Les fouilles nous ont montré que Troie, ville préhellénique de même époque que Mycènes, Argos, Pylos et les autres cités d'où venaient les Grecs conquérants, existait dans la plaine, qu'elle a été détruite à la fin de cette époque d'une façon systématique qui révèle l'œuvre d'un conquérant, qu'elle a tous les caractères que lui donne l'Iliade et qu'Homère en connaissait bien la topographie ; nous avons vu ensuite que la lutte s'est déroulée dans les vallées du Scamandre et du Simoïs, que le poète n'a pas disposé les armées et leurs camps et réglé leurs mouvements au gré de sa fantaisie, mais qu'il les a placés dans un cadre bien réel, et que ce cadre lui était certainement familier. Les renseignements qu'il nous donne sur Troie était la citadelle qui dominait la plaine ; les chefs qui, dans ses murs, se groupaient autour de Priam et d'Hector, venaient de villes ou de villages environnants. Homère les mentionne à diverses reprises au cours du poème ; il nous en a même donné une énumération dans un document très important de la fin du IIe chant, le Catalogue[1] des armées en présence. Ce catalogue est une sorte de recensement versifié, assez
fastidieux, malgré les embellissements que le poète a cherché à y introduire,
mais qui, par là même, me parait présenter de réelles garanties de vérité,
car il donne à première vue l'impression d'un périple, démarqué et poétisé,
dont les renseignements auraient été introduits dans le poème. Il se compose
de deux parties : l'une énumère les vaisseaux achéens, l'autre les forces
troyennes et celles de leurs alliés. Je reviendrai sur la première, la
seconde se divise très logiquement en deux groupes : le peuple des Troyens
qui habitent Homère et La Troade[2] comprend tout le Nord-Ouest de l'Asie Mineure. L'Hellespont, la mer Égée, le golfe d'Adramytte forment ses limites naturelles au Nord, à l'Ouest et au Sud ; du côté de l'Est, il résulte de l'Iliade et des descriptions géographiques des anciens, qu'elle s'étendait jusqu'à la vallée de l'Aisépos et jusqu'à une ligne moins bien définie, qui part des sources de ce fleuve pour aboutir, à travers la montagne, à la plaine de Thèbe, que commande aujourd'hui la ville d'Adramytte sur le golfe de même nom[3]. C'est un pays essentiellement montagneux, constitué par le
massif de l'Ida et ses ramifications. La chaine principale, qui se dirige de
l'Est à l'Ouest, puis du Sud au Nord et qui, dans sa partie centrale, atteint
i800 mètres, partage la région en deux parties bien définies et très inégales
; l'une, beaucoup plus importante, Ainsi les populations de cette région principale de Voyons ce que nous dit Homère. Le catalogue nous présente précisément cette distribution, dans l'ordre même de son énumération. I. TROIE. — Le grand Hector, fils de Priam, au casque brillant, conduisait les Troyens. A ses côtés se rangeaient de nombreux et vaillants guerriers qui manient le javelot (II, 816-818). C'est la forteresse de Troie. Des guerriers l'habitent. Un domaine l'entoure, comprenant la plaine et les collines environnantes ; sa principale industrie est l'élevage de chevaux ; nous savons par d'autres passages de l'Iliade (notamment XX, 685) qu'il possède des vignobles et des champs. Ce domaine est petit et sans importance commerciale. II. DARDANIA. — Les Dardaniens étaient commandés par le valeureux fils d'Anchise, Énée, que la divine Aphrodite mit au monde après s'être unie à un mortel, sur les collines de l'Ida (II, 819-823). Dans un autre passage de l'Iliade, nous trouvons un renseignement plus précis : Zeus, amasseur de nuages, enfanta Dardanos, qui fonda Dardania : alors la ville sacrée des hommes, Ilion, n'était pas encore bâtie dans la plaine, mais les hommes habitaient au pied des pentes de l'Ida aux sources abondantes (XX, 215-218). Aux pieds de l'Ida, c'est la plaine haute du Scamandre ; il n'y a pas de doute sur cet emplacement. C'est là que Strabon place Dardania, mais Dardania même avait disparu de son temps[5]. Dardanos est l'ancêtre des Troyens ou 'liens, par ses petits-fils Tros et Ilos ; Érichthonios, leur