LA GUERRE DE TROIE

DEUXIÈME PARTIE. — LA GUERRE DE TROIE.

CHAPITRE IV. — LA TACTIQUE ET LE PLAN DE CAMPAGNE DES GRECS DEVANT TROIE. - CONCLUSIONS.

 

 

La tâche était rude. La citadelle, construite sur un éperon qui s'avance dans la plaine, est admirablement protégée par la nature. L'éperon a environ 700 mètres de largeur, il est séparé au Sud de l'éminence de Pascha Tépé par un petit vallon sans issue ; le gros des réserves devait l'entourer ; en pénétrant dans ce vallon, dominé de tous côtés par des hauteurs, et qu'il était difficile de tenir, on risquait d'être bloqué et d'être coupé de l'armée. A l'Est, la longue rangée de collines qui était aux mains des Troyens et de leurs alliés, avec tout le pays montagneux de l'intérieur, ne pouvait pas être occupée et n'aurait d'ailleurs permis aucun déploiement de forces. Il n'était possible de s'approcher de la forteresse qu'à l'Ouest et au Nord ; mais là les pentes sont abruptes et atteignent près de 30 mètres de haut ; les grosses murailles lisses, faites de grands blocs bien agencés, qui avaient 5 mètres d'épaisseur, ne pouvaient pas être démolies ; seules des forces très supérieures à celles des défenseurs auraient été capables de les escalader.

Or, nous avons vu que l'ensemble des forces confédérées s'élevait, pour toute la guerre, à 1186 vaisseaux ; ceux des Béotiens étaient montés par 120 hommes et celui de Philoctète par 50 ; en prenant la moyenne, ces forces ne dépassaient pas de beaucoup 100.000 hommes ; c'est le chiffre qu'adopte Thucydide, en le trouvant très faible (I, 10). Il nous parait, au contraire, considérable pour la population de la Grèce[1]. Les Troyens seuls, ceux qui habitaient la ville, étaient beaucoup moins nombreux : un contre dix, nous dit Agamemnon (II, 123-129). Mais, ajoute-t-il, de villes nombreuses leur sont venus de puissants auxiliaires, brandissant la lance, qui me repoussent et m'empêchent de renverser la forteresse (II, 130-133). Grâce à leurs alliés, la réserve en hommes des Troyens était à peu près illimitée ; l'accès par voie de terre, qui permettait aux renforts d'arriver, ne pouvait pas être complètement coupé. C'est ce que nous voyons d'ailleurs dans l'Iliade. Au chant XIII, nous apprenons, au cours d'une bataille, que des Phrygiens d'Ascanie sont arrivés la veille, pour en remplacer d'autres (793), afin de combler les vides dans les rangs décimés ; à l'arrière s'est constituée une réserve de Thraces nouvellement arrivés (X, 434), conduits par le roi Rhésos, dont les chevaux sont les plus grands et les plus beaux du monde ; ils ont dû venir par le passage de Sestos et d'Abydos, qui était aux mains des Troyens.

 

Tactique et Stratégie.

La seule tactique était de s'établir fortement entre la ville et la mer, de s'opposer aux communications maritimes et aux mouvements par voie terrestre du côté du Sud, d'investir et d'affamer la ville en la privant de ses sources de richesses, par la cessation de tout commerce, et de l'affaiblir progressivement par une longue guerre d'usure.

C'est bien le plan qui semble résulter de plusieurs passages de l'épopée et de la façon même dont se présente la campagne. L'Iliade est un poème, ce n'est pas un exposé militaire ; la stratégie n'intéresse pas plus Homère que la question économique ; mais il a créé ses beaux récits d'après des données positives, il a idéalisé et poétisé des faits réels ; cela ne parait pas douteux. Il n'est pas interdit de rechercher dans l'épopée des indices sur les caractères de ces faits. L'hypothèse de la guerre d'usure m'a frappé en relisant l'Iliade. Ce n'est qu'une hypothèse, dont la vérité ne peut pas être démontrée et qui ne peut être présentée qu'à titre de conjecture séduisante. Mais elle rend mieux compte que toute autre des conditions de la lutte, telles qu'elles apparaissent dans le poème, de la longue durée de la guerre et des causes de son succès final.

