LES DERNIERS JOURS DE JÉRUSALEM

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

Archélaüs, fils d'Hérode le Grand et de Malthacé, célébra avec pompe les obsèques du scélérat qui avait été son père ; puis il se rendit à Rome, espérant obtenir de l'empereur Auguste la reconnaissance de la royauté qui lui avait été attribuée par le dernier des nombreux testaments d'Hérode. Auguste prit le temps de peser sa décision et, après avoir mûrement réfléchi, il accorda à Archélaüs la moitié des États de son père, en ne lui permettant de s'attribuer que le titre d'ethnarque.

Avant de prendre cette décision, Auguste avait reçu des dépêches de Quintilius Varus, préfet de Syrie, annonçant la défection de la nation juive. Un mouvement insurrectionnel avait en effet éclaté à Jérusalem, au moment même où le prétendant s'embarquait pour l'Italie. Varus s'était porté en toute hâte sur le théâtre de la rébellion, afin de la comprimer, et après avoir installé une légion dans la capitale, il avait regagné Antioche. Peu après, Sabinus, procurateur de Syrie, arrivait à Jérusalem, et les mesures fiscales qu'il adoptait immédiatement réveillaient toute l'animadversion des Juifs. Après s'être établi de vive force dans les forteresses. Sabinus usa des troupes qu'il avait à sa disposition pour s'emparer du trésor royal, et il se livra sans mesure à des actes que l'avarice la plus tracassière pouvait seule inspirer.

Le jour même de la Pentecôte l'insurrection éclata. Il était arrivé de la Galilée, de l'Idumée, de Jéricho et de la Pérée une foule énorme attirée par la solennité. Elle se laissa facilement entraîner par la population de Jérusalem, et, se divisant en trois fractions, les survenants allèrent prendre position, les uns dans la région de la ville placée au nord du hiéron, les autres au sud, vers l'hippodrome, et les derniers il l'occident, près du palais. De la sorte, les Romains étaient bloqués.

Sabinus, épouvanté, envoya message sur message à -Varus afin d'en obtenir un secours immédiat, qui, suivant lui, pouvait seul empêcher la destruction de la légion qu'il avait sous ses ordres. Puis il se réfugia sur la tour Phasaël, et de là il donna l'ordre d'attaquer, sans oser sortir en personne de l'asile qu'il avait choisi. Les soldats marchèrent sur le temple et eurent d'abord l'avantage, qu'ils perdirent aussitôt que les Juifs retranchés sur les portiques du hiéron, purent profiter de la position dominante qu'ils occupaient.

Pour en finir, on mit le feu aux portiques, et les Juifs, étouffés par les flammes ou forcés en descendant de se jeter sur les épées romaines, périrent en très-grand nombre. Les soldats s'emparèrent alors du trésor appartenant. à Dieu, et que personne ne protégeait plus. Une somme de quatre cents talents environ fut ainsi enlevée, et Sabinus la confisqua presque tout entière ; ce que le vol avait réussi à en distraire lui échappa seul.

Les Juifs, exaspérés par ce qui venait de se passer, prirent les armes en masse et assiégèrent le palais, enjoignant à Sabinus et à sa légion de s'éloigner sur l'heure, sils ne voulaient être passés au fil de l'épée, mais lui promettant la vie sauve s'il obéissait.

Sabinus, comptant sur l'arrivée prochaine de Varus, refusa de céder à cette injonction, non pas qu'il n'eût grande envie de se tirer du mauvais pas dans lequel il se trouvait, mais parce qu'il n'osait se lier aulx promesses qui lui étaient faites.

Une partie des troupes royales avait passé aux insurgés ; l'autre, composée de trois mille Sébasténiens, commandés par Rufus et par Gratus, était restée du côté des Romains.

Varus, au reçu des dépêches de Sabinus, se hâta de courir au secours de la légion menacée, et pour le sort de laquelle il concevait les craintes les plus vives ; à la tête des deux légions dont il disposait, et de nombreux auxiliaires dont il avait mandé les contingents, il marcha sur Jérusalem, qu'il dégagea promptement. Pour l'exemple. il fit crucifier deux mille des insurgés, pensant probablement qu'un pareil acte de rigueur calmerait les plus ardents.

Un corps de dix mille hommes battait- encore la campagne en Idumée ; Varus le força à mettre bas les armes. et après ce dernier succès, il retourna à Antioche.

Ce n'était pas il Jérusalem seulement que les Juifs paraissaient peu disposés à se courber sous le joug romain. Pendant que la succession au trône d'Hérode restait un véritable problème à résoudre, beaucoup d'ambitieux surgissaient de côté et d'autre. Ainsi, en Idumée, un corps de deux mille vétérans de l'armée royale s'insurgeait et avait immédiatement à combattre contre Achiab, cousin du feu roi et partisan des Romains.

A Sepphoris, en Galilée, Judas, fils d'Ézéchias, ancien chef de bandits, forçait les arsenaux royaux, armait de nombreux partisans et cherchait à se saisir du pouvoir souverain.

En Pérée, un certain Simon, serviteur de la maison royale, prenait impudemment la couronne, dévastait Jéricho et le pays d'alentour. Gratus, général de l'infanterie royale, vint à bout de le battre et lui fit couper la tête.

A Betharamphta, le palais bâti près du Jourdain était incendié par d'autres révoltés.

Enfin, il n'y eut pas jusqu'à un berger nommé Athrongæns qui usurpa le titre de roi. Il en vint à ce point d'audace d'attaquer une cohorte romaine qui escortait un convoi de vivres destinés il la légion de Jérusalem, et il réussit à la mettre en déroute, après avoir tué le centurion Arius qui la commandait. Il fallut beaucoup de temps et d'efforts pour mettre fin à cette royauté de mauvais aloi.

On le voit, la Judée entière était le théâtre de troubles et de déprédations incessantes, pendant qu'a Rome Archélaos plaidait sa cause devant Auguste. Cette cause, d'ailleurs, était presque aussi difficile à défendre à Rome qu'en Judée même. En effet, avant la rébellion, Varus avait autorisé les Juifs à envoyer à l'empereur une ambassade chargée de solliciter pour la nation la grâce de conserver son autonomie. Aux cinquante membres de cette ambassade s'étaient joints huit mille Juifs habitant à Rome et ils étaient loin de se montrer favorables aux prétentions d'Archélaüs, qui pour eux, n'était que le fils d'un odieux tyran. Auguste écouta tout le monde, et, après quelques jours de réflexion, il concéda au prétendant, ainsi que nous l'avons déjà dit, la moitié seulement des États de son père, en ne lui accordant d'ailleurs que le titre d'ethnarque, sauf à lui laisser prendre plus tard celui de roi, s'il s'en montrait digne.

L'autre moitié des États d'Hérode fut partagée en deux tétrarchies, attribuées à Philippe et à Antipas. A celui-ci il donnait la Pérée et la Galilée, à Philippe la Batanée, la Trachonite et l'Uranite. Archélaüs restait donc en possession de l'Idumée, de tonie la Judée et de la Samarie.

Archélaüs, une fois de retour en Judée, prouva à ses sujets qu'il n'avait pas oublié leur peu de bienveillance à son égard. Il les traita si mal que Juifs et Samaritains, perdant patience et à bout de résignation, se plaignirent à l'empereur de l'odieuse tyrannie du souverain qu'il leur avait imposé. Archélaüs fut déposé et exilé à Vienne, dans la Gaule. Ses États furent attribués au fisc impérial ; autrement dit, le pays des Juifs fut réduit en province romaine.

Coponius, personnage de l'ordre équestre. y fut immédiatement envoyé avec le titre de procurateur et muni de pleins pouvoirs pour en prendre possession. Pendant son administration, un Galiléen nommé Judas osa le premier donner l'exemple de la rébellion contre la domination étrangère. Il prêcha la révolte parmi les gens du peuple, les traitant de liches s'ils se résignaient à payer le tribut aux Romains, et s'ils reconnaissaient après Dieu des hommes pour souverains.

Tibère avait succédé à Auguste ; un des procurateurs de Judée, nommé par lui, Pontius Pilatus, eut l'idée de faire introduire nuitamment dans Jérusalem les images voilées de l'empereur placées sur les enseignes ; lorsque le jour parut, cette infraction aux lois religieuses de la nation causa un tumulte épouvantable parmi les Juifs. Pilatus était alors à Césarée ; une députation alla l'y trouver pour le supplier de faire enlever au plus vite ces images détestées, et de respecter ainsi les droits qu'ils tenaient de leurs pères. Le procurateur s'y refusa d'abord ; il tenta même d'imposer aux Juifs, par la terreur des supplices, la présence des images impériales au milieu d'eux. Il n'en put venir à bout, tous s'écriant qu'ils aimaient mieux mourir que de transgresser les préceptes de leur religion. Pilatus se vit forcé de céder, et les enseignes sortirent de Jérusalem.

Une autre émeute éclata à propos de l'emploi illicite que Pilatus avait fait du trésor sacré, nommé Collait, pour la mise en état de l'aqueduc qui amenait à Jérusalem l'eau de source prise à une distance de quatre cents stades. Il s'agit évidemment ici du bel aqueduc d'Etham, construit jadis par Salomon, et qui, après mille années d'existence, avait tout naturellement besoin de nombreuses et larges réparations. Prévoyant une scène tumultueuse. Pilatus envoya des soldats déguisés se mêler à la foule des mécontents, avec des bâtons et des armes cachées ; mais ils ne devaient se servir que des hâtons. A un signal convenu. les malheureux Juifs reçurent une grêle de coups qui en tua un certain nombre, beaucoup d'autres ayant péri, étouffés dans la foule qui cherchait à fuir. Cette atroce brutalité fit momentanément taire les criailleries.

Vers cette époque. Agrippa, lits d'Aristobule qui avait été mis à mort par l'ordre de son père Hérode, s'était rendu à Rome pour porter devant Tibère une accusation contre le tétrarque Hérode Antipas, son oncle. La dénonciation ne fut pas accueillie, et le prince juif, se fixant dans la capitale de l'empire, chercha à se concilier la bienveillance des grands et par-dessus tout celle de Caïus Caligula, fils de Germanicus, qui n'était encore qu'un personnage privé. Un jour, dans un festin, Agrippa eut l'imprudence d'exprimer à haute voix le désir de soir Tibère mort et remplacé par Caïus. Ce propos fut répété à l'empereur qui fit arrêter l'imprudent et le jeta dans un cachot où il végéta six mois, jusqu'à la mort de Tibère.

Caïus, une fois maître de l'empire, se hâta de délivrer Agrippa, et il lui transmit, avec le titre de roi, la tétrarchie de Philippe, qui venait de mourir. Cette splendide faveur enflamma l'envie du tétrarque Hérode, poussé d'ailleurs par sa femme Hérodiade, qui lui faisait honte de sa sottise : Tu ne seras jamais roi, lui disait-elle, puisque tu hésites à aller Rome. Si César a fait un roi d'un homme qui n'était rien, comment n'en ferait-il pas autant d'un tétrarque ? Hérode finit par se laisser persuader et s'embarqua pour Ruine. Malheureusement pour lui, Agrippa l'avait suivi en accusateur. et Caligula, pour le punir de son avarice, l'envoya mourir en exil en Espagne, après l'avoir dépouillé de sa tétrarchie, qu'il transmit à Agrippa.

Caligula ne tarda pas à devenir un véritable fou furieux ; il finit par croire qu'il était dieu. et il envoya à Jérusalem Petronius à la tête d'une armée, pour faire placer sa statue dans le temple. Petronius avait l'ordre de mettre à mort qui-couple s'opposerait à l’installation de cette statue, et, en cas de lutte, de réduire en esclavage tous ceux des Juifs qui survivraient. Il partit donc d'Antioche à la tête de trois légions et d'un corps considérable d'auxiliaires. D'abord les Juifs se refusèrent à croire à cette expédition extravagante ; d'un autre côté ceux qui y croyaient étaient incapables d'organiser quoi que ce fût pour la défense commune. La terreur envahit bientôt la population tout entière, car l'armée romaine qui les menaçait venait d'arriver à Ptolémaïs.

Toute la population juive, hommes, femmes et enfants, accourut au-devant de Petronius et se rassembla dans la plaine qui précède la ville. Ils le supplièrent de respecter d'abord les lois de leurs ancêtres, et ensuite d'avoir pitié d'eux-mêmes. Quelque peu touché de cette manifestation, le Romain laissa son armée et la statue de l'empereur à Ptolémaïs, et se rendit en Galilée ; ayant alors convoqué à Tibérias le peuple et les plus grands personnages de la nation, il essaya de leur faire entendre raison. Les Juifs répondirent que, si les préceptes de leur foi religieuse leur interdisaient d'installer l'image de leur dieu même dans le sanctuaire qui lui était consacré, ce n'était certes pas pour qu'ils y fissent entrer la statue d'un homme ; que d'ailleurs il ne leur était pas permis de souffrir parmi eux des images d'êtres animés. Petronius eut beau insister, il trouva tous les Juifs prêts à faire le sacrifice de leur vie et de la vie des leurs, plutôt que de se souiller d'un pareil sacrilège et la conférence n'aboutit à rien.

Quelques jours après, Petronius fit une nouvelle tentative aussi infructueuse que la première ; ému alors et plein d'admiration pour la constance des Juifs, il les congédia en leur disant : Si, avec le secours de Dieu, je parviens à apaiser César, nous conserverons la vie, vous et moi ; sinon je suis prêt à mourir pour racheter l'existence d'une pareille multitude. Des cris de joie et de reconnaissance accueillirent ces paroles, et Petronius retourna sans plus tarder à Antioche ; de là il écrivit à Caligula ce qu'il avait fait. Ce prince, furieux, lui répondit par une condamnation à mort pour prix de sa lenteur à exécuter ses ordres. Heureusement pour Petronius, le navire qui lui apportait la dépêche fatale fut pendant trois mois battu par les tempêtes, tandis que celui qui lui transmettait la nouvelle de la mort de Caligula accomplit la plus heureuse traversée. Si bien qu'il connut l'assassinat de Caligula vingt-sept jours avant. de recevoir la sentence qui le condamnait lui-même.

A Caligula succéda Claude. Agrippa était alors à Rome, et le nouvel empereur se servit de lui comme d'intermédiaire auprès du sénat. Le prince juif réussit assez bien dans la mission délicate qui lui était confiée, pour que Claude lui prouvât sa reconnaissance en lui rendant tous les États de son père, et y ajoutât même la Trachonite et l'Auranite, qu'Auguste avait données à Hérode, et, de plus, la tétrarchie de Lysanias. Le décret fut officiellement signifié à la nation juive. et le sénat reçut l'ordre de le faire graver sur bronze et de le déposer au Capitole dans le tabularium. Claude fit plus encore pour les princes juifs, et Hérode, frère d'Agrippa, fut gratifié du royaume de Chalcis[1].

Ce fut Agrippa qui entreprit la construction de la troisième enceinte de Jérusalem. Il mourut à Césarée avant que l'œuvre ne fût achevée. Il laissait un fils du même nom que lui, mais trop jeune pour pouvoir exercer convenablement les devoirs de la royauté. Peut-être Claude saisit-il ce prétexte pour ressaisir la Judée ; ce qui est certain, c'est que ce pays fut de nouveau réduit en province romaine. Deux procurateurs s'y succédèrent, Cuspius Fadus et Tiberius Alexander ; mais comme ils évitèrent avec soin de rien changer aux institutions nationales, tout le temps que dura leur administration fut complètement pacifique.

Lorsqu'Hérode, roi de Chalcis, mourut, Claude donna ses États à Agrippa le Jeune. Cumanus avait succédé à Tiberius Alexander comme procurateur de Judée ; aussitôt les troubles recommencèrent et de nouveaux malheurs vinrent frapper la nation juive. Voici quelle en fut l'origine. Lors de la célébration de la fête des Azymes, l'affluence était toujours énorme à Jérusalem, et la coutume était d'établir un poste de surveillance sur les portiques du hiéron. Un des soldats romains, de service en cette circonstance, insulta grossièrement la foule qui assistait pieusement à la solennité du jour. — Certus quidam e militibus, reductis vestimentis et corpore deorsum turpiter inclinato, podium Judæis obvertit, et vocem isti figuræ situique convenientem edidit —. Cet affront exaspéra les Juifs, qui coururent implorer Cumanus et réclamer le juste châtiment du soldat qui les avait insultés. Mais les plus jeunes et les plus emportés se saisirent aussitôt de pierres qu'ils lancèrent aux Romains. Cumanus, craignant de se voir attaquer par la population entière, fit prendre les armes aux troupes qui se ruèrent sur le hiéron et en chassèrent les Juifs avec si peu de ménagements et une furie si aveugle, que plus de dix mille personnes moururent étouffées et écrasées dans la foule qui cherchait à s'écouler par les issues trop étroites. De la sorte, cette fatale journée, d'une fête nationale qu'elle devait être, devint un jour de deuil pour toutes les familles.

Peu de temps après, des voleurs de grand chemin ayant pillé, près de Bethoron, les bagages d'un serviteur de l'empereur, nommé Stephanus, le procurateur Cumanus rendit responsables de ce vol les habitants du village auprès duquel il s'était accompli, et les principaux d'entre eux furent conduits en prison. Pendant que l'on procédait à leur arrestation, un soldat fit main basse sur un exemplaire des lois sacrées, le déchira et le jeta au feu. Ce sacrilège révolta la nation entière, qui se transporta à Césarée, pour obtenir du procurateur la punition du coupable. Cumanus dut céder et le soldat fut livré au supplice.

D'un autre côté, les Galiléens et les Samaritains venaient d'entrer en lutte ouverte ; en voici la cause : beaucoup de Juifs s'étaient rendus à Gema, dans la grande plaine de la Samarie[2], pour célébrer une fête religieuse. Un Galiléen fut assassiné et ses compatriotes se soulevèrent en masse à la nouvelle de ce meurtre. Les principaux des Samaritains vinrent en Une supplier Climat-ms d'intervenir. Mais celui-ci avait bien d'autres soucis en ce moment, et il refusa de se mêler de la querelle.

Lorsque le bruit s'en fut répandu à Jérusalem, la foule s'émut et, désertant la solennité, se porta sur la Samarie, sans chef, et malgré les magistrats qui voulaient l'empêcher de commettre une imprudence. Un certain Eléazar, fils de Dinæus, et un autre bandit nommé Alexandre, profitèrent de l'occasion, et se jetèrent sur l'Acrabatène, pillant, tuant et incendiant tout devant eux.

