LA GUERRE DE TROIE

DEUXIÈME PARTIE. — LA GUERRE DE TROIE.

CHAPITRE II. — LE PEUPLE DES TROYENS.

 

 

Les fouilles nous ont montré que Troie, ville préhellénique de même époque que Mycènes, Argos, Pylos et les autres cités d'où venaient les Grecs conquérants, existait dans la plaine, qu'elle a été détruite à la fin de cette époque d'une façon systématique qui révèle l'œuvre d'un conquérant, qu'elle a tous les caractères que lui donne l'Iliade et qu'Homère en connaissait bien la topographie ; nous avons vu ensuite que la lutte s'est déroulée dans les vallées du Scamandre et du Simoïs, que le poète n'a pas disposé les armées et leurs camps et réglé leurs mouvements au gré de sa fantaisie, mais qu'il les a placés dans un cadre bien réel, et que ce cadre lui était certainement familier.

Les renseignements qu'il nous donne sur la Troade, où vivait le peuple des Troyens, ne sont pas non plus une fiction.

Troie était la citadelle qui dominait la plaine ; les chefs qui, dans ses murs, se groupaient autour de Priam et d'Hector, venaient de villes ou de villages environnants. Homère les mentionne à diverses reprises au cours du poème ; il nous en a même donné une énumération dans un document très important de la fin du IIe chant, le Catalogue[1] des armées en présence.

Ce catalogue est une sorte de recensement versifié, assez fastidieux, malgré les embellissements que le poète a cherché à y introduire, mais qui, par là même, me parait présenter de réelles garanties de vérité, car il donne à première vue l'impression d'un périple, démarqué et poétisé, dont les renseignements auraient été introduits dans le poème. Il se compose de deux parties : l'une énumère les vaisseaux achéens, l'autre les forces troyennes et celles de leurs alliés. Je reviendrai sur la première, la seconde se divise très logiquement en deux groupes : le peuple des Troyens qui habitent la Troade et les alliés venus de lointains parages pour porter secours à la citadelle menacée. Voyons d'abord ce qu'il nous dit des Troyens, en complétant le catalogue par les diverses données éparses dans le poème. Nous verrons qui Homère avait certainement une conception positive de la région et que cette conception répond à la réalité. Nous arriverons en même temps à définir le caractère de cette population, et à nous faire une première idée du rôle que devait jouer la citadelle de Troie et des causes probables de cette longue guerre où elle a résisté si désespérément.

 

Homère et la Troade.

La Troade[2] comprend tout le Nord-Ouest de l'Asie Mineure. L'Hellespont, la mer Égée, le golfe d'Adramytte forment ses limites naturelles au Nord, à l'Ouest et au Sud ; du côté de l'Est, il résulte de l'Iliade et des descriptions géographiques des anciens, qu'elle s'étendait jusqu'à la vallée de l'Aisépos et jusqu'à une ligne moins bien définie, qui part des sources de ce fleuve pour aboutir, à travers la montagne, à la plaine de Thèbe, que commande aujourd'hui la ville d'Adramytte sur le golfe de même nom[3].

C'est un pays essentiellement montagneux, constitué par le massif de l'Ida et ses ramifications. La chaine principale, qui se dirige de l'Est à l'Ouest, puis du Sud au Nord et qui, dans sa partie centrale, atteint i800 mètres, partage la région en deux parties bien définies et très inégales ; l'une, beaucoup plus importante, la Troade du Nord, l'autre la Troade du Sud, en bordure de la mer Égée.

La Troade du Nord est couverte par des montagnes enchevêtrées, avec des zones boisées et de grandes forêts de pins, et par des collines ondulées, où le chêne croit en abondance. La population est nécessairement très clairsemée et très pauvre dans la montagne, où l'on ne rencontre guère que des huttes de bûcherons. Mais trois vallées, formées par les principaux fleuves qui descendent de l'Ida : le Scamandre, le Granique et l'Aisépos offrent des plaines alluviales assez fertiles, capables de nourrir des villages relativement populeux. Le Scamandre en possède deux principales : la plaine basse, celle de Troie, dont j'ai suffisamment parlé, puis une autre plus grande, longue de 3o kilomètres et large de 10 environ, l'ancienne plaine samonienne, entre la petite ville d'Ézine (chef-lieu d'un caza, arrondissement) au confluent du Scamandre et de l'un de ses affluents, et le joli village de Bairamisch, en terrasse sur une colline au-dessus du fleuve, avec une belle forêt de pins. Des sources du Scamandre on descend par des défilés boisés dans la vallée haute de l'Aisépos, la région d'Astyra, où l'on trouve des forêts, des champs, des mines d'argent et de plomb, et plusieurs villages, puis dans la plaine, basse, dont le centre est le gros bourg de G :Men, bien connu dans le pays pour ses sources d'eau chaude et sa grande foire de chevaux ; il est coupé de la mer par des rangées de collines. A l'Ouest de l'Aisépos se développe parallèlement la vallée du Granique, très resserrée dans ses parties supérieure et moyenne, mais qui s'ouvre dans la mer par une large plaine, la plus importante et la plus riche de la région ; cette plaine est commandée aujourd'hui par la pittoresque petite ville de Bigha, autrefois le chef-lieu du sandjak (département). dont le moutessarif (équivalent à un de nos préfets) est aujourd'hui à Dardanelles. Les collines, qui dominent au Nord-Ouest la plaine basse du Granique, envoient à la mer une série de petits torrents parallèles, presque constamment à sec ; à leur embouchure sur l'Hellespont, se trouvent quelques petites localités maritimes, dont la plus importante est aujourd'hui Lampsaki, sur le site de l'ancienne Lampsaque.

Ainsi les populations de cette région principale de la Troade sont concentrées dans trois vallées et le long de la côte, sur une ligne courbe, de forme grossièrement circulaire, qui, partant de Troie, passe par la vallée du Scamandre et celle de l'Aisépos, par la plaine basse du Granique et le long de la côte de l'Hellespont, pour se refermer au point de départ[4].

Voyons ce que nous dit Homère. Le catalogue nous présente précisément cette distribution, dans l'ordre même de son énumération.

I. TROIE. — Le grand Hector, fils de Priam, au casque brillant, conduisait les Troyens. A ses côtés se rangeaient de nombreux et vaillants guerriers qui manient le javelot (II, 816-818). C'est la forteresse de Troie. Des guerriers l'habitent. Un domaine l'entoure, comprenant la plaine et les collines environnantes ; sa principale industrie est l'élevage de chevaux ; nous savons par d'autres passages de l'Iliade (notamment XX, 685) qu'il possède des vignobles et des champs. Ce domaine est petit et sans importance commerciale.

