers les Messéniens, dans leur lutte contre les Spartiates[14]. Dans la Grèce continentale, nous trouvons, en laissant provisoirement l’Attique de côté, la royauté établie en Béotie, notamment à Thèbes. Après que les Labdacides eurent quitté le pays, elle passa aux descendants d’un personnage homérique, Pénéleos, jusqu’au moment où elle fut abolie, à la suite du combat singulier dans lequel le roi Xanthus succomba par la trahison de son adversaire, Andropompus, de la famille des Nélides[15]. Tout ce que nous savons relativement aux autres villes de Béotie, c’est que le poète d’Ascra, Hésiode, parle au pluriel des rois qui de son temps gouvernaient la contrée[16]. Ascra se rattachait au territoire de Thespies ; on peut donc admettre qu’à, l’époque fort incertaine d’ailleurs où vivait Hésiode, les chefs de ce pays portaient le nom de rois, bien que peut-être aucun d’eux n’exerçât l’autorité suprême. A Mégare, les rois paraissent avoir été remplacés avant l’invasion des Héraclides par des magistrats électifs qui gouvernaient chacun à leur tour[17]. Pindare mentionne chez les Locriens, en particulier chez ceux d’Oponte, des rois descendant de Deucalion[18], mais on ne peut dire combien de temps l’autorité monarchique s’y maintint. En Phocide, le titre de roi subsistait encore beaucoup plus tard, au moins à Delphes[19] ; il ne représentait plus, il est vrai, qu’une dignité sacerdotale, mais prouvait toujours que le pays avait été jadis soumis à l’autorité monarchique. Les témoignages font absolument défaut pour les autres contrées de la Grèce centrale. Au nord, l’Épire fut constamment gouvernée par des souverains Æacides, jusqu’à la mort de Déidamie, fille de Pyrrhus ; les rois et les sujets s’engageaient respectivement, les uns à ne rien faire de contraire aux lois, les autres à maintenir l’autorité de leurs princes[20]. Les villes de Thessalie étaient sous la domination de familles nobles, qui se glorifiaient de remonter à Héraclès, et parmi lesquelles les Aleuades et les Scopades tenaient le premier rang. Bien qu’à propos de ces cités, Pindare et Hérodote parlent de rois et de monarchies[21], on ne saurait en conclure avec certitude qu’elles eussent des chefs décorés effectivement du titre de rois, pas plus d’ailleurs qu’on ne peut soutenir le contraire. Dans les textes où la Thessalie est représentée comme réunie toute entière sous le sceptre d’un roi, il ne faut pas entendre une monarchie stable ou héréditaire, mais une monarchie élective à laquelle on recourait dans des circonstances exceptionnelles. La première élection que nous ait transmise l’histoire s’opéra d’une façon qui mérite d’être rapportée ; des fèves sur lesquelles étaient inscrits les noms des candidats furent envoyés à Delphes, pour que la Pythie en tirât une au sort[22]. Peut-être n’était-ce là qu’un expédient dont on s’était avisé, faute de pouvoir s’entendre. Plus tard, le souverain électif est désigné sous le nom de ταγός. Ce nom était-il en effet leur titre distinctif et originaire, auquel les historiens auraient pas erreur substitué comme équivalent le mot βασιλεύς, ou bien les Thessaliens ont-ils eux-mêmes remplacé plus tard l’une de ces deux qualifications par l’autre ? Parmi les colonies grecques, toutes celles qui s’établirent dans les îles et sur les côtes de l’Asie Mineure furent d’abord, gouvernées par des rois, comme l’étaient alors les métropoles d’où elles sortaient. Les rois des colonies éoliennes appartenaient à la race des Penthilides qui descendaient du fils d’Oreste, Penthilus, cité comme le premier guide de la migration ; mais de bonne heure, on ne sait au juste à quel moment, la royauté paraît avoir cédé la place à une oligarchie qui laissa d’ailleurs