père, possédait mille cavales, dont quelques-unes, fécondées par Borée, mirent au monde douze poulains d'une vitesse merveilleuse (Iliade, XX, 219-229). Les mots employés par Homère désignent un pays peuplé de villageois, qu'il oppose à Troie, la ville, la cité proprement dite. C'était sans doute, comme aujourd'hui, un groupe de villages paisibles, dont les habitants étaient des chasseurs, des pasteurs et des agriculteurs, et se livraient à leurs occupations pastorales et agrestes, loin de la mer et à l'abri de ses pirates. Homère nous dit qu'Énée y faisait paître ses troupeaux et, dans l'Hymne à Aphrodite, c'est là que la déesse inspire de doux désirs à Anchise, qui, conduisant ses bœufs, errait sur les sommets de l'Ida aux sources innombrables ; de Cypros elle se dirige vers Troie, parvient à l'Ida et marche droit vers les cabanes des bergers, où elle trouve dans les étables, loin des autres, le héros, semblable aux immortels par la beauté. III. ZÉLEIA. — Puis venaient les habitants de Zéleia, à l'extrémité de l'Ida, ces riches Troyens qui boivent l'eau sombre de l'Aisépos. Ils sont commandés par le glorieux fils de Lycaon, Pandaros, à qui Apollon lui-même donna son arc. (824-827). La fondation de Zéleia est attribuée par le scholiaste de ce passage à un personnage qui s'y établit sous le règne de Tros. Elle a conservé son nom pendant l'antiquité et son emplacement est bien déterminé par la découverte d'inscriptions sur le site d'un village actuel, Sary-Kieuï, qui se trouve à quelques kilomètres de la côte. Il est à remarquer que le domaine de Zéleia est habité par une population riche, que le poète appelle des Troyens. Dans un autre passage, il leur donne le nom de Lyciens et, plus tard, cette région est désignée par celui de petite Lycie[6]. Cette appellation dérivait peut-être du titre d'Apollon Lykios ou Lykaios (Apollon-loup, suivant les uns, Apollon-lumineux, suivant d'autres), qui avait à Zéleia un oracle célèbre[7], et qui était en de très bons termes avec le fils de Lycaon, puisqu'il lui fit cadeau de son arc et semble même avoir fait hériter le père de son titre. Les sources chaudes voisines ont dû jouer un rôle dans la fondation de cet oracle ; c'est peut-être là que Mérope de Percote, que mentionnent les vers suivants, pratiquait la divination. L'histoire de Zéleia est peu connue ; elle a servi de G. Q. G. (grand quartier général) aux Perses avant leur défaite sur le Granique par Alexandre ; Xénophon nous décrit la région qu'elle commande, la région du lac d'Aphnitis ou de Dascylitis[8], comme riche en grands et nombreux villages, bien approvisionnée, avec des jardins, des champs et des plaines fertiles[9]. C'est de là que devait venir sa prospérité. Mais elle n'était pas en contact avec la mer, dont elle est coupée par les collines où l'Aisépos se fraye un chemin tortueux, et ne devait pas jouer le rôle d'une ville située sur une grande route de commerce. IV. ADRASTÉE, APAISOS, PITHYÉE. — Ceux qui viennent ensuite possédaient Adrastée et la cité d'Apaisos, Pithyée et la montagne élevée de Térée. Adraste et Amphios à la cuirasse de lin les commandent, tous deux fils de Mérope de Percote, le plus habile des hommes dans la divination (828-834). Adrastée était située quelque part dans les collines qui s'élèvent sur la rive gauche du Granique ; Strabon nous l'affirme. Le pays est assez désolé aujourd'hui et délaissé, mais la nature du sol montre qu'il a dû autrefois être beaucoup plus riche, plus peuplé et plus important. C'était un centre politique, qui passa dans la suite sur la côte, à Priape et à Pegæ, pour revenir au cours des temps, sous l'occupation turque, non loin de son point de départ, dans l'intérieur, à Bigha, dont il a parlé plus haut. Avec Apaisos (ou Paisos)
et Pithyée, nous arrivons à la région côtière de l'Hellespont. Apaisos est
mentionnée par Hérodote. Strabon nous dit que, de son temps, les habitants en
avaient été transférés à Lampsaque ; nous savons, par un autre passage de l'Iliade
(V, 612), qui Amphios qui l'habitait
possédait des biens abondants et des champs nombreux.