II. DARDANIA. — Les Dardaniens étaient commandés par le valeureux fils d'Anchise, Énée, que la divine Aphrodite mit au monde après s'être unie à un mortel, sur les collines de l'Ida (II, 819-823). Dans un autre passage de l'Iliade, nous trouvons un renseignement plus précis : Zeus, amasseur de nuages, enfanta Dardanos, qui fonda Dardania : alors la ville sacrée des hommes, Ilion, n'était pas encore bâtie dans la plaine, mais les hommes habitaient au pied des pentes de l'Ida aux sources abondantes (XX, 215-218). Aux pieds de l'Ida, c'est la plaine haute du Scamandre ; il n'y a pas de doute sur cet emplacement. C'est là que Strabon place Dardania, mais Dardania même avait disparu de son temps[5]. Dardanos est l'ancêtre des Troyens ou 'liens, par ses petits-fils Tros et Ilos ; Érichthonios, leur père, possédait mille cavales, dont quelques-unes, fécondées par Borée, mirent au monde douze poulains d'une vitesse merveilleuse (Iliade, XX, 219-229).

Les mots employés par Homère désignent un pays peuplé de villageois, qu'il oppose à Troie, la ville, la cité proprement dite. C'était sans doute, comme aujourd'hui, un groupe de villages paisibles, dont les habitants étaient des chasseurs, des pasteurs et des agriculteurs, et se livraient à leurs occupations pastorales et agrestes, loin de la mer et à l'abri de ses pirates. Homère nous dit qu'Énée y faisait paître ses troupeaux et, dans l'Hymne à Aphrodite, c'est là que la déesse inspire de doux désirs à Anchise, qui, conduisant ses bœufs, errait sur les sommets de l'Ida aux sources innombrables ; de Cypros elle se dirige vers Troie, parvient à l'Ida et marche droit vers les cabanes des bergers, où elle trouve dans les étables, loin des autres, le héros, semblable aux immortels par la beauté.

III. ZÉLEIA. — Puis venaient les habitants de Zéleia, à l'extrémité de l'Ida, ces riches Troyens qui boivent l'eau sombre de l'Aisépos. Ils sont commandés par le glorieux fils de Lycaon, Pandaros, à qui Apollon lui-même donna son arc. (824-827).

La fondation de Zéleia est attribuée par le scholiaste de ce passage à un personnage qui s'y établit sous le règne de Tros. Elle a conservé son nom pendant l'antiquité et son emplacement est bien déterminé par la découverte d'inscriptions sur le site d'un village actuel, Sary-Kieuï, qui se trouve à quelques kilomètres de la côte.

Il est à remarquer que le domaine de Zéleia est habité par une population riche, que le poète appelle des Troyens. Dans un autre passage, il leur donne le nom de Lyciens et, plus tard, cette région est désignée par celui de petite Lycie[6]. Cette appellation dérivait peut-être du titre d'Apollon Lykios ou Lykaios (Apollon-loup, suivant les uns, Apollon-lumineux, suivant d'autres), qui avait à Zéleia un oracle célèbre[7], et qui était en de très bons termes avec le fils de Lycaon, puisqu'il lui fit cadeau de son arc et semble même avoir fait hériter le père de son titre. Les sources chaudes voisines ont dû jouer un rôle dans la fondation de cet oracle ; c'est peut-être là que Mérope de Percote, que mentionnent les vers suivants, pratiquait la divination.

L'histoire de Zéleia est peu connue ; elle a servi de G. Q. G. (grand quartier général) aux Perses avant leur défaite sur le Granique par Alexandre ; Xénophon nous décrit la région qu'elle commande, la région du lac d'Aphnitis ou de Dascylitis[8], comme riche en grands et nombreux villages, bien approvisionnée, avec des jardins, des champs et des plaines fertiles[9]. C'est de là que devait venir sa prospérité. Mais elle n'était pas en contact avec la mer, dont elle est coupée par les collines où l'Aisépos se fraye un chemin tortueux, et ne devait pas jouer le rôle d'une ville située sur une grande route de commerce.

IV. ADRASTÉE, APAISOS, PITHYÉE. — Ceux qui viennent ensuite possédaient Adrastée et la cité d'Apaisos, Pithyée et la montagne élevée de Térée. Adraste et Amphios à la cuirasse de lin les commandent, tous deux fils de Mérope de Percote, le plus habile des hommes dans la divination (828-834). Adrastée était située quelque part dans les collines qui s'élèvent sur la rive gauche du Granique ; Strabon nous l'affirme. Le pays est assez désolé aujourd'hui et délaissé, mais la nature du sol montre qu'il a dû autrefois être beaucoup plus riche, plus peuplé et plus important.

C'était un centre politique, qui passa dans la suite sur la côte, à Priape et à Pegæ, pour revenir au cours des temps, sous l'occupation turque, non loin de son point de départ, dans l'intérieur, à Bigha, dont il a parlé plus haut.

Avec Apaisos (ou Paisos) et Pithyée, nous arrivons à la région côtière de l'Hellespont. Apaisos est mentionnée par Hérodote. Strabon nous dit que, de son temps, les habitants en avaient été transférés à Lampsaque ; nous savons, par un autre passage de l'Iliade (V, 612), qui Amphios qui l'habitait possédait des biens abondants et des champs nombreux. Leaf l'identifie avec un promontoire qui domine une petite plaine.

Pithyée (ou Pityussa, de πίτυς, pin) parait avoir été l'ancienne appellation de Lampsaque ; la légende rapporte que les Argonautes y déposèrent la toison d'or avant de l'emporter en Thessalie ; elle était fameuse dans l'antiquité pour son vin. Elle est située aux abords d'une petite plaine, entourée de collines encore couvertes de vignobles et ombragées par des bois de pins. On y cultive aujourd'hui, outre la vigne, des légumes et des fruits en abondance ; l'élève des chevaux y est prospère ; elle possède un bon petit port avec un passage par ferry-boat pour Gallipoli, située en face à trois milles sur la côte européenne.

La montagne élevée de Térée n'a pas été identifiée.

