Turenne travaille au rétablissement des Stuarts et au rachat de Dunkerque. — Il assure l'indépendance du Portugal contre l'Espagne et unit les Stuarts et la maison de Bragance. — Il contribue à rattacher la république des Provinces-Unies à l'Angleterre et à la France. — Rôle qu'il conseille à Louis XIV dans le conflit anglo-hollandais. — Ses rapports avec les princes allemands, la Suède, le Danemark. — Ses instructions pour la création d'un port français en Afrique. LA carrière militaire de Turenne est si remplie qu'elle suffit à illustrer sa vie, et que la plupart de ses biographes n'ont rien cherché à y ajouter. Cependant elle ne nous donne pas la mesure complète de son activité d'esprit, et elle ne résume ni toute l'influence qu'il a exercée, ni l'ensemble du rôle qu'il a joué. Les services de l'homme d'État, pour être moins brillants que ceux de l'homme de guerre, ne méritent pas moins d'être rappelés, soit à cause de leurs résultats heureux, soit à cause des qualités qu'ils mettent en lumière. Pour les comprendre, il est utile d'avoir une notion du mécanisme gouvernemental de son temps, ou du moins de la période pendant laquelle il a été mêlé à l'administration de l'État. Cette période s'étend de 1655 à 1668, et elle se divise en deux phases, séparées par la mort de Mazarin. Dans la première, la haute direction des affaires appartenait au conseil du roi, où l'influence prépondérante était dévolue au cardinal Mazarin, décoré du titre de chef des conseils et de premier ministre d'État. Dans la deuxième, le Tellier, Colbert et Lionne formaient, sous la présidence du roi, un conseil intime ou des affaires, qui était appelé à se prononcer sur toutes les grandes questions de politique intérieure et extérieure. Dans ces cieux phases, les avis de Turenne furent recherchés, appréciés et généralement suivis. Nommé ministre d'État en 1055, il fut invité à assister aux conseils les plus importants qui aient été tenus de 1655 à 1668, et appelé à délibérer sur les plus grandes questions avec les hommes éminents de ce temps. C'est ainsi qu'il a été amené à rédiger un nombre considérable de rapports, d'instructions et de mémoires que nous avons, et que devront étudier les historiens désireux d'examiner à fond la politique extérieure de la France pendant les vingt-cinq premières années du règne de Louis XIV. Turenne, par sa sagesse et son esprit conciliant, conquit rapidement les sympathies de la cour et du Parlement pendant la Fronde espagnole, en même temps que sa grande réputation militaire et les services qu'il rendait à la royauté lui assurèrent une autorité incontestée. On le vit bien dans la lutte qui éclata entre le Parlement et Mazarin à propos du fameux lit de justice tenu le 15 avril 1055, et dans lequel le roi interdit au Parlement ses assemblées politiques. Malgré l'injonction royale, la chambre des enquêtes ne s'en obstinait pas moins dans le projet de soumettre à un nouvel examen les édits financiers lus el publiés en présence du roi, et adressait à ce sujet des sollicitations pressantes au premier président, Pomponne de Bellièvre. Turenne fut chargé par le cardinal de voir ce dernier et de s'entendre avec lui sur les moyens de terminer la crise parlementaire. Le maréchal représenta au premier président combien cette résistance à la perception des impôts était dangereuse au moment où Condé et les Espagnols étaient toujours en armes, et où il fallait ouvrir une campagne dont le succès était très problématique. Ces raisons touchèrent Bellièvre, et il s'entendit avec le maréchal pour calmer les passions déchaînées contre la cour[1]. Habitué à se distinguer des hauts seigneurs par un grand attachement an travail et par une noble application à ses devoirs, comme aussi à mettre le bien public au-dessus de ses intérêts personnels, Turenne ne pouvait manquer de gagner la confiance de Louis XIV après la mort de Mazarin. Le roi le consulta sur les affaires qui l'occupaient le plus, et se montrait plein de déférence pour le grand sens qu'il trouvait dans tous ses avis. Hérault de Courville, qui fut successivement l'homme et l'agent politique de Marsillac, Condé, Mazarin et Fouquet, raconte dans ses Mémoires qu'il crut voir à Nantes, à la contenance de M. de Turenne, qu'il avoit su quelque chose du dessein qu'on avoit pris d'arrêter M. le surintendant. Il n'y a pas de doute que Turenne, ministre d'État, n'ait été mis au courant de ce dessein ; tontes ses lettres, en 1661 et 1662, révèlent la participation des plus actives qu'il prend aux affaires, et témoignent qu'il couinait les sentiments les plus intimes du jeune souverain : dans une dépêche qu'il adresse à d'Estrades, le 12 août, il l'informe qu'il part le lundi suivant pour le voyage de Bretagne, et, dans une autre du commencement de septembre, il lui dit que le voyage de Nantes l'a empêché de lui écrire, et il ajoute : Vous aurez appris ce grand changement, et le roi m'a dit ce que l'on vous a mandé depuis qu'il alloit par une autre voie ; vous entendez bien ce que je veux dire[2]. La confiance que Louis XIV lui donnait s'étendait à tout, aux affaires administratives comme aux affaires politiques et religieuses ; ainsi l'on a retrouvé dans ses papiers un mémoire intitulé : Demandes relatives au commerce, faites par le roi ou vicomte de Turenne, avec ses réponses. Ce mémoire atteste que le maréchal était au courant des questions qui peuvent paraître le plus étrangères à un militaire ; ainsi on lui demande : de quelle façon les vaisseaux françois allant en Angleterre et en Hollande sont traités ; ce qu'il y a de plus capital en traitant avec l'Angleterre touchant le commerce ; si le traité avec Cromwell, de 1655, est préjudiciable en quelques articles ; ce que l'on peut requérir des Anglois de bonne foi touchant le commerce, etc., etc. Les réponses sont nettes, exactes, inspirées à la fois par un profond respect des droits d'autrui et un sentiment non moins remarquable des intérêts de la France. Elles sont d'un homme qui connaît à fond les choses dont il parle, et qui est aussi versé dans les questions commerciales qui s'agitaient alors que dans les choses de la guerre. N'est-ce point là le véritable homme d'État, celui qui ne reste étranger à rien de ce qui peut contribuer à la prospérité et à la grandeur de son pays[3] ? Vers le unique temps, Turenne rédigea un Avis sur ce qui regarde la religion prétendue réformée. Il est de 1666, année où l'on soumit au roi un mémoire qui renfermait, disait-on, les meilleurs moyens de convertir les protestants, savoir : gagner une cinquantaine de ministres, les assembler en synode, ouvrir des conférences avec des docteurs catholiques, dans lesquelles les pasteurs gagnés d'avance se réuniraient à l'Église, et obtenir du pape une dispense de quelques pratiques catholiques en faveur des calvinistes scrupuleux ; cela fait, on révoquerait l'édit de Nantes comme devenu inutile. Le roi soumit ce projet au conseil et consulta Turenne, qui répondit en donnant les avis les plus sages. Suivant lui, l'excès de zèle produirait de l'aigreur, une réputation de violence et point de conversion ; toutes assemblées d'ecclésiastiques et de huguenots, faites par ordre du roi, seraient suspectes ; les moins éclairés de la religion verraient qu'elles ne sont que dirigées contre eux, et ils ne voudraient point les faire, ou bien ils y appelleraient des ministres de qui tout le salut de la religion dépend, les moins capables par conséquent de trouver des tempéraments. Cependant, pour ne pas se priver du profit que ces conférences pourraient apporter, il faudrait qu'elles fussent libres, avec assurance que les ministres qui ne se convertiraient pas ne seraient point inquiétés, et que le roi maintiendrait les édits. Il termine en recommandant la sagesse, la douceur, la nécessité de dissiper par de bons enseignements l'ignorance du peuple, car beaucoup de catholiques, et principalement du peuple, n'étoient pas bien instruits de leur religion, et c'étoit sur cette croyance incomplète que les réformés jugeoient l'Église catholique. Il seroit très important que les docteurs catholiques donnassent une exposition bien nette de leur croyance. Pourquoi le roi, qui approuvait alors ces conseils, les oublia-t-il plus tard ? Que de malheurs il eût évités en suivant les idées de Turenne en matière religieuse[4] ! Au dehors, la réputation de bonne foi, de sagesse et d'intégrité de Turenne lui assura une