Février 1889
Carthage fut fondée vers l'an 800 avant notre ère, sur une colline qui plonge dans la mer. Sa position stratégique était avantageuse, mais cette partie de la côte n'offre aucun abri aux vaisseaux. Il devait être néanmoins dans les destinées de cette ville de devenir la reine de la Méditerranée, et, pour expliquer ce phénomène, il faut supposer que la lagune de Tunis fut jadis une rade abordable aux petites galères des navigateurs puniques. C'est peut-être par suite de son ensablement que les Carthaginois ont été conduits à créer le port dont les restes existent encore aujourd'hui et qui n'était qu'un vaste bassin intérieur creusé de main d'homme. La Carthage, punique fut détruite en l'an 146, mais trente ans après, les Romains songèrent déjà à la réédifier et Caius Gracchus, chargé de la reconstruire, y conduisit une colonie de 6.000 Italiens. La Carthage romaine se développa rapidement, bien qu'elle fût, comme sa devancière, privée d'eau courante. La basse ville était alimentée par des puits ; quant à la colline que couronnait la citadelle, c'est en vain que l'on y chercherait de l'eau. La ville en était donc réduite à recueillir, dans des citernes, les eaux de pluie qui découlaient des toits des maisons et des ruisseaux des rues ; aussi la soif était-elle le régime constant des Carthaginois et chaque année de sécheresse venait-elle plonger la ville dans une détresse effrayante. On a peine à comprendre comment la grande cité africaine a pu, à plusieurs reprises, soutenir des sièges qui se prolongeaient pendant des mois et même pendant des années. Tel fut l'état de choses qui régna jusqu'en l'an 125 de notre ère, c'est-à-dire durant près de dix siècles, dans la capitale du littoral africain. A ce moment l'empereur Adrien, qui pendant dix ans ne cessa de parcourir les provinces de son empire, faisant partout exécuter de grands travaux publics, visita Carthage et fut très frappé de la détresse des habitants. Comme il voyageait toujours accompagné d'ingénieurs et de savants, il fit immédiatement procéder à des recherches destinées à procurer à la ville des eaux assez abondantes pour satisfaire aux habitudes des Romains et aux exigences du climat brillant de l'Afrique. Le problème n'était pas d'une solution facile, car la Tunisie est un pays très sec et presque dépourvu de rivières permanentes. Seule la montagne du Zeugitanus, aujourd'hui Zaghouan, au centre des plaines de la Tunisie septentrionale, donne naissance à une source de quelque importance, à une distance de cent kilomètres de Carthage. On la capta, par ordre de l'empereur, et, malgré l'éloignement, on l'amena jusqu'à la grande ville dans un aqueduc maçonné qui chemine tantôt sous terre, tantôt supporté par des arcades colossales. Ce travail vraiment gigantesque fut ensuite complété, à ce qu'on croit, par l'empereur Septime-Sévère qui fit capter d'autres sources au pied du mont Zucarus, plus éloigné de Carthage de trente kilomètres que le Zeugitanus, et dont on fit converger les eaux sur l'aqueduc primitif. Ces travaux paraissent avoir été exécutés à la fin du IIe siècle. On ne possède, il est vrai, aucun document écrit qui en fasse foi, mais le fait semble établi par des médailles carthaginoises représentant la déesse Astarté assise sur un lion courant le long d'une source qui jaillit d'un rocher. C'est, sans doute, à la même époque, et, comme corollaire de l'aqueduc, que furent construites les grandes citernes qui sont aujourd'hui les seuls monuments antiques subsistant sur l'emplacement de Carthage. La vieille cité zeugitane, dès lors richement dotée de belles eaux, put se développer sans entraves et ne tarda pas à atteindre l'apogée de sa splendeur. L'aqueduc, tel qu'il existait du temps des Romains, est aujourd'hui parfaitement connu, grâce à la belle restitution qu'en a faite M. l'ingénieur Philippe Caillat dans un remarquable travail auquel nous empruntons la plupart des détails qui suivent. L'aqueduc, tout entier fait en maçonnerie, a la forme d'un tube