Leaf l'identifie avec un promontoire qui domine une petite plaine. Pithyée (ou Pityussa, de πίτυς, pin) parait avoir été l'ancienne appellation de Lampsaque ; la légende rapporte que les Argonautes y déposèrent la toison d'or avant de l'emporter en Thessalie ; elle était fameuse dans l'antiquité pour son vin. Elle est située aux abords d'une petite plaine, entourée de collines encore couvertes de vignobles et ombragées par des bois de pins. On y cultive aujourd'hui, outre la vigne, des légumes et des fruits en abondance ; l'élève des chevaux y est prospère ; elle possède un bon petit port avec un passage par ferry-boat pour Gallipoli, située en face à trois milles sur la côte européenne. La montagne élevée de Térée n'a pas été identifiée. V. PERCOTE ET LE PRACTIOS, ARISBÉ ET LE SELLEIS, SESTOS ET ABYDOS. — Puis viennent ceux qui habitaient Percote et le Practios et possédaient Sestos, Abydos et Arisbé la divine. Asios, fils d'Hyrtacès, les commande, Asios, qui vint le premier, trainé par de grands chevaux noirs, d'Arisbé et des bords du Selleis. (835-839). Percote n'est pas au bord de la mer, mais sur la petite
rivière du Practios, à l'emplacement du village de Bergos, dont le nom n'en
est peut-être qu'une corruption. Des ruines importantes de l'époque
mycénienne y ont été découvertes à un kilomètre environ au Nord, les plus
importantes de cette époque, après Troie, dans Arisbé, d'après un texte ancien, était située entre Percote et Abydos, dans la vallée qui les sépare, celle du Yapildak-Tchaï, l'ancien Selleis ; Alexandre y passa lors de son pèlerinage à Troie ; une petite bourgade de ce nom existait encore à l'époque byzantine. Quant à Sestos et à Abydos, ce sont les deux points
fameux, situés l'un en face de l'autre sur les côtes de l'Hellespont, qui ont
tant de fois servi de route entre l'Europe et l'Asie. C'est ici, à Nagara,
que l'Hellespont est le plus étroit. Cette route devait être familière aux
populations de la région, qui l'avaient empruntée lorsqu'elles étaient
arrivées de Thrace pour s'installer dans Ces deux derniers groupes (IV et V) appellent quelques remarques. Le nom d'Asios, chef du dernier, est intéressant. C'est la première fois que le nom d'Asie apparaît dans l'histoire ; Homère l'applique, dans un autre passage, aux prairies qu'arrose le Caystre. C'est un nom thraco-phrygien, qui eut dans la suite une brillante fortune. Mais voici qui est plus important. Homère ne cite aucun
nom de tribu, depuis les Dardaniens de Dardania et les Troyens de Zéleia.