influence extraordinaire dans tous les pays avec lesquels la France était en relation, influence qui disparaît dans l'histoire générale à côté de celle de nos grands diplomates, mais qui n'en est pas moins réelle, et que l'abbé Raguenet, qui a tant entendu parler de Turenne, a constatée sans en citer les exemples les plus probants. Il se contente de rappeler que la plupart des princes d'Allemagne traitaient avec lui personnellement de leurs intérêts, et le choisirent pour arbitre dans plusieurs contestations ; que les princes de Montbéliard, qui se disputaient la principale terre de leur souveraineté, se soumirent au jugement qu'ils le prièrent de rendre pour terminer leur différend ; qu'enfin plusieurs de nos ambassadeurs se servirent de son nom pour faire réussir leurs négociations auprès des cours étrangères. Tout cela est exact, mais incomplet, et nous devons ajouter à ces faits quelques traits qui permettront de mieux apprécier le rôle de Turenne à l'étranger. L'Angleterre fut le pivot de son activité diplomatique. La situation de Richard Cromwell, dès le commencement de 1659, allait en s'affaiblissant, et les divisions se généralisaient dans tous les ordres de la société ; Mazarin, qui connaissait cet état de chose, restait simple spectateur. Il écrivait à Turenne, le 27 mai 1659 : La face des affaires est fort changée en Angleterre, et l'autorité de M. le Protecteur y est entièrement éteinte. On ne sait pas encore quelle forme de gouvernement s'y établira. Il paroit seulement que les choses tendent à une république, qui ne seroit pas fort avantageuse pour le bien public, ni pour les intérêts particuliers de cette couronne [de France], par des raisons qui vous peuvent aisément tomber dans l'esprit. Nous y verrons plus clair dans peu de temps et, selon ce qui se passera, le roi prendra ses mesures et ses résolutions. Bientôt le Long-Parlement, dissous par Olivier Cromwell, était rappelé par les républicains et gouvernait l'Angleterre. Il maintenait Lockhart comme ambassadeur en France, et confirmait la trêve qui avait été conclue avec l'Espagne, double fait que Mazarin portait à la connaissance de Turenne par une lettre datée de Châteauneuf-sur-Charente, le 6 juillet. Mais le Long-Parlement tomba dans les mêmes errements que Richard Cromwell, et un puissant courant royaliste se formait dans le comté de Chester. Turenne était sollicité de le seconder, et il était disposé à le faire, ayant la plus grande latitude pour employer ses troupes, lorsque Mazarin, craignant pour la France les suites de la détermination de Turenne, l'arrêta par une lettre pleine de finesse et de prudence ; il montrait au maréchal combien il était nécessaire de ne rien compliquer afin qu'on pût arriver facilement à une entente définitive avec don Louis de Haro, et surtout de se méfier de ceux qui ont été de tout temps considérés comme ennemis irréconciliables de la France, quoiqu'il fût persuadé qu'il valoit beaucoup mieux qu'il y eût un roi qu'une république en Angleterre. Cependant, comme Turenne avait permis à quelques officiers de son armée de servir sous le duc d'York. et communiqué à Mazarin cette autorisation, le ministre, tout en approuvant secrètement la conduite de Turenne, qui jetait dans la cause des Stuarts son nom et sa fortune, lui adressait de longues observations qui prouvent combien Mazarin avait besoin, avant de s'occuper des affaires d'Angleterre, de connaître exactement quelles étaient, à l'égard de la France, les dispositions du prétendant Charles Il et de son entourage. Et ce qui me feroit de la peine, et à vous aussi, ce seroit si ledit roi venoit à mettre ses affaires en bon état par le moyen des assistances secrètes que vous auriez données au duc d'York, et que les Espagnols auroient la gloire et l'avantage de son établissement sans les partager avec personne. Voilà tout ce que je puis vous dire confidemment sur ce sujet. Cependant je vous conjure de tenir tout ceci dans le dernier secret, n'ayant communiqué à personne ce que vous me mandez et la réponse que je vous fais, et étant bien aise de voir que vous vous êtes conduit en cela d'une manière [telle] que si les [affaires] ne répondent pas aux espérances du due d'York, on pourra dire qu'on aura ignoré tout ce qu'auront fait quelques officiers qui, ayant eu l'honneur de servir avec lui en France, auroient conservé de l'amitié pour sa personne et pour ses intérêts. Toutefois Mazarin, qui paraissait alors peu se soucier de Charles II, voulait profiter des troubles d'Angleterre pour s'emparer de Dunkerque. il en écrivit longuement à Turenne, qui ne fit rien directement, mais qui parait avoir tout disposé afin de favoriser les vues de Mazarin. Il envoya à cet effet l'intendant de son armée près de la place, la lui fit surveiller, et l'obligea à se tenir prêt pour profiter du premier mouvement qui se manifesterait dans Dunkerque ; mais les royalistes anglais ayant été battus dans le comté de Chester, le parti du Parlement reprit le dessus dans Dunkerque, et la tentative de Mazarin n'eut. plus chance de réussir[5]. Peu de temps avant la défaite des royalistes dans le comté de Chester, Turenne, fort de l'approbation secrète du cardinal, était allé plus loin que ne semble l'indiquer la lettre de Mazarin que nous venons de rapporter. Comme nous l'apprenons par les Mémoires du duc d'York, et par trois lettres du maréchal adressées à Mazarin, à le Tellier et à la vicomtesse de Turenne, il avait eu au mois d'août une entrevue à Amiens avec le duc d'York, et lui avait proposé de mettre à sa disposition son propre régiment d'infanterie, fort de douze cents hommes, les gendarmes écossais, six pièces de campagne, des armes, des munitions de guerre et des vivres pour cinq mille hommes pendant deux mois, et des bâtiments pour les transporter sur l'autre rive de la Manche. Il était de plus tout prêt à engager soit crédit et sa propre vaisselle pour lui procurer la somme nécessaire à cette expédition, et il déboursa même sept à huit mille francs. Il commença les préparatifs, ordonna au lieutenant de roi, gouverneur de Boulogne, de fournir les moyens de transport ; son neveu le due de Bouillon allait partir avec le duc d'York et rejoindre quelques troupes déjà débarquées sur le rivage anglais, quand il apprit que les royalistes avaient été battus. Le due d'York insistait encore pour continuer le mouvement et voulait passer la Manche ; mais Turenne jugea qu'il n'y avait rien à faire pour le moment et lui conseilla d'attendre une occasion plus favorable. Charles Il et son frère, loin de lui savoir mauvais gré de ce conseil, lui exprimèrent vivement leur gratitude pour tout le dévouement qu'il venait de leur témoigner[6]. Le cardinal était de l'avis de Turenne et considérait au moins comme sage d'ajourner l'entreprise et d'être circonspect. Il lui sembla difficile que les secrets diplomatiques fussent gardés tant à l'égard du roi Charles II que du Long-Parlement ; et, d'autre part, il écrit qu'il ne croit pas tout à fait décisif le bon succès qu'ont eu les armes du Parlement auprès de Chester ; parce qu'il n'y a pas eu beaucoup de gens tués ni pris, et d'ailleurs que le parti presbytérien est assez considérable, étant composé de personnes riches et puissantes, pour n'être pas si tôt abattu. Cette patience prudente, Mazarin l'observa jusqu'au jour où Monck mit fin au Long-Parlement et à son règne[7]. Durant les voyages de la cour en Languedoc et en Provence,
il ne perdit pas de vue les événements d'Angleterre ; mais il persistait à
croire que le roi de France ne devait pas s'en mêler, parce qu'en présence de
la division des partis l'on pourrait faire naître un contretemps qui
ruinerait tout. Turenne continuait à le tenir au courant de tout ce qu'il
apprenait ; le président de Bordeaux et Schomberg, de leur côté,
renseignaient de Londres le maréchal ; de sorte que l'on put suivre une ligne
de conduite très prudente et très correcte et faire des vœux pour le rétablissement
des Stuarts sans blesser les partisans de la république. La correspondance
diplomatique de cette année 1659 est des plus curieuses, et rien ne saurait
mieux montrer que les renseignements contradictoires qu'elle renferme,
combien il est difficile aux étrangers d'apprécier justement les mouvements
politiques d'un pays voisin, et d'arriver à se former une idée exacte de ce
que nous appelons l'opinion publique. Le plus perspicace de tous les hommes