Cette longue durée, l'antiquité ne l'a jamais mise en doute ; elle n'a été traitée de fable qu'au XIXe siècle, où des savants ont pensé que le chiffre de dix avait quelque chose de mythique, comme les dix années de la guerre des dieux contre les Titans et les cinq années du siège de Camicos en Sicile par les Crétois, vengeurs du meurtre de Minos. Mais les idées mystiques des Grecs sur les nombres et sur la perfection de la décade sont bien postérieures ; elles dérivent de la doctrine pythagoricienne ; tout mysticisme est absolument étranger au génie clair de l'auteur de l'Iliade et de l'Odyssée ; le caractère essentiel de ses idées religieuses est la limpidité, l'harmonie et... le bon sens, sans aucune contamination de ces conceptions plus primitives : l'impureté, la communion divine, l'envoûtement du sang versé, qui s'infiltrèrent plus tard, partiellement, par la voie des mystères, dans le culte olympien plus développé, plus achevé et plus pur. Il n'y a en tout cas aucune raison de contester que la guerre ait été fort longue, qu'elle ait duré plusieurs années, comme en témoigne l'Iliade et comme l'a cru l'antiquité entière, Thucydide, le plus probe des historiens, en tête.

Neuf années du grand Zeus se sont déjà écoulées, les bois de nos navires sont pourris et les cordages en sont usés (II, 134-5) ; j'ai perdu d'innombrables guerriers (115) et je n'ai obtenu aucun résultat (121). Signé : Agamemnon. Nous sommes au début du poème. C'est le premier communiqué officiel. On voit qu'il est sincère et que le généralissime ne craint pas de dire la vérité ! Les événements que décrit l'Iliade durent cinquante et un jours et, à la fin de l'épopée, les Grecs ne sont pas beaucoup plus avancés qu'au début.

Les confédérés, nous l'avons vu, paraissent installés solidement sur le rivage. Ils ont tiré leurs vaisseaux sur le sable de la plage (XIV, 31). Ils ont construit devant ces vaisseaux une grande muraille, véritable rempart, solidement bâti en pierres, avec des portes résistantes munies de fortes traverses, avec des tours élevées et des parapets, entourée de tranchées et de fossés profonds (VII, 337 et sq., XII, 3 et sq., etc.)[2] ; ces tranchées sont surmontées de talus où se dressent des piques et des pieux pointus, élevés et serrés (XII, 54-55). Entre les vaisseaux et la muraille, un grand camp a été installé avec des tentes, avec des maisonnettes en bois, où rien ne manque, comme je l'ai indiqué, en objets de table et de maison et en approvisionnements. Une région du camp est réservée aux tombes des guerriers morts en combattant et parait avoir été défendue par un mur plus petit.

Thucydide pensait que, tout au moins au début de la guerre, les Grecs étaient loin d'avoir amené l'ensemble de leurs forces, que, faute d'argent, ils étaient en nombre insuffisant et que le ravitaillement avait été mal préparé, parce qu'ils avaient cru, à tort, pouvoir vivre facilement sur le pays (I, 11). C'est possible. Ils n'avaient sans doute pas pensé non plus, comme Agamemnon nous l'a appris, avoir à faire à un adversaire sans cesse renforcé par de nombreux contingents alliés. Ce manque de préparation, de prévision et d'organisation a pu peser d'un grand poids sur les événements et jouer un rôle important dans la durée de la guerre. Quelqu'un a-t-il songé chez nous à cette préhistorique expérience ?

La tactique des combats n'est pas moins instructive pour nous éclairer sur le plan de campagne des Grecs, lorsqu'ils eurent reconnu la difficulté de la situation.