Il n'y avait pas de temps à perdre, et Cumanus, prenant avec lui l'aile des cavaliers sébasténiens, courut contre les dévastateurs qu'il dispersa, après leur avoir tué beaucoup de monde. Quant aux Juifs partis de Jérusalem pour combattre les Samaritains, les principaux personnages de la cité réussirent à les disperser. La plupart rentrèrent dans la ville ; mais beaucoup, dans l'espoir de l'impunité, se répandirent dans la campagne pour s'y livrer au pillage.

Ummidius Quadratus, préfet de Syrie, était alors à Tyr, et les Samaritains vinrent, en suppliants, lui demander de venger leurs désastres. Les Juifs les plus illustres, et le grand prêtre Jonathas, fils d'Ananus, qui d'aventure étaient présents, rejetèrent toute la faute sur les Samaritains d'abord, qui avaient commis un meurtre, et sur Cumanus ensuite, qui avait négligé de punir les coupables.

Quadratus renvoya les parties, en leur disant qu'il ferait lui-même une enquête sur place. Dès qu'il fut arrivé à Césarée, il fit crucifier tous les prisonniers que Cumanus avait faits dans sa petite expédition. De là il se rendit à Lydda, et, sur la dénonciation des Samaritains, il fit trancher la tête à dix-huit Juifs qui avaient pris part à la lutte. Deux des principaux personnages de Jérusalem, avec les grands prêtres Jonathas et Ananias, Ananus, fils de ce dernier, et plusieurs autres nobles Juifs, furent envoyés à Rome en même temps que quelques Samaritains des plus illustres. Cumanus et le tribun Celer[3] reçurent de leur côté l'ordre de partir pour la capitale de l'empire, afin d'y rendre compte de leurs actes. Tout cela fait, Quadratus se rendit de Lydda à Jérusalem, et, après s'être assuré que le peuple célébrait tranquillement la fête des Azymes, il retourna à Antioche.

Agrippa, qui était à Rome, assista aux débats, et prit chaudement la défense des Juifs. L'empereur condamna trois des principaux Samaritains à mort, et Cumanus fut envoyé en exil. Quant à Celer, il fut renvoyé, chargé de chaînes, à Jérusalem pour y être livré aux Juifs, qui étaient autorisés à le décapiter, après l'avoir promené autour de la ville.

Felix, frère de Pallas, fut alors nommé procurateur de la Judée, de la Galilée, de la Samarie et de la Pérée. A la même époque, Agrippa, jusque-là simple roi de Chalcis, se vit attribuer la tétrarchie de Philippe, c'est-à-dire la Trachonite, la Batanée et la Gaulanite, puis la tétrarchie de Lysanias et la province que Varus avait gouvernée.

Peu après, Claude mourait, et Néron montait sur le trône impérial. Il ajouta au royaume d'Agrippa, Abila et Julias, villes de la Pérée, Tarichées et Tibérias, villes de la Galilée. Felix fut maintenu procurateur de tout le reste de la Judée. Il réussit à s'emparer d'Eléazar, le chef des bandits qui, pendant plusieurs années, avaient désolé le pays. Beaucoup de ses partisans furent pris avec lui, et tous furent envoyés vivants à Rome. Quant aux voleurs et aux campagnards qui les secondaient, il en fit crucifier un nombre considérable.

Sous son administration naquit une nouvelle espèce de malfaiteurs qui reçut le nom de sicaires. Ils commettaient des meurtres au milieu de Jérusalem, pendant les jours de fête surtout, se mêlant à la foule et portant des poignards cachés sous leurs vêtements. Ils frappaient leurs ennemis, et ceux-ci une fois tombés pour ne plus se relever, leurs assassins s'associaient ouvertement aux lamentations des assistants. Cela fit que longtemps la crédulité publique les tint à l'abri de tout soupçon. Le grand prêtre Jonathas fut leur première victime ; puis chaque jour fut marqué par des assassinats plus nombreux, si bien que la population entière ne vivait plus que sous l'empire de la plus profonde terreur. Partout. on voyait des ennemis : on ne se fiait plus à ses amis eux-mêmes, et l'on s'écartait d'eux ce qui n'empêchait pas d'être frappé malgré les précautions les plus constantes, tant étaient grandes la promptitude d'action de ces misérables et leur habileté pour se mettre à l'abri.

Enfin à côté des sicaires surgissait une secte plus perfide encore, si leurs mains n'étaient point souillées de sang. Ceux-là, pleins d'astuce et de séduction cachaient leurs desseins sous l'apparence d'une inspiration divine ; parfois ils simulaient la folie, et ils entraînaient dans le désert les hommes crédules auxquels Dieu devait enseigner le moyen de recouvrer leur liberté. Le procurateur Felix ne se méprit pas sur la portée de ces manœuvres qui conduisaient tout droit à l'insurrection. Des troupes d'infanterie et de cavalerie furent mises à la poursuite des coupables, et tous ceux qu'elles atteignirent furent sommairement mis à mort. Parmi ces imposteurs le premier rang fut tenu par un Égyptien, faux prophète et magicien, qui, par les prodiges qu'il accomplissait, réussit à s'entourer de trente mille adhérents, Il les amena du désert jusqu'au mont des Oliviers, s'apprêtant à fondre de là sur Jérusalem et à s'y établir en maître, après avoir massacré la garnison romaine et le peuple. Felix n'hésita pas, il courut au-devant de cette bande, avec tout ce qu'il avait de troupes disponibles et de partisans dans la saine population de Jérusalem. L'Égyptien fut battu à plate couture et réussit à s'enfuir avec peu des siens. Tous les autres furent tués ou faits prisonniers.

Mais il en était alors de la Judée comme d'un corps en proie à une maladie inflammatoire ; quand un membre semble guéri, un autre devient immédiatement le siège du mal. Imposteurs et malfaiteurs réunissaient leurs efforts pour entraîner les autres à la défection, au nom de la liberté. Ils menaçaient de mort tous ceux qui se soumettraient aux Romains, et ils ne cessaient de dire qu'ils feraient libres malgré eux ceux qui accepteraient volontairement la servitude. On le voit, mêmes circonstances, mêmes formules ! La liberté ou la mort ! Ce cri odieux de 93, c'était le cri de ralliement des Juifs, dès le commencement du règne de Néron.

Les maisons des riches étaient pillées dans tout le pays, les propriétaires eux-mêmes étaient assassinés, et des villages disparaissaient chaque jour dans les flammes.

A Césarée, de graves discussions avaient surgi entre les Juifs et les Syriens qui habitaient la ville ; les deux nations s'en disputaient la possession ; les Juifs sous le prétexte qu'elle était l'œuvre de l'un des leurs, Hérode ; les Syriens prétendant que la présence de leur temple et des statues de leurs dieux constatait leur droit de propriété antérieure. De hi discussion on passa rapidement aux conflits armés. Au bout de quelques jours, Felix se rendit au Forum, après une lutte dans laquelle les Juifs avaient eu l'avantage, et il ordonna à tout le monde de regagner chacun son gîte. On ne voulut pas obéir, et les soldats durent intervenir de la manière la plus sanglante. Une fois le calme quelque peu rétabli, les principaux des Juifs et des Syriens furent arrêtés et envoyés à Néron pour qu'il en fit à son plaisir.

Festifs, successeur de Felix, continua la guerre aux pillards et réussit à en diminuer considérablement le nombre. Mais après Festifs vint en Judée le procurateur Albinus, qui ne négligea aucun moyen d'exaspérer encore la haine de la nation. Toutes les exactions les plus éhontées, il les commettait quotidiennement, volant les caisses de l'État comme celles de ses administrés, épargnant à prix d'argent les scélérats avérés, et jetant dans les cachots les honnêtes gens qui n'avaient plus le moyen d'acheter leur liberté.

Cependant l'audace des insurgés allait toujours croissant à Jérusalem, oh les bonnes grâces d'Albinus étaient assurées à quiconque pouvait les payer grassement. C'est ainsi que se formait ouvertement et approchait sans le moindre obstacle l'orage formidable qui devait aboutir à la ruine de la ville. La liberté de la parole n'y existait plus ; tout au plus osait-on encore y penser tout bas !

Certes, Albinus était un grand misérable ; mais Cessius Florus, qui lui succéda, enchérit si bien sur les méfaits de son prédécesseur, que celui-ci fut bientôt regretté par les Juifs, comme le plus honnête et le plus juste des administrateurs. Albinus, scélérat honteux, avait fait tous ses coups à la sourdine ; Florus, au contraire, ne se donnait pas la peine de prendre un masque, et il se glorifiait hautement de toutes les injures qu'il faisait subir à la nation. Comme un bourreau chargé de torturer des condamnés à mort, il n'y eut guère de rapines et de vexations qu'il ne mit en usage. Il ne lui suffisait pas de pressurer, ce n'eût pas été digne de lui ; il dépouillait les villes et réduisait d'un seul coup à la plus profonde misère une population entière. S'il ne faisait pas proclamer partout à son de trompe que chacun était libre de voler, l'effet produit était absolument le même, pourvu qu'il reçût sa part des vols. Il fit si bien, qu'en peu de temps toutes les toparchies devinrent désertes, et que chacun s'empressa d'abandonner le pays de ses pères, pour aller chercher le repos dans des provinces plus heureuses.

Et qu'on ne croie pas que Flavius Josèphe, qui nous sert de guide en ce moment, ait chargé le tableau de couleurs trop exagérées. Tacite n'en dit pas autant que lui sans doute, car voici comment il s'exprime (Hist., lib. V, cap. X) :

Duravit tamen patientia Judæis, asque ad Gessium Florum procuratorem. Sub eo bellum ortum ; et comprimere cœptantem Cestium Gallum, Syriæ legatum, varia prælia ac sæpius adversa accepere. Qui ubi fato aut tædio occidit, missu Neronis Vespasianus fortuna famaque, et egregiis ministris, intra duas æstates, cuncta camporum, omnesque, præter Hyerosolyma, urbes victore exercitu tenebat.

Mais à propos d'Antonius Felix, il dit immédiatement avant (cap. IX) : Claudius, defunctis regibus, aut ad modicum redactis, Judæm provinciam equitibus Romanis aut libertis permisit : e quibus Antonius Felix per omnem sævitiam ac libidinem, jus regium servili ingenio exercuit, Drusilla, Cleopatræ et Antonii nepte, in matrimonium accepta, ut ejusdem Antonii Felix progener, Claudius nepos esset. Or, nous avons vu que l'historien juif Josèphe ne se plaint guère de Felix et réserve toute son indignation pour Gessius Florus. Quelle a donc été la conduite de ce dernier ? Josèphe nous le dit très-explicitement, Tacite se contente de le faire entendre par ces mots significatifs : Duravit tamen patientia Judæis usque ad Gessium Florum procuratorem.

Revenons aux faits.

Tant que Cestius Gallus resta dans son gouvernement de Syrie, personne n'osa lui envoyer une plainte contre Flores. Mais s'étant rendu à Jérusalem pour assister à la fête des Azymes, la multitude, s'élevant à trois cent mille hommes, l'entoura et le supplia de prendre en pitié les malheurs de la nation, déclarant que Flores était la peste et le fléau du pays. Florus, qui accompagnait Cestius, ne fit que rire de ces clameurs ; Cestius calma les Juifs en leur promettant de rendre leur procurateur plus doux, et se dépêcha de retourner à Antioche. Florus l'accompagna jusqu'à Césarée, l'endoctrinant de son mieux, et cherchant à faire naître une guerre contre les Juifs, parce qu'il ne voyait plus d'autre moyen de cacher ses iniquités. Il comprenait en effet que, si la paix n'était pas troublée, il était certain que les Juifs porteraient aux pieds de l'empereur une accusation formelle contre lui ; tandis que, s'il parvenait à les pousser à l'insurrection ouverte, Néron aurait mieux à faire que de s'occuper de leurs misères. Son but unique, à partir de ce moment, fut donc d'amener la nation juive à rompre violemment tous les liens qui l'unissaient à l'empire.

On se rappelle la querelle des Grecs et des Juifs de Césarée, querelle qui avait été soumise à l'arbitrage de l'empereur lui-même. Celui-ci se montra favorable aux prétentions des Grecs et leur accorda la suprématie dans la ville, par lettres patentes qu'ils emportèrent avec eux. Cela se passait le 6 du mois d'Artemisius de l'an XII du règne de Néron, vue du règne d'Agrippa. Ce fut là la cause apparente de la guerre funeste qui devait amener la ruine de Jérusalem.

Les Juifs possédaient une synagogue attenante à un terrain que possédait un Grec de Césarée. A plusieurs reprises ils avaient offert de ce terrain une somme de beaucoup supérieure à son prix réel ; mais toutes leurs propositions avaient été repoussées obstinément. Bien plus, le propriétaire, voulant faire injure aux Juifs, fit construire des boutiques sur son terrain, de façon à ne leur laisser qu'un passage étroit et malaisé pour arriver à la synagogue. Les ouvriers furent maltraités, et Florus réprima les actes de violence commis à leur égard par les membres les plus turbulents de la communauté juive. Leurs coreligionnaires, ayant à leur tête un publicain du nom de Jean, eurent alors la malencontreuse idée d'offrir à Florus une somme de huit talents, pour obtenir de lui que la construction fût abandonnée. Florus prit l'argent. fit toutes les promesses qu'on désirait, et se transporta sur-le-champ à Sébaste, laissant ainsi aux séditieux le soin de se faire justice à eux-mêmes. C'était comme s'il eût vendu aux Juifs la permission d'en venir aux mains.

Dès le jour suivant, un séditieux de Césarée profita du moment où les Juifs étaient assemblés à la synagogue, pour poser à l'entrée de l'édifice consacré une cruche retournée. et y immoler des poules. Les Juifs virent dans cet acte une dérision de leurs lois religieuses, et une profanation du lieu qui était saint pour eux. Les plus raisonnables voulaient se contenter de porter plainte, les plus ardents au contraire s'apprêtèrent à combattre. L'action s'engagea immédiatement, et, malgré les efforts de Jucundus, maître de la cavalerie, pour comprimer le mouvement, les Juifs, battus, enlevèrent leurs livres de la loi et se retirèrent à Narbata, lieu situé à soixante stades de Césarée. Jean alors, accompagné de douze des notables, partit pour Sébaste, et alla se plaindre à Florus de ce qui venait de se passer. Il eut la maladresse de lui parler des huit talents qu'il avait acceptés, et tous furent immédiatement jetés en prison, en punition de ce qu'ils s'étaient permis d'emporter de Césarée les livres de la loi. La nouvelle de ces faits parvint rapidement à Jérusalem, où les esprits s'enflammèrent. Tout cela secondait trop bien le dessein secret de Florus, pour qu'il ne s'empressât pas d'envenimer la querelle. Par son ordre, des émissaires se présentèrent au trésor sacré, d'où ils enlevèrent dix-sept talents, sous le prétexte que l'empereur en avait besoin. Il n'en fallut pas plus pour qu'une terrible sédition éclatât aussitôt, au milieu des clameurs menaçantes et des injures proférées contre Florus. On vit alors les plus irrités promener dans la foule une corbeille et mendier des aumônes pour le procurateur, comme s'il eût été un indigent. Florus, loin de renoncer à ses projets, partit immédiatement pour Jérusalem à la tête d'une armée, afin de faire exécuter ses volontés et de soumettre les mutins par la terreur.

Le peuple accourut au-devant de lui pour le fléchir par son humble attitude ; mais Florus envoya cinquante cavaliers avec le centurion Capito à leur tête, afin de dissiper l'attroupement. Il faisait dire aux Juifs qu'ils eussent à se dispenser de lui montrer des égards mensongers, après l'avoir si grossièrement insulté, et que, s'ils étaient réellement des gens de cœur, ils eussent assez de résolution pour s'attaquer a lui présent, et pour se montrer amoureux de leur liberté les armes à la main, et non plus en paroles. Ces menaces terrifièrent la foule, qui s'enfuit devant les cavaliers de Capito, et rentra en toute hâte dans ses foyers. La nuit se passa tranquillement.

Florus alla s'établir au palais. Dès le lendemain, il fit élever une sorte de tribunal devant la porte, et ayant convoqué les grands prêtres et tous les principaux habitants de la ville, il leur ordonna de lui livrer immédiatement ceux qui l'avaient insulté, sous peine de payer pour eux, s'ils hésitaient à exécuter ses ordres. Tous le supplièrent de se montrer clément, et de ne pas faire retomber sur une population tranquille et pacifique la faute de quelques jeunes écervelés.

Alors Florus, exaspéré, ordonna aux soldats de livrer au pillage la ville haute, et de mettre à mort tous ceux qu'ils rencontreraient. La soldatesque, se sentant justifiée par les excitations du procurateur, se rua incontinent sur la ville, forçant les maisons et égorgeant les habitants. Ceux qu'ils amenaient vivants devant Florus, même les plus modérés étaient battus de verges, puis crucifiés. Le nombre des victimes de ce jour néfaste, hommes, femmes et enfants, s'éleva à trois mille six cents. Et ce qui jamais jusqu'alors n'était arrivé dans l'empire, Florus osa le faire : des Juifs appartenant à l'ordre équestre furent flagellés et livrés ensuite au supplice de la croix.

Le roi Agrippa était en ce moment à Alexandrie ; sa sœur Bérénice, présente à Jérusalem, fut cruellement affectée de ce sanglant événement. A diverses reprises elle envoya les préfets de ses cavaliers et ses gardes du corps vers Florus, pour le supplier de faire cesser le carnage. Celui-ci refusa brutalement de rien écouter ; sous les yeux mêmes de la reine, les soldats frappaient et mettaient à mort tous ceux qu'ils appréhendaient ; ils l'eussent massacrée elle-même, si elle ne se fût réfugiée dans son palais, ou elle passa une nuit d'angoisses, sous l'unique protection de ses gardes. Elle résidait alors à Jérusalem pour rendre grâce à Dieu suivant la coutume de ceux qui, ayant échappé à une grosse maladie ou à un danger quelconque, passaient trente jours en prières, avant d'offrir des sacrifices, s'abstenaient de vin et se rasaient la tête. Elle se résigna à paraître pieds nus et en suppliante devant le tribunal de Florus, cette reine dont la personne n'était plus respectée, et dont la vie même avait été en danger.

Ces affreux événements arrivèrent le 16 du mois d'Artemisius. Le lendemain, la ville haute était envahie par la foule violemment émue, et déplorant avec de grands cris la mort de ceux qui avaient été massacrés. Les clameurs de haine contre Florus dominaient toutes les autres. Les notables et les pontifes, justement effrayés de cette disposition des esprits, déchirèrent leurs vêtements et, se jetant à genoux, supplièrent le peuple de se calmer et de ne pas pousser Florus à de plus cruelles extrémités. La multitude obéit aussitôt, autant par respect pour ceux qui les imploraient, que dans l'espérance que le procurateur cesserait de les maltraiter.