dans les parties où il court sous terre ; au passage des vallées et des plaines il était porté par des arcades ayant jusqu'à 20 mètres de hauteur. Le viaduc a quatre kilomètres de longueur dans la vallée de l'Oued-Catada et douze kilomètres dans la plaine de Tunis où il n'en subsiste que quelques débris. Il franchit plusieurs ravins sur des ponts, dont le plus considérable, celui de la Catada, se compose de onze arches à double étage. Ces grandes constructions ont été établies avec cet art et cette expérience qui frappent dans les travaux des Romains et qui défient l'action des siècles. Le centre des piliers est fait d'un blocage composé de pierres de la grosseur du poing, placées par couches horizontales et noyées dans le mortier ; le revêtement extérieur est en pierres de taille appareillées par assises régulières de 50 centimètres de hauteur, taillées à facettes, en bossage et d'une épaisseur de 1m,50. On avait pris au passage des torrents, les plus grandes précautions pour éviter les affouillements ; c'est ainsi en particulier que dans le lit de la Catada, dont la largeur est de 47 mètres, les piles du viaduc étaient protégées par un radier incliné fait en pierres cimentées et qui a dans une certaine mesure au moins résisté aux siècles. L'aqueduc lui-même qui forme comme la frise de ce long monument, a un diamètre intérieur de 0m,80 cent. sur une hauteur de 1m,50. Il était partout voûté en plein cintre et muni de regards placés de 40 en 40 mètres. Il n'est pas possible de rien imaginer de plus majestueux que, ce viaduc de la Catada, dans lequel le luxe architectural ire cède en rien à la grandeur des proportions et à l'élégance des formes. A l'origine même de l'aqueduc, au pied du mont Zeugitanus, existait un temple destiné à consacrer la source. Deux galeries arquées, formées de colonnes d'ordre corinthien supportaient 24 coupoles et encadraient 24 niches destinées sans doute aux statues, des naïades et des crénées des fontaines. Au centre de l'aréa un superbe bassin recevait les eaux de la source, qui semblaient s'y recueillir un instant avant de prendre leur cours vers les citernes de Carthage où, mêlées à celles du mont Zucarus, elles allaient se verser en flots limpides, après avoir parcouru dans leur lit artificiel une distance de 90 kilomètres. L'étendue de ces travaux hydrauliques est imposante. En effet, l'aqueduc de Septime-Sévère allait prendre la source du mont Zucarus à 34 kilomètres en amont de celle du mont Zeugitanus, en sorte que le développement total des aqueducs atteignait 124 kilomètres, et l'on peut même dire 132 kilomètres, si l'on tient compte des aqueducs de captation secondaire. Sur ce parcours, les viaducs en grande partie formés d'arcs gigantesques n'avaient pas moins de 17 kilomètres de longueur. D'après les calculs les plus probables, l'aqueduc amenait à Carthage 370 litres d'eau à la seconde, soit 32 millions de litres par jour. Carthage ne put jouir plus de deux siècles des résultats de l'immense travail qui en avait fait la Rome de l'Afrique. En 430, en effet, Genséric vint ravager l'Afrique à la tête de ses Vandales. Carthage succomba en 439, après huit années d'une résistance héroïque, durant laquelle l'aqueduc fut coupé par les assiégeants. La ville, saccagée par les barbares, devint alors vandale et le resta pendant un siècle, bien qu'en 455 Genséric l'ait quittée pour aller piller Rome. En 532, Bélisaire, général de Justinien, reprit Carthage sur Gélimer, roi des Vandales, et dès lors cette ville fut et demeura ville byzantine jusqu'à l'invasion sarrasine conduite par Hassan, gouverneur de l'Égypte. Depuis ce moment, Carthage n'a été qu'un champ de bataille presque continuel jusqu'à sa destruction finale. Étrangers et hordes indigènes se l'arrachaient et la ravageaient à l'envi. Saint-Louis s'en empare et y meurt. Charles-Quint, après la prise de Tunis, en 1535, occupe tout le pays et Carthage devient une carrière servant à la construction des villes modernes ; déjà des Espagnols avaient