LES DERNIERS JOURS DE JÉRUSALEM

 

APPENDICE.

 

 

Le lecteur trouvera, je pense, quelque plaisir à lire le fragment suivant emprunté au Talmud (traité Ghittin) ; il y verra, dans tous les cas, un très-curieux échantillon du style et de l'érudition des docteurs qui ont compilé cet immense et indigeste recueil.

Rabbi Iokhanan dit : Il est écrit (Proverbes, XXVIII, 3) : Heureux l'homme qui est continuellement dans la crainte ; mais celui qui endurcit son cœur tombera dans la calamité. Pour Kamça et Bar-Kamça, Jérusalem a été détruite. Pour un coq et une poule, a été détruite la tour Royale. Pour un côté de char, Biler a été détruit. Pour Kamça et Bar-Kamça, Jérusalem a été détruite ; car un homme avait pour ami Kamça et pour ennemi Bar-Kamça. Il fait un festin et dit à son serviteur : Va m'inviter Kamça. Il est allé inviter Bar-Kamça. En venant, il trouve ce dernier assis et lui dit : Voyons, cet homme est l'ennemi de mon maître. Que viens-tu faire ici ? Va, sors ! L'autre répond : Puisque je suis venu, laisse-moi là, et je te payerai la valeur de ce que je vais manger et boire. Il lui dit : Non. — Je te donnerai, répondit-il, la demi-valeur du festin. — Non. — Je te donnerai la valeur du festin entier. — Non. — Et il le prit par le bras, le fit lever et sortir. Il (le repoussé) se dit : Puisque les rabbins ici présents ne s'y sont pas opposés, cela prouve qu'ils y ont consenti. Il est donc. allé faire des calomnies auprès du gouvernement et dit à César : Les Juifs se révoltent contre toi. — Qu'est-ce qui le prouve ?Envoie-leur, répondit-il, un sacrifice pour le temple, et tu verras s'ils l'offrent. En effet, on envoya une génisse saine, parfaite ; mais, pendant le trajet un défaut lui fut fait (par le guide) à la mâchoire supérieure, ou selon d'autres sur l'œil. Selon l'usage de notre pays c'est un défaut, selon le leur ce n'en est pas un. Les rabbins étaient d'avis de l'offrir pour maintenir la paix du royaume. Mais Rabbi Zakharias-ben-Akbolos leur objecta : On dira qu'on offre à l'autel des animaux défectueux. On pensa donc qu'il serait bon de tuer celui qui avait amené la victime, pour qu'il ne pût pas redire la décision. Rabbi Zakharias s'y opposa, en objectant qu'on dirait : Celui qui fait un défaut aux victimes est tué. Rabbi Iokhanan dit à ce sujet : La patience de Rabbi Zakharias est cause de la destruction de notre temple, de l'incendie de notre sanctuaire et de l'exil de notre pays.

On a envoyé contre eux (les Juifs) le César Néron. Lorsque celui-ci arriva, il jeta des flèches pour consulter l'oracle. En tirant vers l'est, elles tombaient sur Jérusalem ; vers l'ouest, elles tombaient sur Jérusalem : vers les quatre points cardinaux, elles tombaient toujours de même. Il dit à un enfant : Dis-moi ton verset. L'enfant répondit (Ézéchiel, XXV, 14) : J'enverrai ma vengeance contre Édom par la main de mon peuple d'Israël, etc. Il (le Romain) dit alors : Le Très-Saint, béni soit-il ! veut détruire sa maison propre. Je m'en lave les mains. A l'aide de cet homme, il est allé à la bâte. se fit circoncire (pour s'allier à lui) ; de là sortit Rabbi Meïr.

On envoya contre eux le César Vespasien. Il arrive et assiège la ville trois ans. Il se trouvait dans elle trois hommes puissants : Nakdemon-ben-Gorion, Bar-Kalba-Scheboua (chez lequel on entrait affamé et on en sortait rassasié), et Bar-Ticith-ha-Khsath. Il s'y trouvait des soldats. Les rabbins leur dirent Allons, faisons la paix ensemble. Ils n'acceptèrent pas ; mais ils dirent : Voyons, faisons ensemble un sacrifice. Les rabbins répondirent : Cela ne se peut pas. Les soldats se levèrent alors et brûlèrent des greniers de froment et d'orge, et ils produisirent la famine.