d'État français qui avaient les veux tournés vers Londres, était certainement
Mazarin ; il devinait bien les raisons qui soutenaient la république anglaise
et les signalait encore à Turenne le 19 décembre 1659 : Je vois que les affaires d'Angleterre sont rebrouillées de
nouveau ; mais il y a toujours grand fondement de croire que si les parties
divisées se persuadent que l'on veuille se servir de cette conjoncture pour
tenter le rétablissement du roi d'Angleterre, ils se réuniront pour s'y
opposer. On fera la guerre à l'œil pour prendre le parti qui sera le meilleur,
suivant les occasions qui s'en présenteront ; sur quoi je n'ai rien à ajouter
à ce que je vous ai déjà écrit, vous expliquant seulement dans le dernier
secret que le roi ne se déterminera à rien, qu'en cas que le parti de Lambert
ou celui de Monck se déclarent pour le roi d'Angleterre. Le 26
décembre, Mazarin est toujours dans le même sentiment ; il lui semble que les affaires d'Angleterre ne sont pas encore en état
qu'on y puisse asseoir un fondement certain ; il persiste toujours dans son
opinion que tous les partis se réuniront plus étroitement que jamais par
l'appréhension qu'ils auront que le roi d'Angleterre ne profite de leurs
divisions[8]. Aux premiers jours de 1660, les espérances des royalistes
ne paraissaient point à la veille de se réaliser ; à la fin de janvier, le
président de Bordeaux écrivait à Turenne que la situation était toujours
incertaine, et le rôle de Monck tout aussi problématique qu'auparavant : Monk vient à Londres avec un corps de six mille hommes de
vieilles troupes. Le Parlement a envoyé au commencement de la semaine deux de
ses membres au-devant avec un don de douze mille livres de rente en fonds de
terre. La ville de Londres a aussi député aujourd'hui quelques bourgeois pour
lui faire semblables civilités, et chaque parti n'oublie rien pour le
caresser, quoique la conduite et les sentiments qu'il a professés ci-devant
ne laissent pas lieu de douter qu'il change d'intérêt, après avoir acquis
tant de mérite du Parlement[9]. Au moment où Monck arrivait à Londres, Turenne lui dépêchait un gentilhomme pour s'assurer de ses intentions, et il apprenait que le futur restaurateur de la royauté n'avait pas d'autres sentiments que de suivre ses intérêts, tâcher d'avoir du bien et s'opposer tt toute grandeur qui lui serait contraire. C'était à peu de chose près l'opinion de Mazarin qui écrivait le même jour à Turenne : Pour décider des affaires d'Angleterre, il faut laisser arriver Monck à Londres avec ses troupes ; et, de la manière qu'il se conduit, ne s'étant, à mon avis, expliqué assez nettement de ses intentions, et ayant écrit en ternies non moins obligeants à la ville (de Londres) qu'au Parlement, il me semble qu'on ne peut parler avec certitude de ses sentiments, et il y a des gens qui croient qu'il pourra être favorable au retour du roi d'Angleterre ; ce que pourtant je ne croirois pas aisément[10]. La politique du gouvernement français fut plus décisive au mois de mars ; Turenne donna le signal du changement qui s'était produit dans les idées de la cour, en écrivant à Monck la lettre suivante : Monsieur, Le gentilhomme que j'avois envoyé en Angleterre, et à qui j'avois dit de vous faire des compliments de ma part, a reçu de vous tant de civilités, que je me sens obligé de vous en remercier. Je suis bien aise de cette occasion pour vous supplier de prendre confiance en tout ce qu'il vous dira, et de croire qu'ayant longtemps considéré votre conduite, j'ai eu une estime particulière pour votre personne ; vous pouvez aussi, dans les choses que vous croirez qui vous conviendront, et à l'état ecclésiastique et politique d'Angleterre, faire fondement que j'y contribuerai ce qui sera de mon pouvoir, et que mon intention n'est que de concourir au bien avec candeur et netteté. Quand vous prendrez une entière confiance en moi, je n'agirai jamais de manière à donner fondement au moindre soupçon, et ceux qui souhaitent le bien et la tranquillité du pays ne seront point blessés de mon intention quand vous l'aurez approuvée : j'ai cru que vous n'auriez point désagréable ce compliment, et l'assurance que je vous fais d'être, Monsieur, votre très humble serviteur, TURENNE[11]. Quelques jours après, malgré la détresse du trésor public, Mazarin se décidait à remettre cent mille écus à l'abbé de Montaigu qui se rendait auprès de Charles II, et il escomptait les grands avantages que ce secours devait faire rejaillir sur la France. C'était trop bien augurer du caractère, et surtout du cœur de Charles II. Il était à peine rétabli qu'il afficha son mauvais vouloir par des actes qui auraient pu provoquer une rupture entre les deux royaumes. Il ne fallut pas moins que le mariage de sa jeune sœur, Henriette d'Angleterre, avec Philippe de France, due d'Anjou et plus tard duc d'Orléans, pour rétablir les bons rapports et faire une alliance étroite entre la France et l'Angleterre ; mais Mazarin mourut avant d'avoir pu assurer le triomphe complet de sa politique avec Charles II. Il était réservé à d'Estrades et à Turenne de continuer ses efforts et de réaliser l'un de ses derniers vœux en rendant, Dunkerque à la France. La pénurie de Charles II offrit à point l'occasion de négocier pour reprendre cette ville. Ce roi s'étant plaint de toujours manquer d'argent à son chancelier, Hyde de Clarendon, ce dernier lui conseilla de vendre Dunkerque à la France. Charles approuva l'expédient, et l'affaire fut traitée avec autant de diligence que de succès par l'intermédiaire de Turenne et du comte d'Estrades, notre ambassadeur à Londres, mais elle ne fut pas aussitôt conclue que proposée, ainsi que le prétend Ramsay. Louis XIV, qui savait depuis longtemps que Charles II était en arrière de deux millions tous les ans, se montra aussi habile marchand que politique réservé, et il fit discuter le prix pendant près de deux mois par d'Estrades. Dès le 21 août, celui-ci éprouve des inquiétudes sur le succès des négociations et en fait part à Turenne ; Monck, l'amiral Cenduis et le grand trésorier sont disposés à annexer Dunkerque au royaume ; mais le chancelier, le duc d'York et le roi souhaiteraient fort que la couronne en fit son profit, et dans les dernières conférences qu'ils ont eues, ils ont fixé le prix à sept millions. Ce chiffre ne parait pas exagéré a d'Estrades, car le roi doit cinq millions pour les travaux et le payement de la garnison de cette place, et il ne faut pas laisser échapper l'occasion de la reconquérir à si bon compte. Quelques jours après, le chancelier a réduit à cinq millions les prétentions de son maitre, et d'Estrades s'opiniâtrant à n'en donner que quatre, le duc d'York prie Turenne d'agir sur le roi et de le déterminer à ne pas perdre pour si peu tant de gloire et de profit. On finit par convenir de cinq millions ; mais Louis XIV ne voulait pas les payer comptant, et, le 12 septembre, Turenne stipulait au comte d'Estrades les ternies de payement que demandait le roi. Ceci ne faisait point l'affaire de l'Anglais qui était bien pressé, et d'Estrades s'empresse de rappeler au maréchal que ce qui oblige à vendre Dunkerque, c'est la nécessité, et que tout ce qui n'est pas argent comptant n'accommode pas la cour : Il faut de l'argent comptant, ce que le roi d'Angleterre n'a pas. Je ferai tout ce que je pourrai pour réduire l'affaire aux termes que le roi me prescrit, mais je n'ose me promettre d'y réussir..... Pauvre Charles II ! Qu'il était mal récompensé de s'abaisser au rôle de pensionnaire du roi de France ! Il n'était pas au bout de ses épreuves ! Vers le 21 septembre, après trois conférences avec d'Estrades, il refuse tous les termes de payement ; le 25, il se montre encore intraitable, et d'Estrades plaide sa cause dans une dépêche adressée à Turenne, qui connait mieux que personne l'importance de cette affaire pour la Flandre. Allusion à peine déguisée aux projets que l'on avait déjà sur les Pays-Bas espagnols ! Louis XIV ne céda qu'à moitié, et Charles Il fut réduit à accepter deux millions comptant et à se contenter pour le reste de billets à différents termes, négociables comme tous les effets de commerce. Le traité de cession, fait le 12 octobre 1662, nous livra Dunkerque avec le fort de Mardick, le fort de bois et le petit fort entre Dunkerque et Saint-Vinox, sans compter les matériaux et approvisionnements de tout genre qui s'y trouvaient. Les villes et les forts remis aux commissaires