V. PERCOTE ET LE PRACTIOS, ARISBÉ ET LE SELLEIS, SESTOS ET ABYDOS. — Puis viennent ceux qui habitaient Percote et le Practios et possédaient Sestos, Abydos et Arisbé la divine. Asios, fils d'Hyrtacès, les commande, Asios, qui vint le premier, trainé par de grands chevaux noirs, d'Arisbé et des bords du Selleis. (835-839).

Percote n'est pas au bord de la mer, mais sur la petite rivière du Practios, à l'emplacement du village de Bergos, dont le nom n'en est peut-être qu'une corruption. Des ruines importantes de l'époque mycénienne y ont été découvertes à un kilomètre environ au Nord, les plus importantes de cette époque, après Troie, dans la Troade. La région est fertile et très riche en arbres fruitiers.

Arisbé, d'après un texte ancien, était située entre Percote et Abydos, dans la vallée qui les sépare, celle du Yapildak-Tchaï, l'ancien Selleis ; Alexandre y passa lors de son pèlerinage à Troie ; une petite bourgade de ce nom existait encore à l'époque byzantine.

Quant à Sestos et à Abydos, ce sont les deux points fameux, situés l'un en face de l'autre sur les côtes de l'Hellespont, qui ont tant de fois servi de route entre l'Europe et l'Asie. C'est ici, à Nagara, que l'Hellespont est le plus étroit. Cette route devait être familière aux populations de la région, qui l'avaient empruntée lorsqu'elles étaient arrivées de Thrace pour s'installer dans la Troade. En même temps que de petits ports, Sestos et Abydos étaient donc pour les Troyens des points essentiels, qui leur permettaient de tenir le passage d'une côte. à l'autre et de s'opposer à de nouveaux envahissements. Je ne m'arrêterai pas à tous les souvenirs qui s'y attachent à l'époque historique : Darius, Xerxès, Alexandre, la gracieuse légende d'Héro et de Léandre, le bain de Lord Byron, qui voulut renouveler les exploits de Léandre et nous a confié sa déception dans un petit poème, où il raconte sa traversée à la nage : Léandre y a trouvé la mort, moi pauvre moderne dégénéré, je n'y ai attrapé que des douleurs et la fièvre[10].

Ces deux derniers groupes (IV et V) appellent quelques remarques. Le nom d'Asios, chef du dernier, est intéressant. C'est la première fois que le nom d'Asie apparaît dans l'histoire ; Homère l'applique, dans un autre passage, aux prairies qu'arrose le Caystre. C'est un nom thraco-phrygien, qui eut dans la suite une brillante fortune.

Mais voici qui est plus important. Homère ne cite aucun nom de tribu, depuis les Dardaniens de Dardania et les Troyens de Zéleia. Dans tout le poème, sauf le nom de Lyciens dont j'ai parlé plus haut, ce sont les deux seules appellations qu'il donne aux habitants de la Troade du Nord. D'autre part, ces deux groupes sont étroitement apparentés, puisqu'Amphios, qui commande le premier, était le fils de Mérope de Percote, le principal centre du second. Or nous savons que le fondateur d'Arisbé appartenait à la maison d'Énée et à celle de Priam. Il y avait donc une connexion étroite entre ces deux derniers groupes et les trois premiers. Toute cette Troade était entre les mains de cinq baronnies, dont les seigneurs étaient de même famille.

A la suite de ces cinq seigneuries et avant de parler des Thraces, les premiers des alliés lointains qu'il donne aux Troyens, Homère mentionne un sixième groupe, qui ne peut être par conséquent que très voisin des précédents. Il ne lui consacre que quatre vers :

Hippothoos conduisait les tribus des Pélasges à la lancé redoutable, qui habitent les campagnes fertiles de Larissa et marchent sous les ordres d'Hippothoos et de Pylaios, descendant d'Arès, l'un et l'autre fils du pélasge Léthos, le teutamide (840-843) ; mais ces vers contiennent une indication précise : Larissa, dont le site a pu être identifié à très peu près par Calvert[11], grâce à Strabon qui en indique la distance à Troie et la situation, près d'Hamaxitos dont l'emplacement est bien déterminé ; Thucydide confirme qu'elle était au bord de la mer. Elle est située près de l'embouchure du Satnioeis, dans la plaine halésienne (άλας, sel), au point de rencontre de deux régions côtières, l'une en bordure de la nier Égée, la Pérée (περαΐα, côte opposée) de Ténédos, l'autre le long du rivage Nord du golfe d'Adramytte.

Mais si Homère ne cite ici que Larissa, très nombreux sont les pays et les localités que, dans le reste de l'Iliade, il attribue à cette région : c'est d'abord Ténédos et Lesbos, dont il est souvent question et dont l'identification n'est pas douteuse ; puis Chrysa, près d'Hamaxitos, la patrie de Chryséis, la fille du prêtre d'Apollon retenue par Agamemnon qui suscita la fameuse querelle entre Achille et le grand roi ; Pédasos (Assos), sur les rives du Satniœis, la grande citadelle de la côte Sud de la Troade, l'escale principale des bateaux qui venaient du Sud dans leur voyage vers l'Hellespont ; elle était commandée par Altès, l'un des beaux-pères de Priam ; des pointes de flèches préhistoriques en bronze de section triangulaire du type mentionné dans l'Iliade (V, 393 ; XI, 507) et un vieux moule à couler le métal, semblable à ceux d'Hissarlik, y ont été découverts[12] ; Lyrnessos, où s'était réfugié Énée poursuivi par Achille, qui conquit la ville, et Killa, lieu de culte d'Apollon Smintheus, l'une et l'autre quelque part dans le voisinage de Thèbe, la patrie d'Andromaque, qui s'élevait dans la large plaine arrosée par l'Euénos au fond du golfe d'Adramytte.

Cette région se distingue nettement du reste de la Troade, dont elle est séparée par d'importants contreforts de l'Ida. Les pentes, qui descendent de ces chaînes vers la mer, ont un climat plus doux : la neige y est inconnue, l'olivier y pousse en abondance, l'huile s'en exporte au loin. Le long de la mer Égée, c'est une plaine côtière ondulée qui s'étend du Sud au Nord, étroite d'abord, puis qui va s'élargissant, sillonnée de petits vallons parallèles et s'ouvrant de toutes parts vers la mer que domine Ténédos ; le long du golfe d'Adramytte la disposition est différente et très caractéristique : une vallée possédant des plaines fertiles, la vallée du Satniœis, Tuzla-Tchaï (la rivière du sel), se déroule aux pieds de l'Ida, barrée du côté de la mer par un plateau long et étroit, dû à un soulèvement volcanique ; deux coulées successives de trachyte sont venues recouvrir le calcaire primitif et accentuer les pentes, qui descendent abruptes dans la mer ; plus à l'Est la côte s'abaisse et s'élargit jusqu'à la grande plaine alluviale de Thèbe, que dominent les hauts plateaux de l'Ida.