Nous ne trouvons pas dans l'Iliade de grande bataille, où la plus grosse part des effectifs seraient engagés pour tenter un effort décisif. C'est un afflux et reflux perpétuel d'unités plus ou moins importantes : pointes poussées par les assaillants, contre-attaques des défenseurs et corps à corps.

Au début du chant XI, par exemple, une offensive, qui devient une affaire assez sérieuse, est décidée par le généralissime. Agamemnon couvre ses jambes de cnémides, revêt sa cuirasse, suspend à l'épaule sa longue épée, s'arme de deux lances en bois garnies de pointes en bronze et se couvre d'un grand bouclier, qui protège le corps tout entier, comme on en voit sur les vases et les peintures mycéniennes — le petit bouclier rond en usage à l'époque grecque archaïque n'est jamais mentionné —. Les chevaux restent en arrière au bord des fossés, prêts à la poursuite, si l'attaque réussit ; les guerriers, rangés en ordre, s'élancent à pied, leurs chars au repos derrière eux. Les Troyens, de leur côté, ont placé leurs unités sur la petite éminence, qui se trouve sur la rive gauche du Scamandre, près du village actuel de Koum-Kieuï. Hector est à leur tête. Les clameurs se lèvent avant l'aurore.

Les troupes en viennent bientôt aux mains : Ainsi que dans un champ bien fourni les moissonneurs s'avancent dans les sillons, coupant avec la faux l'orge et le froment dont les épis nombreux tombent à leurs pieds, ainsi Troyens et Achéens se précipitent et s'entre-tuent, sans qu'aucun d'eux ne songe un instant à la fuite. Ils s'élancent comme des loups et se tiennent tête, guerrier contre guerrier... Tant que dura l'aurore et que s'accrut la lumière sacrée du jour, les traits frappaient :les hommes et le peuple périssait. Mais au moment où le bûcheron prépare son repas dans les halliers de la montagne, quand ses bras sont fatigués d'abattre des arbres et qu'épuisé son cœur désire une douce nourriture, les Grecs par leur bravoure réussirent à rompre les phalanges (XI, 67-91). Agamemnon se précipite dans les rangs ennemis qui fléchissent ; les Troyens, dont une partie remontent sur les chariots, battent précipitamment en retraite ; le grand roi les poursuit lui-même et, comme des lions, les guerriers s'élancent à sa suite : Les fantassins périssent sous les coups des fantassins et les cavaliers succombent sous l'airain des cavaliers, un tourbillon de poussière s'élève dans la plaine sous les pieds retentissants des chevaux (150-153). Les Troyens rallient la porte de Skées.

Mais Hector a compté sur le désarroi de la poursuite et a préparé une violente contre-attaque des chariots contre les Achéens éparpillés. Alors commencent une série de combats individuels, où l'héroïsme se donne carrière. Ulysse, le prudent et astucieux Ulysse lui-même, tel un sanglier, fait rage ; il obtient d'abord des succès notoires ; puis il vole au secours de Diomède, dont la vie est en danger, et le couvre de son corps (396-397) ; mais la blessure de Diomède est grave, Ulysse ne réussit qu'à protéger sa retraite ; les Troyens s'acharnent autour de lui, il est bientôt entouré, comme un cerf par des chacals ; Ménélas et Ajax le sauvent de la mort (472 et sq.). Un grand nombre de princes sont tués et blessés, la retraite devient générale. Les Troyens, qui se sont reformés, regagnent tout le terrain perdu, ils serrent l'ennemi de près, javelot contre javelot, bouclier contre bouclier, les casques s'entre-heurtant ; la contre-attaque se poursuivit jusque sous les murs du camp, où les Troyens sont arrêtés par les puissants fossés et les phalanges épaisses des réserves hellènes. Une lutte de tranchées s'engage enfin, où, dans la mêlée, dominent les combats individuels.

Au-dessus, de Samothrace à Ténédos, de Ténédos à l'Ida, de Callicolone à la ville, les dieux, Poséidon et Zeus, Apollon, Arès, Héphaistos, Athéna et Aphrodite elle-même, prennent leur vol, comme nos grands oiseaux de l'air.