Martha, fille de Boëthus, femme riche de Jérusalem, avait envoyé son serviteur, lui disant : Va m'acheter de la fine fleur de farine. Pendant qu'il va, c'était vendu. Il revient et dit : Il n'y a pas de fine fleur, mais de l'ordinaire blanche. Elle lui dit : Apporte-la. Pendant la marche, c'est vendu ; il revient dire : Il n'y a plus de farine blanche, mais du pain bis. — Apporte-le. Pendant qu'il va, c'est encore vendu ; il revient et dit : Il n'y a plus de pain bis, mais de la farine d'orge. Elle lui dit : Apporte-la. Pendant qu'il va, c'est encore vendu. Elle retira alors ses sandales et se dit : Je vais y aller et voir si je puis trouver de quoi manger. En route il lui vint au talon de la bouse d'animaux, et elle en mourut. C'est à elle que R. Iokhanan-ben-Zakkaï applique ce verset (Deutéronome, XXVIII, 56) : La plus tendre et la plus délicate d'entre vous qui n'aura pas essayé de mettre la plante de son pied sur terre, etc. Selon d'autres, elle mangea des ligues de Rabbi Zaddok, et de dégoût, elle en mourut. Or Rabbi Zaddok jeûna quarante ans, pour empêcher la destruction de Jérusalem. Lorsqu'il mangeait quelque chose, cela se voyait au dehors (tant était grande sa maigreur). Lorsqu'il était assez sain, on lui apportait une figue sèche dont il suçait le jus (ne pouvant rien avaler), puis il la rejetait. Lorsqu'il mourut, on enleva tout l'or et l'argent qu'on jeta dans la rue en disant : A quoi servirait-il ? n'est-il pas écrit : Ils jetteront leur argent par la fenêtre ? (Ezéchiel, VII.)

Abba, chef des sicaires à Jérusalem, était neveu de Rabbi Iokhanan, il fut prié de venir chez lui en secret. Le neveu arriva. Jusqu'à quand, lui dit l'oncle, agirez-vous ainsi, et tuerez-vous le monde par la famine ?Que puis-je faire ? fut la réponse. Si je leur adresse un conseil, on me tuera. — Vois, lui dit (son oncle), tâche de me faire sortir ; peut-être ramènerai-je la paix. — Fais le malade[1], dit-il ; tout le monde viendra ; on te visitera comme un agonisant ; j'apporterai quelque chose qui sente (le mort), que je mettrai près de toi dans le cercueil, et on dira que tu as rendu l'âme. Tes disciples monteront près de toi pour te transporter, mais nul autre, pour qu'on ne reconnaisse pas le stratagème, en te trouvant trop léger. Car ou dit qu'un vivant est plus léger qu'un mort. On agit ainsi : Rabbi Eléazar entra d'un côté, Rabbi Josué de l'autre. En arrivant à la porte, on voulait le percer, pour voir si ce n'était pas un faux mort, mais Abba dit : Les Romains diront : Ils ont même assassiné leur maître. Ils ont voulu alors le presser pour voir s'il crierait. Abba répondit : L'ennemi dira : ils ont écrasé (étouffé) leur maître. La porte fut ouverte et l'on passa. En arrivant an camp, le Rabbi dit : Salut à toi, roi ! Le général répondit : Tu mérites deux fois la mort : 1° je ne suis pas roi et tu m'as nommé ainsi ; 2° si je suis roi, pourquoi n'es-tu pas venu à moi jusqu'à présent ? Le Rabbi répondit : 1° Quant à ce que tu dis que tu n'es pas roi, tu le seras[2] ; si tu ne l'étais pas, Jérusalem ne tomberait pas entre tes mains[3], car il est écrit (Isaïe, X) : Le Liban tombera au pouvoir du puissant. Or, le puissant, c'est le roi, et le Liban, le temple ; 2' si je ne suis pas venu jusqu'à présent, c'est que nos soldats ne laissent pas sortir. Pendant la conversation un messager arrive de Rouie et dit : Viens, l'empereur est mort et les grands de Rome te désirent à leur tête. Je vais partir, dit Vespasien, demande-moi ce que tu veux que je te donne. Le Rabbi répondit : Accorde-moi le salut de labile, de ses savants et de la descendance de la famille de Rabbi Gamaliel ; enfin, un médecin qui guérira le Rabbi Zaddok !

 

 

 



[1] Littéralement, prends ton souffle court.

[2] Josèphe se vante, ainsi que nous l'avons vu, d'avoir adressé lui-même cette prédiction à Vespasien.

[3] Un vieux commentateur juif, anonyme et français (du Xe au XIIe siècle), fait remarquer qu'il est vrai que Vespasien n'a pas pris Jérusalem, puisque c'est Titus qui l'a prise, mais que cependant il y a en une grande part, puisqu'il l'a assiégée trois ans.