Homère nous dit que là habitaient « les tribus des Pélasges ». Strabon a appelé l'attention sur ce pluriel ; il s'agissait non d'un peuple unique, mais de plusieurs clans, auxquels étaient peut-être apparentés les Lélèges, les Kilikes et les Caucones[13], dont il est question ailleurs dans l'Iliade ; car les Lélèges possèdent la citadelle d'Assos (XXI, 85-6) et les Kilikes la ville de Thèbe (VI, 415) ; pour les Caucones (X, 429 et XX, 329), la question est des plus incertaines.

Les Pélasges nous reportent à une époque très lointaine et soulèvent des problèmes difficiles. On les retrouve à Dodone en Épire, en Attique, dans le Péloponnèse et jusqu'en Crète. Le sens que l'antiquité attache à leur nom est celui d'autochtones, de populations indigènes, antérieures à l'établissement des Grecs. S'agit-il d'un ancien royaume démembré originaire de la Troade, ou seulement d'un nom attribué par les envahisseurs, à mesure qu'ils les rencontraient sur leur chemin, aux vieilles populations qu'ils repoussaient ou absorbaient ? Elles n'apparaissent pas sous cet aspect générique dans l'Iliade et l'Odyssée, qui semblent en faire des clans bien distincts ; mais leur éparpillement dans des régions si éloignées les unes des autres empêche de voir le lien qui les unissait. La question n'a guère fait de progrès depuis l'antiquité. Il nous suffit de savoir qu'il s'agit d'un nom très ancien et que les cultes les plus primitifs leur sont rapportés : celui d'Apollon Smintheus, l'Apollon-souris, de Kyknos, l'homme-cygne et de Ténès, l'homme à la bipenne. Il paraîtra alors assez vraisemblable d'admettre que ces Pélasges étaient de vieilles populations locales déplacées par des envahisseurs, qui ont cherché refuge dans cette région hospitalière, protégées contre de nouvelles incursions par les chaînes de l'Ida et des pirates de la mer par les citadelles d'Assos et de Thèbe ; elles seraient restées sujettes des maîtres de la Troade et, comme en Grèce propre, se seraient mêlées à eux par des mariages, dont le plus célèbre est celui d'Andromaque et d'Hector.

De l'examen de cette partie du catalogue nous pouvons tirer deux conclusions : l'une sur le caractère du texte, l'autre sur celui des populations qu'il énumère.

Sur le premier point, il n'est pas niable que les connaissances qu'Homère possède de la Troade sont bien positives. Son énumération suit l'ordre géographique naturel, sans grosses lacunes et sans interversions. Il place les populations dans les seuls parages où il pouvait s'en trouver, nomme les principaux fleuves et n'omet aucune région importante. D'autre part, si l'archéologie n'a pas encore déterminé, sauf pour Troie et Percote, que les villes mentionnées remontent bien à l'époque mycénienne, l'examen du texte révèle un fait important : la situation qu'il décrit n'est pas celle qui a suivi la grande colonisation grecque ; les comptoirs et les villes côtières qu'elle a fondés : Cyme, Adramytte, Sigeion, Achilleion, Périnthe, Lampsaque, Cyzique, dont plusieurs remontent certainement au début du VIIIe siècle, ne sont pas nommés. Dardania, Zéleia, Adrastée, Percote sont des villes de l'intérieur, qui avaient disparu ou perdu toute valeur à cette époque. Cette partie du catalogue n'est donc ni une fantaisie poétique, ni une description contemporaine de la Grèce archaïque. Elle a toutes les apparences d'un document géographique exact et très ancien, qui appartient à l'époque troyenne ou à celle qui l'a immédiatement suivie.

 

Le peuple des Troyens.

Cet examen nous a donné aussi quelques indications sur le peuple des Troyens. Il nous a montré que la Troade était occupée par un groupe de familles apparentées, dont les chefs régnaient sur une région bien délimitée et qui y avaient constitué, après avoir en partie refoulé au Sud et en partie absorbé les populations indigènes plus anciennes, une espèce de société féodale, dont les seigneurs se groupaient autour de la citadelle de Troie. Cette société n'est pas maritime : les îles n'en font pas partie, les petites villes côtières jouent un rôle tout à fait subordonné ; alors que le catalogue des Grecs procède par vaisseaux, il n'en est jamais question à propos des Troyens. La niasse de la population habite surtout l'intérieur, la plaine de Troie, la grande vallée de Dardania, celle de l'Aisépos et celle du Granique, comme l'ont fait plus tard les Ottomans et les Turcs, qui n'ont jamais été non plus un peuple de marins. Ce sont essentiellement des chasseurs, des pasteurs et des agriculteurs, groupés autour d'une place forte, qu'habitent des seigneurs et des guerriers.

Mais d'où venaient-ils, quelle était leur origine ? De race on ne peut guère parler ; l'anthropologie ne nous fournit encore aucune donnée sur les peuples de l'Asie antérieure ; les quelques crânes préhelléniques trouvés par Schliemann à Troie, ceux qui ont été découverts à Assos[14] par les Américains et qui semblent bien postérieurs, ne peuvent nous offrir aucune indication. Il ne peut être question que de civilisations. D'après les uns, les Troyens auraient été des Grecs ou des Égéens ; d'autres ont pensé que le centre de leur culture devait être cherché dans la Ptérie, en pays hittite[15] ; on a mis en avant la fondation d'Ilion par les Assyriens[16] ; un grand nombre d'auteurs sont d'avis que les héros troyens sont des thraco-phrygiens[17] ; enfin on a estimé que cette civilisation doit être considérée comme indigène et autochtone[18].

Les Égéens me paraissent devoir être écartés ; la civilisation troyenne est étrangère au beau développement artistique de la Crète minœnne ; l'influence mycénienne ne s'est fait sentir à Troie que très tardivement et d'une façon assez secondaire. La culture troyenne n'est pas moins étrangère aux civilisations chaldéo-babylonienne et assyrienne, dont elle ne révèle pas la moindre trace. Elle a pu être en contact avec les Hittites ; mais l'ère d'influence de ce grand peuple s'étend plutôt vers la partie centrale de l'Asie Mineure, dans la région du Sipyle et à Smyrne, où certains de leurs monuments ont été découverts, alors qu'on n'en a encore trouvé aucun en Troade. Les relations troyennes me paraissent s'établir surtout avec les Thraco-phrygiens d'Europe.