français, Louis XIV donna les deux millions et les billets[12]. Tout en travaillant au rétablissement des Stuarts, au l'achat de Dunkerque et au maintien des relations amicales de Louis XIV et de Charles II, Turenne intervenait dans les rapports de l'Angleterre et de la France avec le Portugal, l'Espagne el la Hollande, et il savait démêler et poursuivre les intérêts français à travers les affaires les plus embrouillées et les plus confuses. Le Portugal traversait alors l'une des périodes les plus critiques de son histoire. Jean IV était mort en 1656, laissant le trône à un enfant faible de corps et d'esprit, Alphonse VI, la régence à une femme de mérite, clona Louise de Gusman, mère du jeune prince, une lourde tâche à continuer, la lutte contre la Castille afin d'affermir l'œuvre de l'indépendance qui était toujours le premier besoin du pays. Comme Jean IV, la régente put l'affermir, grâce aux bons généraux qu'elle sut choisir, mais grâce aussi aux puissantes diversions de la France qui luttait avec tant de succès contre l'Espagne. Mais le traité des Pyrénées n'allait-il pas compromettre à tout jamais les efforts héroïques de ce petit peuple ? Qu'allait devenir sa liberté si chèrement acquise, si laborieusement défendue ? Mazarin, pour qui la cause portugaise était sacrée quand il fallait enchaîner la puissance espagnole par des embarras intérieurs, semblait la sacrifier dans l'un des articles secrets du traité des Pyrénées, qui obligeait Alphonse VI à se soumettre eu trois mois ou à renoncer à tout appui de la France. Le cardinal ne le sacrifiait qu'en apparence et nous verrons tout à l'heure qu'il trouva moyen d'éluder cette clause. Turenne, qui était alors dans la confidence de ses projets, lui avait rappelé que, s'il sacrifiait les Portugais, il commettrait une faute qui aurait les plus fâcheuses conséquences, parce qu'il rendrait à l'Espagne tonte sa puissance et qu'il perdrait toute la confiance de ses anciens alliés. Mazarin s'était gardé de mépriser des avis aussi sages, et avant son départ pour rejoindre don Louis de Haro dans File des Faisans, il avait bien accueilli l'ambassadeur de dona Louise, et tout en regrettant de ne pouvoir lui accorder les officiers français qu'il demandait, il lui avait recommandé deux excellents généraux, le comte de Schomberg, de nationalité allemande, et le comte Ilchiquin, d'origine irlandaise. Turenne, en apprenant ces choix, les avait fort approuvés. Si, après cette entrevue. Mazarin avait consenti à laisser insérer dans le traité des Pyrénées un article défavorable.au Portugal, c'est qu'il était convaincu que l'Espagne ne pourrait mettre il profit sa complaisance, ou qu'il trouverait l'occasion de l'en empêcher. Effectivement, quand la paix eut été signée entre les cours de France et d'Espagne, Philippe IV se mit en mesure d'accabler le Portugal, et l'ambassadeur de la régente, Juan d'Acosta, comte de Soure, reprit le chemin de la France. Pour ne point donner d'ombrage à l'Espagne, Mazarin recourut à Turenne et celui-ci conduisit toutes les négociations. Il fit cacher l'ambassadeur dans une maison de campagne du duc d'Albret, son neveu, depuis cardinal de Bouillon ; il eut avec lui plusieurs conférences pour connaître les forces du Portugal, l'état des places et des troupes, les dispositions du peuple et du gouvernement, et instruit à fond de la situation du pays, il conclut avec le comte de Soure un traité secret par lequel le roi promettait d'envoyer des troupes et des subsides en Portugal. Bientôt six cents officiers, que la paix avait laissés sans emploi, rejoignaient au havre Schomberg qui avait fait fréter trois vaisseaux en Angleterre, et ils s'embarquaient sous la conduite de l'ambassadeur, malgré les obstacles que leur avait suscités Fuensaldague qui avait appris à la dernière heure tout ce qui s'était passé. Louis XIV ne pensa pas que ce fût suffisant pour assurer la victoire du Portugal sur l'Espagne, et il crut devoir unir la famille des Stuarts et celle des Bragances, et ménager ainsi un traité d'alliance entre l'Angleterre et le Portugal : J'avois l'intention, dit-il dans ses Mémoires, de marier ce roi même (Charles II) avec l'infante de Portugal, pour des considérations qui méritent bien de vous être expliquées. Je voyois que les Portugois, s'ils étoient privés de mon assistance, n'étoient pas suffisants pour résister seuls à toutes les forces de la maison d'Autriche. Je ne doutois point que les Espagnols, ayant dompté cet ennemi domestique, entreprendroient de troubler plus aisément les établissements que je méditois pour le bien de mon État ; et néanmoins je faisois scrupule d'assister ouvertement le Portugal, à cause du traité des Pyrénées. L'expédient le plus naturel pour me tirer de cet embarras étoit de mettre le roi d'Angleterre en état d'agréer que je donnasse sous son nom, au roi de Portugal, tonte l'assistance qui lui étoit nécessaire. Ce n'est pas que je ne susse fort bien que les traités ne s'observent pas toujours à la lettre, et que les intérêts des couronnes sont de telle nature que les princes qui en sont chargés ne sont pas toujours en liberté de s'engager à leur préjudice. Ces maximes sur l'observation des traités sont d'une morale peu rigide ; Mazarin qui dirigeait le gouvernement a cette époque (1660), et que Louis XIV a le tort d'oublier, les approuva et bien probablement les inspira lui-male au roi, qu'il était en train de former. Le mariage de Charles Il avec l'infante Catherine, fille de Jean IV, fut préparé par des agents secrets, au nombre desquels nous trouvons Turenne. Le roi d'Angleterre, qui entretenait avec lui une correspondance suivie, le priait, le 5 juillet 1661, de ne rien négliger pour resserrer l'amitié qui existait entre les deux couronnes de France et d'Angleterre ; il lui demandait ce qu'il pensait de son projet de mariage avec l'infante de Portugal et lui envoyait Craft, l'un de ses émissaires, pour traiter avec lui de cette affaire. Turenne eut un plein succès. Le contrat de mariage fut signé en 1661, en dépit de l'Espagne qui fit les derniers efforts pour l'empêcher, et les conséquences ne se firent pas attendre ; l'ambassadeur portugais recruta en Angleterre dix mille hommes qu'il envoya à Lisbonne, et bientôt l'on apprit qu'une expédition dirigée par le duc d'Ossuna an nord du Portugal n'avait été qu'une. série de revers, et que le duc était rentré en Galice avec une armée également affaiblie par la désertion et par le feu de l'ennemi[13]. A cette nouvelle, le comte d'Estrades s'empressa d'écrire à Turenne, à qui les gens bien informés reportaient tout l'honneur du succès des Portugais : La nouvelle est arrivée de la défaite entière du duc d'Ossuna par l'armée portugoise. Ils ont tué ou pris quatre mille hommes, tout le canon et tout le bagage, et outre cela défait mille chevaux en un quartier séparé. Vous devez avoir bien de la joie de voir avec quelle fermeté et quelle opiniâtreté vous avez été d'avis d'assister le Portugal, et que les secours du roi d'Angleterre aient si bien réussi ; mais ce ne sera rien si l'on ne continue.... Turenne ne se fit point illusion sur cette victoire et se garda bien d'en exagérer l'importance. Il continua de pourvoir avec le plus grand soin au bon recrutement de l'armée de Schomberg, à qui il écrivit peu après la défaite du duc d'Ossima : Il y a cinq ou six jours que cette
personne qui étuis allée vous trouver est de retour, et il a ordre de vous
écrire ce qu'il fait par cette voie ici, et vous ajouterez entière confiance
on ce qu'il vous mande, et je vous dirai que le roi m'a dit de vous mander
bien positivement que je pouvois vous assurer d'un établissement bien
sortable à votre condition, et aux grands emplois que vous avez eus....
Je suis obligé de vous dire que cette personne qui
est venue a rendu tous les bons témoignages que, vous pouviez souhaiter.
J'ajouterai à ce qu'il vous mande, que je crois que vous devriez avoir un
régiment françois d'infanterie de mille hommes ; on vous fourniroit mille
écus pour l'entretenir.... Quand je serai
averti qu'il y a un homme en Angleterre, qui a les ordres de Portugal, de
faire passer des soldats françois, je tiendrai quelqu'un de nos gens auprès
de lui, et ferai sous main passer des soldats en Angleterre, lesquels il fera
embarquer, en prenant pour cela les précautions nécessaires ; et pour le
payement on vous assure que l'on envoyera la somme que je vous mande....