Dans tout le poème, sauf le nom de Lyciens dont j'ai parlé plus haut, ce sont
les deux seules appellations qu'il donne aux habitants de A la suite de ces cinq seigneuries et avant de parler des Thraces, les premiers des alliés lointains qu'il donne aux Troyens, Homère mentionne un sixième groupe, qui ne peut être par conséquent que très voisin des précédents. Il ne lui consacre que quatre vers : Hippothoos conduisait les tribus
des Pélasges à la lancé redoutable, qui habitent les campagnes fertiles de
Larissa et marchent sous les ordres d'Hippothoos et de Pylaios, descendant
d'Arès, l'un et l'autre fils du pélasge Léthos, le teutamide (840-843) ; mais ces vers contiennent une
indication précise : Larissa, dont le site a pu être identifié à très peu
près par Calvert[11],
grâce à Strabon qui en indique la distance à Troie et la situation, près
d'Hamaxitos dont l'emplacement est bien déterminé ; Thucydide confirme
qu'elle était au bord de la mer. Elle est située près de l'embouchure du
Satnioeis, dans la plaine halésienne (άλας, sel), au point de
rencontre de deux régions côtières, l'une en bordure de la nier Égée, Mais si Homère ne cite ici que Larissa, très nombreux sont
les pays et les localités que, dans le reste de l'Iliade, il attribue à cette
région : c'est d'abord Ténédos et Lesbos, dont il est souvent question et
dont l'identification n'est pas douteuse ; puis Chrysa, près d'Hamaxitos, la
patrie de Chryséis, la fille du prêtre d'Apollon retenue par Agamemnon qui
suscita la fameuse querelle entre Achille et le grand roi ; Pédasos (Assos), sur les rives du Satniœis, la grande
citadelle de la côte Sud de Cette région se distingue nettement du reste de Homère nous dit que là habitaient « les tribus des Pélasges ». Strabon a appelé l'attention sur ce pluriel ; il s'agissait non d'un peuple unique, mais de plusieurs clans, auxquels étaient peut-être apparentés les Lélèges, les Kilikes et les Caucones[13], dont il est question ailleurs dans l'Iliade ; car les Lélèges possèdent la citadelle d'Assos (XXI, 85-6) et les Kilikes la ville de Thèbe (VI, 415) ; pour les Caucones (X, 429 et XX, 329), la question est des plus incertaines. Les Pélasges nous reportent à une époque très lointaine et
soulèvent des problèmes difficiles. On les retrouve à Dodone en Épire, en
Attique, dans le Péloponnèse et jusqu'en Crète. Le sens que l'antiquité
attache à leur nom est celui d'autochtones,
de populations indigènes, antérieures à l'établissement des Grecs. S'agit-il
d'un ancien royaume démembré originaire de De l'examen de cette partie du catalogue nous pouvons tirer deux conclusions : l'une sur le caractère du texte, l'autre sur celui des populations qu'il énumère. Sur le premier point, il n'est pas niable que les
connaissances qu'Homère possède de Le peuple des Troyens. Cet examen nous a donné aussi quelques indications sur le
peuple des Troyens. Il nous a montré que Mais d'où venaient-ils, quelle était leur origine ? De
race on ne peut guère parler ; l'anthropologie ne nous fournit encore aucune
donnée sur les peuples de l'Asie antérieure ; les quelques crânes préhelléniques
trouvés par Schliemann à Troie, ceux qui ont été découverts à Assos[14]
par les Américains et qui semblent bien postérieurs, ne peuvent nous offrir
aucune indication. Il ne peut être question que de civilisations. D'après les
uns, les Troyens auraient été des Grecs ou des Égéens ; d'autres ont pensé
que le centre de leur culture devait être cherché dans Les Égéens me paraissent devoir être écartés ; la
civilisation troyenne est étrangère au beau développement artistique de On a constaté, en effet, les
analogies frappantes de ces vieilles bourgades des régions danubiennes et
balkaniques avec les villages de D'autre part, Homère nous dit en propres termes qu'Hécube
était une princesse phrygienne (XVI, 718-9),
que son frère vivait en Phrygie sur les bords du Sangarios (ibid., 717) ; Ascagne était de cette
région ; les Phrygiens sont, dans le catalogue, les alliés des Troyens et
Priam raconte comment il leur a prêté son concours sur les rives du Sangarios
pour repousser une invasion d'Amazones (Hittites).
