L'action des troupes et des flottes alliées sur les
Dardanelles rapproche et confond l'héroïsme du présent et les souvenirs les
plus illustres d'un lointain passé. Le Simoïs et le Scamandre, qu'encadrent
encore comme aux temps homériques les ormes, les saules et les tamaris, ont
rougi de nouveau du sang des guerriers ; nos soldats campent en vue des
murailles troyennes ; notre canon réveille dans la grande plaine l'ombre de
ces héros fameux qui, depuis trente siècles, sont restés à travers les âges
les types les plus accomplis de la grandeur héroïque. Et, tandis que les
femmes grecques jettent des fleurs à la mer et brûlent de l'encens sur le
rivage, en se lamentant, à la façon antique, sur nos valeureux marins
engloutis dans l'Hellespont[1], nous saluons les
irréprochables guerriers d'Homère comme les premiers champions de cette
civilisation, qui a résisté à tous les assauts et qu'il échoit à Cette action nous fait saisir en même temps, d'une façon
concrète et immédiate, l'importance qui s'attache à la liberté et à la
maîtrise des détroits et fait bien comprendre, par analogie, le rôle
économique, militaire et politique qu'ils ont joué dans l'histoire. Toute la
politique orientale de l'Europe en a été remplie au cours des derniers
siècles. Au XVIIe, les Turcs, qui voulaient en barrer l'accès aux Vénitiens,
s'y sont vu infliger une sanglante défaite par l'amiral Mocenigo. Au moyen
âge, les galères vénitiennes, génoises, catalanes, byzantines et turques s'y
entrechoquaient. En 335 avant notre ère, c'est Alexandre qui, de Mais ne peut-on pas remonter plus haut ? N'y avait-il pas déjà avant l'histoire écrite une question des détroits ? Et ne peut-on trouver dans la préhistoire[2] des indices sur l'origine de la question d'Orient ? Il y a cinquante ans, c'était là un problème purement littéraire. En rapprochant les uns des autres les textes historiques ou légendaires que nous ont laissés les anciens, en accordant aux uns une confiance ou une autorité plus grandes qu'à d'autres, on pouvait aboutir à des combinaisons plus ou moins vraisemblables, mais dont aucune n'était fondée sur une connaissance positive des faits. Il n'en est plus de même depuis que de nombreuses
explorations géographiques et archéologiques et des fouilles ont été
poursuivies dans l'aire méditerranéenne et que des comparaisons ont pu être
faites entre les vestiges découverts dans cette région et ceux qu'a révélés
l'étude de l'Europe continentale et de l'Orient sémitique. Ces fouilles et
ces recherches nous ont apporté des données plus certaines, quoique encore
très fragmentaires, sur l'état de C'est d'abord l'existence, dans tout le bassin de Cet empire hittite, dont nous avions des mentions dans des
textes israélites, égyptiens et cunéiformes, commence aussi à renaître au
jour. Ses monuments, explorés d'abord par Texier et Hamilton en 1835, par
Perrot et Guillaume en 1861, puis par E. Chantre en 1893-1894, et tout récemment
par Winckler et Garstang[5], témoignent d'une
civilisation autonome, indépendante des civilisations égéenne, égyptienne et
babylo-assyrienne, qui remonte au IIIe millénaire, et qui a constitué, à
partir du XVIe siècle, un État considérable, dont le centre était à
Boghaz-Kieuï en Cappadoce. Cet État a étendu sa domination sur le Nord de Les mouvements de peuples, qui ont brisé la puissance
hittite et submergé la civilisation égéenne, paraissent dus, pour la plus
grande part, à des migrations successives de populations indo-européennes,
qui s'étendent sur un grand nombre de siècles et qui, tantôt par
infiltrations lentes, tantôt par invasions violentes, se sont répandues des
vallées du Danube et de Ces mouvements sont donc certains. Mais leur histoire est encore très confuse et les divisions qu'on est tenté d'y introduire, dans le temps et dans l'espace, sont nécessairement artificielles et sujettes à révision. On peut cependant, à titre d'hypothèse tout au moins, se les représenter comme une double série de migrations. L'une, la migration thraco-phrygienne, s'est produite
d'Europe en Asie, par L'autre série de migrations a envahi La plus ancienne parait avoir été constituée par les
Achéens d'Homère, ou plus exactement les Achéo-Éoliens ; car au groupe achéen
était joint tout un ensemble d'éléments complexes, en provenance de plusieurs
régions de Après la prise et la destruction de Troie, vers le XIIe siècle, le mouvement a continué et appartient désormais dans ses grandes lignes à l'histoire. Les Achéo-Éoliens ont occupé peu à peu toutes les côtes et les îles au Nord-Ouest de l'Asie Mineure, puis les Ioniens et les Doriens sont venus s'installer, jusqu'au VIIIe siècle, au centre et au sud et ont donné à la carte des rivages de l'Anatolie la physionomie définitive, dont les écrits des historiens et des géographes anciens nous ont conservé une image assez précise. Cette hypothèse d'un mouvement thraco-phrygien, antérieur
