ANTIQUITÉS GRECQUES

DEUXIÈME PARTIE. — LA GRÉCE HISTORIQUE — PREMIÈRE SECTION. — CARACTÈRE GÉNÉRAL DE LA CITÉ GRECQUE.

CHAPITRE PREMIER. — DES DIFFÉRENTES RACES QUI ONT FORMÉ LA NATION GRECQUE.

 

 

Nous n’avons pas, dans le tableau de l’âge héroïque, spécifié les différentes races grecques ni les caractères propres à chacune d’elles, par la raison très simple que, sauf quelques rares indications, les poèmes d’Homère ne contiennent rien qui nous aide à éclaircir ce sujet. Nous avons bien cité l’épithète de appliquée aux Ioniens, d’où il ressort qu’en portant une tunique traînante, ils suivaient une mode étrangère au reste de la Grèce ; mais le passage qui a trait aux Ioniens est sûrement une interpolation postérieure, et ne peut rien nous apprendre sur le monde héroïque dépeint par Homère. Le catalogue des vaisseaux qui cite les Abantes comme coupant leurs cheveux par devant et les laissant croître par derrière, à l’encontre des Achéens qui les portaient longs tout autour de la tête, n’est pas lui-même un garant bien digne de foi, et d’ailleurs ces questions de coiffure sont d’une médiocre importance. Il n’y a guère plus de cas à faire de ce qui est dit à propos des Locriens, qu’ils combattaient armés de l’arc et de la fronde, et ne portaient ni lance, ni bouclier, ni casque[1]. Nulle part il n’est fait mention de signes caractéristiques pouvant témoigner de la diversité des races, ce qui doit nous étonner d’autant moins que même entre les Grecs et leurs ennemis, Troyens ou troupes auxiliaires, les différences étaient à peine perceptibles. Nous écartons la question de savoir si les anciens chanteurs, lorsqu’ils font converser les héros des deux camps sans interprètes, ont réellement cru qu’on parlait de part et d’autre la même langue ; ou s’ils n’ont fait que prendre une liberté dont tous les poètes ont usé depuis avec raison. Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune conséquence à tirer de ce fait, au point de vue des rapports ethnographiques : Ulysse, sans truchement, s’explique avec le Cyclope, avec les Lestrygons et les Phéaciens, bien qu’ailleurs le poète laisse voir qu’il a connaissance de populations parlant d’autres langues[2]. Si les Cariens sont appelés βαρδαρόφωνοι, cela ne prouve pas, ainsi que je l’ai déjà remarqué, qu’ils se distinguassent, par un langage très différent du grec, des autres peuples alliés aux Troyens, et fussent des barbares, dans le sens qui a prévalu depuis[3]. Il est vraisemblable que leur langage était un mélange de grec, ou d’un idiome parent du grec, et d’éléments sémitiques, d’où avait dû naître une sorte de patois, peu compréhensible pour leurs voisins. Peut-être en était-il de même des Sintiens de Lemnos que les anciens historiens tenaient pour un peuple semi-grec, de race thracienne ou tyrrhénienne. Enfin l’Odyssée signale, dans l’île de Crète, des populations parlant des langues différentes, mais sans dire si toutes pouvaient ou non se comprendre réciproquement[4].

Lorsque du monde idéal que nous présente la poésie d’Homère nous passons dans le domaine de la tradition historique, à l’uniformité qui régnait sur le monde grec succède la diversité. L’ensemble des populations grecques se décompose, suivant les critiques anciens qui ont le mieux étudié les relations ethnographiques, en trois races principales, les Éoliens, les Doriens et les Ioniens[5]. Parmi les Ioniens doivent être rangés les habitants de l’Attique, la majeure partie des peuplades qui habitaient l’île d’Eubée et les îles de la mer Égée, comprises sous le nom général de Cyclades ; enfin les colons qui s’étaient fixés sur les côtes de la Carie et de la Lydie, et dans les îles les plus voisines de ces rivages ; Chios et Samos. La race dorienne comprenait dans le Péloponnèse, les Spartiates, les populations dominantes à Argos, à Sicyone, à Phliunte, à Corinthe, à Trézène, à Épidaure, en y joignant l’île d’Égine ; en dehors du Péloponnèse, la Mégaride, la petite Τετράπολις dorique, désignée aussi sous les noms de Πεντάπολις et de Τρίπολις, la plupart des Sporades, une étendue considérable des côtes de la Carie avec les îles voisines, parmi lesquelles Cos et Rhodes tenaient le premier rang ; enfin la portion conquérante de la population crétoise. Tous les autres habitants de la Grèce et des îles qui en dépendent sont désignés sous le nom d’Éoliens inconnu encore à Homère[6] et que l’on appliquait évidemment à des peuples différents, entre lesquels il est impossible d’admettre la communauté d’origine qui reliait les Ioniens ou les Doriens. Bien qu’il soit difficile de citer un pays où l’une ou l’autre de ces deux races ait conservé son entière pureté, on ne pouvait cependant méconnaître une souche commune, sur laquelle s’étaient greffés des éléments étrangers. Au contraire, chez les populations réputées éoliennes la souche manque ; il n’y a pas entre elles moins de diversité d’origine qu’il en existe entre les Ioniens et les Doriens, de telle sorte que les unes se rapprochent davantage de la race ionienne, les autres de la race dorienne. Il est très probable que les Achéens, auxquels on attribue une origine éolienne, se rattachent aux Ioniens[7], et que la plupart des peuplades établies au centre et dans le nord de la Grèce avaient au contraire des liens de parenté avec les Doriens. Une étude approfondie et judicieuse conduirait sans doute à cette conclusion que la nation grecque se partage non pas en trois races, mais en deux, et que les prétendus Éoliens doivent être répartis entre ces deux races, le plus grand nombre appartenant aux Doriens.