On prétend faire cela avec le même secret, que votre
régiment de cavalerie y a passé ; et on choisira de bons officiers d'infanterie
; et tout cela sans la participation du roi, qui ne veut pas s'en mêler, et
qui donnera des ordres contraires quand les Espagnols les demanderont....
On pourra bientôt vous envoyer quelque personne
affidée, pour demeurer auprès de vous ; et l'on tâchera surtout d'établir un
conseil de gens qui ne soient pas divisés. L'application qu'on aura aux
affaires qui vous regardent et le temps, fourniront des expédients pour en
sortir....[14] L'activité de Turenne dans la question portugaise est vraiment admirable ; jusqu'à l'année 1665, il ne passa peut-titre lias un jour sans avoir le regard fixé sur ce coin de l'Europe où la haine de l'Espagne et l'amour de la liberté multipliaient, les actes d'héroïsme sur tous les champs de bataille. Il ne cessa de relever Schomberg, que la jalousie des seigneurs portugais découragea plus d'une fois, lui envoya de l'argent plus qu'il ne lui en fallait pour l'entretien de ses troupes ; il lui adressa des agents chargés de s'entretenir confidentiellement avec lui et de le presser de rester à ce poste d'honneur où il servait la France en assurant sur des bases solides l'indépendance du Portugal. Il écrivait aux ambassadeurs de Louis XIV en Angleterre et en Portugal et aux émissaires secrets, rédigeait des mémoires et des instructions, et envoyait même l'un de ses secrétaires à Lisbonne pour préparer un rapport complet sur la situation politique et administrative du pays en 1665. Ce rapport, qui m'a paru n'avoir été connu d'aucun historien, renferme les détails les plus curieux sur l'organisation du Portugal, et spécialement sur ses institutions militaires. Enfin, pour consolider l'œuvre de la guerre par des alliances puissantes, il s'occupa du mariage d'Alphonse V1 et, de celui de don Pedro. Il voulait faire Mlle de Montpensier reine de Portugal, mais cette princesse repoussa ses propositions avec un dédain qui ne lui permit guère d'insister : J'aime mieux être Mademoiselle en France, avec cinq cent mille livres de rente, faire honneur à la cour, ne lui rien demander, être considérée par ma personne autant que par ma qualité. Croyez-moi, mon cousin, lorsqu'on se trouve dans cet état, le bon sens veut qu'on y demeure.... Ne me parlez plus de cette affaire ; et, si l'on veut vous donner une seconde commission, faites en sorte de détourner ceux qui auroient envie que je fisse cette affaire. Le roi et Turenne n'insistèrent point, et, d'accord avec le marquis de Sande, on se tourna d'un autre côté et l'on obtint pour Alphonse VI Marie-Françoise-Élisabeth de Savoie, fille du duc de Nemours et d'Élisabeth de Vendôme. En même temps, il fut décidé que l'infant épouserait Mlle d'Elbeuf, fille du duc de Bouillon et nièce de Turenne. Les négociations de ces deux mariages furent longues, difficiles, et donnèrent lieu à un échange de dépêches curieuses entre Turenne, Ruvigny, l'évêque de Laon, César d'Estrées, parent de Mlle de Nemours, et plusieurs chargés d'affaires ; un seul des deux réussit. Le mariage de Mlle d'Elbeuf échoua, et elle épousa quelques années après Maximilien, frère de l'électeur de Bavière. Ces mariages sont le dernier épisode de l'histoire du Portugal auquel Turenne ait été mêlé. D'autres affaires, plus graves et plus intéressantes pour la France, réclamèrent bientôt son attention et ses soins. Le jeune royaume n'avait d'ailleurs plus besoin de son appui ; la sanglante délaite de Montes-Claros, infligée à Caracène par Schomberg, le 17 juin 1665, avait eu pour le Portugal le résultat de la bataille des Dunes pour la Flandre : du rang de province vassale, révoltée en 1640 contre son suzerain, il remontait à celui de royaume indépendant qu'il a toujours gardé depuis. Il oublia peut-être trop vite qu'il devait son affranchissement beaucoup plus à la France qu'à l'Angleterre, puisque l'initiative, l'argent, les officiers, la direction, en un mot tout ce qui assure le succès, vint de la France, et que sans elle l'Angleterre n'eut rien fait pour lui. Mais si ce pays est devenu le vassal des Anglais, est-il juste d'en accuser la politique de Turenne ? Ceux qui l'ont fait me paraissent apprécier son rôle à la lumière de faits accomplis longtemps après lui, et sans tenir compte de la situation où se trouvait la France après la paix des Pyrénées. L'Espagne n'était ni si usée, ni si appauvrie qu'on veut bien le dire, puisque, au cours des guerres que nous allions entreprendre, elle devait obliger Louis XIV à immobiliser des corps d'armée pour la surveiller ou la repousser. La France, qui s'était lié les mains par un traité de paix avec l'Espagne, ne pouvait rien tenter ouvertement pour empêcher le Portugal d'être reconquis par Philippe IV : aucun pays voisin n'était davantage en état de le secourir, et l'Angleterre était l'allié le moins dangereux qu'on pût lui procurer, puisque son roi était en train de se vendre à Louis XIV. Si le Portugal est tombé sous la dépendance absolue de l'Angleterre, dépendance d'ailleurs plus commerciale que politique, il faut en accuser l'insuffisance de la politique étrangère de la France dans les époques suivantes. Des revirements naturels s'opèrent fréquemment dans les intérêts des nations, et c'est à ceux qui les gouvernent à les deviner quand ils se préparent, à les comprendre quand ils s'accomplissent, et à 'en tirer profit quand il en est temps. Turenne a fait au nom de Mazarin et de Louis XIV, ce qu'il était opportun de faire ; à eux le mérite et la gloire ; à ceux qui sont venus après eux, et qui n'ont pas su diriger habilement sa politique extérieure, la responsabilité des fautes qui ont été la conséquence de leur ignorance ou de leur aveuglement[15]. La république des Provinces-Unies fut, après le Portugal, le gouvernement que Turenne eut à cœur de rattacher à l'Angleterre et à la France. Ainsi que je l'ai raconté au chapitre premier de cette histoire, il avait fait son apprentissage des armes sous les ordres des stathouders Maurice et Frédéric-Henri dans la guerre contre l'Espagne ; ce souvenir, sa foi religieuse, sa réputation militaire, son titre de petit-fils de Guillaume Ier lui donnaient un puissant crédit auprès du Grand-Pensionnaire Jean de Witt, et il en usa pour entretenir de bons rapports entre la hollande et les cours de Charles H et de Louis XIV. Aussitôt que l'alliance entre l'Angleterre et le Portugal eut été conclue (1661), il traça au comte d'Estrades la ligne de conduite que Charles Il devait observer avec ses voisins ; comme le roi d'Espagne n'avait rien tant à cœur que de créer des difficultés à l'Angleterre pour parvenir à soumettre le Portugal, il fit recommander à Charles Il de se tenir en garde contre lui, d'éviter de se laisser susciter des ennemis au dehors, surtout de ne soulever aucune affaire fâcheuse du côté des Hollandais, et de leur laisser carte blanche pour le droit de pèche sur les côtes où ils avaient coutume de l'exercer. Le jour où il adressait ces instructions à d'Estrades, il rédigeait un mémoire sur les rapports de la Hollande avec l'Angleterre et le lui envoyait en même temps qu'à Charles II. Malgré les avis du maréchal, le roi d'Angleterre dans la question de la pèche se montrait si exigeant qu'il mécontentait les Hollandais ; d'Estrades, averti à temps, informa Turenne de cette situation, et lui rappelant la confiance dont l'honorait Charles II, il le pria d'intervenir et de presser ce prince de s'accommoder avec la Hollande, pour ôter aux Espagnols tout espoir de les gagner. Turenne eut gain de cause, et d'Estrades l'informa, le 20 janvier 1662, que le roi renonçait à ses prétentions sur la pèche et avait fait assurer les Hollandais par son résident qu'ils pouvaient la continuer avec sûreté, sans crainte d'être inquiétés, et comme ils en avaient l'habitude[16]. Il ne suffisait pas, pour l'exécution des projets que méditait Louis XIV, de rapprocher l'Angleterre de la Hollande ; il importait de gagner cette dernière complètement et d'en faire une ennemie de la puissance espagnole. C'est dans ce but que Louis XIV conclut avec les Provinces-Unies un traité qui, outre les clauses relatives aux intérêts commerciaux des deux nations, constituait une véritable alliance offensive et défensive. Il avait