On a constaté, en effet, les analogies frappantes de ces vieilles bourgades des régions danubiennes et balkaniques avec les villages de la Troade et de la Phrygie.... Entre Butmir (en Bosnie, près de Sarajévo) et Hissarlik, les découvertes jalonnent les routes, qui mettaient sans doute déjà en communication les peuples préhelléniques et les tribus préceltiques[19]. Il est prouvé que la céramique à bandes troyennes n'a pas avec la même céramique européenne des rapports fortuits, mais que les deux groupes sont en connexion étroite et fondamentale[20]. J'ai déjà indiqué ces analogies, qui sont beaucoup plus nettes que celles qu'on peut être tenté de rechercher dans la mer Égée et en Orient.

D'autre part, Homère nous dit en propres termes qu'Hécube était une princesse phrygienne (XVI, 718-9), que son frère vivait en Phrygie sur les bords du Sangarios (ibid., 717) ; Ascagne était de cette région ; les Phrygiens sont, dans le catalogue, les alliés des Troyens et Priam raconte comment il leur a prêté son concours sur les rives du Sangarios pour repousser une invasion d'Amazones (Hittites). Les Teucriens ou Troyens semblent bien originaires de Thrace : Énée vient d'Ainos en Thrace ; la mère de Priam s'appelle Strymô ; Hécube est fille du roi de Thrace Kisseus, de Cissée en Chalcidique et elle avait son tombeau en Chersonèse de Trace ; Dardanos était venu de Samothrace à Troie et les Dardaniens étaient connus en Macédoine comme en Troade[21]. Nous verrons plus loin que toute la Thrace et la Macédoine sont alliées des Troyens. Enfin, j'ai déjà signalé la similitude qu'Homère établit entre les Troyens et leurs adversaires ; il se pourrait évidemment que ce ne fût là qu'une conséquence du genre poétique. Mais Homère établit une distinction entre les peuples policés, dont font partie les Grecs et les Troyens, et les peuples qui ignorent le droit et la civilisation : les Cyclopes sans lois, qui ne savent ni planter, ni labourer, les barbares Lestrygons ; il mentionne expressément que les Cariens ont un langage étrange et barbare, que les indigènes de Lemnos et les habitants de Témésa (en Italie) parlent une langue étrangère, que les alliés des Troyens ont des idiomes différents (II, 804). Ces distinctions ne sont pas absolument décisives, mais elles amènent à penser que, si les Troyens avaient été de véritables étrangers pour les Achéens, le poète n'eût pas complètement ignoré le fait et l'eût fait sentir.

Je suis donc très porté à croire qu'il existait en Troade un vieux fond de populations, qui ont pu, entre la IIe et la Ve ville, être plus ou moins sous la dépendance lointaine des Hittites et se trouver en relations avec les peuples de la mer et surtout avec les peuples danubiens. Ces populations ont dû être envahies, soumises, plus ou moins absorbées ou refoulées, entre le XVe et le XIIIe siècle, par des migrations thraco-phrygiennes , auxquelles appartenaient les familles de Dardanos et de Priam, rameau indo-européen, dont les Achéens, mêlés eux aussi aux indigènes de la Grèce préhellénique, ont été une autre branche. Les Phrygiens ont en même temps débordé la Troade au Nord-est ; puis, peut-être sous la poussée des Achéens, ont gagné les hauts plateaux de l'Asie Mineure centrale, et, dans la région d'Afioun-Karahissar, où ils ont été en contact plus étroit avec la civilisation hittite, ont produit, à partir du IXe siècle, ce beau développement artistique, dont le tombeau de Midas, le monument d'Arslan-Kaya et les lions d'Ayaz Inn[22] sont restés les impressionnants témoignages. Ainsi s'expliqueraient à la fois l'ancienneté de ce peuple, affirmée par un grand nombre de textes, et la date relativement récente de ses monuments.

Troie, où les Thraco-phrygiens n'ont pas trouvé sur place, comme les Achéens, les Ioniens et les Doriens en Grèce, de grande civilisation antérieure, qui ne s'était laissé pénétrer ni par la culture égéenne, ni par les cultures hittite, chaldéo-babylonienne et assyrienne, est restée, dans cet angle Nord-Ouest de l'Asie Mineure, où aucun mouvement artistique ne s'est jamais développé, une citadelle puissante et riche assurément, mais qui n'a jamais été un centre de civilisation. A quoi tenaient donc cette puissance et cette richesse, dont témoignent les fouilles et les souvenirs des anciens ? Quel rôle jouait Troie entre le monde asiatique et le monde méditerranéen ?

 

Le rôle de Troie.

Voyons bien comment se pose le problème. Nous sommes en présence d'une forteresse considérable pour l'époque, la plus considérable peut-être au point de vue défensif ; car nulle part, dans le monde mycénien, des murailles, possédant une telle force de résistance, n'ont été jusqu'ici découvertes. Elle se trouve au bord d'une petite plaine, à 5 kilomètres du point le plus proche de la côte d'où l'on puisse y accéder. Elle possède un petit domaine sans conséquence. Autour des seigneurs qui résident dans ses murs se groupent des populations étroitement alliées par le sang, composées pour la plus grande part d'importants villageois, de chasseurs, de pasteurs, d'agriculteurs, habitant la montagne et les vallées, et sur les côtes, de petites bourgades, où vivent des pêcheurs et des commerçants maritimes.

La plaine de Troie n'est pas d'une richesse très enviable. Elle n'offre pas de produits naturels abondants. Elle est marécageuse et la malaria y règne à certaines époques. Elle ne possède, au bord de l'Hellespont au courant rapide, aucun port naturel, ni, d'après le témoignage des textes et des lieux, de port artificiel, de jetée, de quai, de môle. Elle n'a pas non plus de flotte, comme Mycènes ou Tyrinthe, qui étaient aussi dans la plaine, mais jouissaient d'une échelle abritée et confortable, au fond du golfe de Nauplie. Enfin elle ne se trouve sur le passage d'aucune route commerciale terrestre ; les chemins fort accidentés qui y aboutissent du Nord-est, de l'Est et du Sud, s'y arrêtent ; c'est un cul-de-sac : Troie ne peut pas être, dans cet angle écarté de l'Asie Mineure, une place de commerce pour les échanges de l'intérieur. Elle n'est pas, à proprement parler, une grande ville ; c'est essentiellement une citadelle.