Les caractères différents des deux grandes familles helléniques, signalés souvent par les anciens, se manifestent surtout pour nous dans les dialectes. Le dialecte dorien, dans lequel nous faisons rentrer l’éolien, se présente évidemment comme le plus archaïque, c’est-à-dire celui qui, en ce qui concerne les sons pris en eux-mêmes et les flexions grammaticales, reproduit le plus fidèlement le type de la langue originaire, tel que nous le révèlent les résultats de la philologie comparée[8]. Toutefois, si le dialecte ionien s’éloigne en beaucoup de cas de ce type, cela ne nous autorise pas à le considérer comme plus moderne. Il est probable que, les Ioniens s’étant détachés plus tôt de la souche commune, la langue primitive a eu plus le temps de s’altérer. Le dorien produit sur l’oreille l’impression d’une prononciation plus dure et plus âpre. L’α domine parmi les voyelles, et le ρ parmi les consonnes ; l’aspiration labiale relève un grand nombre de syllabes, quelque place qu’elles occupent dans le mot. Il en était bien de même à l’origine chez les Ioniens, mais cet usage avait disparu de bonne heure. Le dialecte ionien se distingue par plus de douceur et de flexibilité, par une vocalisation plus complexe, par des formes plus abondantes et plus variées. Les différences ne sont pas moins frappantes dans la partie du domaine intellectuel où se révèle le plus souvent le génie propre d’un peuple, c’est-à-dire dans l’art, en particulier dans l’architecture et la musique. De l’avis général, le caractère de l’architecture dorienne est, d’une part, l’accord du but avec les moyens et la solidité, de l’autre, la simplicité et l’harmonie ; tandis que les qualités inhérentes à l’architecture ionienne sont la grâce, la délicatesse et la recherche des ornements accessoires. De même pour la musique, qui est au son ce que l’architecture est aux formes matérielles. On attribue surtout à la musique dorienne un caractère sérieux et élevé, la puissance d’apaiser les passions, et de développer dans l’âme des sentiments virils, effets dépendant à la fois de l’harmonie, qui n’est appréciable pour nous que par ouï-dire, et du rythme. Ce qui distingue au contraire la musique ionienne, c’est une sorte de mollesse et de relâchement, qui la rend également propre à exprimer les émotions opposées du plaisir et de la tristesse. Le même contraste se retrouve dans la poésie. La plus ancienne forme de 1a poésie, pour nous en tenir aux œuvres que nous pouvons juger d’après les restes qui en subsistent ou d’après des traditions certaines, l’épopée, remonte à un âge antérieur sans aucun doute à l’expansion de la race dorienne, et durant lequel domine la race achéenne, proche parente des Ioniens. Aussi, après même que ce genre de poésie fût entré dans le domaine commun de toute la nation, non seulement la langue épique niais la mise en œuvre générale du poème restèrent marquées d’une empreinte que l’on peut appeler ionienne. Si Homère, dont le nom est attaché aux deux grandes épopées grecques, semble par son origine et sa vie appartenir aux deux races, et si plus tard les poètes épiques n’ont pas manqué aux Doriens, les enfants de l’Ionie l’ont toujours emporté en nombre et en valeur. Tandis qu’à Chios se conservait une famille d’Homérides, l’épopée dorienne s’éloignait de plus en plus du caractère homérique, et s’attachait à reproduire d’anciennes traditions sous une forme instructive, plutôt qu’à exalter les imaginations par le récit des hauts faits. Les poètes mêmes, chez les Doriens, ont des tendances pratiques et s’attachent aux intérêts terre à terre de la vie ; ils donnent des préceptes ou analysent les divers états de l’âme ; la poésie créatrice, épanouie sur la tige ionienne, dégage des formes qu’elle dépeint des idées plus générales et plus hautes.