Sauf ces interventions divines, tout cela se suit logiquement, sans invraisemblance. Je ne prétends pas qu'Homère soit un stratège ; mais sous l'accumulation des exploits et des discours, la trame se distingue très bien. Il n'y a aucune incohérence.

Les chefs ne se tiennent pas à l'arrière pour dresser des plans et transmettre des ordres ; ils dirigent eux-mêmes les combats et c'est la bravoure qu'ils déploient, c'est leur prestige, la confiance qu'ils communiquent autour d'eux, qui entraînent les hommes dans la lutte et au succès. Cette lutte est menée par groupes de petites unités, qui s'engagent en lignes bien ordonnées, puis se mêlent, jusqu'à ce que l'une des phalanges parvienne à rompre l'autre ; alors au combat en rangs serrés succèdent les exploits individuels, dont l'héroïsme et les apostrophes éloquentes ravissaient le poète et ses auditeurs.

S'il n'y a pas de grande bataille décisive, si les communiqués quotidiens, affichés dans les divines demeures de l'Olympe, n'enregistraient que de perpétuelles fluctuations du front, il n'y a pas non plus de siège proprement dit. On parle toujours du siège de Troie ; mais il n'en est question nulle part dans l'Iliade ; elle ne nous décrit aucun assaut de la ville, thème qui eût été cependant fécond en brillantes prouesses. Il serait plus juste de parler du siège des Grecs, qui subissent des attaques terribles derrière leur grand mur et sont rejetés plusieurs fois jusque sur leurs vaisseaux enflammés (chant XII et chant XV). Andromaque nous parle bien de trois escalades entreprises par Ajax, Idoménée et les plus vaillants des princes (VI, 435-9), au point où l'approche est la plus facile et où les murs sont moins bien construits soit qu'ils aient été renseignés par la divination, soit qu'ils aient obéi à l'impulsion de leur bravoure ; mais ce sont des faits d'arme individuels, qui n'ont pas réussi et qui sont antérieurs à l'action de l'Iliade. Trois fois Patrocle s'est élancé sur un des angles saillants du mur, mais son audace fut châtiée par Apollon lui-même, qui le repoussa avec violence, en frappant de ses mains immortelles le splendide bouclier du présomptueux héros (XVI, 702-704).

 

La Guerre d'usure.

La stratégie des Grecs ne consiste donc ni en une grande offensive, une bataille décisive dans la plaine, ni en assauts. Voilà qui est certain. Son caractère apparaît tout autre dans le poème.

Les Grecs sont installés entre la ville et la mer, à l'embouchure du fleuve, s'assurant très sagement l'approvisionnement direct en eau. Nous avons vu que le vin ne leur manquait pas non plus : De nombreux vaisseaux chargés de vin arrivent de Lemnos.... Les Achéens chevelus l'achètent, qui avec de l'airain, qui avec du fer brillant, les uns avec des peaux de bœufs, les autres avec des bœufs mêmes ou avec des esclaves ; ils apprêtent un somptueux repas (VII, 467-475). Lemnos leur servait donc, comme elle nous sert aujourd'hui, de base de ravitaillement. De là, ils font des attaques perpétuelles dans la plaine et empêchent les Troyens de sortir de leurs murs, affaiblissant leur vie publique et menaçant jusqu'à leur vie domestique.

J'ai déjà rappelé que les femmes troyennes n'osaient plus aller laver leur linge à 150 mètres des murs, aux beaux lavoirs de la porte Dardanéenne (XXII, 156). Quand Lycaon, le fils de Priam, va tailler, dans le jardin de son père, des branches de figuier pour consolider son char, il tombe aux mains d'Achille, qui l'emmène de force et le fait vendre sur le marché de Lemnos au fils de Jason (XXI, 35-43). Lorsque Priam obtient d'Achille le cadavre d'Hector, il lui demande une trêve pour célébrer les funérailles. Achille, accorde-moi une grâce précieuse. Tu sais que nous sommes enfermés dans la ville ; le bois est loin dans la montagne et les Troyens ont très peur de sortir (XXIV, 660-663) ; ils ne se risquent plus dans les collines environnantes. Voilà qui est bien significatif. N'y-a-t-il pas là de nouveaux indices d'une guerre qui traîne en longueur, d'une guerre d'épuisement ? Les Grecs ont la mer derrière eux, rien ne les presse. Ne peut-on reprendre un mot désormais célèbre Agamemnon grignote les Troyens ? La conjecture est peut-être téméraire, elle n'est pas sans vraisemblance.