Une fois que tout sembla rentré dans l'ordre, Florus, dont ce calme imprévu dérangeait les projets, s'ingénia pour trouver un moyen de rallumer le feu. Il convoqua donc les pontifes et les plus nobles des habitants de Jérusalem, et leur dit que le seul moyen pour le peuple de prouver qu'il avait abandonné toute idée de rébellion, était d'aller au-devant des troupes qui arrivaient de Césarée. Deux cohortes, en effet, étaient en marche et s'approchaient de la ville. Pendant que l'on convoquait le peuple pour obtenir de lui cette preuve de bon vouloir, Florus envoya en hâte des émissaires aux centurions qui commandaient les cohortes, leur ordonnant de prévenir leurs soldats qu'ils n'eussent à rendre aucun salut aux Juifs, et à tomber immédiatement sur tous ceux qui parleraient mal de sa personne.

Une fois le peuple rassemblé dans le hiéron, les pontifes l'exhortèrent à se porter au-devant des cohortes, et à les accueillir avec bienveillance, afin d'éviter quelque nouveau malheur. Les séditieux refusèrent d'abord d'obéir, et la multitude, sous le coup du deuil qui l'avait frappée, penchait à partager la résistance des plus audacieux.

Alors tous les prêtres, tous les ministres du Très-Haut prirent les vases sacrés et revêtirent leurs robes sacerdotales. Puis, accompagnés des joueurs de harpe et des chantres sacrés, ils se présentèrent au peuple qui tomba à genoux, et le conjurèrent de sauver cet auguste et saint appareil, eu n'irritant pas les Romains, au point de les pousser an pillage sacrilège de tout ce qui appartenait à Dieu. Les pontifes étaient à la tête du cortège, la tête couverte de cendres, la poitrine mie et les vêtements en lambeaux. Interpellant les plus grands personnages par leur nom, et la population en masse, ils les suppliaient de ne pas livrer la patrie, par leur propre faute, à ceux qui en cherchaient la ruine. Ils leur disaient : Quel profit les Romains tireront-ils du salut que les Juifs leur auront adressé ? Et si vous n'allez pas au-devant d'eux, comment aurez-vous satisfaction des maux que vous avez endurés ? Si vous les accueillez bien, vous enlèverez à Florus tout prétexte de guerre, vous sauverez votre pays et vous échapperez à de nouvelles calamités. Ne serait-ce pas le comble de la démence que de vous associer aux haines de quelques séditieux, tandis qu'il est juste que votre multitude leur impose le devoir de suivre votre volonté ?

Le peuple se laissa facilement persuader, et, parmi les séditieux eux-mêmes, quelques-uns cédèrent aux menaces, les autres au respect. On se mit en marche, et lorsque les cohortes arrivèrent, les Juifs les saluèrent. Le salut ne leur fut pas rendu, et aussitôt les séditieux se répandirent en invectives contre Florus. C'était le signal convenu. Sans plus attendre, les soldats tombèrent sur eux à coups de bâton, et les mirent en fuite. Les cavaliers les poursuivirent en les foulant aux pieds de leurs chevaux.

En un instant le désordre fut à son comble ; beaucoup de Juifs furent tués par les Romains, beaucoup périrent dans la presse, étouffés par leurs compagnons. Aux portes de la ville ce fut bien pis encore. Les cadavres y furent bientôt entassés, et tellement défigurés, que personne n'aurait pu reconnaître les siens pour leur donner la sépulture. Les soldats pénétrèrent dans la ville pêle-mêle avec les fuyards, tuant sans miséricorde tous ceux qu'ils parvenaient à saisir, et ils les refoulèrent sur les hauteurs de Bezetha, espérant les dépasser et occuper immédiatement le hiéron et Antonia. De son côté Florus s'empressa de sortir du palais avec les troupes dont il disposait, afin de seconder le mouvement des cohortes, et il se dirigea en toute hâte sur Antonia ; mais il n'y put parvenir, car le peuple, se tournant contre lui, lui barra le passage, et ceux qui garnissaient les terrasses des maisons, accablèrent les Romains de pierres. Ne pouvant répondre aux traits qu'ils recevaient d'en haut, et se sentant incapables de 'percer la foule qui obstruait les rues trop étroites, ils battirent en retraite et coururent chercher un abri dans leur camp du palais.

Les séditieux ne perdirent pas un instant, et, dans la crainte que Florus, en passant par Antonia, ne s'emparât du hiéron, ils se précipitèrent sur les portiques, et en coupèrent tout ce qui était contigu à la forteresse. Ceci refroidit la convoitise de Florus. En effet, il avait soif de s'emparer des trésors sacrés, et c'était pour cette raison seule qu'il voulait passer par Antonia. Une fois qu'il vit les portiques coupés, il renonça à l'attaque projetée, et se montra beaucoup plus humble. Il convoqua les pontifes et le sanhédrin, et leur déclara qu'il allait se retirer de Jérusalem, mais en y laissant une garnison dont il les laissait libres de fixer l'importance. Ceux-ci lui promirent que tout rentrerait dans l'ordre et qu'il n'y aurait plus d'émeute, s'il ne laissait en ville qu'une seule cohorte, autre bien entendu que celle qui avait combattu contre le peuple, et qui était désormais en horreur à cause de tout le mal qu'elle avait fait. Cette cohorte fut changée, suivant leur désir, et Florus se rendit avec le reste des troupes à Césarée.

Florus voulait à tout prix que l'incendie allumé par lui ne s'éteignit pas ; il fit donc à Cestius un rapport entièrement faux, accusant les Juifs d'avoir commencé la lutte, et leur imputant à eux-mêmes les atrocités dont en réalité ils avaient été les victimes. De leur côté les notables de Jérusalem n'eurent garde de se taire. Ils écrivirent à Cestius, et Bérénice lui écrivit avec eux toutes les infamies dont Florus s'était rendu coupable. A l'arrivée de ces dépêches contradictoires, Cestius délibéra avec les chefs de corps. Quelques-uns d'entre eux étaient d'avis que le préfet de Syrie partit à la tête de l'armée et se rendit à Jérusalem pour châtier les rebelles, s'il y en avait, ou pour encourager les Juifs à rester dans le devoir à l'égard des Romains. Cestius aima mieux envoyer en Judée un de ses amis, qui pût ouvrir une enquête sur les faits et l'édifier fidèlement sur l'état des esprits. Ce fut au centurion Neapolitanus qu'il confia cette mission délicate. Celui-ci se mit incontinent en route, et il rencontra en chemin le roi Agrippa revenant d'Alexandrie. L'entrevue eut lieu près de Iamnia, et Neapolitanus dit au monarque d'où il venait, où il allait et ce qu'il était chargé de faire. Là aussi ne tardèrent pas à arriver les pontifes, les grands et le sanhédrin, qui venaient présenter leurs félicitations au roi. Après les salutations d'usage, tous commencèrent à gémir sur leurs malheurs, et à raconter les actes inhumains de Florus. Agrippa en fut indigné, et cependant, tout en déplorant le triste sort des Juifs, il s'emporta contre eux, leur reprochant leurs ardents désirs de représailles et leur soif de vengeance, comme s'ils n'avaient reçu aucune injure. Les auditeurs d'Agrippa, qui avaient intérêt à désirer la paix, comprirent qu'il n'y avait que de la bienveillance au fond des paroles amères du roi. Tous ensemble continuèrent à marcher vers Jérusalem, et le peuple entier accourut au-devant d'Agrippa et de Neapolitanus, jusqu'à une distance de soixante stades, pour leur faire honneur. Mais les veuves des malheureux qui avaient été massacrés prirent les devants en poussant des cris de douleur, auxquels répondirent aussitôt les lamentations du peuple implorant la protection d'Agrippa. A Neapolitanus, tous vociféraient les traitements que Florus leur avait infligés, et, une fois entrés en ville, ils lui montrèrent le forum désert, les maisons dévastées. Puis, à leur prière, Agrippa persuada à Neapolitanus de parcourir, suivi d'un seul serviteur, la ville entière jusqu'à Siloé, afin de s'assurer de ses propres yeux que les Juifs étaient loin d'en vouloir aux Romains, et qu'ils n'avaient de haine que pour Florus, leur bourreau. Lorsque le centurion, par cette promenade, eut acquis la certitude que la population de Jérusalem était calme et bienveillante, il se rendit au hiéron. Le peuple y fut aussitôt convoqué, et Neapolitanus le félicita chaudement de sa fidélité à l'empereur. Il l'exhorta de toutes ses forces à conserver la paix, et, après avoir honoré le temple de Dieu autant qu'il était en son pouvoir de le faire, il partit pour aller rendre compte de sa mission à Cestius.

Alors la population tout entière se porta vers le roi, les pontifes en tête, pour supplier le monarque d'envoyer à Néron une députation chargée de dénoncer les actes de Florus, et d'empêcher ainsi qu'on ne prit leur silence pour un symptôme de défection. Ils affirmaient d'ailleurs, avec raison, que les premiers torts leur seraient nécessairement imputés, s'ils ne prouvaient clairement quel était le vrai coupable. Ils ajoutaient enfin que le seul moyen de les maintenir dans le calme était de ne pas empêcher le départ de ces députés. Cette requête mit Agrippa dans un grand embarras : d'un côté il lui paraissait scabreux de choisir les accusateurs de noms ; de l'autre il comprenait qu'il ne pouvait, dans son propre intérêt, laisser les Juifs s'opiniâtrer dans leurs idées guerrières. Il convoqua donc le peuple au Xystus, et là, en présence de sa sœur Bérénice qu'il avait placée sur la terrasse de la maison des Asmonéens, il adressa une longue harangue à la foule.

Josèphe, auquel, je n'ai pas besoin de le répéter, j'emprunte tous les faits de ce long récit, Josèphe nous donne, à propos de la maison des Asmonéens, un détail des plus précieux ; le voici : Car cette maison (la maison des Asmonéens) était au-dessus du Xystus, à l'extrémité de la ville haute, et un pont reliait le hiéron au Xystus. Aujourd'hui cette description topographique est claire comme le jour. Le pont est placé, sans incertitude possible, à la belle arche ruinée de l'angle sud-ouest du Haram-ech-Cherif. Le Xystus, c'est la place plantée de figuiers de Barbarie qui s'étend depuis le ravin du Tyropocon, que traversait le pont, jusqu'à l'escarpement de Sion. Là partout où le roc vif ne forme pas une face d'escarpe bien continue, il est encore couronné de constructions particulières, dont l'une a très-certainement pris la place de la maison des Asmonéens.

Revenons maintenant au discours d'Agrippa. Ce prince fut très-loin de flatter les passions de ses auditeurs ; il argumenta en véritable rhéteur, pour essayer de leur prouver que ce qu'ils avaient de plus sage à faire, c'était de se montrer patients, et d'éviter toutes chances de guerre avec l'empire. C'était, leur dit-il, lorsque, pour la première fois, Pompée envahit la Judée, qu'il fallait tout faire pour repousser l'intervention romaine. Nos pères et leurs rois, qui étaient plus riches, plus forts et plus braves que vous, ne purent résister à une parcelle de la puissance romaine ; et vous, qui avez hérité du devoir d'obéir, vous qui êtes si inférieurs en tout à ceux qui ont les premiers appris à plier, vous auriez la folle prétention de résister à l'empire romain tout entier ?

On le voit, si ces paroles ont été prononcées en réalité, Agrippa ne perdait pas son temps à employer les phrases mielleuses pour gagner la cause qu'il plaidait, et qu'il regardait sans doute comme désespérée, vu l'état des esprits, état qu'il ne pouvait méconnaître.

Il termina par ces mots : Si vous n'avez pas pitié de vos enfants et de vos femmes, ayez au moins pitié de cette métropole et de l'enceinte sacrée ! Vous épargnerez le hiéron et vous conserverez pour vous-mêmes le temple et nos sanctuaires. Car les Romains vainqueurs cesseront de les respecter, si vous ne témoignez aucune reconnaissance pour la magnanimité avec laquelle ils les ont épargnés jusqu'ici. Je prends à témoin tout ce qui est sacré pour vous, les saints anges de Dieu et notre patrie commune, que je n'aurai rien négligé de ce qui pouvait vous sauver. Quant à vous, si vous écoutez mes sages conseils, vous vivrez en paix avec moi ; si au contraire vous acceptez ceux de votre colère insensée, je ne vous suivrai pas dans cette voie périlleuse.

En prononçant ces dernières paroles, Agrippa fondit en larmes, et sa sœur comme lui. Il avait en grande partie calmé l'ardeur des assistants : tous s'écrièrent que ce n'était pas aux Romains, mais bien à l'infâme Florus qu'ils voulaient faire la guerre. Le roi leur répondit : Vous vous êtes conduits en rebelles ; car vous n'avez pas payé le tribut dû à César, et vous avez coupé les portiques qui se reliaient à Antonia. Vous ne pouvez effacer le souvenir de ces actes de rébellion ouverte, qu'en rétablissant les portiques et en payant le tribut. Car Antonia n'est pas à Florus, et vous ne payez rien à Florus.

Le peuple consentit, et montant au temple avec le roi et sa sœur Bérénice, ils se mirent à l'œuvre, pendant que les notables et les décurions parcouraient les rues de la ville, afin de recueillir le tribut. En très-peu de temps les quarante talents qui étaient dus furent ramassés, et Agrippa réussit ainsi, pour cette fois, à écarter l'orage qui menaçait Jérusalem.

Malheureusement, entrainé par ce premier succès, il essaya d'obtenir plus encore, et il eut l'imprudence de réclamer du peuple l'obéissance aux ordres de Florus, jusqu'au moment où l'empereur lui aurait donné un successeur. Cette demande malencontreuse réveilla toutes les passions et exaspéra les Juifs, qui insultèrent le roi et lui enjoignirent de quitter la ville au plus tôt. Quelques-uns même des séditieux osèrent lui jeter des pierres. Agrippa, jugeant qu'il n'avait plus aucune chance de les apaiser, et furieux d'ailleurs des outrages qu'il avait reçus, se contenta d'envoyer à Césarée, auprès de Florus, les plus illustres des habitants de Jérusalem, avec prière de choisir parmi eux ceux qu'il voudrait déléguer à la perception de l'impôt. Cela fait, il se hâta de rentrer dans ses États.

Vers cette époque, une troupe des partisans de la guerre à tout prix s'empara par ruse de la forteresse de Massada, en massacra la garnison romaine, et s'y établit. Au même moment, Éléazar, fils du pontife Ananus, jeune homme plein d'audace, et qui était alors chef des troupes, persuada aux prêtres chargés des cérémonies du culte, de ne plus accepter ni présent, ni victime venant de toute personne étrangère à la nation juive. Ce fut là le vrai signal de la guerre ; car, à partir de ce moment, les prêtres refusèrent de sacrifier au nom des Romains et de l'empereur. Les pontifes et les grands essayèrent de les faire revenir de cette décision ; tous leurs efforts furent vains, tant la confiance des rebelles était grande dans leurs propres forces et surtout dans l'énergie de leur stratège Eléazar.

Les pontifes, les notables et les plus illustres membres de la secte des Pharisiens tinrent alors conseil, comme cela avait lieu dans les conjonctures les plus graves ; et ayant résolu de forcer le peuple à exprimer sa volonté, ils le convoquèrent devant la porte d'airain, porte placée dans le hiéron intérieur, et faisant face à l'orient. Ils leur reprochèrent alors avec indignation leur rébellion téméraire, et leur firent voir les malheurs qu'ils attiraient sur la patrie ; ils leur montrèrent l'absurdité du prétexte qu'ils prenaient pour agir de la sorte, en leur rappelant que leurs ancêtres avaient nombre de fois orné le naos des présents apportés par les étrangers, bien loin de refuser ces présents. Que jamais ils n'avaient commis l'impiété de rejeter les victimes offertes par qui que ce fin. Que les offrandes consacrées par les étrangers étaient dans le hiéron pour le prouver, et qu'elles y existaient depuis un temps immémorial. Que quant à eux, ils attiraient sur eux-mêmes les armes des Romains, en se permettant de s'immiscer dans les pratiques des cultes étrangers, et qu'ils allaient rendre leur ville coupable d'impiété, au péril de leur propre vie, s'ils cherchaient à établir que chez les Juifs seuls il n'était pas permis aux étrangers d'immoler des victimes et d'adorer Dieu. Que c'était le comble de la folie d'appliquer une semblable loi d'interdiction aux Romains et à César. Qu'il était à craindre que ceux qui refusaient de laisser immoler des victimes pour l'empereur, ne se vissent bientôt dans l'impossibilité d'en immoler pour eux-mêmes, et que Jérusalem ne tombât sous la réprobation de l'empire, si, ne revenant au plus vite à des idées plus saines, ils ne permettaient l'oblation des victimes étrangères, et s'il n'était donné satisfaction d'une pareille injure, avant qu'elle ne fût connue de ceux à qui elle était adressée.

Les prêtres les plus expérimentés eurent beau rappeler les exemples de leurs ancêtres. Pas un des dissidents ne se laissa persuader, pas un des ministres de l'autel ne voulut prêter son concours, tant ils avaient à cœur de faire éclater la guerre. Il n'y avait plus d'espoir, et les plus illustres personnages, comprenant le danger qui les menaçait, n'eurent plus dès lors qu'une pensée, celle de se mettre à l'abri. Ils se hâtèrent donc d'envoyer des députations vers Florus et vers Agrippa. A la tête de la première était Simon, fils d'Ananias ; de la seconde, Saül, Antipas et Costobarus, parents du roi. Ils les suppliaient d'accourir à Jérusalem avec une armée, et de comprimer ainsi la rébellion, avant qu'elle ne prit des proportions qui la rendraient plus difficile à étouffer. Florus fut ravi de la nouvelle ; car c'était ce qu'il désirait le plus au monde. Il ne fit donc aucune réponse à la députation qu'il avait reçue. Quant à Agrippa, tant par intérêt pour les rebelles, que pour ceux contre lesquels la rébellion venait de naître, désirant conserver les Juifs aux Romains, et aux Juifs le temple et la métropole, sûr d'ailleurs qu'on ne lui ferait pas un crime de sa détermination, il envoya au secours du peuple trois mille cavaliers, Auranites, Batanéens et Trachonites, ayant à leur tête Darius, et pour commandant Philippe, fils de Iakim.

A l'arrivée de ce secours, les pontifes, les grands et tous ceux qui désiraient la paix, occupèrent la ville haute, laissant la ville basse et le temple entre les mains des séditieux. Le combat s'engagea immédiatement à l'aide des armes de jet. Toutes les fois que les deux partis effectuaient une sortie hors de leurs lignes, les séditieux l'emportaient par leur audace, les royaux par leur expérience de la guerre. Ces derniers avaient pour but spécial de s'emparer du hiéron et d'en expulser les profanateurs. Les partisans d'Éléazar, de leur côté, s'efforçaient d'enlever la ville haute. La lutte et le carnage durèrent sept jours entiers, sons qu'aucune des parties belligérantes gagnât ou perdit un pouce de terrain.