Les Teucriens ou Troyens semblent bien originaires de Thrace : Énée vient
d'Ainos en Thrace ; la mère de Priam s'appelle Strymô ; Hécube est fille du
roi de Thrace Kisseus, de Cissée en Chalcidique et elle avait son tombeau en
Chersonèse de Trace ; Dardanos était venu de Samothrace à Troie et les
Dardaniens étaient connus en Macédoine comme en Troade[21].
Nous verrons plus loin que toute Je suis donc très porté à croire qu'il existait en Troade
un vieux fond de populations, qui ont pu, entre Troie, où les Thraco-phrygiens n'ont pas trouvé sur place, comme les Achéens, les Ioniens et les Doriens en Grèce, de grande civilisation antérieure, qui ne s'était laissé pénétrer ni par la culture égéenne, ni par les cultures hittite, chaldéo-babylonienne et assyrienne, est restée, dans cet angle Nord-Ouest de l'Asie Mineure, où aucun mouvement artistique ne s'est jamais développé, une citadelle puissante et riche assurément, mais qui n'a jamais été un centre de civilisation. A quoi tenaient donc cette puissance et cette richesse, dont témoignent les fouilles et les souvenirs des anciens ? Quel rôle jouait Troie entre le monde asiatique et le monde méditerranéen ? Le rôle de Troie. Voyons bien comment se pose le problème. Nous sommes en présence d'une forteresse considérable pour l'époque, la plus considérable peut-être au point de vue défensif ; car nulle part, dans le monde mycénien, des murailles, possédant une telle force de résistance, n'ont été jusqu'ici découvertes. Elle se trouve au bord d'une petite plaine, à 5 kilomètres du point le plus proche de la côte d'où l'on puisse y accéder. Elle possède un petit domaine sans conséquence. Autour des seigneurs qui résident dans ses murs se groupent des populations étroitement alliées par le sang, composées pour la plus grande part d'importants villageois, de chasseurs, de pasteurs, d'agriculteurs, habitant la montagne et les vallées, et sur les côtes, de petites bourgades, où vivent des pêcheurs et des commerçants maritimes. La plaine de Troie n'est pas d'une richesse très enviable. Elle n'offre pas de produits naturels abondants. Elle est marécageuse et la malaria y règne à certaines époques. Elle ne possède, au bord de l'Hellespont au courant rapide, aucun port naturel, ni, d'après le témoignage des textes et des lieux, de port artificiel, de jetée, de quai, de môle. Elle n'a pas non plus de flotte, comme Mycènes ou Tyrinthe, qui étaient aussi dans la plaine, mais jouissaient d'une échelle abritée et confortable, au fond du golfe de Nauplie. Enfin elle ne se trouve sur le passage d'aucune route commerciale terrestre ; les chemins fort accidentés qui y aboutissent du Nord-est, de l'Est et du Sud, s'y arrêtent ; c'est un cul-de-sac : Troie ne peut pas être, dans cet angle écarté de l'Asie Mineure, une place de commerce pour les échanges de l'intérieur. Elle n'est pas, à proprement parler, une grande ville ; c'est essentiellement une citadelle. D'autre part la défense de Comment expliquer, dans ces conditions, qu'on ait élevé là
une forteresse de cette importance, qui s'est maintenue pendant plus de mille
ans, qui, à en croire la tradition, regorgeait de richesses et où vivaient de
grands seigneurs, comme Priam et sa nombreuse famille ? D'où provenaient les
revenus qu'elle avait dépensés pour sa construction et qu'exigeait son
entretien ? Une telle forteresse située à cet emplacement semble tout d'abord
un véritable paradoxe. Aucune grande ville, nous l'avons vu, n'a reparu sur
ce site ; les comptoirs, les capitales et les places de commerce grecques de
l'Asie ont été fondés ailleurs, sur les côtes : le long de l'Hellespont, où
dix villes plus tard vont se coudoyer, sur l'Égée, à Phocée, à Éphèse, à