aux mouvements achéo-éolien, ionien et dorien, semble de plus en plus
vraisemblable. Les découvertes faites d'une part en Troade, d'autre part en
Thrace et dans l'aire balkanique et danubienne, offrent de réelles analogies[9]. Que la culture
danubienne de l'époque néolithique et de l'âge du bronze dérive de la
civilisation égéenne, que celle-ci lui ait au contraire emprunté des éléments,
ou qu'elles soient l'une et l'autre indépendantes[10], c'est une
question qu'il est impossible de trancher à l'heure actuelle ; mais il parait
probable qu'à ces époques lointaines S'il en a été ainsi, si Priam et les chefs troyens qui étaient groupés autour de lui étaient par leur origine, tout au moins partiellement, des indo-européens venus de Thrace, apparentés dans un passé plus ou moins lointain aux chefs des confédérés hellènes, l'un des caractères les plus frappants de l'Iliade s'expliquerait facilement : l'identité des mœurs, des pratiques, des idées qu'elle présente entre les deux groupes de peuples divisés par la guerre. L'habitation, les costumes, les armes, les coutumes, les conceptions religieuses, le culte, les rites funéraires, la mythologie sont les mêmes ; les héros troyens sont traités avec la même sympathie que les héros achéens ; les haines qui les opposent ne sont que des haines de circonstance, ou des haines individuelles, il n'y a pas de haine profonde de peuple à peuple : l'antagonisme entre l'Europe et l'Asie, si puissant dans l'histoire, n'existe à aucun degré ; la distinction entre le Grec et le Barbare, entre la civilisation européenne et la barbarie orientale, est encore complètement inconnue ; elle ne fera son apparition que beaucoup plus tard, au vie siècle, à l'époque des guerres médiques, pour se maintenir pendant toute l'antiquité hellénique, jusqu'à l'époque des conquêtes d'Alexandre en Asie et pour renaître, après quinze siècles d'hellénisme gréco-romain et byzantin, avec l'occupation des côtes asiatiques par les nouveaux barbares ottomans et turcs. La guerre de Troie nous apparaît donc, dès maintenant, comme une image de l'expansion achéo-éolienne, comme une création de la poésie, qui aurait concentré en un épisode unique tous les souvenirs héroïques de cette expansion. Mais la question doit être serrée de plus près. Cet épisode n'est-il que le symbole d'un grand mouvement d'ensemble dispersé sur plusieurs siècles, un jeu de l'imagination brillante et inventive de l'esprit grec se créant une gloire légendaire ? Ou présente-t-il en lui-même certains éléments précis ayant un caractère historique ? La ville de Troie a-t-elle existé, quel rôle a-t-elle pu jouer, a-t-elle été réellement détruite ? L'expédition des confédérés hellènes est-elle autre chose qu'un poème héroïque ? Si elle a vraiment eu lieu, était-ce simplement pour reconquérir la beauté d'une femme et venger l'hospitalité outragée, ou seulement par besoin d'expansion, par goût des aventures, du pillage et de la rapine ? N'y avait-il pas à la puissance de Troie et au désir des Grecs de lui porter un coup fatal des causes plus précises ? C'est ce que je me propose d'examiner en cherchant à dégager avec clarté les résultats des travaux les plus récents. Je commencerai par les faits les plus positifs : la
description des fouilles de Troie[11], qui nous ont apporté
un témoignage incontestable sur l'existence et le caractère de la ville et
sur sa destruction, et je comparerai ces caractères avec les descriptions qui
en sont éparses dans l'Iliade. Puis, dans une deuxième partie, plus
géographique et ethnographique qu'archéologique, je rapprocherai d'abord les
données homériques de l'état des lieux, dans la plaine de Troie et dans La guerre de Troie nous apparaîtra ainsi, tout au moins à titre d'hypothèse, mais d'hypothèse assez probable, comme la forme la plus ancienne des conflits qui, toujours pour les mêmes causes, se sont produits autour des Dardanelles et de la question des détroits, et la lutte qu'ont engagée les Hellènes contre les Troyens, à l'âge préhistorique, nous présentera des analogies curieuses avec celle que les Alliés soutiennent aujourd'hui contre les Turcs et les Austro-Allemands. Ainsi le présent rejoint le passé le plus lointain, des causes et des fins analogues produisent des résultats semblables ; une folie meurtrière s'empare à certains moments des peuples ; mais, comme dit le vieux Polonius, il y a quelque méthode dans cette folie. |
[1] Le Temps, 22 mars, 3 avril 1915.
[2] J'emploie le mot préhistoire dans son sens général d'antérieur à l'histoire ; quoiqu'il s'agisse surtout, dans ce qui suit, de l'âge du bronze et non du paléolithique et du néolithique, et qu'une terminologie plus exacte eût exigé le mot protohistoire, j'ai préféré conserver au terme préhistoire son sens le plus courant.