Le jour suivant, pendant qu'on célébrait la fête des Xylophories, dans laquelle il était de coutume que chacun apportât une grande quantité de bois pour le service de l'autel, sur lequel le feu ne devait jamais s'éteindre, ceux qui occupaient le hiéron empêchèrent leurs adversaires de s'acquitter de leurs saints devoirs du jour. Puis entraînant avec eux un grand nombre de sicaires (nous avons déjà dit ce qu'étaient ces assassins qui portaient des poignards cachés dans leurs vêtements), ils attaquèrent la ville haute. Vaincus par le nombre et l'audace des assaillants, les royaux durent évacuer la place. Les autres alors mirent d'abord le feu à la demeure du pontife Ananias et au palais d'Agrippa et de Bérénice. Puis ils se ruèrent sur les archives dans le dessein d'anéantir tous les titres de créance et les dettes, afin de gagner à leur parti tous les débiteurs, et de pousser les pauvres à traiter plus rudement les riches. Les gardiens des archives prirent aussitôt la fuite, et l'incendie. dévora le dépôt qui leur avait été confié. Ce fut alors que l'on courut sus a tout ce que la ville renfermait de distingué. Quelques-uns des grands et des pontifes se cachèrent dans les égouts, les autres suivirent les royaux et se renfermèrent avec eux dans le palais. Du nombre de ces derniers était le grand prêtre Ananias, son frère Ézéchias, et ceux qui avaient fait partie de la députation envoyée auprès d'Agrippa.

Fiers de leur victoire, et satisfaits de la destruction qu'ils avaient opérée, les rebelles se reposèrent.

Le lendemain, 15 du mois de Loüs, ils attaquèrent Antonia, et après deux journées d'efforts incessants, ils s'en rendirent maîtres et en massacrèrent les défenseurs. Puis ils mirent le feu à la forteresse. Vint alors le tour du palais, dont ils commencèrent l'attaque sur quatre points différents. Les royaux, effrayés de l'énorme multitude qui les bloquait, n'osèrent tenter de sortir, mais firent subir, du haut de leurs murailles, des pertes énormes aux assiégeants. Nuit et jour on continua de combattre de cette façon ; les insurgés, espérant que la faim leur donnerait raison de leurs adversaires ; ceux-ci, que la fatigue des assaillants les forcerait à renoncer à leur projet.

Sur ces entrefaites, un certain Manahem, fils de Judas, surnommé le Galiléen — ce Judas était un sophiste ardent qui, au temps où Quirinius vint en Judée, avait reproché avec violence aux Juifs la lâcheté dont ils faisaient preuve en reconnaissant les Romains pour leurs maîtres, quand ils n'avaient d'autre maure que Dieu —, Manahem, dis-je, escorté de quelques Juifs de distinction, se rendit à Massada. Il y pilla les arsenaux, et ayant trouvé de quoi armer la populace et une troupe de voleurs avérés, dont il fit ses gardes du corps, il rentra à Jérusalem, affectant des airs de roi ; les séditieux le prirent aussitôt pour chef, et il s'empressa de diriger le siège du palais.

Les soldats de Manahem n'avaient pas de machines de guerre ; ils ne pouvaient saper les murailles par la base, à cause des traits dont les accablaient les défenseurs. Ils imaginèrent alors de pousser de loin une galerie de mine sous une des tours, et d'étayer la galerie avec des bois de soutènement, auxquels ils mirent le feu. Quand tous les étais furent consumés, la tour s'écroula avec fracas ; mais une seconde muraille parut derrière celle qui venait de tomber. Les royaux avaient deviné le projet des assiégeants, ou bien ils avaient reconnu que la tour était ébranlée par un travail de mine. Quoi qu'il en soit. ils s'étaient empressés de construire une muraille intérieure. A la vue de celle-ci, les assiégeants, qui se croyaient déjà maîtres de la place, furent pris de consternation. Les assiégés, devinant cette disposition de leurs esprits, parlementèrent aussitôt et ne réclamèrent que la faculté de se retirer avec la vie sauve. La capitulation fut acceptée, mais pour les royaux et les Juifs seulement. Les Romains enfermés dans la place en étaient expressément exclus. Les premiers se hâtèrent de sortir, laissant là les malheureux Romains dans l'abattement et le désespoir. Tenter de se frayer un passage à travers une pareille multitude, il n'y fallait pas penser ! Demander grâce, c'était une ignominie. Et d'ailleurs pouvaient-ils se fier à la parole de pareils adversaires ? Ils abandonnèrent donc immédiatement leur casernement et se réfugièrent dans les trois grandes tours Hippicus, Phasaël et Mariamne. Les partisans de Manahem se ruèrent sur le camp de la cohorte avant que l'évacuation en fût complète. Tous les Romains qui n'avaient pu entrer encore dans les tours en question, furent massacrés ; tous les bagages fuirent pillés. et le camp fut détruit par le feu. Cela se passait le 6 du mois de Gorpiæus.

Le lendemain, le pontife Ananias et son frère Ézéchias furent trouvés cachés dans l'aqueduc du palais, et mis incontinent à mort. Les séditieux commencèrent alors le siège des trois tours, dernier refuge des Romains, en prenant toutes les précautions imaginables pour que pas un seul de ces malheureux ne pût leur échapper. Les succès de Manahem, c'est-à-dire la mort du grand prêtre Ananias et la prise du camp de la cohorte, le rendirent fou d'orgueil. Convaincu qu'il n'avait pas d'égal en habileté militaire, il devint un tyran insupportable. Les partisans d'Eléazar ne tardèrent pas à s'insurger contre leur nouveau maître, qu'ils trouvaient de moins bonne condition qu'eux-mêmes. Ils se disaient qu'il serait honteux pour [les gens que l'amour de la liberté poussait à rompre en visière avec les Romains, de sacrifier cette liberté si chèrement achetée, au premier venu de leurs concitoyens. Tous tombèrent d'accord que, s'il y avait nécessité de se donner un souverain, tout autre valait mieux que Manahem. Comme celui-ci se rendait au temple pour accomplir une cérémonie religieuse, revêtu d'une robe royale et entouré de ses satellites en armes, les amis et les partisans d' Eléazar l'assaillirent, et le reste du peuple, le voyant attaqué, se mit à lui lancer des pierres, espérant que, lui mort, tout dissentiment disparaitrait. Manahem et les siens résistèrent un instant ; mais voyant qu'ils avaient tout le monde contre eux, chacun chercha à s'enfuir comme il put : tous ceux qui fuirent saisis furent immédiatement égorgés, et l'on se mit à la recherche de ceux qui avaient réussi à s'échapper. Quelques-uns parvinrent à se réfugier secrètement à Massada, et parmi eux se trouvait Eléazar, fils de Jaïr, parent de Manahem, qui s'illustra plus tard, lors de la prise de Massada par Flavius Sylva. Quant Manahem, il s'était enfui à Ophel, où il s'était honteusement caché. Il y fut saisi. et on lui fit subir les plus cruelles tortures, avant de le mettre à mort. Ceux qui commandaient sous ses ordres furent traités de même, et, plus que tous les autres, un certain Absalom, ministre indigne de cette tyrannie éphémère.

Après le meurtre de Manahem, le siège des tours occupées par les Romains fut poussé avec plus de vigueur encore par les insurgés, malgré les supplications du peuple, dont l'instinct redoutait une catastrophe qui le frapperait lui-même, tout innocent qu'il fût. Le moment ne tarda pas à venir où toute résistance devint inutile, et Metilius, éparque des Romains (c'était le chef de la cohorte assiégée), envoya un parlementaire à Eléazar et à ses compagnons pour demander à se rendre, en livrant armes et bagages, mais en conservant la facilité de se retirer avec la vie sauve. Les insurgés acceptèrent immédiatement ces conditions, et chargèrent Gorion, fils de Nicodème, Ananias, fils de Saddoc, et Judas, fils de Jonathas, de transmettre aux Romains leur parole qu'ils seraient respectés. La capitulation conclue, Metilius sortit sans perdre de temps avec tous ses soldats. Tant que ceux-ci eurent encore leurs armes sous la main, personne ne fit mine de les insulter ; mais aussitôt que les boucliers et les épées eurent été livrés sans méfiance aucune, les partisans d'Eléazar fondirent sur ces hommes désarmés et les massacrèrent impitoyablement. Les malheureux ne firent aucune résistance, ne s'abaissèrent à aucune supplication, mais se contentèrent d'invoquer la foi jurée, si indignement trahie. Tous périrent, à l'exclusion de Metilius, qui se déshonora par ses lâches prières, et s'engagea à se faire circoncire et à embrasser le judaïsme, si on lui laissait la vie.

Cette trahison infâme, qui ne coûtait que quelques centaines d'hommes à l'empire romain, coûtait bien plus cher aux Juifs, car ils y perdaient, en un moment d'aveugle fureur, tout l'honneur de leurs armes, et ils préludaient ainsi à la ruine de leur nationalité. C'en était fait désormais, et la guerre était inévitable.

La population paisible de Jérusalem comprit toute l'horreur du crime qui venait de s'accomplir, et le déplora ouvertement, en proie à la terreur que lui inspiraient les représailles certaines dont elle aurait à souffrir, quand l'heure de l'expiation sonnerait. Les modérés disaient hautement, et sans se cacher, que quand bien même les Romains renonceraient à toute vengeance de ce massacre odieux, la colère du Tout-Puissant châtierait les coupables. C'était effectivement pendant une sainte journée du sabbat que le meurtre des Romains avait eu lieu.

Le même jour, et à la même heure, comme par un décret de la Providence, tous les Juifs habitants de Césarée étaient égorgés, au nombre de plus de vingt mille. Il n'en resta pas un seul dans la ville, car Florus fit poursuivre ceux qui avaient réussi à fuir, les fit charger de chines et jeter sur les navires de la flotte.

A la nouvelle du massacre de Césarée toute la nation juive se souleva avec fureur, et la dévastation fut à l'ordre du jour dans le pays entier. Toutes les bourgades syriennes et jusqu'aux grandes villes furent mises à feu et à sang. Au nombre de ces dernières il faut compter d'abord Philadelphie, Hesbon. Gerasa, Pella et Scythopolis. Après elles Gadara. Hippo et les villes de la Gaulanite eurent le même sort. Les bandes juives se dirigèrent ensuite sur Kedasa des Tyriens (Kadès) et Ptolémaïs, Gaba et Césarée. Ni Sébaste, ni Ascalon ne purent résister à leurs attaques : ces deux villes furent incendiées ; Anthedon et Gaza furent ruinées de fond en comble. Il va sans dire que les bourgs et villages voisins de ces grands centres étaient tous, sans exception, le théâtre de scènes affreuses de carnage.

Les Syriens, de leur côté, faisaient une guerre d'extermination aux Juifs, autant par haine que par instinct de leur propre conservation. En un mot, la Syrie était devenue un champ de carnage où deux partis sans cesse en présence passaient les journées à combattre et les nuits à trembler. Les villes étaient jonchées de cadavres d'hommes, de femmes, de vieillards et d'enfants, entassés pêle-mêle et privés de sépulture.

D'ordinaire la lutte avait lieu entre Juifs et étrangers ; il y eut cependant une occasion où l'on vit combattre Juifs contre Juifs. Ce fut à l'attaque de Scythopolis (aujourd'hui Beïsan). Lorsque les Grecs scythopolitains marchèrent à l'ennemi, les Juifs qui habitaient la même ville se réunirent à eux et se battirent bravement contre leurs coreligionnaires, pour se soustraire eux-mêmes à la mort qui les menaçait. Cette coopération spontanée parut suspecte aux Scythopolitains, qui redoutèrent que, par une attaque de nuit dirigée contre eux, leurs alliés d'un jour ne cherchassent à se faire pardonner par leurs coreligionnaires l'assistance prêtée à des étrangers. Il fut donc enjoint aux Juifs de Scythopolis, s'ils voulaient prouver leur bonne foi, de se retirer avec leurs familles dans le bois sacré voisin. Les Juifs, sans soupçon, obéirent, et les Scythopolitains se tinrent tranquilles pendant deux jours, afin de leur donner une confiance entière ; mais, à la troisième nuit, ils se ruèrent sur ces malheureux sans défiance, les surprirent pendant leur sommeil, les massacrèrent jusqu'au dernier, au nombre de treize mille, et s'emparèrent de toutes leurs richesses. Triste époque, où l'on commettait les crimes les plus odieux, sans paraître se douter qu'une trahison salit la plus sainte des causes.

Parmi les malheureux Juifs qui périrent ainsi victimes de la perfidie des Grecs scythopolitains, se trouvait un certain Simon, fils de Saül. Issu d'une famille noble, et aussi remarquable par sa bravoure que par ses forces corporelles, il avait toujours été le premier au combat, et souvent, à lui seul, il avait mis en fuite des bandes entières de ses coreligionnaires. Au moment où il se vit, avec les siens, enveloppé dans le bois sacré par la foule des Grecs, qui les frappaient de loin à coups de javelots, il mit l'épée à la main, et, sans chercher à faire une résistance inutile, il s'écria : Scythopolitains, vous me payez la récompense que j'ai méritée en combattant contre mes frères. Il est juste que votre race se montre perfide à notre égard, puisque nous nous sommes montrés nous-mêmes les plus impies des hommes contre notre propre race. C'est de ma main que je veux mourir, comme un monstre exécrable que je suis. Ce sera le digne châtiment de mon crime, et pas un de vous ne pourra se vanter de m'avoir vaincu ; pas un de vous ne pourra insulter à ma mort. A ces mots, il jeta sur les siens des yeux à la fois furieux et pleins de tendresse. Autour de lui, en effet, étaient rassemblés sa femme, ses enfants et ses vieux parents. Saisissant son père par les cheveux, il lui passa son épée au travers de la poitrine ; puis il égorgea sa mère, sa femme et ses enfants. Quand il eut terminé cette horrible boucherie, il se plongea son épée tout entière dans le sein, et roula sur les cadavres de tons les êtres chéris qu'il venait d'immoler.

Quels hommes que ceux qui étaient capables d'accomplir sans hésiter une résolution pareille !

Cependant le massacre des Juifs continuait à ensanglanter le pays tout entier. Ainsi les Ascalonites en égorgeaient deux mille cinq cents, les habitants de Ptolémaïs cieux mille. A Tyr, beaucoup étaient mis à mort, mais un plus grand nombre était jeté dans les fers. Les habitants d'Hippo et de Gadara imitaient cet exemple, c'est-à-dire tuaient les plus audacieux et surveillaient étroitement ceux dont ils suspectaient les intentions. Partout en Syrie c'étaient les mêmes horreurs, sauf à Antioche, à Sidon et à Apamée, où la population grecque était en si grande majorité qu'elle n'avait nul souci du petit nombre de Juifs qui vivaient à côté d'elle. Peut-être aussi leur supériorité numérique leur donnait-elle assez de sécurité pour leur permettre de juger sainement les choses, et de ne pas frapper des coupables où il n'y en avait pas en réalité. Les Géraséniens aussi respectèrent les malheureux Juifs qui habitaient avec eux, et lorsque ceux-ci exprimèrent le désir de quitter la ville, ils les accompagnèrent jusqu'à la limite de leur territoire.

Dans les États d'Agrippa lui-même des pièges étaient tendus aux Juifs. Voici comment : le roi s'était rendu' à Antioche auprès de Cestius Gallus, préfet de Syrie, et en partant il avait confié la régence à un de ses amis, nommé Noarus, proche parent du roi Sohem. Les soixante-dix plus notables habitants de la Batanée vinrent réclamer sa protection, si nécessaire dans les circonstances présentes, et lui demander les moyens de réprimer toutes les tentatives d'insurrection qui pourraient être faites dans leur pays. Noarus, dans un but qui m'échappe, fit tuer ces soixante-dix personnages par les soldats royaux, sans aucun doute sans l'assentiment d'Agrippa, et très-probablement pour s'enrichir de leurs dépouilles. A partir de ce moment il ne cessa de maltraiter la nation juive, jusqu'au jour où le roi, instruit de ses méfaits, mais n'osant le punir comme il le méritait, à cause de sa parenté avec le roi Sohem, se contenta de. lui retirer la régence.

Sur un autre point, les séditieux s'emparèrent de la forteresse nommée Cypros, qui dominait Jéricho, en passèrent la garnison au fil de l'épée et en rasèrent les murailles. Enfin les Juifs habitant Machærous demandèrent aux Romains qui occupaient la citadelle de cette ville, de la leur livrer. La résistance paraissait impossible ; la garnison romaine capitula.

En Égypte, à Alexandrie, cinquante mille Juifs étaient massacrés par la population grecque, secondée par les Romains.

Enfin, hors de la Judée, partout où il y avait des résidents juifs, ce n'étaient que meurtres et pillages : en Judée le sang coulait à flots. Cestius comprit qu'il ne pouvait rester dans l'inaction en présence d'une semblable tourmente. Il prit à Antioche la douzième légion, qui était complète, plus deux mille hommes d'élite appartenant à d'autres corps ; six cohortes d'infanterie et quatre ailes de cavalerie ; il y adjoignit les auxiliaires, c'est-à-dire deux mille cavaliers et trois mille fantassins, tous archers, fournis par Antiochus ; deux mille cavaliers et mille fantassins d'Agrippa, et enfin quatre mille hommes du roi Sohem, dont le tiers de cavalerie et tout le reste de fantassins archers. A la tête de cette armée imposante, Cestius se porta sur Ptolémaïs. Chaque ville qu'il traversait lui fournissait un contingent de volontaires, soldats peu expérimentés sans doute, mais chez lesquels la bravoure et la haine des. Juifs suppléaient l'habileté. Le roi Agrippa lui-même accompagnait Cestius, comme guide de l'armée et chargé des approvisionnements.

De Ptolémaïs, Cestius marcha d'abord sur Zabulon, place forte de Galilée, surnommée la ville des hommes, et qui est à cheval sur la frontière de la Galilée et de la Phénicie. Tous les habitants avaient fui dans les montagnes, et la ville fut trouvée déserte. Le général romain la livra à ses soldats, qui, le pillage achevé, l'incendièrent. Après avoir ravagé de la même façon tout le pays d'alentour, Cestius reprit le chemin de. Ptolémaïs. Les Syriens qui l'accompagnaient, et notamment les Bérytains, s'étant attardés, entraînés qu'ils étaient par l'ardeur de la rapine, les Juifs reprirent confiance, les attaquèrent lorsque déjà l'armée était trop loin pour leur porter secours, et ils en tuèrent environ deux mille.