Mais ce n'est pas tout. Si la plaine est devenue inaccessible, la voie de l'Est reste ouverte ; du côté de la Phrygie, de Thèbe et d'Assos, on peut atteindre Troie par la montagne. Or, l'Iliade contient justement une douzaine de passages, qui ont été rapprochés plus d'une fois et que Leaf a bien remis en lumière[3] ; ils décrivent une sorte de guérilla, qu'Achille et ses compagnons ont portée dans les îles, dans la Troade méridionale, dans les ports et les entrepôts du golfe d'Adramytte où ils opèrent toute une série de razzias.

Le point le plus extrême qu'Achille ait atteint est Thèbe, où il a fait une véritable expédition, car c'était une forteresse imposante ; il s'en est emparé de force et, dans cette attaque, le père d'Andromaque, Eétion, et ses frères ont trouvé la mort ; parmi le butin se trouvaient : la belle-mère d'Hector et la douce Chryséis, l'irréprochable coursier Pédasos, une lyre d'argent, dont les accords charment les loisirs du héros, la masse de fer qu'il donne en prix aux jeux après les funérailles de Patrocle.

Dans la plaine de Thèbe, il ravage Lyrnessos et en ramène Bryséis, blonde comme Aphrodite, qui donne son cœur à Patrocle et pleure sa mort si tendrement : Ô malheureux ami d'une infortunée, noble héros qui fus toujours si plein de douceur. Sur l'Ida, il s'empare de nombreux troupeaux et de deux fils de Priam qui servent aux Grecs d'otages.

Au retour, son fait d'armes le plus notoire et le plus gros de conséquences est la prise de la citadelle d'Assos, qui commande la vallée du Satniœis et toute la côte méridionale de la Troade, l'escale principale, ainsi que nous l'avons vu, du trafic de l'Égée. D'après le scholiaste (sur VI, 35), une aventure amoureuse vient s'y ajouter à ses exploits. La prise de Lesbos — sans doute la côte septentrionale et la ville de Méthymna, cette autre escale que j'ai signalée — n'est pas moins considérable. Il en ramène sept femmes, habiles dans les savants ouvrages et qui effacent toutes les autres en beauté. — Décidément le beau sexe joue un grand rôle dans l'épopée : à côté de la noble et admirable épouse, de la mère au cœur angoissé, de l'immortelle Hélène, voici les tendres petites alliées ; ces héros et leur poète ont pensé à tout ! —. Enfin, il s'assure la possession de Ténédos, qui constitue avec Lemnos une base indispensable pour l'armée.