On peut poursuivre la même opposition jusque dans les choses qui s’éloignent davantage de la vie commune, et sont le privilège du petit nombre. La spéculation philosophique est d’origine ionienne ; ce fut surtout chez les Ioniens qu’elle prit à cœur les problèmes sur le monde et sur les forces qui l’ont produit et qui le gouvernent, qu’elle révéla le haut intérêt que présentent à l’intelligence humaine la nature et les choses qui nous entourent. Tout autre était le but poursuivi par les philosophes italiques qui, à l’exception de Pythagore, Ionien au moins par sa naissance et le premier en date, appartenaient à la race dorienne. Les écoles italiques avaient pris pour objet l’intelligence et les rapports intellectuels ; elles considéraient la nature elle-même sous cet aspect, et s’appliquaient aux questions que suggère la vie humaine, d’où naquit l’éthique ou la philosophie pratique, laissée par les Ioniens sur l’arrière-plan. Les Ioniens étaient aussi plus portés que la race rivale à étudier les monuments des siècles passés et à retracer les événements qui, de près ou de loin, frappaient l’imagination. Parmi les logographes, c’est-à-dire les historiens antérieurs à Hérodote, tous, excepté Hellanicus de Mitylène et Acusilaüs d’Argos, sont Ioniens ; ceux mêmes qui ne l’étaient pas faisaient, autant que nous en pouvons juger, usage du dialecte ionien. Enfin, l’art d’écrire en prose est resté le monopole de la race ionienne, et ne doit rien aux Doriens qui, en exprimant leurs idées, se bornaient au nécessaire, et ne recherchaient d’autres qualités que la clarté, la précision, la brièveté[9].

Si, ramenée à ces traits généraux, l’opposition dés deux races est un fait incontestable, quiconque observé de près les populations appartenant à l’une ou à l’autre doit reconnaître aussi que leur caractère originaire a été diversement modifié, soit par des influences naturelles, soit par les événements historiques. Partout où les populations ioniennes et doriennes se sont trouvées mêlées ou du moins rapprochées et en relations habituelles, leurs qualités distinctives ont dues se mêler aussi, et les différences s’atténuer. Ainsi, par exemple, la musique et l’architecture doriennes se naturalisèrent chez les peuples ioniens d’origine. De même, la tunique traînante, qui était le signe extérieur des Ioniens, fut remplacée par le vêtement court et étroit des Doriens. Il résulte de ces échanges que l’on est fort exposé, lorsqu’on passe en revue les populations helléniques, à se méprendre sur les caractères qui doivent servir à les distinguer[10]. Le type dorien en particulier se déforme chez des peuples qui appartiennent sûrement à cette race, au point de devenir méconnaissable ; les altérations sont telles qu’elles semblent être la négation plutôt que le développement de leur caractère primitif. Les Doriens de Corinthe, les Argiens, les colonies doriennes établies à Corcyre, à Tarente, à Syracuse, répondent très peu à l’idée que les anciens eux-mêmes nous, ont donnée de la race dorienne. Mais c’est surtout chez une partie considérable des populations réputées éoliennes que se produit une déviation complète du type dorien ; elle ne se manifeste pas seulement dans les mœurs et dans la manière de vivre ; la musique aussi s’en ressent : à la simplicité, à la justesse, à la force succèdent l’exubérance et la mollesse, défauts trop bien d’accord, suivant la remarque d’un ancien philosophe[11], avec l’amour du bien-être, de la bonne chère et de tous les plaisirs sensuels qui avaient envahi ces populations.