De Ptolémaïs, Cestius se rendit à Césarée, d'où il envoya une partie de son armée à Joppé, avec ordre de garder cette ville, s'ils pouvaient l'enlever par surprise ; dans le cas contraire ils devaient, avant d'agir, attendre son arrivée et celle du reste de l'armée. Le détachement en question se transporta rapidement. par terre et par mer, sur Joppé, et la ville, ainsi attaquée des deux côtés. fut facilement prise. Les habitants n'eurent ni le temps de fuir, ni celui de se préparer à la défense. Tous furent massacrés, au nombre de huit mille quatre cents, puis la ville fut pillée et brûlée.

Pendant que cette expédition s'accomplissait, Cestius envoyait un corps de cavalerie dans la toparchie voisine de Césarée et nommée la Narbatène. Tout y fut mis à feu et à sang.

On le voit, c'était une véritable guerre d'extermination que l'on se faisait de part et d'autre.

Cestius lança sur la Galilée Gallus, légat de la douzième légion, avec le nombre de troupes qui lui partit nécessaire pour soumettre la population de cette contrée. Sepphoris, place très-forte, accueillit les Romains avec des cris d'allégresse, et les autres villes, imitant cet acte de prudence, se tinrent tranquilles. Quant aux rebelles incorrigibles, ils se retirèrent en masse sur une montagne située en face de Sepphoris ; et qui s'appelle Asamon, au cœur de la Galilée. Gallus alla les chercher dans cet asile. Tant que les Juifs furent en terrain dominant, ils eurent beau jeu contre les Romains, dont ils tuèrent deux cents ; mais aussitôt que ceux-ci, en faisant un détour, furent arrivés au sommet du plateau, les Juifs furent mis en déroute complète. Les hommes armés à la légère ne pouvaient, en effet, résister au choc des légionnaires pesamment armés, et aussitôt qu'ils tournaient les talons, la cavalerie les écrasait. Peu d'entre eux parvinrent à se cacher dans les anfractuosités des rochers, et plus de deux mille périrent dans cette rencontre.

Gallus, une fois qu'il crut la rébellion comprimée en Galilée, ramena sa colonne expéditionnaire à Césarée, d'où Cestius partit à la tête de l'armée entière et marcha sur Antipatris. Il apprit en route qu'un gros de Juifs révoltés venait d'occuper la forteresse d'Aphec, et il dépêcha un corps de troupes pour l'attaquer. Mais les Juifs n'attendirent pas l'ennemi ; la terreur leur fit prendre Ila fuite, et leur camp abandonné, ainsi que les bourgades environnantes, furent livrés aux flammes.

D'Antipatris, Cestius se rendit à Lydda, qu'il trouva déserte. Presque toute la population, en effet, s'était rendue à Jérusalem, pour assister à la fête des Tabernacles. Il restait dans la ville une cinquantaine d'hommes qui, aussitôt découverts, furent massacrés. Le feu fut mis à la ville, et l'armée passa outre. Montant par Bethoron sur les hauts plateaux de la Judée, elle vint camper à cinquante stades de Jérusalem, auprès du lieu nommé Gabao.

Les Juifs voyant la guerre arrivée, pour ainsi dire, devant les murs de leur métropole, ne songèrent plus à la solennité de la fête et coururent aux armes. Pleins de confiance dans leur nombre, ils marchèrent au combat, sans ordre, en poussant de grands cris, et sans tenir même compte de ce que ce jour était précisément le jour du sabbat, dont la sainteté avait toujours été respectée jusqu'alors. La fureur qui les animait, et qui était capable de leur faire oublier les préceptes de leur foi religieuse, suffit également pour leur donner la victoire. Ils chargèrent la légion romaine avec une impétuosité telle qu'ils la rompirent, et qu'ils la traversèrent en tuant tout sur leur passage. C'en était fait de Cestius et de son armée, si la cavalerie, faisant un détour, ne fût venue dégager ceux qui n'avaient pas lâché pied et qui étaient encore en état de continuer la lutte. Cinq cent quinze Romains restèrent sur le carreau ; il y avait quatre cents fantassins sur ce nombre ; le reste était des cavaliers. Les Juifs, de leur côté, ne perdirent que vingt-deux hommes. Voilà, il faut en convenir, deux chiffres bien étranges, et auxquels je n'accorde pas une confiance illimitée. Que les Romains aient perdu cinq cent quinze hommes, je le veux bien. Mais que les Juifs n'en aient perdu que vingt-deux, c'est une autre affaire. Il y a là, à mon avis, un exemple fort curieux de style de bulletin, style qui est de tous les temps et de tous les pays.

Quoi qu'il en soit, ceux qui parmi les Juifs déployèrent le plus de bravoure, furent Monobaze et Cenedæus, parents du roi d'Adiabène i1onobaze ; puis Niger le Péraïte (habitant de la Pérée), et le Babylonien Silas, qui avait déserté le service du roi Agrippa pour passer aux Juifs. Ceux qui attaquaient de front se voyant vaincus (et ils n'avaient perdu que vingt-deux hommes !!) battirent en retraite vers Jérusalem. De leur côté, les Romains se retirant sur Bethoron, furent pris en queue par Simon fils de Gioras qui réussit à enlever bon nombre des bêtes de somme chargées des bagages et à les ramener en ville. Après cette fatale journée, Cestius resta trois jours à la même place, entouré par les Juifs qui occupaient toutes les hauteurs, et qui épiaient ses moindres mouvements ; il était évident que dès que les Romains feraient mine de partir, les Juifs leur tomberaient dessus.

Agrippa reconnaissait tout le danger de la situation, au milieu d'un cercle immense d'ennemis menaçants ; Agrippa essaya de parlementer avec les Juifs. Il espérait encore les amener en masse à renoncer à la guerre, ou du moins il comptait diminuer le nombre des adversaires des Romains, en détachant de leur parti tous ceux qui ne partageaient pas leur exaltation furieuse. Il envoya donc aux Juifs Boreæus et Phœbus, deux de ses amis qu'ils connaissaient à merveille, avec mission de leur offrir de la part de Cestius un pacte d'amitié ; et promesse solennelle de pardon pour tous les délits commis jusqu'à ce moment, à la condition qu'ils déposeraient les armes et qu'ils viendraient à lui en amis. Mais les séditieux, craignant que l'espoir du salut ne décidât la multitude à prêter l'oreille aux conseils du roi, se ruèrent sur les émissaires, sans leur laisser le temps de dire une parole. Phœbus fut immédiatement tué, mais Boreæus, couvert de blessures, réussit a s'évader. Quant à ceux qui dans le peuple laissèrent paraitre de l'indignation pour cet acte sauvage, ils furent chassés vers la ville à coups de pierre et de bâton.

Une scène semblable ne pouvait passer inaperçue. Cestius, voyant la discorde se glisser parmi les Juifs, jugea que le moment était lion pour reprendre l'offensive ; toute l'armée s'ébranla, mit les Juifs en fuite, et marcha sur leurs talons jusqu'à Jérusalem. Il campa sur le Scopus, qui n'est éloigné que de sept stades de la ville, et s'y tint tranquille pendant trois jours entiers, dans l'espérance sans doute d'y recevoir des propositions de paix ; pendant ce laps de temps, de forts détachements furent journellement envoyés dans les villages voisins pour y ramasser des vivres. Le quatrième jour après son arrivée (c'était le 30 du mois Hyperbérétæus), il forma son armée en colonne d'attaque, et pénétra dans la ville. La population était contenue par les séditieux, et ceux-ci, frappés de crainte à la vue de l'ordre de bataille des troupes romaines, n'osèrent pas se mesurer avec elles ; ils évacuèrent au plus vite les parties extrêmes de la ville et allèrent s'établir dans la ville intérieure et dans le temple. Cestius s'empara donc sans coup férir de Bezetha, de Cænopolis (la ville neuve) et du Bazar, nominé le marché des matériaux, et il y mit le feu ; pénétrant ensuite jusqu'à la ville haute, il établit son camp en face du palais. Il est évident que s'il eût sur l'heure entamé les murailles qu'il avait devant lui, il eût pris immédiatement la ville entière, et la guerre était terminée. Mais Tyranius Priscus, préfet de l'armée et plusieurs des maures de la cavalerie, que les largesses de Florus avaient subornés, le détournèrent de prendre ce parti ; il en résulta que la guerre traîna en longueur, au grand détriment de la nation juive.

Sur ces entrefaites, un certain nombre des plus illustres citoyens de Jérusalem, guidés par Ananus, fils de Jonathas, appelèrent Cestius, en lui offrant de lui livrer les portes. Le général romain, aveuglé par sa colère, et peu confiant d’ailleurs dans les paroles de ces hommes, mit une telle lenteur à profiter de cette bonne chance, que les séditieux eurent le temps de découvrir la trahison qui se machinait, et d'en chasser les auteurs à coups de pierres. Occupant alors eux-mêmes les tours et les remparts, ils s'efforcèrent d'en écarter à coups de javelots ceux qui tentaient d'entamer la muraille. Pendant cinq jours, les Romains firent de vaines tentatives pour ouvrir une brèche. Le sixième, Cestius, à la tête des meilleurs de ses soldats et de ses archers, attaqua le hiéron par le côté septentrional ; les Juifs, postés sur les portiques, les repoussèrent et réussirent plusieurs fois à écarter des murailles tous ceux qui essayaient d'en approcher ; mais enfin écartés par la multitude des traits qu'ils recevaient, ils finirent par abandonner la place. Les Romains alors, avec leurs boucliers, formèrent ce qu'ils appelaient la tortue ; une fois à l'abri, les soldats, sans éprouver de nouvelles pertes, sapèrent la base de la muraille, et se mirent en devoir d'incendier la porte du hiéron.

En ce moment la frayeur des séditieux fut extrême, et ils commencèrent à fuir de la ville, comme si elle devait être incontinent enlevée ; de son côté, et pour la WHIG raison, le peuple reprenait confiance ; à mesure que les scélérats qu'il détestait s'éloignaient, il se rapprochait des portes pour les ouvrir aux Romains et accueillir Cestius comme un bienfaiteur. il suffisait à celui-ci de persévérer quelques instants de plus, et Jérusalem était à lui ! Mais Dieu en avait décidé autrement ; et détestant son sanctuaire à cause des bandits qui l'avaient profané, il ne voulut pas que cette journée fût la dernière de la guerre.

Cestius, comme s'il ignorait la détresse des assiégés et les dispositions du peuple à son égard, fit tout à coup sonner la retraite, et perdant tout espoir de vaincre, sans avoir éprouvé aucun échec sérieux, il évacua la ville, au grand étonnement de tout le monde. Les séditieux, reprenant courage à la vue de cette reculade inattendue, chargèrent aussitôt la queue de la colonne romaine, et tuèrent beaucoup de monde, tant à la cavalerie qu'à l'infanterie.

Cestius rentra ainsi dans son camp du Scopus, et il y passa la nuit. Le jour suivant il continua son mouvement de retraite, et ne réussit ainsi qu'à animer plus encore et à attirer sur lui l'ennemi. Celui-ci ne cessait de harceler la queue de la colonne et de se répandre sur ses flancs qu'il couvrait de traits. Les derniers rangs n'osaient faire volte-face. ni engager le combat avec ceux qui les assaillaient par derrière, parce qu'ils se croyaient poursuivis par une multitude innombrable ; ils n'osaient pas plus repousser ceux qui menaçaient les flancs de l'armée, parce qu'ils étaient pesamment chargés et qu'ils redoutaient de rompre l'ordre de marche, tandis qu'ils voyaient les Juifs armés à la légère et parfaitement préparés à les charger. Il résultait de là qu'ils subissaient des pertes énormes, sans faire aucun mal à l'ennemi. La route que les Romains suivaient se jonchait de morts et de blessés. Parmi les morts on comptait déjà Priscus, légat de la sixième légion, le tribun Longinus et Æmilius Jucundus, préfet d'une aile de cavalerie, lorsque l'armée parvint à grande peine à regagner son camp de Gabao, après avoir perdu une grande partie de ses bagages.

Cestius resta deux jours en ce point, ne sachant quel parti prendre ; mais le troisième jour, voyant le nombre des ennemis s'accroître sans cesse, et tout le terrain qui l'environnait couvert de troupes juives, il finit par comprendre que ses hésitations l'avaient perdu, et que plus il attendrait, plus il aurait affaire à forte partie.

Alors, pour améliorer sa fuite, il prit le parti de faire jeter aux soldats tout ce qui pouvait alourdir leur marche ; il fit tuer toutes les mules et toutes ses autres bêtes de somme, à l'exception de celles qui portaient les traits et les machines de guerre, dont il était trop clair qu'il aurait grand besoin et qu'il ne voulait pas laisser tomber entre les mains des Juifs, qui les tourneraient infailliblement contre lui ; puis il ramena l'armée à Bethoron. Tant que les Romains cheminèrent en rase campagne, les Juifs ne les inquiétèrent pas outre mesure ; mais aussitôt qu'ils furent engagés dans les défilés de la descente, ils trouvèrent en tête des Juifs qui leur barraient le passage, tandis que d'autres Juifs encore poussaient la queue de la colonne vers le fond de la vallée, et que, dominant toute la longueur du défilé, la multitude les accablait de traits. L'infanterie ne savait comment se défendre, et les cavaliers étaient bien plus embarrassés encore ; car ils ne pouvaient conserver leurs rangs sous les traits de l'ennemi, et il leur était interdit île tenter le moindre retour offensif, grâce aux pentes abruptes sur lesquelles ils étaient engagés.

Je puis parler par expérience de cet infernal terrain que j'ai parcouru. et sur lequel j'ai été forcé de mettre pied à terre, et je puis affirmer que Josèphe n'a rien exagéré, lorsqu'il a dépeint la stupeur de la malheureuse armée de Cestius pendant cette fatale retraite, qui ne fut pour les Romains qu'une déroute. Au-dessous de leurs pieds s'ouvraient des précipices et des gouffres où ils roulaient, s'il leur arrivait de tomber ; il ne restait donc aux soldats ni chance de fuite, ni possibilité de défense, et ils ne pouvaient que se lamenter et se désoler, comme il arrive à ceux qui se trouvent dans un cas désespéré. A leurs cris de détresse répondaient les cris de triomphe et de fureur des Juifs, ivres de sang et d'allégresse. Si la nuit ne fût enfin venue, l'armée entière de Cestius eût été anéantie. A la faveur de l'obscurité, les survivants purent gagner Bethoron ; mais les Juifs les y entourèrent et épièrent tous leurs mouvements.

Il n'y avait plus désormais possibilité pour Cestius de songer à une retraite honorable. Il ne lui restait plus d'autre ressource que dans une fuite dissimulée. Il choisit donc les quatre cents soldats les plus déterminés. qu'il posta sur les retranchements, avec ordre de placer en évidence les enseignes des corps enfermés dans le camp, afin que les Juifs prissent le change et pussent croire que toute l'armée était présente. Cela fait. il s'éloigna en silence avec le reste de ses troupes. et put ainsi gagner une trentaine de stades d'avance, c'est-à-dire environ 5.500 mètres.

Au point du jour, les Juifs, voyant le camp abandonné, se ruèrent sur les quatre cents hommes qui les avaient joués, et, après les avoir massacrés jusqu'au dernier, ils se lancèrent à la poursuite de Cestius. Celui-ci avait profité d'une partie de la nuit pour gagner du terrain, et, une fois le jour venu, il avait pressé sa marche autant qu'il l'avait pu. Les soldats, sous l'empire d'une véritable panique, avaient abandonné sur la route les hélépoles. les catapultes et la plupart de leurs autres machines de guerre, dont les Juifs s'emparèrent et se servirent plus tard contre ceux-mènes qui les avaient perdues. Ils s'avancèrent jusqu'à Antipatris en poursuivant les Romains. Arrivés là, le terrain ne leur étant plus favorable, ils crurent prudent de rebrousser chemin. Ce fut en retournant sur leurs pas, qu'ils ramassèrent les machines de guerre, qu'ils dépouillèrent les morts, et ressaisirent le butin abandonné. Ils rentrèrent ainsi à Jérusalem, au milieu des chants de triomphe ; car ils n'avaient perdu que très-peu de monde, tandis qu'ils avaient tué aux Romains et à leurs auxiliaires cinq mille trois cents hommes d'infanterie et trois cent quatre-vingts hommes de cavalerie. Cette catastrophe eut lieu le 8 du mois de Dius, l'an mi du règne de Néron. (Ce jour correspond au 2 octobre de l'année julienne.)

Après la défaite honteuse de Cestius, beaucoup des Juifs les plus nobles, effrayés de ses conséquences probables, s'enfuirent de Jérusalem. Costobarus et Saül, son frère, tous les deux cousins d'Agrippa le Jeune, avec Philippe, fils de Iakim, général de l'armée royale, réussirent à s'esquiver et se réfugièrent auprès de Cestius. Antipas, qui était enfermé avec eux dans le palais, refusa de les suivre ; il fut pris plus tard et mis à mort par les séditieux. Cestius s'empressa, sur leur demande, d'envoyer Saül et les autres vers Néron, qui était alors en Achaïe. afin de lui faire connaître sa détresse et de rejeter sur Florus toute la responsabilité de cette funeste guerre ; il espérait ainsi faire retomber sur la tête de ce misérable une partie dit péril qui menaçait la sienne.

Les Damasquins, à la nouvelle de la défaite des Romains, décidèrent le massacre des Juifs qui habitaient au milieu d'eux, et prirent leurs mesures pour exécuter cet affreux projet sans lutte et sans obstacle. Déjà les Juifs, sous le prétexte que leurs desseins pouvaient être hostiles à l'empire, avaient été enfermés dans le gymnase ; les écraser là devait être chose facile. Mais, d'un autre côté, presque toutes les femmes de Damas appartenaient à la religion judaïque ; il fallait donc leur cacher avec les plus grandes précautions la tragédie qui se tramait. On y réussit, et, en moins d'une heure, les dix mille malheureux Juifs furent traîtreusement égorgés dans leur étroite prison.

Une fois de retour à Jérusalem, les Juifs qui avaient pris part à la déroute de Cestius s'occupèrent activement de tous ceux de leurs concitoyens qui se montraient encore dévoués aux Romains. Partie par la violence, partie par les caresses, ils finirent par les attirer à eux. S'assemblant alors dans le hiéron, ils élurent un certain nombre de chefs de guerre. Josèphe, fils de Gorion, et le pontife Ananias, furent chargés du gouvernement de la ville et reçurent pour mission spéciale la mise en état des remparts. Eléazar, fils de Simon, bien qu'il eût entre ses mains les dépouilles des Romains, les caisses enlevées à Cestius et les trésors publics de la nation, fut écarté d'abord de la direction des affaires, parce qu'il affectait certains airs de souveraineté, et que ses partisans jouaient autour de lui le rôle de vrais satellites d'un tyran. Mais il ne tarda pas à prendre sa revanche : l'argent qu'il répandait à pleines mains parmi les malheureux et le prestige dont il savait s'entourer lui gagnèrent promptement l'affection de la populace. qui se soumit complètement à lui.