été longtemps retardé par les défiances mutuelles, car Louis XIV comptait peu sur la coopération des Hollandais à ses desseins, et les Hollandais n'aimaient pas le voisinage du roi de France. Turenne dut intervenir ; il aplanit les difficultés qui séparaient les contractants, et le traité fut signé le 27 avril 1662. Entre autres témoignages de son influence, nous avons une lettre que les députés des Etats lui ont adressée le 1er janvier 1662, et dont voici le préambule : Monsieur, nous venons de recevoir les ordres qui nous étoient nécessaires pour mettre la dernière main à l'affaire que nous traitons ici depuis si longtemps ; ils sont tout à fait conformes à ce que nous avons discouru avec Votre Altesse la dernière fois que nous eûmes l'honneur de la voir. MM. les États ne changent rien dans les articles que nous avons ajustés avec MM. les commissaires du roi[17]. La même année, le comte d'Estrades fut nommé ambassadeur en Hollande, et Turenne dressa pour lui des instructions qui attestent la connaissance parfaite qu'il avait de la situation politique de ce pays et des intérêts de la France. Après avoir résumé l'étai dans lequel le comte d'Estrades trouvera les affaires, il ajoute qu'il verra se former inévitablement deux partis, l'un favorable, l'autre hostile à l'alliance française, et que les partisans des Espagnols et des Anglais agiront en même temps dans l'intérêt de ces deux nations. En présence de ces manœuvres, d'Estrades devra faire appréhender M. de Witt les Anglais par la supériorité qu'ils veulent prendre en mettant le prince d'Orange à la tête du gouvernement ; les Espagnols, par leurs prétentions sur les Provinces-Unies ; et si néanmoins M. de Witt faisait mille de vouloir traiter avec eux, il ne devrait pas hésiter à témoigner hautement son mécontentement, car il est certain qu'en Hollande, quand ils croiront ne pas fâcher le roi, ils oublieront le traité fait avec lui, n'ayant inclination pour aucun et ne voulant que la paix, leur trafic et l'égalité entre leurs voisins ; c'est pourquoi il faut que ce traité que le roi : fait avec eux lui serve de juste prétexte pour les empêcher d'entrer en aucune liaison qui soit contre les intérêts du roi, en prévenant ces choses-là et leur faisant voir, dès le commencement des négociations, que l'on n'entend point que cela passe outre..... Pour les affaires de Portugal, je crois entièrement nécessaire que MM. les États connoissent que le roi trouveroit fort étrange qu'ils assistassent les Espagnols et refusassent aux Portugois les choses dont ils auroient besoin ; ce qui ne se peut faire que par des intérêts particuliers : l'intérêt de l'État étant que le Portugal se maintienne, et n'ayant point de pays si intéressé à sa conservation que les Provinces-Unies : et il catit bien prendre garde que la jalousie de la liaison de l'Angleterre avec le Portugal ne porte les Hollandois à faire des choses en faveur des Espagnols qui seroient fort préjudiciables à la France[18]. D'Estrades suivit rigoureusement les conseils qui lui étaient donnés, et l'habile politique que recommandait Turenne eut tout le succès que l'on pouvait souhaiter. La sagesse de ses avis prévalut à Londres comme à la Haye, et la France eut le mérite de ménager aux hollandais u accommodement avec l'Angleterre et le Portugal ; ils obtinrent de l'Angleterre, le 14 septembre 1662, un traité de bonne intelligence qui leur garantissait. la sécurité. En même temps ils firent la paix avec le Portugal qu'ils avaient depuis longtemps pour ennemi, il cause du Brésil, dépouille de l'empire colonial des Espagnols, qu'ils se disputaient avec acharnement. Moyennant la liberté de trafiquer à Lisbonne, au Brésil, sur les côtes d'Afrique, aux mêmes conditions que les Anglais, moyennant la restitution de leur artillerie prise an Brésil et une somme de huit millions en argent et en marchandises, ils cessèrent d'inquiéter le protégé de la France, et cette paix contribua à diminuer les embarras de la maison de Bragance et à préparer son affranchissement complet et son triomphe définitif (24 novembre 1662)[19]. Louis XIV énumère avec joie les conséquences de ces succès diplomatiques ; le mariage du roi d'Angleterre entraîna l'accommodement de l'Angleterre avec la Hollande, l'accommodement de la Hollande avec le Portugal, et l'union plus étroite de tous ces potentats avec moi qui étois comme le lieu de la leur. Il oublie de citer les noms des hommes éminents auxquels il était redevable du triomphe de sa politique anti-espagnole ; mais l'histoire les a amplement dédommagés en rendant à chacun d'eux ce qui lui revient. Les contemporains savaient ce qu'ils devaient à Turenne, qui avait défendu les intérêts français en sauvegardant ceux de l'étranger, et Charles II voulut lui donner le cordon bleu d'Angleterre. Craft le lui offrit en 1662, et le maréchal lui répondit vivement qu'il était très honoré de la pensée que l'on avait pour lui, mais que cette distinction ne lui convenait pas. Les Hollandais ne furent pas plus heureux ; le 5 janvier 1663, d'Estrades écrivait à Turenne : Je me sers de l'occasion d'un officier de hollande pour vous faire savoir que je trouve que ces Messieurs qui gouvernent ici ont une grande vénération pour Votre Altesse, et que je suis bien trompé s'ils ne souhaiteroient vous attirer en ce pays pour leur Général. Je ne suis Voulu entrer en rien, mais j'ai bien entendu ce qu'ils me vouloient dire dans deux conversations que j'ai eues avec eux. Je voudrois bien que Votre Altesse me mandât son sentiment là-dessus.....[20] D'estrades ne s'était point trompé, mais il est à croire
que la réponse de Turenne dut être défavorable, car trois ans se passèrent
sans qu'il fia question de cette affaire. Elle ne reparaît dans les
correspondances diplomatiques qu'en 1660. Jean de Witt avait proposé la
nomination du prince d'Orange comme général de la cavalerie, sous la
condition que le commandement en chef de l'armée serait confié au maréchal de
Turenne. MM. les conseillers-députés, écrivait-il,
ont été d'avis qu'il faudroit trouver un habile et
vaillant général de la religion réformée, d'un rang à pouvoir commander aux
autres généraux qui sont au service de l'État sans qu'ils en puissent
murmurer, et qui fùt dans de tels intérêts que les principaux alliés de la
république pussent avoir confiance en lui. Si l'on savoit que M. le prince de
Turenne le souhaitât, il seroit aisé de faire pencher les esprits de son côté[21]. Les démarches du Grand-Pensionnaire n'eurent pas le succès qu'il en attendait : Il ne put faire entrer dans ses vues le roi de France, qui craignait que tout pouvoir militaire attribué an prince d'Orange, même sous les ordres de Turenne, ne lui donnât une autorité prépondérante sur l'armée et ne lui permit de la mettre dans la dépendance du roi d'Angleterre. Quoique la Frace eût réussi à accorder l'Angleterre et la Hollande en 1662, ces deux nations maritimes, comme deux marchands voisins et jaloux l'un de l'autre, se regardaient d'un œil d'envie et finirent par se brouiller de nouveau. Les marchands anglais se plaignirent d'abord au Parlement des insultes que les Hollandais leur faisaient dans les Indes orientales et sur les côtes d'Afrique ; puis. quelques capitaines anglais firent plusieurs actes d'hostilité en Guinée, et les Hollandais envoyèrent en France Van Beuninghen demander au roi une médiation efficace et la garantie qu'il avait promise. Ils dépêchèrent aussi des ambassadeurs en Suède et en Danemark pour mettre les deux rois du Nord dans leurs intérêts ; mais toutes ces négociations furent inutiles, et la guerre éclata entre l'Angleterre et la Hollande le 25 février 1665. Charles II équipa une flotte de quatre-vingt-dix-huit vaisseaux, commandée par son frère le duc d'York, et la république lui en opposa une autre de cent trois vaisseaux, commandée par Opdam en l'absence de Ruyter. On livra, le 5 juin 1665, un combat naval en vue de Lowestoff, sur les côtes d'Angleterre. Le duc d'York défit les Hollandais et se serait rendu maitre de la mer s'il avait poursuivi sa victoire. Après cette défaite, on pressa ouvertement le roi de France de se joindre à l'un ou à l'autre parti ; Louis XIV en délibéra avec Turenne, qui lui présenta un mémoire of l'on découvre également la justesse de son esprit et l'étendue