le pouvoir aux mains de la même famille[23]. On trouve aussi dans les colonies ioniennes, une race royale connue sous le nom de Mélides ou de Codrides, dont les membres régnèrent en différences villes par droit d’hérédité, et furent remplacés plus tard, notamment à Milet, par des prytanes, sans qu’on puisse dire à quel moment cette révolution s’opéra[24]. Il n’est pas plus facile de distinguer si les personnages désignés dans des récits de l’ancien temps[25], tantôt par l’expression vague de maîtres ou de gouverneurs, tantôt par le titre de rois, n’étaient pas en réalité des prytanes à qui les historiens ont mal à propos donné ces qualifications honorifiques., car il est hors de doute que le titre de roi a été souvent attribué à des magistrats pour lesquels il n’était pas le terme propre. Il y avait encore des βασιλεΐς à Éphèse, du temps de Strabon, mais ce mot ne désignait plus qu’une dignité sacerdotale qui resta toutefois une prérogative des anciens rois[26]. Le gouvernement paraît avoir pris de bonne heure dans cette ville la forme d’une oligarchie dont les chefs, qui conservèrent l’autorité jusque dans la première moitié du vie siècle, s’intitulaient βασιλίδες[27] ; nous trouvons aussi dans Érythrée une oligarchie de Basilides qui paraît s’y être organisée peu de temps après la fondation de la ville[28]. A Samos, outre les deux premiers rais, l’un fondateur de la ville, et l’autre qui était son fils, un troisième est mentionné, pour qui l’on ne peut fixer de date[29]. Il en est de même d’un roi de Chios, nommé Hippoclès, dont Plutarque raconte la mort, sans dire quand il a vécu[30]. Enfin, les Rois des Ioniens que le poète Bachylide signale, au milieu du Ve siècle, comme ses contemporains ; ne pouvaient être que les membres les plus puissants de la noblesse[31]. Parmi les colonies doriennes, nous trouvons jusque vers le milieu du vue siècle, à Ialysos et à Rhodes, des rois Héraclides, qui plus tard se trouvent remplacés par des prytanes de la même famille[32]. Aux Héraclides appartenait sans doute aussi la dynastie qui régnait à Halicarnasse ; du moins, un membre de cette famille est cité comme roi sans indication de temps[33]. La petite île de Théra était soumise encore au régime monarchique lorsque ses habitants allèrent fonder la colonie de Cyrène, au milieu du VIIe siècle[34]. Dans les colonies italiotes, c’est à peine si l’on retrouve quelques traces d’une monarchie constituée[35], ce qui d’ailleurs ne doit pas sembler surprenant, quand on songe qu’au moment où elles furent fondées, cette forme de gouvernement avait déjà disparu de la métropole. Il en est de même des colonies qui allèrent peupler la Sicile, avec cette différence toutefois que les tyrans qui dans la suite usurpèrent le pouvoir furent souvent honorés du titre de rois. A Cyrène au contraire, sur la côte de Libye, un roi fut mis à la tête de l’État, dès la fondation de la ville, et transmit son trône à ses descendants dont le dernier, Arcésilas IV, fut contemporain de Pindare[36]. Enfin dans l’île de Chypre, les villes grecques paraissent, autant que nous en pouvons juger, avoir vécu d’une manière permanente sous le régime monarchique. |
[1] L’autre partie de l’Argolide et la ville même d’Argos paraissent avoir été gouvernées par Diomède ; voy. Iliade, II, § 9.
[2] Pausanias, II, 19, § 1 et 2.
[3] Plutarque, de Alex. M. Virtute, II, 8.
[4] Hérodote, VII, 149. Il est probable qu’au temps de la guerre du Péloponnèse cette fonction n’existait plus. Vov. Thucydide, V, 27, 29 et 37.
[5] Pausanias, II, 28, § 3 ; 19, § 1 ; 30, § 9 ; 16, § 5 ; 12, § 6 ; 13, § 1, et 6, § 4.
[6] Pausanias, II, 4, § 3 ; Cf. Diodore, fragm. VII, p. 7, éd. Tauchn., et Strabon, VIII, p. 378.