D'autres chefs furent élus pour aller gouverner l'Idumée, c'était Jésus. fils de Sapphias, l'un des grands prêtres, et Eléazar, fils du grand prêtre Ananias ; Niger, né de l'autre côté du Jourdain, et qui, pour cette raison, avait reçu le surnom de Péraïte, était alors gouverneur de cette province ; il reçut l'ordre d'obéir à ces deux nouveaux chefs. Les autres contrées furent également pourvues ; ainsi Josèphe, fils de Simon, fut envoyé à Jéricho, Manassès dans la Pérée, Jean l'Essénien dans la toparchie de Thamna ; les villes de Lydda, de Joppé et d'Emmaüs furent annexées au gouvernement de ce dernier. Jean, fils d'Ananias, fut placé à la tête de la Cophnitique et de l'Acrabatène ; enfin Josèphe, fils de Mathias, reçut le gouvernement des deux Galilées, avec adjonction de Gamala, l'une des places les plus fortes du pays voisin.

Ce Josèphe, fils de Mathias, c'est notre historien. Que devons-nous, en bonne conscience, conclure de son élévation subite à l'un des postes de guerre les plus importants, le lendemain, pour ainsi dire, de la défaite de Cestius et des Romains ? Que Josèphe, qui, dans son récit de la guerre des Juifs et dans son autobiographie', a gardé le silence le plus complet sur le rôle qu'il a personnellement joué dans ces événements, a dû prendre une part fort active à la campagne contre Cestius. Qu'une fois devenu l'ami des Romains, il ait oublié de se vanter de cet exploit, rien de plus naturel ! Mais que les insurgés, les mains encore chaudes du sang des Romains, aient chargé de la défense de leurs frontières galiléennes un autre homme qu'un des héros de la déroute et du massacre de l'armée de Cestius, c'est ce qu'on ne fera croire à personne, j'imagine, et ce que, pour ma part, je me refuse obstinément à admettre. Le silence de Josèphe sur ce point ne prouve qu'une seule chose, c'est la prudence de notre personnage.

Josèphe, après avoir énuméré les nominations des chefs de guerre élus par la nation, oublie tous les autres, pour s'étendre avec une complaisance exemplaire sur les mérites de sa propre administration. Je ne le suivrai pas dans les détails qu'il donne avec la plus louable candeur sur sa vie de gouverneur de la Galilée. Je ne veux en effet m'occuper que de la partie militaire de son récit.

Sûr à l'avance, et franchement il n'y avait pas grand mérite à prévoir cela que les Romains commenceraient la guerre contre la Judée en attaquant les pays frontières, Josèphe se hâta de mettre la Galilée en état de résister. Les lieux qui se prêtaient le mieux à la défense furent entourés de murailles : c'était Iotapata, Bersabée, Salamis, Caphareccho, Iapha, Sigoph, le mont Itabyrius (le Thabor), Tarichées et Tibérias. Les cavernes situées près du lac de Génésareth, dans la Galilée inférieure, furent fortifiées. Dans la Galilée supérieure, il entoura de retranchements la roche dite des Achabares, ainsi que Sèph, Iammith et Mérôth. Dans la Gaulanite, Séleucie, Soganè et Gamala furent entourées de murailles. Il permit aux seuls Sepphoritains de construire eux-mêmes l'enceinte de leur ville, parce qu'il les savait riches et bien disposés pour la guerre. Il en fut de même pour Giscala, que Jean, lits de Lévi, reçut de Josèphe l'ordre de mettre en état de défense, avec les ressources de la ville elle-même. Pour tous les autres points. Josèphe surveillait personnellement les constructions militaires, donnait partout ses ordres et les secours dont il disposait. Il réunit en outre une armée de plus de cent mille recrues levées dans la Galilée seulement, et à laquelle il distribua les vieilles armes qu'il put trouver de tous les côtés, se chargeant de leur en apprendre lui-même le maniement.

Pour donner à cette armée novice le nerf qu'une bonne discipline peut seule procurer, il en calqua l'organisation sur celle de l'armée romaine, qui n'était, à son sens, devenue invincible que lorsqu'elle avait eu appris à obéir. Décurions, centurions, tribuns et légats, Josèphe institua toute cette hiérarchie dans son année. L'usage du mot d'ordre et des sonneries de trompette pour la charge et la retraite, la solidarité des compagnons d'armes dans le péril, en un mot tout ce qui faisait la solidité des troupes romaines, fut adopté par Josèphe et imposé à son armée. Mais ce qu'il tint surtout à lui inculquer, ce fut la moralité. Il s'efforça d'inspirer à ses soldats l'horreur des déprédations et du pillage, autant par ses bons conseils, que par la répression des délits. Je ne sais si je me trompe, mais ce dut être là le plus difficile à obtenir l'une armée composée de Sémites. Quoi qu'il en soit, Josèphe fit tout ce qu'il put pour persuader à ses troupes que la guerre ne tournait bien que pour ceux dont la conscience était pure ; tandis que les hommes qui se conduisaient avec improbité dans leur propre pays avaient pour adversaires, non-seulement ceux qui venaient les attaquer, mais encore Dieu lui-même.

Lorsque la guerre fut sur le point d'éclater. Josèphe avait sous ses ordres une armée vraiment digne de ce nom, de soixante mille hommes d'infanterie et de deux cent cinquante cavaliers seulement. En outre de ces troupes régulières, dans lesquelles il avait une confiance absolue. il comptait sous ses drapeaux quatre mille cinq cents mercenaires. Enfin il avait formé pour lui-même une garde du corps de six cents hommes d'élite. Quant à l'entretien de son armée, Josèphe y pourvut en ne levant que la moitié de la population môle des villes et des bourgades, l'autre moitié demeurant chargée de tous les travaux qui devaient subvenir aux besoins des contingents appelés sous les drapeaux.

Pendant que Josèphe administrait ainsi avec une très-grande intelligence son gouvernement de la Galilée. il se fit un ennemi intraitable de Jean, fils de Lévi, de Giscala. Cet homme, qui joua dans la suite un des premiers rôles pendant le siège de Jérusalem, est dépeint par Josèphe sous les couleurs les plus odieuses. Je ne puis me dispenser de reproduire ici le portrait moral qu'en fait notre historien, portrait dont, bien entendu, je ne prétends en aucune façon accepter la responsabilité. Il me paraît assez difficile de croire, en effet, qu'un homme qui aurait eu tous les vices, et pas une seule qualité, eût pu réussir à se concilier l'affection des masses. au point de devenir un des trois personnages les plus influents que les Juifs choisirent pour chefs, dans les extrémités terribles où ils ne tardèrent pas à se voir entrailles. Quoi qu'il en soit, voici ce que Josèphe nous dit de son rival Jean de Giscala : C'était le plus rusé et le plus perfide des nobles, le plus pervers de tous les hommes. Il eut d'abord à lutter contre la pauvreté, et la misère fut longtemps le seul frein de sa méchanceté. Il était d'une habileté extrême à mentir, et à inspirer confiance dans ses mensonges ; pour lui, la duplicité était une vertu, et il était accoutumé à s'en servir à l'égard de ses meilleurs amis ; il faisait parade des sentiments les plus humains, tout en se livrant sans scrupule au meurtre, par le seul appât du lucre ; affectant les grands sentiments, mais mettant toutes ses espérances dans les méfaits les plus sordides. Il fut d'abord un voleur isolé ; plus tard il recruta quelques complices, dignes émules de son infamie ; ils étaient en très-petit nombre, mais le succès aidant. Jean grossit sa bande. Il avait grand soin de ne pas s'attacher d'hommes capables de se laisser prendre ; mais il choisissait ceux qui brillaient par la vigueur corporelle, la férocité, l'esprit et l'habitude des armes. Il réussit à se créer une troupe de quatre mille brigands, dont la majeure partie avait été ramassée à Tyr, ou dans les bourgades environnantes. Avec l'aide de ces misérables, il se mit à dévaster la Galilée, et à exaspérer la population de ce malheureux pays que la guerre étrangère allait atteindre (Bell. Jud., t. II, c. XXI, p 1).

Le manque d'argent était le principal obstacle contre lequel avait à lutter l'ambition effrénée de Jean de Giscala. Voyant que Josèphe faisait grand cas des ressources de son esprit, il réussit à se faire confier par lui la mise en état des murailles de sa ville natale ; une fois à la tête de cette besogne, il extorqua des sommes énormes.aux riches ; puis il fit, au détriment de ses coreligionnaires de toute la Syrie, une spéculation sur l'huile préparée par des mains juives. S'étant fait concéder le monopole de la vente de cette huile permise, il ramassa des sommes immenses dont il se hâta de faire usage contre l'homme qui l'avait mis en mesure de les gagner ; celui-là c'était Josèphe, dont il avait surpris la bonne foi, et qu'il s'efforça de renverser, n'épargnant, pour arriver à ses fins, ni perfidies, ni embûches, ni calomnies[4].

Il serait beaucoup trop long de suivre Josèphe dans tous les détails de son existence politique, détails sur lesquels il appuie avec la complaisance que l'on apporte d'ordinaire à parler de soi. Nous avons mieux à faire, et nous devons nous contenter d'esquisser à grands traits la période.de guerre qui précéda le siège de Jérusalem.

Constatons en passant que Josèphe, qui ne trouve pas d'expressions assez indignées pour accuser Jean de Giscala d'être un menteur émérite, nous donne immédiatement un échantillon de son propre savoir-faire en ce genre, échantillon qui prouve qu'il était de première force. Voici le fait. Quelques jeunes hommes du village des Dabarittes (aujourd'hui Dabourieh) surveillant la grande plaine (la plaine d'Esdrelon), dévalisèrent au passage Ptolémée, intendant d'Agrippa et de Bérénice, et lui enlevèrent des effets précieux, de l'argenterie et six cents pièces d'or. Le tout fut apporté à Josèphe dans la ville de Tarichées. Josèphe réprimanda les auteurs du vol, et leur reprocha la violence faite sus gens du roi ; puis il déposa le produit de ce vol entre les mains d'Annæus, qui était le personnage le plus important parmi les Tarichéates, dans la pensée de remettre en temps opportun le tout entre les mains des propriétaires. Cela devint l'origine d'une terrible dissension ; car les voleurs, furieux de ne recevoir aucune part de ce précieux butin, et plus furieux encore de penser que Josèphe voulait gratifier le roi et sa sœur du fruit de leurs peines, regagnèrent de nuit leurs villages, et répandirent partout que Josèphe était un traître. Les villes voisines elles-mêmes furent soulevées par ces accusations, si bien qu'au point du jour cent mille hommes armés étaient accourus à Tarichées pour lui faire un mauvais parti.

Si jamais chiffre ridicule est tombé de la plume de Josèphe, à coup sûr c'est bien celui-là ! D'où, bon Dieu ! ces cent mille hommes seraient-ils sortis ? et comment auraient-ils pu se rassembler et se rendre à Tarichées, dans l'intervalle du soir au matin ? Il faut que Josèphe ait eu une grande peur pour voir cent mille hommes dans un rassemblement qui n'en comptait certes pas dix mille !

Quoi qu'il en soit, la multitude se réunit dans le cirque de Tarichées. Quel cirque ce devait être pour contenir cent mille hommes ! Car, à un mètre carré par deux hommes, cela ferait un cirque de cinq hectares !! Passons !

La foule vociférait contre Josèphe. C'était un traître qu'il allait lapider ou brûler vif. Jean était à la tête des mécontents, et un certain Jésus, fils de Sapphias, alors premier magistrat de Tibérias, le secondait de toutes ses forces. Tous les amis et Unis les gardes du corps de Josèphe, à l'exception de quatre hommes, s'enfuirent en hâte. Quant à lui, éveillé en sursaut au moment où l'on allait mettre le feu à sa demeure, il sauta à bas du fit, et refusant d'écouter ses quatre amis qui lui conseillaient de fuir, il déchira sa robe, se couvrit la tête de poussière, s'attacha son épée au cou, et sans sourciller se présenta. les mains derrière le clos, devant la foule ardente ; à cette vue, ceux qui le connaissaient, surtout les Tarichéates, se sentirent émus de pitié ; mais les campagnards et les habitants des villes voisines, qui se pliaient difficilement à ses exigences, commencèrent à crier qu'il rapportât l'argent et qu'il avouât sa trahison. A sa contenance en effet, ils jugeaient qu'il allait tout confesser et qu'il ne pensait plus qu'à implorer sa grâce. Mais cette humilité apparente n'était pour lui que la préparation d'un stratagème. L'aveu est touchant ! Ce stratagème, nous allons le voir, n'était qu'un mensonge effronté. Josèphe promit de tout dire, obtint la parole, et voici ce qu'il débita imperturbablement aux mécontents : Cet argent, je n'ai envie ni de l'envoyer à Agrippa, ni de le garder pour moi ; car jamais je ne serai l'ami de celui qui est votre ennemi, et jamais je ne prendrai l'argent nécessaire au bien de tous. C'est pour vous, Tarichéates, que j'ai fait ce qu'on m'impute à crime. Votre ville a plus besoin de murailles que toutes les autres. Pour les construire, il faut de l'argent, et vous n'en avez guère. J'ai craint que vos voisins de Tibérias et des autres villes ne vous lissent du mal, et cet argent qu'on me reproche d'avoir détourné, je l'ai gardé en secret, pour vous donner des remparts. Si cela ne vous convient pas, l'argent est là : pillez-le. Si ce que j'ai fait est bien fait, punissez votre bienfaiteur. »

Jean de Giscala aurait-il mieux dit ? J'en cloute. Le but de Josèphe était atteint. Les Tarichéates applaudirent et comblèrent Josèphe de bénédictions. Mais les habitants de Tibérias et des autres villes voisines, se voyant joués, se répandirent en menaces contre lui. La querelle avait changé de sujet ; Josèphe se sentit dégagé, et appuyé d'ailleurs par les quarante mille Tarichéates qui partageaient son avis, il put haranguer la multitude avec plus d'assurance. Ce chiffre de quarante mille est encore assez malencontreux ; j'ai visité les restes de Tarichées, restes que l'on a bien de la peine à discerner, et si cette ville. a jamais renfermé quarante mille habitants, elle a résolu le plus impossible des problèmes. Et puis qu'auraient donc fait ces quarante mille habitants contre les cent mille venus du dehors ? Je me perds dans ces malheureux chiffres !

Josèphe, lorsqu'il n'eut plus rien à craindre, reprocha vivement à la foule sa témérité ; il lui répéta que l'argent qu'il avait à sa disposition servirait à fortifier Tarichées (six cents pièces d'or pour fortifier une ville de quarante mille âmes !), muais qu'il avait tout autant à cœur de couvrir de murailles toutes les autres places, et qu'ils ne devaient pas regretter l'argent, s'ils étaient d'accord avec lui pour en faire un bon usage, et encore moins en vouloir à celui qui leur procurait cet argent.

La foule, ainsi leurrée de belles paroles, se retira, mais irritée et peu convaincue ; Josèphe regagna sa demeure.

Cependant deux mille des assistants, que l'éloquence de Josèphe n'avait pas touchés, coururent en armes à sa porte, en faisant entendre de terribles menaces. Il eut encore recours au moyen qui venait de si bien lui réussir, c'est-à-dire au mensonge. Il monta sur la terrasse de sa maison, commanda le silence de la main, et déclara qu'il ne savait pas ce qu'on lui voulait, car, au milieu du tumulte, il ne distinguait pas une seule parole. Il ajouta qu'il était prêt à leur obéir, s'ils voulaient envoyer près de lui quelques-uns des leurs, avec lesquels il pût causer tranquillement. Les plus nobles d'entre eux et les magistrats entrèrent. Que fit alors Josèphe ? Il les conduisit dans l'endroit le plus retiré de sa demeure, ordonna de bien clore les portes et les fit rouer de coups, jusqu'à déchirer leurs chairs.

Pendant ce temps-là la foule attendait, supposant que la conversation était longue et importante. Tout à coup les portes s'ouvrirent, et Josèphe chassa ces malheureux, ensanglantés. Ce spectacle inattendu inspira une telle terreur à la foule tout à l'heure menaçante, qu'elle jeta ses armes et s'enfuit. Le moyen était peut-être bon puisqu'il réussit ; mais, à la place de Josèphe, je crois que je ne me serais pas vanté de l'avoir imaginé et mis en usage.

La haine de Jean de Giscala contre Josèphe s'accrut de tous les avantages que celui-ci venait de ressaisir, et cette haine lui inspira une nouvelle ruse. Feignant une maladie grave, Jean écrivit à Josèphe pour le supplier de lui permettre l'usage des eaux, chaudes de Tibérias qui seules pouvaient le sauver. Josèphe, toujours confiant, manda aux chefs de la ville de l'accueillir avec bienveillance et de lui fournir tout ce dont il aurait besoin. Une fois installé depuis deux jours à Tibérias, Jean commença ses manœuvres. Gagnant les uns à prix, d'argent, circonvenant les autres à grand renfort de mensonges, il leur persuada d'abandonner la cause de Josèphe. Jésus, à qui celui-ci avait confié la garde de la ville, eut bientôt vent de ces menées et les dénonça sur-le-champ à Josèphe, qui partit de Tarichées pendant la nuit, et arriva au point du jour à Tibérias. La population alla au-devant de lui ; quant à Jean, qui se doutait bien que ce voyage le concernait, il se contenta de lui envoyer un de ses familiers, pour lui donner l'assurance que la maladie qui le retenait au fit l'empêchait seule d'aller lui rendre ses devoirs. Josèphe se Keita de convoquer les habitants dans le stade, où il allait leur communiquer des dépêches qu'il avait reçues. En même temps des émissaires armés partaient pour tuer Jean de Giscala. Lorsque le peuple les vit mettre l'épée à la main, il poussa un cri. Josèphe, se retournant pour voir ce que c'était, aperçut une épée sur sa gorge et sauta sur la plage. Pour haranguer la foule il s'était placé sur un tertre de six pieds de haut. D'aventure une barque venait d'aborder ; il s'y jeta incontinent avec deux de ses satellites et poussa au large.

Cependant les soldats, saisissant leurs armes, marchaient aux traitres. Mais Josèphe, redoutant qu'une querelle privée ne devint le signal de la guerre civile et de la perte de Tibérias, ordonna à ses partisans de s’abstenir de toute récrimination et de toute violence, et de ne songer qu'à leur propre sûreté. Ceux-ci obéirent ; mais les habitants du voisinage, apprenant ce qui se passait, se soulevèrent contre Jean, qui prit aussitôt la fuite et alla se réfugier à Giscala, sa ville natale.