Il se peut que ces exploits n'aient été que des entreprises de brigandage. Il se peut aussi, comme le suggère Thucydide, qu'ils aient eu pour principal objet de remédier à la disette en vivres. N'étaient-ce que des fables ? Homère ne nous a pas accoutumés à traiter de la sorte les renseignements dont il se sert. Dans l'Iliade, les légendes sont des légendes, mais les faits ont un tout autre caractère, ils ont la marque de la réalité. Le poète n'a pas relié entre eux ces divers épisodes, il ne les coordonne pas à un plan de campagne des Grecs, il en parle comme de faits bien connus de ses auditeurs, sans insister davantage. Dans quelle mesure se rattachent-ils à l'opération militaire des Grecs contre Troie ? Nous ne le saurons jamais. Mais il est très tentant, comme l'a fait Leaf, d'y voir, dans la réalité des faits, sinon dans le poème, un épisode de l'investissement systématique de la citadelle. On remarquera aussi, en passant, comme je l'ai indiqué, que cette prise de possession des côtes et des îles, était en somme une opération relativement facile ; Achille y suffit avec un petit contingent ; elle n'exigeait pas une grande expédition nationale de i00000 confédérés hellènes. S'il ne s'était agi que de coloniser cette région, l'Iliade n'aurait sans doute pas vu le jour. Troie s'est donc trouvée ainsi réduite à ses propres moyens et aux alliés qu'elle renfermait. Il est probable que les Grecs, avec leurs nombreux vaisseaux, s'étaient rendus maîtres de tout l'Hellespont et avaient fait le blocus de ses côtes. La ville ne peut plus recevoir de renforts du dehors. Il ne lui reste plus de communications avec ses alliés que par les vallées hautes de l'Aisépos et du Granique et ces alliés sont des populations côtières ; c'est un investissement presque complet. Elle n'est pas réductible complètement par la faim, mais après plusieurs étés de stagnation absolue des affaires, elle est épuisée, elle est saignée à blanc par le tarissement de ses ressources économiques. Hector, partisan d'une offensive résolue, seule capable de sauver la ville, voit d'ailleurs bien le danger et le dit en propres termes :

Polydamaste, tes paroles sans doute ne peuvent me plaire. Quoi, tu nous conseilles de nous retrancher dans la ville ! N'êtes-vous pas las de rester enfermés dans vos tours ? Jadis on disait partout que la ville de Priam était riche en or, riche en airain ; mais aujourd'hui les objets précieux, ornements de nos palais, ont disparu et nos nombreuses richesses ont dû être vendues en Méonie et en Phrygie, depuis que le grand Zeus a fait peser sur nous sa colère (XVIII, 287-292).

La Méonie, c'est la région du Sud, encore accessible avant le raid d'Achille. La Phrygie, c'est le seul côté où les communications subsistent avec le dehors. Dans un autre passage, Achille parle de cet appauvrissement de la ville (IX, 401 et sq.) et Hector indique en propres termes qu'elle s'épuise à nourrir sa garnison et le contingent de ses alliés (XVII, 225) ; il devait sans doute payer leur entretien et leur solde[4]. L'offensive qu'il conseille n'aboutit qu'à sa propre mort.

La guerre de Troie parait donc bien avoir été une guerre d'usure. Les Grecs, qui disposaient de la mer et de nombreux vaisseaux, pouvaient librement s'approvisionner en hommes, en armes et en vivres et devaient nécessairement triompher à la longue.

Comment cela a-t-il fini ? La ville a-t-elle capitulé sans conditions ? Ou a-t-elle résisté jusqu'au bout, si affaiblie qu'elle était incapable de s'opposer au succès d'une ruse comme celle du cheval de Troie[5] ? Nous n'en savons rien. Ce qui est certain, c'est qu'elle a été systématiquement détruite, comme les fouilles nous en ont apporté nettement le témoignage. C'est donc à la force et à la puissance même de Troie que les Grecs en voulaient, c'est en quelque sorte le militarisme troyen, système politique s'appuyant essentiellement sur l'armée, qu'ils avaient en vue de détruire ; ils se sont proposé de lui porter un coup dont il ne puisse plus jamais se relever. Ils y ont réussi, non sans de terribles pertes, beaucoup de temps, de patience et d'industrie. S'ils ne se sont pas réinstallés solidement au même point, c'est qu'ils n'en avaient pas besoin. Troie n'avait qu'un mérite, c'est de bloquer l'Hellespont. Une fois détruite, les Grecs n'en avaient que faire. Ils n'avaient pas à rétablir le trafic dont les Troyens profitaient sur le dos des commerçants ; leur méthode était toute différente. Commerçants eux-mêmes, habiles et hardis navigateurs, il leur fallait la liberté et la maîtrise des détroits ; lorsqu'ils se sont assuré cette hégémonie, ils ont établi sur leurs rives de nombreux comptoirs et, plus tard, de florissantes colonies. Ils ont fait faire à la navigation des progrès considérables et lui ont donné cette grande impulsion dont la vaste colonisation des VIIIe et VIIe siècles sont le témoignage. Troie, sans port, ni avantages naturels, ne pouvait avoir aucune part dans cette nouvelle et brillante fortune.