emporté une multitude de colonnes de marbre et d'autres matériaux destinés aux églises de la péninsule. L'aqueduc de Zaghouan, de plus en plus exploité, ne tarde pas à être entièrement détruit dans les plaines de Tunis ; ses eaux, coulant au hasard, sont reprises et utilisées par les habitants du pied de la montagne d'où elles s'échappent et sont ainsi entièrement perdues pour les villes qu'elles auraient pu alimenter. Les Arabes n'ont jamais fait que détruire. Ils n'ont rien su créer de grand dans le nord de l'Afrique, encore moins entretenir ce qui existait déjà. Ce fut seulement en 1850 que le bey Ahmed, ayant bâti son palais et la ville de Mohamdia sur les ruines de l'ancienne Adherculanum, sur le parcours même de l'aqueduc, à mi-chemin entre Carthage et la montagne de Zaghouan, songea à utiliser la belle source de cette montagne en réparant l'aqueduc romain. Il recula cependant devant les dépenses énormes qu'aurait nécessitées ce travail, la plus grande partie des arches étant entièrement écroulées. Seules, celles de la vallée de la Catada étaient en partie conservées, grâce à ce qu'il n'y avait pas de pont sur la rivière pour permettre de charrier les matériaux que les Arabes auraient pu en extraire pour la construction de leurs villes. Il semblait cependant tout indiqué que les eaux qui jadis avaient alimenté Carthage, devaient être employées aujourd'hui pour les besoins de Tunis ; mais l'incurie mahométane n'aurait jamais abouti dans ce travail, s'il ne se fùt trouvé un homme d'initiative et de dévouement pour se consacrer à cette œuvre. En 1859, l'ingénieur français Colin, en parcourant l'aqueduc s'assura de la possibilité d'en utiliser les restes et de lui rendre sa destination première, et ses instances combinées avec celles de M. Léon Roche, alors chargé d'affaires de France à Tunis, décidèrent le bey Muhamed à entrer dans ses vues. Colin, en se chargeant de l'entreprise, consacra ses talents à une œuvre de dévouement et de dilettantisme scientifique pure et simple. Les conditions qu'il fit au bey étaient si favorables au gouvernement tunisien qu'on a peine à comprendre qu'il ait eu l'audace d'entreprendre une œuvre pareille avec des ressources aussi limitées. Il s'engageait en effet à amener les eaux à Tunis en deux ans, soit de 1860 à 1862, en en dirigeant une partie sur le palais du Bardo, résidence du Bey. Il alla même jusqu'à prendre à ses risques la totalité de l'entreprise pour une somme de 7.800.000 francs payables seulement par annuités de 600 000 francs, s'engageant à fournir 200 litres d'eau par seconde ! Il tint si bien parole que déjà le 3 août 1861 les eaux coulèrent dans les rues de Tunis, et que, le 20 mai 1862, — deux mois avant le terme fixé, — les travaux étaient entièrement terminés. Les difficultés contre lesquelles il eut à lutter furent immenses. En effet, le bey Sidi Mohamed mourut en 1859. Sidi Mohamed Es Sadok, qui lui succéda, se décida, il est vrai, à continuer la restauration de l'aqueduc et fit à M. Colin les plus belles promesses, mais il ne lui fournit aucune garantie sérieuse. Néanmoins, le courageux ingénieur continua à pousser les travaux avec la plus grande activité, malgré toutes les manœuvres contre lesquelles il eut sans cesse à lutter, malgré les préjugés et les jalousies des fonctionnaires, la haine et les menaces des indigènes, qui lui suscitaient d'incessantes difficultés. Rien ne put briser son énergie et sa foi dans la réussite, mais il fallut beaucoup de temps avant que ces dispositions changeassent. On ne sait ce qu'on doit le plus admirer, de l'immensité de l'œuvre qu'il exécuta dans un pays dépourvu de ressources techniques, ou du courage et de la persévérance qu'il mit à dominer tous les obstacles qu'on lui opposait. Il eut à rebâtir certaines parties des viaducs de la Catada qui étaient écroulées[1], à établir des siphons en fonte pour franchir les vallées, à restaurer ou à reconstruire l'aqueduc maçonné destiné à recevoir les eaux. Tous ces travaux ont aujourd'hui