Cet événement souleva la Galilée entière, et des milliers d'hommes en armes accoururent de tous les points du pays vers Josèphe, se disant prêts à aller brûler vif dans son repaire Jean, leur ennemi commun. Josèphe les remercia avec effusion de leur sympathie, et les calma en disant qu'il aimait mieux vaincre ses ennemis par la prudence, que par le meurtre. Pour commencer, il se fit donner par chacune des villes de la Galilée la liste des adhérents de Jean de Giscala, et il fit proclamer par des hérauts que si, dans l'espace de cinq jours, ils n'étaient pas rentrés dans le devoir, et n'avaient pas déserté la cause du criminel qu'ils s'étaient donné pour chef, leur patrimoine serait confisqué, et leurs maisons avec leurs familles livrées aux flammes. L'effet de cette proclamation fut immédiat, et trois mille des partisans de Jean de Giscala se détachèrent aussitôt de lui et vinrent déposer leurs armes aux pieds de Josèphe.

Quant à Jean, avec ce qui lui restait de monde, c'est-à-dire environ deux mille Syriens transfuges, il comprit qu'il fallait renoncer à la lutte ouverte et se contenter de manœuvres cachées. Il commença par envoyer en secret des émissaires à Jérusalem, pour dénoncer Josèphe comme ayant formé une armée considérable, à la tête de laquelle il se préparait à envahir la capitale, afin de s'y établir en maître ; qu'il fallait, par conséquent, agir en hâte contre lui pour prévenir ses desseins.

Le peuple, qui du reste, avait prévu cette nouvelle machination de Jean, ne tint aucun compte de sa dénonciation ; mais les grands et quelques-uns des magistrats, poussés par l'envie, envoyèrent en secret de l'argent à Jean de Giscala, pour qu'il l'employât à recruter des mercenaires avec lesquels il pourrait combattre Josèphe. Ils tirent plus encore. et résolurent d'enlever à Josèphe le commandement de l'armée ; mais, craignant que leur décret n'eut aucun effet, ils firent partir un corps de deux mille cinq cents soldats, suivi de quatre des plus illustres citoyens, qui étaient Joaesdros, fils de Nomik ; Ananias, fils de Saddok ; Simon et Juda, tous deux fils de Jonathas. Ces quatre personnages étaient d'une grande habileté de langage, et ils avaient pour mission de faire renoncer le peuple à sa bienveillance envers Josèphe. Si celui-ci se rendait devant eux de son propre mouvement, ils devaient lui permettre de se disculper ; an cas contraire. ils devaient le traiter en ennemi.

De leur coté les amis de Josèphe s'empressèrent de le prévenir que des troupes étaient envoyées contre lui mais sans qu'ils en connussent la cause, les desseins de ses ennemis étant restés parfaitement secrets. Il en résulta que, faute d'avoir pu prendre ses précautions, quatre des villes du gouvernement de Josèphe se déclarèrent immédiatement pour ses ennemis. Ce furent Sepphoris, Gamala, Giscala et Tibérias. Mais sans faire emploi de la force. il les fit promptement rentrer dans le devoir. Puis, à l'aide d'un stratagème dont il se contente de signaler l'emploi, sans en indiquer la mesure, Josèphe se saisit des quatre personnages qui devaient lui aliéner les Galiléens et des principaux chefs des troupes envoyées contre lui, et il les fit reconduire sous bonne escorte à Jérusalem. Le peuple les reçut avec indignation, et il les eût taillés en pièces, avec ceux qui les avaient employés. s'ils ne se fussent soustraits par la fuite au danger qui les menaçait.

Après cette tentative, Jean jugea prudent de se tenir renfermé dans les murailles de Giscala. Quelques jours plus tard, Tibérias fit de nouveau défection, en appelant le roi Agrippa. Au jour où il était attendu il ne parut pas, mais il arriva à sa place un petit nombre de cavaliers romains qui déclarèrent Josèphe banni de la ville. La nouvelle de cet événement fut aussitôt apportée à Tarichées, au moment où toute la garnison était dehors et occupée à fourrager. Josèphe ne pouvait marcher seul et sans perdre de temps contre les déserteurs de sa cause ; d'un autre côté, s'il ne bougeait pas de Tarichées, il était à craindre que. les royaux ne profitassent de son hésitation pour occuper Tibérias. Attendre le lendemain était d'ailleurs chose impossible, car c'était le jour du sabbat et ce jour là il n'y avait moyen de rien faire. Restait la ruse, et nous avons vu que Josèphe s'y entendait. Il fit donc fermer les portes de Tarichées, afin que personne n'en pût sortir pour aller prévenir ceux contre lesquels une expédition se préparait ; puis il requit toutes les barques qui se trouvaient sur le lac, au nombre de deux cent trente, ayant chacune quatre hommes d'équipage au plus, et il partit en toute hâte pour Tibérias.

Lorsqu'il eut amené sa flottille en un point assez éloigné pour qu'il fût impossible de discerner ce qu'elle portait, il donna l'ordre à toutes les barques de croiser à cette hauteur, et lui-même n'ayant avec lui que sept de ses satellites sans armes, s'approcha du rivage de façon à pouvoir être reconnu. Dès que ses ennemis l'aperçurent du haut de leurs murailles, ils furent consternés, parce qu'ils se figuraient que sa flotte était pleine de troupes ; et, tout en le maudissant, ils mirent bas les armes et lui tendirent des mains suppliantes, implorant leur pardon et celui de la ville.

Josèphe se répandit contre eux en menaces ; il leur reprocha durement, à eux qui avaient été les premiers à se révolter contre les Romains, d'user leurs forces dans les dissensions civiles, avant d'avoir à s'en servir contre l'ennemi commun, et de faire tout ce que cet ennemi pouvait avoir le plus à cœur de, leur voir faire. Il leur reprocha aussi de comploter contre la vie de celui qui était chargé de les défendre, et de fermer, sans rougir de honte, les portes de leur ville à celui qui l'avait fortifiée. Il ajouta qu'il accueillerait volontiers ceux qui viendraient lui présenter les excuses de la ville, et dont la présence auprès de lui serait pour la cité le prix du salut. Aussitôt dix des plus notables habitants se rendirent vers Josèphe. qui les reçut dans une de ses barques et les emmena au large, le plus loin possible ; puis il ordonna que cinquante des plus illustres membres du Sénat vinssent le rejoindre, comme s'il voulait aussi recevoir de leur bouche l'assurance du bon vouloir de la population. Après ceux-là, sous d'autres prétextes, il en manda coup sur coup une foule d'autres ; dès qu'une barque était remplie, il la faisait partir promptement pour Tarichées, avec ordre de jeter les passagers en prison ; si bien qu'il réussit à s'emparer du Sénat tout entier, composé de six cents personnes, et de deux mille habitants qu'il fit ainsi transporter à Tarichées.

Connue ceux qui étaient restés à terre vociféraient contre un certain Clitus qu'ils accusaient d'être l'instigateur de la défection, en appelant sur sa tête toute la colère de Josèphe, celui-ci, qui s'était promis de n'ôter la vie à personne, dépêcha un de ses soldats, nommé Levias, avec ordre de couper les deux mains à Clitus. Mais Levias, peu rassuré sur le sort qui lui était réservé, s'il débarquait seul au milieu d'un cercle d'ennemis, refusa de marcher. Clitus, voyant Josèphe furieux dans sa barque et sur le point de venir lui-même lui infliger le supplice auquel il l'avait condamné, le supplia du rivage de lui laisser au moins une de ses mains. Josèphe accéda à sa prière, mais à la condition qu'il se couperait lui-même la main à abattre. Quelle clémence, et qu'il y a bien là de quoi tirer vanité ! Clitus saisit son épée, et se fit sauter la main gauche, tant il avait peur de Josèphe !

Ce fut ainsi que notre historien fit rentrer dans l'obéissance la population de Tibérias, avec des barques vides et sept hommes en tout !

Peu de temps après, Giscala, qui avait fait défection avec Sepphoris, fut prise d'assaut par Josèphe et livrée au pillage. Il réserva toutefois tout ce qu'il put du butin pour être rendu aux habitants ; il en fit de même à Sepphoris et à Tibérias. Josèphe agissait ainsi pour que le pillage de leurs biens servit d'avertissement à ceux qui avaient trahi sa cause, et pour que leur restitution les ramenai à de bons sentiments à son égard.

La guerre intestine était éteinte en Galilée. Lorsque les troubles civils furent apaisés, on ne songea plus qu'à se préparer à bien recevoir l'ennemi. A Jérusalem, le grand prêtre Ananus et tous ceux des grands qui haïssaient les Romains, se hâtaient de mettre les murailles de la ville en état, et de construire des machines de guerre. Partout dans la cité on fabriquait des javelots et des armes de toute espèce. La foule des jeunes hommes passait son temps à s'exercer ; tout était en ébullition. Les modérés étaient dans la consternation, et beaucoup d'entre eux, prévoyant l'issue de cette funeste guerre, gémissaient et se lamentaient sur le sort de la patrie. Les prodiges qui se multipliaient étaient regardés comme de mauvais augure par ceux qui désiraient la paix ; les belliqueux, au contraire, les interprétaient sans hésiter à leur avantage. En un mot, Jérusalem semblait sur le point de périr, même avant l'arrivée des Romains.

Ananus essaya de ralentir quelque peu la construction des engins de guerre, afin de modérer l'exaltation de ceux qu'on appelait les séditieux et les zélotes ; mais il fut victime de son expérience. Nous verrons plus tard qu'il fut l'auteur de sa propre mort.

Dans la toparchie de l'Acrabatène, Simon, fils de Gioras, ayant réuni une bande nombreuse de révolutionnaires, prit le parti de se livrer au brigandage. Les riches virent saccager leurs maisons, et qui pis est, maltraiter affreusement leurs personnes. Déjà il était clair que Simon s'arrogeait le souverain pouvoir. Ananus et les magistrats de Jérusalem se virent forcés d'envoyer une armée contre lui, et Simon alla se réfugier avec les siens auprès des bandits qui occupaient Massada. Il s'y maintint jusqu'au meurtre d'Ananus et de ses autres ennemis, dévastant l'Idumée avec les voleurs qui lui avaient donné asile, de telle façon que les magistrats de cette malheureuse province se virent obligés, par la fréquence des meurtres et des pillages, à lever une urinée qui tint garnison dans les bourgades, afin de les protéger.

Les affaires des Juifs, on le voit, étaient alors en bien pitoyable situation. Lorsque Néron reçut la nouvelle des revers essuyés en Judée par les aigles romaines, il en fut, ainsi que cela devait être, consterné et épouvanté au fond du cœur. En publie il s'emporta avec arrogance, accusant la négligence des généraux, sans vouloir tenir aucun compte de la valeur de l'ennemi. Il ajouta qu'il était digne de la majesté impériale de mépriser les malheurs de ce genre, de n'en pas tenir compte et de se montrer au-dessus de toutes les calamités. Vaines paroles que démentaient l'inquiétude et le trouble de son esprit.

Cherchant alors à qui il pouvait confier l'Orient si agité, avec ordre de châtier la Judée rebelle, et d'écarter des pas voisins l'esprit de vertige qui l'avait frappée, il ne trouva que Vespasien à la hauteur d'une aussi grande mission. C'était un homme qui avait passé sa vie entière dans les camps. Déjà il avait rendu à l'empire l'Occident bouleversé par les Germains ; il avait soumis la Bretagne encore peu connue, et avait valu à l'empereur Claude un triomphe que celui-ci n'avait pas acheté au prix de ses propres sueurs. Ces considérations semblèrent déterminantes à Néron. D'ailleurs il voyait en Vespasien la maturité de l’âge réunie à l'expérience des choses ; l'amour de Vespasien pour ses enfants lui répondait de la fidélité du père, et la bravoure de ses jeunes fils devait venir en aide à sa prudence paternelle. Mais au-dessus des hommes il y a un Dieu qui dirige toutes leurs actions, et ce Dieu voulut que Néron mit à la tête des armées de Syrie Vespasien, qu'il entoura de toutes les caresses et de toutes les faveurs propres à lui donner du courage, et que les conjectures présentes rendaient indispensables.

Vespasien était en Achaïe auprès de Néron, lorsque ce magnifique commandement lui fut confié ; il envoya de là son fils Titus à Alexandrie chercher la quinzième légion ; puis traversant l'Hellespont, il se rendit par terre en Syrie, et s'occupa immédiatement de concentrer les troupes romaines.et les nombreux contingents d'auxiliaires fournis par les rois voisins.

Les Juifs, après la défaite inattendue de Cestius, s'étaient exaltés outre mesure et n'avaient plus su mettre un frein à leurs ardeurs belliqueuses ; comme excités par le fouet de la fortune, ils ne pensaient plus qu'a pousser la guerre. Aussitôt tout ce qu'il y avait parmi eux de plus batailleur se rassembla et marcha sur Ascalon. Cette ville antique, située à cinq cent vingt stades de Jérusalem, avait été de tout temps odieuse aux Juifs, aussi fut-elle la première l'objet de leurs entreprises. Trois hommes pleins de vaillance et d'habileté étaient à la tête de l'expédition, c'étaient Niger le Péraïte. Silas le Babylonien et Jean l'Essénien. Ascalon était bien fortifiée, mais n'avait qu'une faible garnison, car elle ne renfermait qu'une cohorte d'infanterie, et qu'une aile de cavalerie placée sous les ordres d'Antonius.

La bande des assaillants arriva devant Ascalon avec une promptitude extraordinaire, mais pas assez inopinément cependant pour qu'Antonius, averti de leur venue, n'ont eu le temps d'aller au-devant d'eux avec sa cavalerie. Il les chargea vigoureusement et réussit d'abord à les repousser. Aussitôt qu'ils plièrent, les cavaliers romains les rejetant en rase campagne, les poursuivirent avec l'avantage décidé que devait nécessairement leur donner, sur ces masses indisciplinées, leur habitude de l'obéissance aux ordres des chefs expérimentés qui les conduisaient au combat. Une énorme quantité de Juifs resta sur le carreau. S'il faut en croire Josèphe, le nombre des morts s'éleva à dix mille. Jean et Silas furent tués, et le seul chef survivant, Niger le Péraïte, se réfugia avec ce qui lui restait de monde dans une petite forteresse de l'Idumée, nommée Sallis. Les Romains en furent quittes pour un certain nombre de blessés.

Cet échec aurait dît abattre l'audace des Juifs. et ce fut tout le contraire qui arriva. C'est à peine s'ils se donnèrent le temps de panser leurs blessures, et une fois qu'ils eurent repris haleine, ils se jetèrent de nouveau sur Ascalon. L'issue de cette nouvelle attaque fut exactement la même ; car Antonius, qui avait établi des embuscades aux points du passage forcé de l'ennemi, vit bientôt les Juifs y donner tête baissée, et y laisser encore plus de huit mille morts. Ils durent fuir de nouveau et Niger avec eux. Mais celui-ci ne se retira qu'en combattant comme un lion. Il alla cette fois se réfugier dans la forteresse d'une bourgade nommée Bezedel. Pour ne pas perdre de temps à en faire le siège en règle, Antonius y fit mettre le feu, dans l'espérance que Niger périrait dans les flammes. Une fois l'incendie déclaré, les Romains se retirèrent, aussi joyeux que si déjà Niger était mort. Mais il réussit à se cacher dans une cave, d'où ceux qui cherchaient en pleurant son cadavre, pour lui donner les honneurs de la sépulture, le retirèrent vivant au bout de trois jours. Ce fut avec allégresse que les Juifs retrouvèrent le chef adoré que la Providence leur semblait avoir conservé, par une sorte de miracle, afin qu'il pût plus tard les conduire encore. à l'ennemi.

Vespasien avait trouvé à Antioche le roi Agrippa qui l'attendait à la tête de toutes ses troupes ; une fois son armée constituée, il quitta la métropole de la Syrie et marcha sur Ptolémaïs. En y arrivant, il trouva les Galiléens de Sepphoris qui avaient déjà fait leur soumission à Cestius Gallus, parce qu'ils désiraient la paix et qu'ils savaient à merveille à quels ennemis ils auraient affaire, s'ils persistaient à prendre le parti des rebelles. Vespasien, enchanté de cette défection, plaça dans leur ville une garnison, composée d'infanterie et de cavalerie, en nombre suffisant pour les mettre à l'abri de toute insulte de la part des révoltés. Sepphoris, aujourd'hui Safourieh, était une place très-importante par son assiette solide et par sa grandeur ; il était donc nécessaire de s'en assurer la possession, au moment d'entrer en campagne.

La Galilée se subdivise en deux provinces, l'inférieure et la supérieure ; toutes les deux sont entourées par la Phénicie et par la Syrie proprement dite. A l'occident elle a pour limite le territoire de Ptolémaïs et le Carmel, montagne qui appartenait jadis aux Galiléens, mais qui depuis était passée entre les mains des Tyriens. Au pied du Carmel est Gaba, surnommée la ville des cavaliers, parce que des cavaliers licenciés par Hérode s'y étaient établis. Au midi elle est bornée par la Samarie et par le territoire de Scythopolis, qui s'étend jusqu'au Jourdain. A l'orient, ses frontières sont l'Hippène, la Gadaride, la Gaulonitide et les limites des États d'Agrippa. Au nord elle est limitrophe de Tyr et de son territoire.

La Galilée inférieure s'étend en longueur de Tibérias à Chaboulôn, place voisine de la côte de Ptolémaïs. Dans l'autobiographie de Josèphe, cette même localité est appelée Chabolo (c. XLIII). En largeur, la Galilée inférieure s'étend depuis le bourg de Nalôth (aujourd'hui Ksalouth, village abandonné et en ruines, au pied des montagnes de Nazareth), qui est placé dans la grande plaine (d'Esdrelon ou de Jesraël), jusqu'à Bersabee ; là commence la Galilée supérieure, qui s'étend en largeur de Bersabee jusqu'à Baca, bourg placé à l'extrême limite de la Galilée et du pays des Tyriens. En longueur, elle s'étend de Thella, bourgade voisine du Jourdain, jusqu'à Merôth. (Serait-ce Meïron, dans le voisinage de Safed ?)

Les Galiléens, nous dit Josèphe, forment une nation guerrière et. très-brave. Leur territoire est fertile, riche, admirablement cultivé, et bien planté d'arbres de toutes les essences. Les villes y sont nombreuses, et partout on y rencontre des villages dont les plus faibles comptent plus de cinq mille habitants. Je ne pense pas qu'il soit permis d'accepter de confiance cette assertion de Josèphe, parce qu'elle est évidemment entachée d'une très-grande exagération.