[3] D. G. Hogarth, Ægean Civilisation, Encycl. Brit., p. 246.
[4] E. Chantre, Mission en Cappadoce, 1893-1894, Paris, 1898, p. 38. Sur la civilisation minœnne et mycénienne en général, voir : R. Dussaud, Les civilisations préhelléniques dans le bassin de la mer Égée, Paris, 2e édit., 1914, et l'excellent tableau d'ensemble de D. G. Hogarth, dans Encyclopædia Britannica, article Ægean Civilisation, Cambridge, 1910, où l'on trouvera une documentation méthodique et abondante.
[5]
Sur les explorations et les fouilles hittites : G. Perrot et E. Guillaume, Exploration
archéologique de
[6] Sur les Hittites en général, voir : G. Perrot et Ch. Chipiez, Histoire de l'art dans l'antiquité, IV, p. 483-804. Paris, 1887 ; A. H. Sayce, The Hittites, Londres 1888, traduction française : Les Hétéens, histoire d'un empire oublié, Paris, 1894 ; D. G. Hogarth, Ionia and the East, Oxford. 1909 ; J. Garstang, The land of the Hittites, Londres, 1910 ; W. Leonhard, Hettiter und Amazonen, Leipzig, 1911 ; bons résumés : L. Messerachmidt, Die Hettiter, collection Der alte Orient, I, 1, Leipzig, 1903 et D. G. Hogarth, Hittites, article de l'Encycl. Britan., 1910.
[7] Sur les Indo-européens en Asie Mineure, voir d'Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l'Europe, Paris, 2 vol., 1889 ; S. Reinach, Le mirage oriental, dans L'Anthropologie, 1893, réimprimé dans Chroniques d'Orient, II, 1896, p. 509 et sq. ; J. de Morgan, Les premières civilisations, Paris, 1909, p. 319 et sq. ; Ad. Reinach, Le disque de Phæstos et les peuples de la mer dans Revue archéologique, 1910, I, p. 1-65 ; Les Harri et les Aryens dans l'Anthropologie, XXIII, 1912, p. 207-210 ; H. R. Hall, The ancient history of near East, Londres, 1913.
[8] Le chemin est indiqué par Homère, dans le voyage qu'Achille menace d'entreprendre pour rentrer à Phthia (Iliade, IX, 362 et sq.) ; il compte trois jours, ce qui correspond bien à la distance.
[9] Sur cette question difficile, il n'existe encore que des travaux épars. Voir : H. Schmidt, Schliemann's Sammlung trojanischer Altertümer, Berlin, 1902 ; Troja Mykene Ungarn, dans Zeitschrift fur Etnologie, 1904, 1905 ; Ch. Tsoundas, Αί προΐστορικαί άκροπόλεις Διμηνίου καί Σέσκλου ; Vassits, Prähistorische Zeitschrift, II, 1910, p. 23 et sq. ; Von Stem, Die prämykenische Kultur in Südrussland. Bon résumé dans A. J. B. Wace et M. S. Thompson, Prehistoric Thessaly, Cambridge, 1912, p. 231-235 et 257-258, où l'on trouvera une abondante bibliographie. Voir aussi : Ad. Reinach, Les peuples de la mer et l'apparition des Hellènes dans la mer Égée, dans L'Hellénisation du monde antique, leçons faites à l'École des Hautes Études Sociales, Paris, 1914, p. 1-44 ; J. Déchelette, Manuel d'archéologie préhistorique celtique et gallo-romaine, Archéologie préhistorique, Paris, 1910, p. 362 ; G. Leroux, Les origines de l'édifice hypostyle, Paris, 1913, p. 165.
[10] Wosinsky et Vassits tiennent pour la première hypothèse, Schmidt et von Stern pour la deuxième, Wace et Thompson pour la troisième ; voir pour la discussion et les références bibliographiques : Wace et Thompson, Classical Review, Londres, Déc. 1908, p. 233 et sq., The connection of the ægean civilisation with central Europe, et Nov. 1909, p. 209 et sq., The connection of ægean culture with Servia, et loc. cit., p. 233.
[11]
Les fouilles de Troie ont été résumées par G. Sortais, Ilios et l'Iliade,
Paris, 1892, p. 3 et sq., et par Perrot et Chipiez, Histoire de l'art dans
l'antiquité, VI, Paris, 1894, p. 154 et sq. ; mais ces descriptions sont
antérieures aux derniers travaux qui ont dégagé la ville d'Homère. Les
indications de Déchelette dans Manuel d'archéologie préhistorique, celtique
et gallo-romaine, L'âge du bronze, Paris, 1910, p. 31 et sq., de R. Dussaud
dans Les civilisations préhelléniques dans le bassin de la mer Égée, 2e
édit., Paris, 1914, p. 118 et sq., de L. de Launay dans