 

Conclusions.

Ainsi la guerre de Troie — celle de la réalité, sinon celle d'Homère, qui nous fournit seulement les indices de cette hypothèse — nous apparaît, non pas seulement comme un poème de l'honneur et de l'héroïsme, mais aussi comme une entreprise considérable, dont les causes profondes ont dû être des causes économiques ; son objet essentiel paraît bien avoir été, comme aujourd'hui, de délivrer l'Occident de la menace que la mainmise des Orientaux sur les détroits constitue pour le libre échange, et de s'en assurer le libre usage.

Guerre économique, lutte pour la liberté des détroits, ce sont là des analogies assez frappantes avec ce qui se poursuit en ce moment et ce qui s'est passé dans l'histoire autour des Dardanelles. Nous en avons trouvé d'autres. Les Grecs occupaient une situation analogue à celle des alliés d'aujourd'hui ; ils avaient la liberté de la mer et le libre ravitaillement ; ils se sont efforcés, semble-t-il, de réduire l'ennemi par un lent investissement, qui sans être absolu, a fini par être extrêmement efficace ; ils paraissent avoir entrepris contre lui une guerre d'endurance, d'usure et d'épuisement dont leur persévérance, leur énergie, leur héroïsme, les ont fait sortir victorieux.

Non seulement la guerre de Troie présente donc des analogies avec les événements actuels et nous éclaire sur les origines préhistoriques de la question d'Orient, mais il se pourrait qu'elle nous offrît encore un exemple.

Elle nous ouvre aussi des espérances et des perspectives d'avenir.

La chute de Troie est peu antérieure à celle du plus vieil empire oriental qui ait dominé en Asie Mineure, l'empire hittite. Elle a permis ce grand essor colonial de la Grèce, qui, de la mer d'Azov aux bouches du Nil, a créé les centres si vivants et si actifs de l'expansion et de la culture antiques ; elle a inauguré par un admirable poème la grande époque, où la jeune Hellade a fait naître la science, la beauté et la moralité occidentales. C'est en Ionie qu'apparaissent, en effet, la science positive et la philosophie ; si Athènes pose les fondements de la justice, du droit public, de la morale sociale et individuelle, l'Ionie collabore avec Athènes et avec toute la Grèce pour épanouir dans le monde les inventions de la technique, le charme et la perfection de la beauté. Subjuguée pendant près de deux siècles par les Perses, de Cyrus à Alexandre, la Grèce d'Asie est de nouveau, à partir du me siècle, le foyer de vie, qui répand dans le monde la culture hellénique devenue la culture universelle. Sa pensée conquiert Rome et, à la faveur de la grande paix latine, s'implante définitivement en Occident.

Mais la puissance romaine, déjà énervée par l'envahissement des masses et des religions orientales, est bientôt brisée par l'infiltration lente et la conquête violente des tribus germaniques et teutonnes, dont l'esprit barbare a survécu dans leurs descendants brutaux, contempteurs du droit et de l'humanité ; et pour longtemps l'essor de la civilisation est mis en échec.

En Orient, s'installent ensuite des hordes farouches, qui n'ont rien créé, qui n'ont rien édifié, qui n'ont su que détruire. Pendant plus de cinq cents ans l'Asie romaine et byzantine est réduite à une barbarie qu'elle n'avait jamais connue. Le peuple turc, cependant doux, policé et loyal dans la vie courante, y a déchaîné les pires cruautés, lorsqu'il a été excité par le fanatisme politique et religieux de ceux qui le dirigent ; ses chefs de bandes et ses gouvernants, arrogants et cyniques, n'ont jamais fait preuve d'intelligence, d'ingéniosité et de méthode que dans le brigandage, les exactions et les massacres qu'ils ont exercés sur les populations conquises par la force. Longtemps l'Europe a entretenu ce fléau, qui n'a dû son pouvoir de vivre et de nuire qu'aux intérêts opposés et à la mésentente des nations occidentales.