de ses vues ; il détermina le roi à offrir sa médiation aux deux puissances et à déclarer que si la paix ne pouvait se faire aux conditions proposées par lui, il était résolu de prêter sa garantie aux États généraux. Les conseils de Turenne furent suivis, mais sans succès ; la guerre continua entre la république et l'Angleterre, l'on équipa de nouvelles flottes, et Louis XIV ne tarda pas a intervenir plus activement[22]. Les liaisons secrètes que les Anglais continuaient d'avoir en Espagne, et les efforts qu'ils faisaient pour engager les Portugais à faire la paix avec le roi catholique, lui avaient déplu. D'autre part, Philippe IV étant mort le 17 septembre 1665, Louis XIV savait qu'il aurait besoin de l'amitié des États généraux pour l'exécution de ses projets sur les Pays-Bas ; il céda donc aux puissantes sollicitations de Van Beuninghen, déclara la guerre aux Anglais le 26 janvier 1666, et donna tous les ordres nécessaires au duc de Beaufort, grand maître et surintendant général de la navigation de France, pour mettre la flotte en état d'agir dans la Manche. Les Anglais armèrent soixante-dix vaisseaux, y mirent plus de vingt-trois mille combattants ou matelots et près de cinq mille pièces de canon, sous la conduite du général Monck, duc d'Albemarle : celle des Hollandais, composée de plus de cent voiles, portait vingt-deux mille hommes et quatre mille six cents pièces de canon. On livra, an mois de juin, la sanglante bataille de North-Foreland, qui dura quatre jours ; mais la flotte française ne rejoignit pas les Hollandais avant l'action. Le duc de Beaufort s'était arrêté dans la rivière de Lisbonne pour attendre la princesse de Nemours, sa nièce, que le roi de Portugal devait épouser et que les Anglais, disait-on, menaçaient d'enlever sur mer. Cette attitude de Beaufort a fait dire fi Basnage que le véritable dessein de Louis XIV était d'animer les deux puissances maritimes l'une contre l'autre, afin de ruiner leurs forces et leur commerce et de s'élever sur leurs ruines. Basnage a bien saisi l'intention du roi, et son jugement est confirmé par la suite des événements, par les Mémoires de Louis XIV, et enfin par une instruction que Turenne a rédigée et remise au marquis de Bellefont, envoyé en Hollande au mois d'août 1666 pour traiter avec les États de la jonction des deux flottes. On y voit nettement l'opinion du gouvernement, qui est de regarder le jeu de loin et de réserver la flotte française : M. de Bellefont doit exprimer aux États tout le déplaisir qu'a le roi de ne pas avoir vu ses vaisseaux réunis aux leurs dans la dernière bataille, et tout le désir qu'il éprouve qu'il ne se passe plus de rencontre qu'en commun ; mais en réalité tout semble combiné, dans la marche des flottes, pour que Beaufort ne dépasse jamais Brest, ou qu'il se hâte d'y revenir si le roi juge qu'il n'est pas en sûreté dans la Manche. On sait que la jonction promise fut ia peine tentée, jamais exécutée ; Beaufort pénétra bien sans encombre dans la rade de Dieppe, mais Louis XIV lui prescrivit de reprendre la route de Brest en même temps qu'il pressait les Hollandais de le rejoindre. Bientôt l'on parla d'arrangements, et les Hollandais, d'abord hostiles ii toute proposition pacifique, n'y firent plus d'opposition quand ils virent nos rapides succès en Flandre[23]. Dès le 1er décembre 1665, Turenne avait donné à entendre à M. de Pomponne que la paix entre les belligérants n'aurait lieu qu'a la condition de se faire une restitution générale et réciproque de tout ce qu'ils s'étaient pris pendant la guerre, et de garder ce que chacun possédait auparavant, eu abandonnant toutes les prétentions respectives ; on prit ce parti comme le plus sûr et le plus facile, et le traité fut conclu et signé à Bréda, le 31 juillet 1667[24]. Nous trouvons encore dans les papiers de Turenne plusieurs projets pour attacher à la France l'électeur de Cologne, l'électeur de Brandebourg, le duc de Neubourg, le duc de Lünebourg, le comte de Waldeck et quelques autres. L'électeur de Brandebourg tenait tout particulièrement à son estime ; il aimait à se placer sous sa haute influence, et il ne manquait jamais de lui recommander les ambassadeurs qu'il envoyait à Louis XIV, ainsi que de le remercier des services qu'il leur rendait. Turenne a eu tort, comme général en chef de nos armées en Allemagne, d'avoir une confiance exagérée dans la parole de plusieurs de ces petits princes du corps germanique ; ils l'ont joué plusieurs fois, et nous savons que ce n'a pas été sans préjudice pour le succès de ses opérations[25]. Plusieurs lettres, adressées par Mazarin il Turenne, prouvent que le maréchal était tenu au courant par le premier ministre lui-même des faits graves qui se rattachaient aux pays du Nord. Il ne cessa pas d'être informé des affaires de la Suède, car, en 1665, nous le voyons jouer à la cour vis-à-vis de ce pays un rôle important pour lequel il fallait qu'il fût préparé. En cette année-là, le roi de Suède adressa au gouvernement de Louis XIV un mémoire assez étendu sur quelques demandes que lui et ses États formulaient. C'est Turenne qui en reçut l'original, écrit en latin, des mains de Cambrosius, résident de Suède. Dans ce mémoire, le roi de Suède déclare d'abord que lui et ses États n'ont rien de plus à cœur que la paix, qu'ils la doivent à Dieu et au roi de France, leur protecteur, à qui ils en rendent hommage. C'est à cause de ce bienfait que la Suède expose avec confiance au roi de France, son seul ami et allié, les principaux moyens de pourvoir à sa sûreté : I. Le Danemark est un danger séculaire pour elle, et quoique l'heure présente soit calme, la Suède voudrait se précautionner pour l'avenir ; c'est pourquoi elle demande à S. M. T. C. de lui conserver sa bonne intelligence et d'intervenir auprès de l'Angleterre et de la Hollande pour que ces pays fassent de même. Elle demande aussi que les traités passés entre le roi de France et celui de Danemark soient observés, ce qui en cas de guerre permet à la Suède de traverser les provinces d'Allemagne, et elle souhaiterait que S. M. T. C. en donnât un garant spécial au duc de Holstein. II. La Suède reconnaît qu'on a suffisamment pourvu à ses intérêts dans la paix de Westphalie, mais elle signale au roi de Fiance une illégalité qui s'est commise au mépris de ses droits. On a en effet appelé à l'assemblée des États de l'Empire la ville de Brème, et dès lors celle-ci se croit autorisée à violer d'une manière intolérable les droits de la Suède. C'est une affaire que S. M. T. C. voudra bien recommander à ses ministres lorsqu'ils iront à la diète de Ratisbonne. III. Le roi de Suède expose ensuite les craintes qu'il éprouve en voyant, malgré la paix conclue avec la Turquie, les contingents de l'empereur toujours fort importants ; l'attitude de nombreux Polonais, qui se sont révoltés et qui entretiennent de secrètes intelligences avec la maison d'Autriche, éveille également les soupçons du sénat suédois. La Pologne marche ainsi, grâce à l'Autriche, vers sa ruine. S. M. T. C. ne pourrait-elle pas prévenir le roi et la reine de Pologne ? La Suède offre pour la soutenir dans cette entreprise ses conseils, ses services et ses forces. IV. Enfin, le roi de Suède demande à Louis XIV de donner son appui aux comtes de Levenhaupt contre le duc de Lorraine, dans un différend survenu entre eux à propos du comté et du fort de Falckenstein qu'il s'agit de rétablir. Il est rationnel de penser que si le roi de Suède faisait remettre directement à Turenne un tel document, c'est que le maréchal avait à l'égard de ces affaires suédoises une haute autorité. Cette déduction d'ailleurs est confirmée par une autre pièce. Le 22 décembre 1665, le roi de Suède écrivait en latin, à Turenne, la lettre suivante, qui ne laisse aucun doute sur la valeur en laquelle Turenne était tenu : Très illustre prince, après avoir reconnu la nécessité d'envoyer en France, dans les circonstances urgentes du temps et des affaires présentes, par l'avis de la sérénissime reine notre mère, Etienne G. Hirschenstiern, pour terminer quelques affaires dont nous croyons la conclusion également importante à la sùreté de nos Etats et de la France, et à la conservation du bien public ; persuadé en même temps de l'utilité dont peuvent être l'expérience et. la sagacité de V. A. pour