Parmi les peuples qui au contraire ont conservé le plus fidèlement le type dorien, on s’accorde à signaler les Spartiates. Le caractère général de la, race se présente chez eux sous une forme que l’on ne peut s’empêcher d’honorer, bien que la nécessité de défendre le principe de leur constitution contre les étrangers, plus libres dans leurs allures, ait eu pour effet d’exagérer leurs qualités naturelles et de leur donner quelque chose d’exclusif et de trop tendu. Il faut aussi reconnaître que l’antagonisme de la population soumise entretint en eux un égoïsme ‘de plus en plus intraitable, à mesure que, pour soutenir leurs prétentions à l’hégémonie, ils entreprirent des conquêtes lointaines, qui eurent en même temps cette autre conséquence d’exposer les antiques vertus à la contagion des mœurs étrangères. Le caractère ionien se développa d’abord dans les colonies asiatiques. Des relations fréquentes avec des nations très civilisées sous certains rapports excitèrent l’émulation des colons et développèrent leurs dons naturels, tandis que dans la mère patrie, où ces influences étaient moins actives, les plus heureuses qualités furent arrêtées dans leur essor, jusqu’au moment où, grâce à des circonstances favorables, ces germes s’épanouirent en une splendide moisson. Aux Athéniens il appartenait, non seulement de recueillir et de cultiver tous les éléments de civilisation que réunissaient les deux races, mais de les porter en avant, et de les élever à ce point culminant que l’ensemble de la nation grecque devait atteindre sous leurs auspices.

 

 

 



[1] Il., XIII, 714. Pausanias remarque (I, XXIII, 4) que les Locriens servaient comme hoplites, c’est-à-dire qu’ils étaient armés de toutes pièces, au temps de la guerre Médique.

[2] Le Taphien Mentès fait voile vers Témèse, habitée par des peuples qui parlent une autre langue (Od., I, 183). De même Ménélas erre sur les mers κατ' άλλοθρόους άνθρώπους (III, 302) ; enfin les Phéniciens emmènent leurs esclaves έπ' άλλοθρόους άνθρώπους (XIV, 43, et XV, 453). Dans l’hymne à Aphrodite, qui est relativement récent (v. 113), la déesse, se présentant à Anchise sous la figure d’une jeune Phrygienne, croit devoir lui expliquer comment elle parle deux langues.

[3] En deux passages de l’Iliade (II, 804, et IV, 437), les alliés des Troyens sont signalés comme parlant des langues différentes, mais sans plus de détails ; chacun peut donc apprécier ces différences comme il l’entend.

[4] (Od., XIX, 175). Les Sintiens sont appelés άγριόφωνοι dans l’Odyssée (VIII, 294), μιξέλληνες par Hellanicus (frag. 112, Ed. Didot). Ils sont d’origine thrace, d’après Strabon (VII, p. 331) ; tyrrhénienne d’après le Schol. d’Apollonius de Rhodes (I, 608) ; pélasgique, d’après Philochorus (fragm. 6, Ed. Didot).

[5] Les anciens paraissent avoir considéré les Ioniens et les Achéens comme des branches d’une même souche, personnifiée, dans un poème hésiodique (voy. Tzetzès, ad Lycophrontem, v. 284), sous le nom de Xouthos, et opposée aux races éolienne et dorienne. Au contraire, des critiques plus modernes, tels que Strabon (VIII, I, p. 333), font rentrer les Achéens parmi les Éoliens. La parenté étroite que l’on avait reconnue ou que l’on supposait exister entre les Ioniens et les Achéens avait donné naissance à la première opinion. Les conjectures plus récentes reposent sur ce fait que7es colonies éoliennes de l’Asie Mineure contenaient un mélange d’Achéens, venus du Péloponnèse et d’Éoliens venus de la Béotie. Déjà Pindare (Néméenne, XI, 311) présente comme une troupe éolienne les habitants de la Laconie qui avaient émigré sous la conduite d’Oreste et de Pisandre.

[6] Les Ioniens ne sont eux-mêmes mentionnés que dans un seul passage de l’Iliade (XIII, 685) ; il en est de même pour les Doriens, dont la présence est signalée dans l’île de Crète (Od., XIX, 177).

[7] D’après Pausanias (II, XXXVII, 3), les Argiens, de race achéenne, parlaient, avant le retour des Héraclides, le même langage que les Athéniens.

[8] Il est à propos de remarquer que, sur le continent de la Grèce proprement dite, en Béotie, par exemple, l’éolien parait avoir un caractère plus persistant que le dialecte des populations qui ont émigré de cette contrée, dialecte dont nous ne pouvons juger, il est vrai ; que par les fragments des poètes Lesbiens. La forme du duel, qui existait certainement à l’origine, s’est conservée en Béotie, et s’est perdue en Asie Mineure.

[9] Voy. Ottr. Muller, die Dorier, p. 386. Hippocrate, né à Cos, par conséquent d’origine dorienne, a écrit cependant en dialecte ionien, pour complaire à Démocrite, d’après ce que dit Elien (Var. Histor., IV, 20).

[10] C’est ce qui paraît être arrivé à Grote : voy. son Histoire grecque (2e partie, chap. II de la traduct. franç.).

[11] Héraclide de Pont, cité par Athénée (XIV, p. 621).