Milet, sur Les confédérés hellènes ont organisé contre elle, à ce qu'il semble, une guerre très longue et très dure. Ce n'était assurément pas pour camper dans les marais du Scamandre. Cette guerre ne leur était pas non plus nécessaire pour occuper les côtes et les îles de la mer Égée, dont, comme nous le verrons, ils se sont d'ailleurs emparés à bien moindres frais. La possession même de la citadelle, ou plus exactement sa destruction, était l'objectif de la guerre ; il faut qu'elle ait présenté un intérêt primordial. Le rôle que jouait la place forte est donc le nœud du problème de la guerre de Troie et c'est ce rôle qu'il faut expliquer. V. Bérard, dans son beau livre des Phéniciens et l'Odyssée,
où il a montré quelles connaissances précises et positives l'auteur de
l'Odyssée possédait de La comparaison avec Byzance appelle quelques réserves.
Troie ne domine pas à proprement parler les Dardanelles, comme Byzance le
Bosphore, et surtout il ne semble pas qu'elle ait été le centre d'une grande
civilisation ; la tradition n'en a pas conservé le souvenir, aucun des objets
trouvés dans Il invoque, dans ce but, une loi, dont il a montré la
grande importance pendant toute cette période dans Troie offrirait, pour V. Bérard, un exemple de cette loi. Afin d'éviter le cap Sigée, les anciens auraient débarqué à la petite baie de Bésica, au Sud-ouest de la vallée du Scamandre et auraient gagné à pied sec la plaine qui aboutit à l'Hellespont, à l'embouchure du fleuve. Un tribut aurait été pris au passage par les Troyens, qui se seraient faits ainsi les commissionnaires des populations pratiquant les échanges entre l'Europe préhellénique et l'Asie. Il y a à cette théorie des objections très sérieuses.
L'idée qui consiste à se représenter les petits coteaux, bordant à l'Ouest la
plaine du Scamandre, comme un isthme, est très artificielle. Puis on ne voit
pas bien ce que les navigateurs avaient à gagner aux transports par voie
terrestre de la baie de Bésica à l'embouchure du Scamandre. En se plaçant au
point de vue même de V. Bérard, les voiliers qui viennent de Pour les voiliers qui viennent du Sud le long de la côte
de Leaf a supposé[26] que, pour éviter le doublement du cap Lecton, les marchandises étaient débarquées à Assos et venaient en caravanes, le long de la vallée du Satniœis par la plaine halésienne ou par Aivajik, puis à travers le Bali-Dagh, jusqu'à la plaine de Troie et que la loi des isthmes rendrait compte de l'importance de cette place forte. Cette hypothèse ne me paraît pas plus acceptable. Pour qui connaît Assos et les collines abruptes séparant la vallée du Satniœis du rivage du golfe d'Adramytte, cette assertion semble assez paradoxale. Il n'existe nulle part à proximité d'Assos de vallon transversal ; qui veut, de la côte, atteindre les rives du Tuzla-Tchaï, doit escalader une bande de collines trachytiques, de cent à deux cents mètres d'altitude, par des sentiers de chèvres, où aucun courant de transport ne peut passer[27]. Le rôle d'Assos, où des môles artificiels très anciens ont été découverts[28], était de servir d'escale et de refuge aux voiliers en provenance du Sud, qui y attendaient le moment propice pour doubler le cap Lecton et pour remonter vers le Nord, soit directement, soit après une nouvelle escale sur la côte de Lesbos, à Méthymna, d'où l'on accède aujourd'hui le plus facilement, par caïque, à l'échelle d'Assos. Elle servait aussi, comme nous l'avons vu, à défendre la vallée du Satniœis contre la piraterie. Si l'on veut à toutes forces imaginer une voie terrestre, c'est d'Adramytte qu'il faut partir pour gagner le Satniœis par Evjilar et l'ancienne Gargara ; il faut deux étapes (15 heures environ), puis de là au moins autant pour atteindre l'Hellespont, par des chemins difficiles. Mais je doute que le commerce se soit imposé ce transport, qui eût exigé une main-d'œuvre assez considérable et obligé la navigation au long détour du golfe d'Adramytte (près de 50 kilomètres). Assos jouait sur ce golfe le même rôle que Phocée à l'égard du golfe de Smyrne, que devaient éviter les bateaux venant de Milet et d'Éphèse. Phocée, Mytilène, Aivalik, Assos, Méthymna, Ténédos étaient sans doute les escales de la navigation côtière, comme elles le sont encore aujourd'hui. Je ne crois donc pas qu'il existât une ligne de .