[7] Pausanias, IV, 3, § 3, 39.
[8] Ibid., V, 4, § 2-4. Néanmoins il est désigné sous ce titre par Phlégon, p. 207, éd. Westerm.
[9] Ibid., VI, 22, § 2. Il est vrai qu’un peu plus haut Pausanias appelle Pantaléon un tyran, mais cette distinction est sans importance, pour qui connaît les habitudes de cet écrivain.
[10] Ibid., VII, 6, § 2 ; Polybe, II, 41, § 5 ; Strabon VIII, p. 384.
[11] Pausanias, VIII, 1, § 2 et 3 ; 4 § 1 sq. Cf. Clinton, Fasti hellenici, I, p. 90.
[12] Strabon, VIII, p. 362.
[13] Il n’y a pas en effet grand fond à faire sur l’auteur des parallela gr. et rom. attribués à Plutarque, qui mentionne encore, pendant la guerre du Péloponnèse, un Pisistrate, roi d’Orchomène (c. 32).
[14] Polybe, IV, 33. D’un passage d’Héraclide, cité par Diogène Laërte (I, 94) il y a lieu de conclure qu’Aristodème gouverna conjointement avec son père, non qu’il lui succéda. Aucune difficulté chronologique n’empêche de supposer que sa sœur, femme du tyran d’Épidaure Proclès, et dont la fille épousa Périandre de Corinthe, avait été mariée avant la mort de son père et de son frère. Ainsi tombent les doutes élevés par O. Muller (Æginet., p. 64) et par Grote (Histoire de la Grèce, tome III, p. 371) contre le massacre d’Aristocratès et des siens.
[15] Pausanias, IX, 5, § 16.
[16] Hésiode, Œuvres et Jours, v. 38 et 262.
[17] Pausanias, I, 43, § 3.
[18] Olympiques, IX, v. 56.
[19] Plutarque, Quæst. gr., 12.
[20] Pausanias, IV, 35, § 3 ; Plutarque, Pyrrhus, 5.
[21] Pindare, Pythiques, X, v. 4 ; Hérodote, VII, 6.
[22] Plutarque, de frat. Amore, 20.
[23] Aristote, Polit., V, 8, § 13, cf. les remarques de Schneider sur ce passage, et Plehn, Lesbiaca, p. 46 sq.
[24] Aristote, Polit., V, 4, § 5.
[25] Voy. par ex. Parthénius, Amator. Narrat. c. 14, et Conon, Narrat., c. 44, p. 451, éd. Hœsch.
[26] Strabon, XIV, p. 633.
[27] Suidas, s. v. Πυθαγόρας.
[28] Aristote, Polit., V, § 5. Cf. Athénée, VI, p. 259, et Strabon, XIV, p. 623.
[29] Pausanias, VII, 4, § 3 ; Hérodote, III, 59.
[30] Plutarque, de Mulier. virtute, 3.
[31] Voy. un fragment cité par Jean de Sicile, dans la Collect. des Rhéteurs de Walz, t. VI, p. 241 ; cf. Schneidewin, Delect. Poct. eleg., p. 449.
[32] Pausanias, IV, 24, § 1. Cf. Bœckh, dans son Comment. sur Pindare Olymp. VII, v. 165 et 169. La Crète est omise ici, parce qu’il en sera traité spécialement plus tard.
[33] Parthénius, Amator. Narrat., c. 14.
[34] Hérodote, IV, 150.
[35] Hérodote (III, 126) cite un roi de Tarente contemporain de Darius fils d’Hystaspe. A Rhegium, Strabon fait mention d’ήγεμόνες, qui, jusqu’au tyran Anaxilas, furent toujours choisis parmi les Messéniens réfugiés. On ne sait si ces chefs portaient le titre de rois.
[36] Hérodote, IV, 153 et 161 ; Héraclide de Pont, n° 4, p. 10 et 14, éd. Schneidewin ; cf. Bœckh, Explic. Pindari, p. 266.