subi l'épreuve du temps. Il est maintenant prouvé combien peu fondées furent les critiques dont même la colonie européenne de Tunis avait cru devoir se faire l'écho. Loin d'avoir — ainsi qu'on l'a prétendu — gagné une fortune à cette entreprise, Colin fut, au contraire, entièrement ruiné, et cela d'autant plus qu'il a été le seul à tenir ses engagements. Dans l'œuvre grandiose qu'il a exécutée et qui devrait lui valoir un monument, il fut habilement secondé par M. l'ingénieur Caillat, qu'il chargea de la surveillance des travaux, et que je tiens à remercier ici pour l'obligeance avec laquelle il a bien voulu mettre à mon service les importants documents qu'il a réunis dans l'exécution du grand œuvre auquel il a si largement collaboré, et pour les renseignements si précis qu'il a bien voulu me donner sur place. Aujourd'hui, l'aqueduc de Carthage est appelé à rendre de nouveaux services. La plupart des citernes qui se voient encore sur l'emplacement de l'antique cité sont ruinées, mais l'une de ces immenses constructions subsistait presque entièrement conservée. Elle forme un rectangle de 128 mètres de longueur sur 37 de largeur. Elle est divisée en dix-huit piscines transversales, voûtées, et séparées par de gros murs, dans lesquels des séries de trous placés sur un même niveau semblent avoir été destinés à recevoir des poutraisons qui sans doute supportaient un plancher. De ces piscines, les unes étaient en partie remplies de terre, d'autres servaient d'abri aux troupeaux, d'autres, recevant les eaux de pluie, servaient de citernes aux Arabes et d'abreuvoir au bétail. L'ensemble du monument était dans un si bon état de conservation, qu'il devait suffire de peu de chose pour le rendre à sa destination première, car sur les parois des piscines, le stuc était encore en grande partie intact, et deux voûtes seulement étaient entièrement écroulées. On voit encore le canal maçonné qui, jadis, amenait à ces citernes les eaux de l'aqueduc, ou peut-être seulement le trop-plein du grand réservoir supérieur[2]. Une étroite et profonde coupure, pratiquée dans le roc, servait de canal de décharge et permettait de mettre à sec la totalité des piscines. Il était donc manifeste qu'avec une dépense relativement modérée on pouvait tirer de ce monument un parti utile, et l'administration actuelle eut l'idée d'en faire un réservoir central destiné à alimenter les plaines qui entourent la colline de Carthage. La restauration de cette citerne a donc été exécutée en 1888, et l'on établit une canalisation en fer pour y conduire les eaux de l'aqueduc de Tunis ; de là, elles s'écouleront naturellement vers le port de la Goulette et la Marsa et jusque dans tous les villages et les nombreuses villas qui peuplent aujourd'hui l'ancien emplacement de Carthage et de sa banlieue. Ce travail, déjà très avancé en 1888, doit être aujourd'hui achevé. Quel respect n'inspirent pas les travaux des Romains, lorsqu'on songe qu'après avoir résisté à tant de siècles d'oubli, ces citernes peuvent, de nos jours encore, comme sous les successeurs des Antonins, voir tourbillonner entre leurs murailles immenses les eaux sacrées du mont Zeugitanus, et, comme jadis, les verser en flots bienfaisants sur les plaines et les coteaux de Carthage, pour rendre la vie à ce pays, jadis si peuplé, qu'une longue période de barbarie avait converti en désert. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] On distingue facilement les parties qui ont été reconstruites, car il n'a pas été possible d'y mettre le luxe des Romains, ni d'en raccorder les lignes avec les parties qui subsistaient encore. On fut forcé de reconstruire les piliers écroulés avec des matériaux quelconques, en utilisant toutes les pierres qu'on pouvait rassembler. Certains piliers furent refaits en béton, d'autres en simple maçonnerie, en dehors de toute autre considération que celle de la solidité.
[2] Ce grand réservoir dit de la Malkâ mesurait 225 m. de longueur sur 150 m. de largeur ; il était divisé en 24 piscines.