transport terrestre par Assos ou par la baie de Bésica et que ce fût en
prélevant un tribut pour le passage au long du Scamandre que les Troyens ont
acquis leur richesse et leur puissance si enviées. La raison de leur fortune
était dans le fait qu'ils commandaient les Dardanelles à l'entrée du détroit,
et qu'ils pouvaient s'opposer à l'arrêt que devait faire la navigation, avant
de s'y engager plus avant vers les parages lointains de Le passage de l'Hellespont est, en effet, entre les mains de ceux qui tiennent les côtes. C'est bien le cas aujourd'hui. Il en était de même autrefois, quoique d'une façon différente. Ce n'étaient pas les canons, les forts et les mines, qui s'opposaient à la libre navigation, mais les vents, les courants et la nécessité de se ravitailler, surtout en eau. Les vents et les courants créent pour les petits voiliers un obstacle considérable, dès qu'ils ont doublé le cap Sigée et leur imposent un arrêt nécessaire, qui peut durer des jours et des semaines jusqu'à ce qu'ils soient devenus favorables. La côte opposée, la côte d'Europe, où les falaises sont abruptes, n'offre aucun refuge ; la baie de Morto et celle qui se trouve un peu plus à l'Ouest entre le cap Hellé et le Château de Siddil-Bahr, sont obstruées par des bancs de sable et constituent de très mauvais ancrages, sans eau et sans ressources[29] ; c'est l'inverse de ce qui se passe au Bosphore, où la côte d'Europe est la plus hospitalière. Au delà, les courants ne font que redoubler de force et d'inconstance ; ils atteignent jusqu'à cinq milles[30] au coude difficile de Nagara et au passage entre Abydos et Sestos. Les vents du Nord et du Nord-est, les vents Étésiens (le meltem des Turcs) dominent pendant neuf mois de l'année ; en hiver ils sont accompagnés de brouillards et de neige, en été ils sont constants. De Koum-Kaleh, les petits voiliers ne peuvent atteindre Gallipoli et la mer de Marmara que par courtes étapes[31]. D'autre part, ces petits navires ne pouvaient porter que de très faibles quantités d'eau douce. Ils ne possédaient pas de grands réservoirs étanches et ne pouvaient transporter l'eau que dans de petites jarres, comme le font aujourd'hui les patrons des caïques et les populations côtières. Une fois le Scamandre passé, on ne rencontre plus de fleuve, où l'on soit sûr de trouver de l'eau, avant le Granique et l'Aisépos, qui débouchent beaucoup plus haut, bien après le coude de Nagara. L'embouchure du Scamandre parait donc avoir été le point
de repos, le refuge nécessaire pour les marins accoutumés à la navigation
égéenne, à qui les incertitudes de l'Hellespont et de Mais, avant de pousser plus loin cette explication, il y a
plusieurs questions préalables qu'il importe de résoudre. Le commerce
existait-il à l'époque ? Quelles étaient ses provenances et ses destinations
? Quelle était son importance ? C'est ce que l'Iliade et spécialement le
catalogue des alliés des Troyens qui fait suite au démembrement des
populations de |
[1] Démétrius de Scepsis, en Troade, avait écrit un commentaire en-trente livres sur les soixante-deux vers du catalogue troyen (Strabon, VII, fragm. 59 ; XIII, I, 45 et 55).