Notre historien compare ici la Galilée à la Pérée, et lui accorde une supériorité marquée, malgré la moindre étendue de son territoire, grâce à la fertilité de son sol et à la beauté de sa culture. La Pérée, qui est beaucoup plus vaste, est en grande partie sauvage et déserte. Partout où le sol est favorable, elle est bien cultivée et plantée d'oliviers, de vignes et de dattiers. Elle est arrosée par des torrents qui sortent des montagnes, et lorsque ceux-ci sont à sec, dans le fort de l'été, de belles et nombreuses sources y suppléent. Sa longueur est comptée de Markærous (Mkaour, au delà du Nahr-Zerka-Mayn), à Pella (Tabakhat-Fahil, dans le voisinage du lac de Génésareth). Sa largeur, de Philadelphia (Amman) au Jourdain. Sa limite septentrionale est à Pella ; le Jourdain la borne à l'occident, et la Moabiticle au midi. A l'orient elle confine avec l'Arabie, la Silbonitide, la Philadelphène et la Geraside.

La Samarie est intermédiaire entre la Judée et la Galilée. Elle commence au bourg de Ginæa (Djenin), placé dans la grande plaine (d'Esdrelon), et finit à la toparchie de l'Acrabatelle. Pour la notule de son sol elle ne diffère en rien de la Judée ; car toutes les deux, à la fois montueuses et coupées de plaines, se prêtent bien aux travaux de l'agriculture, sont fertiles et bien plantées d'arbres fruitiers. Elles ne sont pas riches en sources, mais les pluies y sont fréquentes et copieuses. Toutes les sources qu'on y rencontre sont d'une douceur remarquable, et l'herbe des pâturages y est d'une si bonne qualité, que le lait s'y produit en plus grande abondance que partout ailleurs. Du reste, ce qui prouve le mieux la bonté et la fertilité de ces cieux pays, c'est la grandeur de leur population.

Le bourg qui se trouve sur la frontière de ces deux provinces est Anouath, aussi nommé Borcéos, placé à l'extrémité nord de la Judée. La partie méridionale de celle-ci, lorsqu'on en mesure la longueur, finit i une bourgade voisine du pays des Arabes, et. que les Juifs qui habitent cette région appellent Iardan. En largeur, elle s'étend du Jourdain jusqu'il Joppé. Au milieu du pays est située Jérusalem. La Judée n'est pas privée des délices dont on jouit sur les bords de la mer, car toute la côte, jusqu'à Ptolémaïs, lui appartient.

La Judée est divisée en onze parties ou lots de territoire. La première contient Jérusalem, la ville royale qui domine tout le pays circumjacent, comme la tête domine toutes les parties du corps. Les dix autres parties constituent des toparchies. La seconde est celle de Gophna ; puis il y a les toparchies d'Acrabatta, de Thamna, de Lydda, d'Emmaüs, de Pella (?), d'Idumée, d'Engaddi, d’Herodion et de Jéricho. A ces toparchies il faut ajouter les districts maritimes de Iamnia et de Jappé, dont ces deux villes sont les chefs-lieux. Dans les États d'Agrippa, on comptait comme pays juif la Gamalitique, la Gaulanite, la Batanée et la Trachonite. Leur ensemble forme une région dont la largeur est, comptée a partir du Liban et des sources du Jourdain jusqu'au lac de Tibérias. En longueur elle s'étend d'un bourg nommé Arpha, jusqu'à Julias (aujourd'hui Tell-Boum) ; tout ce pays est peuplé de Juifs mêlés aux Syriens.

Nous avons dit que -Vespasien, dès qu'il fut arrivé à Ptolémaïs, accorda aux Sepphoritains une petite armée d'observation qui devait les garantir contre toute attaque, mais dont-la destination principale était évidemment de s'assurer la possession d'une base d'opérations solide, comme l'était la place forte de Sepphoris. Le corps détaché qui y fut envoyé se composait de mille hommes de cavalerie et de six mille hommes d'infanterie. Il était placé sous le commandement d'un tribun nominé Placidus. L'infanterie tint garnison dans Sepphoris même, mais la cavalerie alla camper dans la grande plaine (έν τώ μεγαλω πεδίω, ce terme s'entend toujours de la belle plaine d'Esdrelon ou de Jesraië). Ces deux troupes lançaient incessamment des colonnes mobiles autour d'elles, et ravageaient tout le pays environnant, causant ainsi un préjudice énorme à Josèphe et à ses partisans qui, partout où ils osaient se montrer, étaient vivement repoussés. Le chef des Galiléens résolut alors de tenter un coup décisif, et se décida, suivant une expression vulgaire, à prendre le taureau par les cornes. Il avait lui-même fortifié Sepphoris avant. sa défection, de façon à la rendre très-difficile à prendre, même pour les Romains. Il alla bravement l'attaquer, et fut battu. La force ne lui réussissant pas, il essaya de la persuasion sur les esprits des Sepphoritains ; mais il n'eut pas plus de succès, et dut se résigner à voir les campagnes de la Galilée sillonnées jour et nuit par les colonnes romaines, qui pillaient tout, mettant à mort les hommes en âge de porter les armes, et faisant prisonniers les enfants et les vieillards. En un mot, la Galilée entière était à feu et à sang, en butte à toutes les misères et à toutes les calamités. Il n'y avait plus d'asile pour ses malheureux habitants que dans les villes que Josèphe avait entourées de murailles.

Titus, parti d'Achaïe, avait pris terre à Alexandrie, en moins de temps que la saison d'hiver ne semblait devoir en exiger. Aussitôt arrivé, il rassembla les troupes qu'il venait chercher et se rendit à marches forcées à Ptolémaïs, où son pire l'attendait, avec la cinquième et la dixième légion. Il amenait lui-même la quinzième. Avec ces trois corps étaient réunis dix-huit cohortes que vinrent immédiatement rallier cinq autres cohortes et une aile de cavalerie, détachées de Césarée ; plus cinq autres ailes de cavaliers syriens. Dix des cohortes avaient un effectif de mille hommes chacune. Les treize autres n'en comptaient que six cents ; mais elles étaient renforcées chacune d'un escadron de cent vingt cavaliers.

Les auxiliaires fournis par les rois alliés étaient en très-grand nombre. Ainsi les contingents d'Antiochus, d'Agrippa et de Sohem étaient composés de cieux mille archers à pied, et de mille cavaliers. L'Arabe Malthus, de son côté, avait amené mille cavaliers et cinq mille fantassins, dont la plus grande partie était armée d'arcs. L'effectif total de l'armée atteignait ainsi le chiffre de soixante mille hommes, tant d'infanterie que de cavalerie, en outre des serviteurs, qui étaient extrêmement nombreux, et qui étaient assez habitués à la vie militaire, pour pouvoir avec toute raison être classés au nombre des combattants. En temps de, paix, en effet, ils prenaient part à tous les exercices de l'armée, et, en temps de guerre. à tous les périls des soldats, si bien que leurs maîtres seuls les surpassaient en expérience et en valeur.

Josèphe ajoute, et en cela il a grandement raison, qu'il faut admirer cette sage organisation adoptée par les Romains, et qui, des suivants de l'armée, savait faire non-seulement des serviteurs intelligents, mais encore au besoin des soldats tout prêts à rendre d'excellents services. On le voit, il y a loin des suivants romains à ces espèces de bandits qui suivaient les armées au moyen âge, et auxquels le triste rôle qu'ils jouaient constamment a valu le nom de goujats.

Arrivé en ce point de son récit, Josèphe nous donne les détails les plus précis sur l'organisation des armées romaines et sur leur castramétation. Nous ne saurions milieux faire que de les reproduire intégralement, parce qu'ils ne peuvent manquer d'intéresser au plus haut point tous les hommes qui ont quelque peu la pratique de la vie militaire.

Si l'on prend en considération, dit notre historien, la discipline qui régnait dans les années roumaines, on sera bien vite convaincu que si elles sont parvenues à constituer un aussi vaste empire, elles l'ont dû bien moins à la faveur de la fortune, qu'à leur propre mérite. Les Romains, en effet, ne se contentent pas de prendre les armes lorsque la guerre éclate. Pour eux le temps de paix n'est pas un temps de repos jamais, chez eux, les exercices militaires ne sont suspendus ; jamais ils n'attendent que la guerre les menace, pour s'en occuper activement. Ces exercices ne diffèrent en rien de ceux de la guerre véritable ; et tous les jours chaque soldat fait la même gymnastique que s'il était devant l'ennemi, et avec la même ardeur. Il en résulte qu'ils supportent avec une grande facilité la fatigue des combats. Ils s'habituent aussi à ne jamais quitter leurs rangs, à ne concevoir aucune peur et à surmonter toutes les fatigues. C'est ainsi qu'ils ont toujours l'avantage sur ceux qu'ils trouvent moins solides et moins immobiles qu'eux. On peut dire en toute vérité que, pour eux les exercices sont des combats dans lesquels le sang ne coule pas, et que les combats ne sont que des exercices où le sang coule. Ils ne se laissent pas facilement entamer par les charges subites de leurs adversaires, et toutes les fois qu'ils mettent le pied sur la terre ennemie avant d'en venir à l'action, ils commencent toujours par fortifier leur campement. Et il ne faut pas croire que ces campements soient établis à la légère, sur un terrain inégal, et qu'ils s'y enferment sans ordre ; loin de là ! Si le terrain est inégal, ils l'aplanissent d'abord ; puis, d'après les principes de leur castramétation. ils donnent au camp une forme carrée. Pour le construire ils mènent à leur suite une grande quantité d'ouvriers en bois, munis de tous les outils nécessaires à ce travail.

L'intérieur du camp est rempli par les tentes, et le pourtour en est couvert par une espèce de muraille, munie de tours disposées à intervalles égaux. Les courtines qui relient ces tours sont garnies de scorpions, de catapultes, de balistes et de toute espèce de machines propres à lancer des projectiles, dont elles sont bien approvisionnées. Quatre entrées sont pratiquées sur les quatre faces, de dimensions telles que les bêtes de somme et les sorties, le cas échéant, puissent les franchir à l'aise. Le camp est divisé par des rues au milieu desquelles sont dressées les tentes des officiers, entourant le prétoire, assez semblable à un temple.

De la sorte on voit comme une véritable ville sortir subitement de terre, avec son marché et ses ateliers d'artisans. De plus, des sièges sont installés pour les chefs de cohortes et les centurions, afin qu'ils puissent rendre la justice au besoin. Le pourtour est revêtit d'un retranchement, et le camp est dressé avec une extrême promptitude, tant à cause du nombre que de l'expérience des travailleurs. Lorsque la sécurité l'exige, un fossé couvre l'extérieur tout le vallum, et on lui donne quatre coudées en largeur et en profondeur (2 m, 10).

Quand les retranchements sont achevés, chacun se retire sous sa tente et y prend du repos dans le plus grand ordre avec ses compagnons d'escouade. Les distributions sont faites alors en très-bon ordre et aussi par escouade ; tous reçoivent le bois, l'eau nécessaire et le blé, quand on doit en distribuer. Personne ne peut prendre son repas au moment qui lui convient, mais tous doivent attendre l'heure fixée. Les heures du coucher, des gardes et du réveil sont indiquées par des sonneries de trompettes. En un mot rien ne peut se faire sans commandement.

Au point du jour les soldats vont saluer les centurions ; ceux-ci se réunissent ensuite pour aller saluer les tribuns avec lesquels tous les officiers se rendent devant le général en chef. Celui-ci leur communique habituellement le signe de reconnaissance et les ordres qu'ils ont ii transmettre à leurs subordonnés ; ce signe et ces ordres doivent être observés au milieu de l'action même, afin que les soldats se transportent rapidement et sans confusion en avant ou en arrière, suivant les besoins.

Lorsqu'il faut lever le camp. la trompette l'annonce. et aussitôt tout le monde se met à l’œuvre. Au premier signal les tentes sont repliées et tous les bagages sont préparés pour le départ. Cela fait, une nouvelle sonnerie annonce que tout est prêt ; les mulets et les bêtes de somme sont chargés immédiatement, et chacun attend l'ordre de se mettre en marche. Puis on met le feu au camp. afin qu'il ne puisse servir à l'ennemi. Une troisième sonnerie annonce alors la sortie du camp, presse ceux qui sont en retard pour quelque cause que ce soit, et fait prendre les rangs à tout le monde. Alors un héraut, placé à la droite du général en chef, demande par trois fois et en langue latine à l'armée si elle est prèle au combat. A chacune de ces trois demandes répondent autant d'acclamations des soldats, qui se déclarent prêts, et qui devançant mène les paroles du héraut, lèvent les mains avec un enthousiasme guerrier, en poussant allégrement le cri de guerre.

L'armée s'ébranle ensuite en silence, chacun conservant son rang, comme s'il marchait au combat. Les fantassins sont armés du casque et de la cuirasse, et à chacun de leurs flancs est suspendu un glaive. Celui qu'ils portent au côté gauche est beaucoup plus grand que l'autre, dont la lame ne dépasse pas une palme. Les fantassins d'élite, formant l'escorte du général en chef, ont des lances et des boucliers ronds. Le reste de la phalange est armé d'un javelot et d'un bouclier oblong. Ils portent en outre une scie, une corbeille, un seau une hache, une courroie, une faux, une chaîne et des vivres pour trois jours, de telle sorte que le fantassin n'est guère moins chargé qu'un mulet.

Les cavaliers portent suspendue au côté droit une longue épée, et à la main une pique allongée ; leur  bouclier est placé obliquement (transversalement ?) sur le flanc du cheval ; ils sont munis en outre d'un carquois contenant trois javelots au moins, à la pointe large, et aussi longue que la haste. Tous ont des casques et des cuirasses comme les fantassins. L'armement des cavaliers qui forment l'escorte du général en chef ne diffère en rien de celui des cavaliers appartenant aux ailes. Toujours l'ordre de marche des corps est fixé par le sort[5].

Dans l'action, les Romains ne font aucun mouvement qui n'ait été prévu, mûrement discuté et décidé à l'avance, Rien n'est laissé à l'inspiration soudaine. Il en résulte qu'ils ne se trompent pas sur ce qu'ils ont à faire, et que si d'aventure ils se trompent, l'erreur est corrigée très-facilement. Ils vont jusqu'à préférer à un succès dû au hasard, un échec subi à la suite d'une manœuvre arrêtée d'avance. Ils pensent qu'un avantage exclusivement fortuit peut encourager la négligence, tandis que la délibération, quand bien même elle conduit à un revers, force ceux qui l'ont subi à prendre une autre fois toutes les précautions possibles pour que pareille chose ne se renouvelle pas. Enfin, ils ne savent aucun gré à celui qui obtient un succès de hasard, tandis qu'ils se consolent des accidents impossibles à prévoir, en pensant qu'ils n'ont rien négligé de ce qui paraissait probable.

Chez les soldats romains, la continuité des exercices est aussi salutaire pour l'esprit que pour le corps. Du reste, la crainte du châtiment les force de se livrer assidûment au maniement des armes. Car leurs lois punissent de mort non-seulement la désertion, mais encore l'indolence. Les généraux, d'ailleurs, sont plus sévères encore que les lois ; mais ils font oublier leur dureté envers les coupables par la générosité avec laquelle ils comblent d'honneurs ceux qui se montrent braves. L'obéissance aux chefs est poussée à un tel point, que, dans les batailles, l'armée entière ne semble former qu'un seul corps ; les rangs sont si habilement coordonnés, que tous les mouvements sont faciles et simples. Toutes les oreilles, d'ailleurs, sont tendues pour saisir le moindre commandement ; tous les yeux épient le moindre signe et toutes les mains sont protes à exécuter ce qu'on exige d'elles. De là vient la promptitude d'action des soldats romains ; en revanche, ils sont très-lents à se décourager. Jamais, dès qu'une affaire est engagée, ils ne reculent devant le nombre, la ruse ou la difficulté du terrain. Qu'y d'étonnant à ce que de pareils soldats, commandés par des chefs aussi habiles et aussi expérimentés, aient taillé dans l'univers un empire dont les limites sont à l'orient, l'Euphrate, à l'occident, l'Océan, au midi, la province la plus fertile de l'Afrique, et au nord enfin l'Inter et le Danube ? Ne serait-on pas tenté de dire que cet empire est trop petit pour de si grands maîtres ? (Bell. Jud., III, V, 1 à 7.)

Je pardonne beaucoup à Josèphe, mais en vérité je ne saurais lui pardonner la platitude de cette dernière phrase. Il n'est pas possible, en effet, de pousser la flatterie plus loin. Si notre historien était de bonne foi en écrivant cette phrase, il avait à peu près perdu le sens. S'il ne pensait pas ce qu'il osait dire, la rougeur a dû lui monter au front. M-mirons donc la discipline des Romains, rien de plus juste ; ruais ne perdons pas de vue que ces maîtres si grands n'ont été trop souvent que d'abominables envahisseurs ; c'est aux loups seuls que s'applique la formule : la loi du plus fort est toujours la meilleure.

Au reste, Josèphe a si bien senti ce qu'avait de misérable cette louange hyperbolique, qu'il s'est empressé de la faire suivre de ceci : Tout ce que je viens d'exposer longuement, n'a pas été dit dans le but de flatter les Romains, mais bien pour apporter quelque consolation dans l'esprit des vaincus, et surtout pour détourner de leurs projets ceux qui songeraient à quelque nouvelle rébellion.

 

 

 



[1] Hérode, le roi de Chalcis, était à la fois frère et gendre d'Agrippa, ayant épousé sa fille Bérénice.

[2] S'agirait-il de Djebaà, au sud de la belle plaine de Sanour ? Je ne sais. Le μέγα Ηεδίον est bien plutôt la plaine de Jesraël ou d'Esdrelon. En ce cas, on pourrait soupçonner ici une altération de nom qui de Ginæa (Dienin) aurait fait Gema, grâce à une faute de copiste.

[3] Celui-ci commandait probablement l'aile des cavaliers sébasténiens.

[4] Voici la seule de ces calomnies de Jean de Giscala, que Josèphe ait cru devoir préciser : έπειτα διεφήμιζε πόρρώθεν ώς άρα προδιδοίη 'Ρωμαίοις τά πράγματα Ιώσηπος. On dit sagement qu'il n'y a que la vérité qui blesse. Et par sa conduite ultérieure, notre historien n'a-t-il pas jusqu'à un certain point justifié l'accusation que Jean portait hautement contre lui ? Le lecteur en jugera.

[5] Je crois bien, sans pourtant oser l'affirmer, que c'est là le vrai sens du membre de phrase obscur : κλήρω δέ τών ταγμάτων άεί τό λαχόν ήγεΐται.