L'heure est enfin venue de reprendre, dans l'union des peuples, l'œuvre des Achéens et des Grecs contre ce retour destructeur du monde oriental, qui jamais dans l'histoire, ni au temps des Perses, ni aux âges les plus lointains, n'a fait peser un joug si lourd sur les terres bénies de l'Égée et n'y a tari à ce point les sources de la vie matérielle et morale.

La tâche est aussi rude et beaucoup plus meurtrière que celle des vieux Achéens, car aux successeurs modernes de Mahomet II, qui entrainent leur peuple à sa perte, par une affinité singulière, la lignée rapace et sanguinaire des Hohenzollern a prêté son puissant appui. Nos canons tonnent devant la plaine de Troie ; nos guerriers meurent pour la grande cause du droit et de l'humanité ; le présent rejoint le passé dans l'héroïsme. Une voix éclatante de poète, comme celle du vieil aveugle de Chio, vient de s'élever chez notre sœur latine, pour affirmer devant le monde la force toujours jeune et vivante du patrimoine hellène ; la guerre européenne aura aussi son Iliade, qui exaltera pour toujours dans la mémoire des hommes les exploits de nos héros et les angoisses de nos foyers. Les nations alliées ont reçu l'héritage du feu sacré de l'Hellade et, comme les Lampadodromes de Platon, elles transmettront d'âge en âge les flambeaux de la vie, καθάπερ λαμπάδα τόν βίον παραδίδουσι....

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Au début de la dernière guerre, la Grèce a mis en ligne 116.000 hommes ; le nombre total des hommes passés sous les drapeaux, pendant les deux campagnes de 1912-1913, a été de 280.000 (A. Andréadès, Journal des Économistes, Mai 1915, p. 225).

[2] On a prétendu que ce rempart serait une invention d'un poète postérieur, parce que dans certains passages du chant XI le poète parle des fossés, sans mentionner le mur que citent d'autres passages. Ces derniers passages seraient donc postérieurs (Croiset, loc. cit., I, p. 144). Ils sont en tout cas bien habilement insérés dans le reste du poème. Et pourquoi ne seraient-ce pas les mentions du chant XI qui auraient été ajoutées postérieurement ? Aucun texte ne résisterait à de semblables critiques.

[3] Loc. cit., p. 242-252, 319 : The great Foray, le grand raid d'Achille. Les textes sont rassemblés p. 397-399 ; voici les références : I, 366-369 ; II, 688-693 ; VI, 414-428 ; IX, 128-130 ; IX, 186-188 ; IX, 666-8 ; XI, 101-112 ; XI, 624-6 ; XVI, 152-4 ; XIX, 291-300 ; XX, 89-96 ; XX, 187-194 ; XXIII, 826-9.

[4] A Andréadès, Les Finances grecques au temps d'Homère, Compte rendu des séances et travaux de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, avril 1915, p. 434. A. Andréadès pense que cette dépense ne pesait pas sur les Grecs, dont l'armée était nationale et le service gratuit, la charge de l'arme appartenant, comme dans la féodalité, au seigneur ; il signale que le rachat était pratiqué.

[5] Je ne voudrais pas pousser trop loin la tendance à voir dans tous les détails de l'Iliade des faits authentiques, par réaction contre la mythomanie ; mais voici un fait, historique celui-là : au temps de la prime jeunesse de Jeanne d'Arc, lors de l'attaque de la forteresse d'Annery, appartenant aux Messins, un seigneur lorrain profitant de la permission qu'avait obtenue un de ses amis d'introduire dans la ville quelques chariots de vin, remplit les tonneaux d'hommes armés qui, une fois dans la citadelle, la livrèrent au duc de Lorraine. Marcel Hébert, Jeanne d'Arc a-t-elle abjuré ? Paris, E. Nourry, 1914, p. 17.