[2]
Principales études sur la topographie de
[3]
Aujourd'hui la vallée de l'Aisépos et la plaine d'Adramytte font partie du vilayet (province) de Brousse ; le reste de
[4] W. Leaf, Troy, p. 175. Cette remarque a été également faite par T. W. Allen, J. H. S., XXX, 1910, p. 314.
[5] Il ne faut pas confondre Dardania avec Dardanos, dont il a été souvent question dans ces derniers temps, à propos du fort de ce nom et qui se trouve sur la côte de l'Hellespont au-dessous de Dardanelles ; c'est une fondation postérieure, de l'époque grecque.
[6] Schol. Iliade, IV, 90 et 103.
[7] Tzetzès, Lycophron, 315 et Schol. Iliade, ibid.
[8] Voir discussion de Hasluck sur ce point : Cysicus, Cambridge, 1910, p. 45 et sq.
[9] Helléniques, IV, I, 15.
[10] Miscellaneous Poems,
Written after swimming from Sestos to
[11] Archæological Journal, XVIII, 1861, p. 253; voir Leaf, loc. cit., p. 204; Ad. Reinach, Voyage épigraphique, Rev. épigr., sept.-déc., 1913, p. 299.
[12] J.-T. Clarke, Report on the
investigations at Assos 1882, 1883, New-York, 1898, p. 44-45 et p. 59.
[13] Mais dans un autre passage, X, 428-431, Homère distingue les Lélèges, les Caucones et les Pélasges.
[14] J. T. Clarke, Am. f. of Arch., 1885, p. 201 ; F. Sartiaux, Les sculptures et la restauration du temple d'Assos en Troade, p. 77.
[15] W. Ramsay, Historical commentary
on the Epistle to the Galatians, p. 19 et sq.
[16] D'Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l'Europe, I, p. 276 ; mais il pense que les Dardaniens étaient des Phrygiens.
[17] W. Leaf, Körte, Blind, Virchow, Curtius, Ad. Reinach, d'Arbois de Jubainville, etc.
[18] Dussaud, loc. cit., p. 138.
[19] Déchelette, Arch. préhist., p. 362 ; voir aussi p. 518.
[20] Götze, dans Troja und Ilion, I, p. 373.
[21] Sur ces questions de noms de personnes et de lieux, les ouvrages fondamentaux sont : P. Kretschmer, Einleitung in die Geschichte der griechischen Sprache, 1898 ; A. Fick, Vorgriechische Ortsnamen, 1905 et Hattiden und Danubier, 1909.
[22] Sur les monuments Phrygiens : W. M.
Ramsay, The rock necropoleis of
[23] Les Phéniciens et l'Odyssée, 1902, I, p. 79.
[24] The geographical study of
Homer, dans Classical Review, XVIII, 1904,
p. 166.
[25] W. Leaf, loc. cit., 1912, p.
257.
[26] Loc. cit., p. 211-212.
[27] Voir F. Sartiaux, Les sculptures et la restauration du temple d'Assos en Troade, photographie I : vue générale d'Assos.
[28] Voir J. T. Clarke, Report on the investigations at Assos, 1881, Boston, 1882, p. 131 et pl. 36.
[29] The Mediterranean Pilot, IV, p. 118.
[30] C'est un des caractères essentiels de l'Hellespont dans Homère : l'Hellespont au courant rapide.
[31] Instructions nautiques, n° 778, p. 468.