D'autre part la défense de la Troade ne nous a pas paru exiger ou justifier la construction d'une telle forteresse. La richesse de la Troade est très relative ; Troyens et Dardaniens habitent pour la plupart les montagnes ; les chaînes et les vallées de l'Ida qu'ils occupent les défendent beaucoup plus efficacement contre la piraterie qu'une citadelle édifiée sur les bords du Scamandre et qui ne commande aucune de ces régions. Lorsque les vieilles populations de la vallée du Satniœis ont voulu se protéger contre la piraterie maritime, elles ont juché sur une colline, du côté de la mer, une guette inaccessible, le fort Assos, dont le rôle protecteur est évident.

Comment expliquer, dans ces conditions, qu'on ait élevé là une forteresse de cette importance, qui s'est maintenue pendant plus de mille ans, qui, à en croire la tradition, regorgeait de richesses et où vivaient de grands seigneurs, comme Priam et sa nombreuse famille ? D'où provenaient les revenus qu'elle avait dépensés pour sa construction et qu'exigeait son entretien ? Une telle forteresse située à cet emplacement semble tout d'abord un véritable paradoxe. Aucune grande ville, nous l'avons vu, n'a reparu sur ce site ; les comptoirs, les capitales et les places de commerce grecques de l'Asie ont été fondés ailleurs, sur les côtes : le long de l'Hellespont, où dix villes plus tard vont se coudoyer, sur l'Égée, à Phocée, à Éphèse, à Milet, sur la Propontide et sur l'Euxin.

Les confédérés hellènes ont organisé contre elle, à ce qu'il semble, une guerre très longue et très dure. Ce n'était assurément pas pour camper dans les marais du Scamandre. Cette guerre ne leur était pas non plus nécessaire pour occuper les côtes et les îles de la mer Égée, dont, comme nous le verrons, ils se sont d'ailleurs emparés à bien moindres frais. La possession même de la citadelle, ou plus exactement sa destruction, était l'objectif de la guerre ; il faut qu'elle ait présenté un intérêt primordial. Le rôle que jouait la place forte est donc le nœud du problème de la guerre de Troie et c'est ce rôle qu'il faut expliquer.

V. Bérard, dans son beau livre des Phéniciens et l'Odyssée, où il a montré quelles connaissances précises et positives l'auteur de l'Odyssée possédait de la Méditerranée, a indiqué le principe de l'explication. Il est vraisemblable que le voisinage des Dardanelles en fut le facteur principal. Comparés aux plaines du Méandre, de l'Hermos ou du Caystre, que sont les pauvres marécages du Scamandre ? Mais reconstituez par l'esprit les navigations contemporaines : Ilion apparaît aussitôt comme la Byzance de cette période préhellénique[23]. Ramsay a repris la même idée : Elle était au seuil d'un monde nouveau,... elle était la sentinelle qui gardait l'accès de la mer Noire, la clef du passage ; elle devait être vaincue pour que les Grecs puissent librement gonfler leurs voiles vers l'Euxin et faire entrer ainsi leur histoire dans une ère nouvelle,... qui transforma aussi profondément leur développement que la découverte du monde transatlantique transforma le monde ancien[24]. Et Leaf l'a développée : Une population qui n'a pas une grande puissance de production, qui ne pratique pas la piraterie, ni le commerce, ne peut s'être développée en ce point, qu'en levant un tribut sur l'industrie des autres[25].

La comparaison avec Byzance appelle quelques réserves. Troie ne domine pas à proprement parler les Dardanelles, comme Byzance le Bosphore, et surtout il ne semble pas qu'elle ait été le centre d'une grande civilisation ; la tradition n'en a pas conservé le souvenir, aucun des objets trouvés dans la IIe et la VIe ville ne témoignent d'inventions techniques, ni d'un développement artistique importants. Ces centres étaient alors ailleurs : en Crète, puis à Mycènes pour la Méditerranée, à Boghaz-Kieuï pour l'Asie antérieure, sur l'Euphrate, pour l'Orient. En outre, si le point de départ de V. Bérard, si sa conception initiale me paraissent tout à fait justes, le développement qu'il en donne me semble difficile à défendre.

Il invoque, dans ce but, une loi, dont il a montré la grande importance pendant toute cette période dans la Méditerranée : la loi des isthmes. Le cabotage de la Méditerranée est dominé par deux facteurs essentiels : les vents et le grand développement des côtes et des promontoires. Les petits bateaux, impropres à de grandes traversées, suivent d'aussi près que possible ces côtes ; mais les longs promontoires, que les vents rendent difficiles à tourner, leur barrent souvent le chemin et leur imposent de longs détours ; les navigateurs s'en tiraient en traversant les isthmes à pied sec et en transbordant leurs marchandises et leurs barques à dos d'hommes ou de bêtes d'une rive à l'autre. C'est, comme on le voit, le principe opposé à celui des ferry-boats modernes, où les véhicules terrestres et les trains sont transportés sur des bateaux.

Troie offrirait, pour V. Bérard, un exemple de cette loi. Afin d'éviter le cap Sigée, les anciens auraient débarqué à la petite baie de Bésica, au Sud-ouest de la vallée du Scamandre et auraient gagné à pied sec la plaine qui aboutit à l'Hellespont, à l'embouchure du fleuve. Un tribut aurait été pris au passage par les Troyens, qui se seraient faits ainsi les commissionnaires des populations pratiquant les échanges entre l'Europe préhellénique et l'Asie.

Il y a à cette théorie des objections très sérieuses. L'idée qui consiste à se représenter les petits coteaux, bordant à l'Ouest la plaine du Scamandre, comme un isthme, est très artificielle. Puis on ne voit pas bien ce que les navigateurs avaient à gagner aux transports par voie terrestre de la baie de Bésica à l'embouchure du Scamandre. En se plaçant au point de vue même de V. Bérard, les voiliers qui viennent de la Grèce et des Îles du côté de l'Ouest ne passent pas à Ténédos, mais le long de la côte d'Imbros ; de là, la large entrée des Dardanelles n'est pas très difficile avec les vents du Nord-Ouest et du Nord. Les difficultés ne commencent vraiment qu'après le passage du cap Sigée, où ils ont à la fois à lutter contre le vent et contre les courants. On conçoit mal, d'autre part, que la navigation, arrivée à proximité de cette entrée, se soit imposé un détour de vingt kilomètres vers le Sud, pour remonter ensuite par terre, avec tous les impedimenta qu'entraînent deux transbordements et un transport pénible par voie de terre.

Pour les voiliers qui viennent du Sud le long de la côte de la Troade, le premier obstacle est d'abord le doublement du cap Lecton, puis le passage entre Ténédos et la côte, où le courant est fort et où le vent du Nord crée pour la navigation un empêchement sérieux. Le petit port de Ténédos est une escale tout indiquée ; une fois ce passage franchi, le plus difficile est fait et l'entrée des Dardanelles se présente comme pour les bateaux venant de l'Ouest. La baie de Bésica a pu être une autre escale ; je ne crois pas qu'elle ait été un port de transbordement.

Leaf a supposé[26] que, pour éviter le doublement du cap Lecton, les marchandises étaient débarquées à Assos et venaient en caravanes, le long de la vallée du Satniœis par la plaine halésienne ou par Aivajik, puis à travers le Bali-Dagh, jusqu'à la plaine de Troie et que la loi des isthmes rendrait compte de l'importance de cette place forte. Cette hypothèse ne me paraît pas plus acceptable. Pour qui connaît Assos et les collines abruptes séparant la vallée du Satniœis du rivage du golfe d'Adramytte, cette assertion semble assez paradoxale. Il n'existe nulle part à proximité d'Assos de vallon transversal ; qui veut, de la côte, atteindre les rives du Tuzla-Tchaï, doit escalader une bande de collines trachytiques, de cent à deux cents mètres d'altitude, par des sentiers de chèvres, où aucun courant de transport ne peut passer[27]. Le rôle d'Assos, où des môles artificiels très anciens ont été découverts[28], était de servir d'escale et de refuge aux voiliers en provenance du Sud, qui y attendaient le moment propice pour doubler le cap Lecton et pour remonter vers le Nord, soit directement, soit après une nouvelle escale sur la côte de Lesbos, à Méthymna, d'où l'on accède aujourd'hui le plus facilement, par caïque, à l'échelle d'Assos. Elle servait aussi, comme nous l'avons vu, à défendre la vallée du Satniœis contre la piraterie.

Si l'on veut à toutes forces imaginer une voie terrestre, c'est d'Adramytte qu'il faut partir pour gagner le Satniœis par Evjilar et l'ancienne Gargara ; il faut deux étapes (15 heures environ), puis de là au moins autant pour atteindre l'Hellespont, par des chemins difficiles. Mais je doute que le commerce se soit imposé ce transport, qui eût exigé une main-d'œuvre assez considérable et obligé la navigation au long détour du golfe d'Adramytte (près de 50 kilomètres). Assos jouait sur ce golfe le même rôle que Phocée à l'égard du golfe de Smyrne, que devaient éviter les bateaux venant de Milet et d'Éphèse. Phocée, Mytilène, Aivalik, Assos, Méthymna, Ténédos étaient sans doute les escales de la navigation côtière, comme elles le sont encore aujourd'hui.

Je ne crois donc pas qu'il existât une ligne de . transport terrestre par Assos ou par la baie de Bésica et que ce fût en prélevant un tribut pour le passage au long du Scamandre que les Troyens ont acquis leur richesse et leur puissance si enviées. La raison de leur fortune était dans le fait qu'ils commandaient les Dardanelles à l'entrée du détroit, et qu'ils pouvaient s'opposer à l'arrêt que devait faire la navigation, avant de s'y engager plus avant vers les parages lointains de la Propontide et de l'Euxin, moins familiers aux marins grecs que les côtes de l'Égée. C'est ainsi que la question du rôle de Troie se rattache à celle de la liberté des détroits.

Le passage de l'Hellespont est, en effet, entre les mains de ceux qui tiennent les côtes. C'est bien le cas aujourd'hui. Il en était de même autrefois, quoique d'une façon différente. Ce n'étaient pas les canons, les forts et les mines, qui s'opposaient à  la libre navigation, mais les vents, les courants et la nécessité de se ravitailler, surtout en eau.

Les vents et les courants créent pour les petits voiliers un obstacle considérable, dès qu'ils ont doublé le cap Sigée et leur imposent un arrêt nécessaire, qui peut durer des jours et des semaines jusqu'à ce qu'ils soient devenus favorables. La côte opposée, la côte d'Europe, où les falaises sont abruptes, n'offre aucun refuge ; la baie de Morto et celle qui se trouve un peu plus à l'Ouest entre le cap Hellé et le Château de Siddil-Bahr, sont obstruées par des bancs de sable et constituent de très mauvais ancrages, sans eau et sans ressources[29] ; c'est l'inverse de ce qui se passe au Bosphore, où la côte d'Europe est la plus hospitalière. Au delà, les courants ne font que redoubler de force et d'inconstance ; ils atteignent jusqu'à cinq milles[30] au coude difficile de Nagara et au passage entre Abydos et Sestos. Les vents du Nord et du Nord-est, les vents Étésiens (le meltem des Turcs) dominent pendant neuf mois de l'année ; en hiver ils sont accompagnés de brouillards et de neige, en été ils sont constants. De Koum-Kaleh, les petits voiliers ne peuvent atteindre Gallipoli et la mer de Marmara que par courtes étapes[31].

D'autre part, ces petits navires ne pouvaient porter que de très faibles quantités d'eau douce. Ils ne possédaient pas de grands réservoirs étanches et ne pouvaient transporter l'eau que dans de petites jarres, comme le font aujourd'hui les patrons des caïques et les populations côtières. Une fois le Scamandre passé, on ne rencontre plus de fleuve, où l'on soit sûr de trouver de l'eau, avant le Granique et l'Aisépos, qui débouchent beaucoup plus haut, bien après le coude de Nagara.

L'embouchure du Scamandre parait donc avoir été le point de repos, le refuge nécessaire pour les marins accoutumés à la navigation égéenne, à qui les incertitudes de l'Hellespont et de la Propontide devaient inspirer de justes appréhensions. Les Troyens qui possédaient, comme nous l'avons vu, toute la côte et ses petites escales, réparties depuis le Scamandre jusqu'à l'Aisépos, peut-être même jusqu'à Cyzique sur la Propontide (par leurs alliés les Phrygiens), pouvaient s'opposer à toute navigation, arrêter tout commerce et prélever au passage de lourds tributs. Voilà certainement le secret de leur puissance et le vrai motif qu'avaient les Grecs de vouloir l'abattre.

Mais, avant de pousser plus loin cette explication, il y a plusieurs questions préalables qu'il importe de résoudre. Le commerce existait-il à l'époque ? Quelles étaient ses provenances et ses destinations ? Quelle était son importance ? C'est ce que l'Iliade et spécialement le catalogue des alliés des Troyens qui fait suite au démembrement des populations de la Troade, éclairé par les plus récentes découvertes, permet de voir assez nettement. Il nous donne en même temps des indications précieuses sur la portée du conflit et sur son extension dans le monde oriental et méditerranéen.

 

 



[1] Démétrius de Scepsis, en Troade, avait écrit un commentaire en-trente livres sur les soixante-deux vers du catalogue troyen (Strabon, VII, fragm. 59 ; XIII, I, 45 et 55).

[2] Principales études sur la topographie de la Troade : Lechevalier, déjà cité ; R. Chandler, Voyages dans l'Asie Mineure et en Grèce, I, Oxford, 1775, trad. fr., 1806 ; E. D. Clarke, Travels in various countries of Europe, Asia and Africa, Londres, 1812 ; W. Leake, Journal of a tour in Asia Minor, Londres, 1814 ; Barker, Webb, Topographie de la Troade, Paris, 1844 ; A. Mauduit, Découvertes dans la Troade, Paris, 1840 ; Schliemann, Reise in der Troas, Leipzig, 1881. Plus récents : H. Kiepert, Die alten Ortslagen am Südfuss des Idaberges, dans Zeitsch. der Gesell. fur Erdkunde zu Berlin, Berlin, 1889, p. 291 et sq. ; W. Judeich, Bericht über eine Reise im Nordwestlichen Kleinasien, dans Sitzungsb. der K. preus. Akad. der Wiss. zu Berlin, Berlin, 1898, II, p. 531 et sq. ; Th. Wiegand, Reisen in Mysien, dans Ath. Mitteil., Athènes, XXIX, 1904, p. 254 et sq. ; F. W. Hasluck, Cyzicus, Cambridge, 1910 ; W. Leaf, Troy a study in Homeric Geography, Londres, 1912, à qui j'ai beaucoup emprunté ; Ad. Reinach, Voyage épigraphique en Troade et en Éolide, dans Revue Épigraphique, mai-août 1913, p. 166 et sq., septembre-décembre 1913, p. 299 et sq., janvier-mars 1914, p. 35 et sq.

[3] Aujourd'hui la vallée de l'Aisépos et la plaine d'Adramytte font partie du vilayet (province) de Brousse ; le reste de la Troade est constitué en un sandjak ou moutessariflik (département) relevant directement de Constantinople et dont le moutessarif (préfet), autrefois à Bigha, réside aujourd'hui à Dardanelles.

[4] W. Leaf, Troy, p. 175. Cette remarque a été également faite par T. W. Allen, J. H. S., XXX, 1910, p. 314.

[5] Il ne faut pas confondre Dardania avec Dardanos, dont il a été souvent question dans ces derniers temps, à propos du fort de ce nom et qui se trouve sur la côte de l'Hellespont au-dessous de Dardanelles ; c'est une fondation postérieure, de l'époque grecque.

[6] Schol. Iliade, IV, 90 et 103.

[7] Tzetzès, Lycophron, 315 et Schol. Iliade, ibid.

[8] Voir discussion de Hasluck sur ce point : Cysicus, Cambridge, 1910, p. 45 et sq.

[9] Helléniques, IV, I, 15.

[10] Miscellaneous Poems, Written after swimming from Sestos to Abydos, le 3 mai 1810.

[11] Archæological Journal, XVIII, 1861, p. 253; voir Leaf, loc. cit., p. 204; Ad. Reinach, Voyage épigraphique, Rev. épigr., sept.-déc., 1913, p. 299.

[12] J.-T. Clarke, Report on the investigations at Assos 1882, 1883, New-York, 1898, p. 44-45 et p. 59.

[13] Mais dans un autre passage, X, 428-431, Homère distingue les Lélèges, les Caucones et les Pélasges.

[14] J. T. Clarke, Am. f. of Arch., 1885, p. 201 ; F. Sartiaux, Les sculptures et la restauration du temple d'Assos en Troade, p. 77.

[15] W. Ramsay, Historical commentary on the Epistle to the Galatians, p. 19 et sq.

[16] D'Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l'Europe, I, p. 276 ; mais il pense que les Dardaniens étaient des Phrygiens.

[17] W. Leaf, Körte, Blind, Virchow, Curtius, Ad. Reinach, d'Arbois de Jubainville, etc.

[18] Dussaud, loc. cit., p. 138.

[19] Déchelette, Arch. préhist., p. 362 ; voir aussi p. 518.

[20] Götze, dans Troja und Ilion, I, p. 373.

[21] Sur ces questions de noms de personnes et de lieux, les ouvrages fondamentaux sont : P. Kretschmer, Einleitung in die Geschichte der griechischen Sprache, 1898 ; A. Fick, Vorgriechische Ortsnamen, 1905 et Hattiden und Danubier, 1909.

[22] Sur les monuments Phrygiens : W. M. Ramsay, The rock necropoleis of Phrygia, Journ. of hel. studies, 1882, p. 1-32 ; A study of Phrygian art, ibid., 1888, p. 352 et sq. Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, V, 1890, p. 39 et sq. ; E. Brandeburg, Phrygien, 1907.

[23] Les Phéniciens et l'Odyssée, 1902, I, p. 79.

[24] The geographical study of Homer, dans Classical Review, XVIII, 1904, p. 166.

[25] W. Leaf, loc. cit., 1912, p. 257.

[26] Loc. cit., p. 211-212.

[27] Voir F. Sartiaux, Les sculptures et la restauration du temple d'Assos en Troade, photographie I : vue générale d'Assos.

[28] Voir J. T. Clarke, Report on the investigations at Assos, 1881, Boston, 1882, p. 131 et pl. 36.

[29] The Mediterranean Pilot, IV, p. 118.

[30] C'est un des caractères essentiels de l'Hellespont dans Homère : l'Hellespont au courant rapide.

[31] Instructions nautiques, n° 778, p. 468.