la réussite de ce projet, qui est d'une utilité commune aux deux royaumes, nous lui avons aussi recommandé dans cette vue de se ménager les moyens de voir V. A. ; c'est pourquoi nous la prions très instamment de vouloir bien lui accorder, toutes les fois qu'il le désirera, un accès favorable auprès d'elle ; ainsi que d'appuyer à la cour du roi très chrétien l'affaire que nous lui avons confiée, de façon que tout ce qu'il proposera ou refusera de noire part ait un heureux succès ; vous assurant pour cela de toute notre reconnaissance et amitié royale. Du reste, nous en remettant à la protection divine, nous vous souhaitons la plus parfaite santé.... A Stockholm. Turenne dut continuer à s'occuper de la Suède. On trouve en effet dans ses papiers, à la date du 1er décembre, de longues observations qui se rattachent à l'envoi de M. de Pomponne, comme ambassadeur de France en Suède : J'ai entretenu le résident de Suède sur deux choses, dit Turenne ; la première, comme le roi n'a pas pu s'empêcher de se joindre aux Hollandais dans la guerre contre l'Angleterre ; la seconde, comme le roi peut bien s'unir avec les Suédois, quand même les Hollandais ne seraient pas entièrement satisfaits d'eux. L'année 1667 fut pour la cour de Louis XIV une des plus remplies au point de vue diplomatique. Le roi voyait des difficultés nombreuses s'élever à l'occasion de ses revendications sur la succession d'Espagne, et de tous côtés ses ambassadeurs travaillaient soit à consolider nos alliances, soit à faire signer de nouveaux traités par diverses puissances. Turenne a fourni, à propos de celui que l'on préparait avec la Suède, des observations multiples. Ainsi, un jour il indique quel usage il faudra faire des Suédois dans le cas d'une guerre avec l'empereur : Il n'y a que l'armée suédoise qui puisse faire un corps en Allemagne pour résister aux forces de l'empereur ; autre jour il examine et discute les uns après les autres les articles les plus importants du traité et fournit des explications qui, lorsqu'on les lit attentivement, étonnent par leur justesse, la finesse de leurs aperçus et la connaissance profonde qu'elles révèlent chez leur auteur de toutes les questions diplomatiques qui s'agitaient en Europe[26]. Au Nord, ce n'est pas seulement en Suède que Turenne jouissait de l'estime royale. A la suite d'un traité dont il avait heureusement favorisé la conclusion, le roi de Danemark lui écrivait en latin, au mois de septembre 1665, une lettre dont la traduction se trouve dans le recueil de Grimoard : Très illustre Prince, Cousin et Ami, c'est pour vous assurer de notre sincère amitié et bienveillance royale. Ce que nous avons toujours sincèrement souhaité, je veux dire d'être attaché au roi très chrétien par un nœud étroit d'amitié et d'alliance, est enfin heureusement arrivé, ainsi que nous venons de l'apprendre avec la plus grande joie par la lettre de notre Envoyé extraordinaire, à laquelle était joint le traité conclu. Notre même Ministre nous ayant aussi fait part avec les plus grandes louanges de toutes les preuves de zèle et d'amitié qu'il a éprouvées de votre part dans cette affaire, nous félicitant de l'amitié d'un aussi grand homme, nous avons voulu à notre tour lui témoigner la nôtre, désirant de tout notre cœur l'occasion de la lui prouver plus indubitablement ; recommandant en même temps à Dieu de vous avoir en sa sainte garde, et vous souhaitant toute sorte de bonheur.... Turenne, par une lettre du 12 octobre de la même année, remercia le roi de Danemark de la reconnaissance qu'il lui témoignait. — Il ne semble pas que le maréchal ait eu à s'occuper directement d'autres affaires pour ce pays[27]. Parmi toutes ces négociations diplomatiques que Turenne dirigea, ou dont il eut à connaître en sa qualité de ministre d'État, une de celles qui doivent intéresser le plus les Français de notre époque est la négociation qui se rattachait aux vues de Louis XIV sur l'Afrique. Colbert travaillait activement à la réorganisation de la marine, mais il manquait d'hommes pour les vaisseaux et les galères. Il avait bien la ressource des forçats, dont il chercha à faire augmenter le nombre en écrivant, le Il avril 1662, aux présidents des parlements, une lettre par laquelle il leur recommandait de condamner aux galères le plus grand nombre de criminels qu'il se pourrait, et même de convertir la peine de mort en celle des galères. Cette mesure n'était pas suffisante. Il y avait bien encore les bonne-voglies ou rameurs volontaires, mais ils étaient rares, indisciplinés et onéreux pour le Trésor. Le gouvernement de Louis XIV pensa à leur substituer des esclaves achetés ou conquis, et c'est pour réaliser ce projet qu'en mai 1662 le duc de Beaufort fit une première descente en Afrique. Il est juste d'ajouter que Louis XIV voyait également dans cette mission le moyen de racheter facilement ses sujets esclaves des Barbaresques. Cette expédition de Beaufort avait offert certaines difficultés et n'avait pas produit de grands résultats. Colbert, dès lors, manifeste à diverses reprises sa préoccupation d'examiner les moyens de faire des descentes en Barbarie pour faire des esclaves. Cette vue étroite du ministre était dominée de bien haut par celle de son roi. Tandis que Colbert écrit à Beaufort au sujet di recrutement des esclaves, Louis XIV, ému des violences et des provocations commises par les Barbaresques, écrit à ce même duc que la Fronde avait laissé amiral : Ce que je désirerois le plus, ce seroit que vous pussiez prendre quelque poste fixe en Afrique, soit qu'il fût fortifié, soit qu'il fût dans une assiette à le pouvoir être facilement. Dès l'année 1665, les visées royales étaient activement poursuivies ; Beaufort contenait la flotte d'Alger et la refoulait dans son port, et en 1664 Vivonne, général des galères, Gadagne, chef des troupes de débarquement, étaient prévenus de la volonté du roi, qui avait décidé qu'une expédition aurait lieu en Afrique avec des vaisseaux, des galères et six mille hommes d'infanterie. Le 2 juillet de cette même année, la flotte quitta Toulon, cinglant sur Gigeri près d'Alger ; le 25 juillet, malgré la résistance de la place, Gigeri était en notre pouvoir, et aussitôt le roi envoyait des instructions pour assurer la conquête et en tirer des fruits. C'est au courant des préparatifs de cette expédition que Turenne intervient diplomatiquement. Pour préparer le succès, l'on pressentait dans les conseils de Louis XIV la nécessité d'avoir des alliés eu Afrique ; or, voici comment on chercha i s'en procurer. Notre ambassadeur en Portugal, Frémont d'Ablancourt, et le maréchal de Schomberg rencontrèrent à la cour de Lisbonne un alcade nommé Lébid. Celui-ci était ambassadeur d'un petit chef barbaresque, Abdelassi ben Hamet, devenu gouverneur de Santa-Cruz, à la suite d'unie révolte qu'il avait dirigée deux ans et demi auparavant coutre le sultan Sidi Basson. Schomberg et Frémont d'Ablancourt, qui connaissaient les projets de Louis XIV sur l'Afrique, pensèrent qu'il y avait quelque démarche utile à faire pour notre pays auprès d'Abdelassi ben Hamet. Ils lui écrivirent, et son ambassadeur, l'alcade Lébid, témoigna même qu'il serait bien aise que l'on traitât avec son prince. Frémont d'Ablancourt demanda des instructions, et c'est Turenne qui, à la date du janvier 1664, les lui fournit. Ces instructions, jointes à des lettres particulières, furent remises ensuite à l'alcade Lébid pour qu'il les transmit à leur destinataire, un sieur le Grand, marchand français qui était à Santa-Cruz interprète du gouverneur. D'après l'instruction, le sieur le Grand doit visiter Abdelassi ben Hamet, l'entretenir en particulier et au non du roi de France, le féliciter sui le dessein qu'il médite de rentrer dans le Maroc dont le royaume lui appartient à bien plus juste titre que celui qui le possède ; il lui dira que s'il croit avoir besoin de l'assistance de quelque prince, pour amener à une bonne tin une si grande entreprise, ou peut l'assurer avec vérité qu'il ne peut traiter avec un roi plus puissant que celui de France. — Et Turenne continue : Si après cette ouverture on découvre à M. le Grand qu'on a quelque pensée de se rendre maitre de Fez ou de Maroc, ou de quelque autre royaume important, alors il demandera qui peut retarder l'exécution de ce dessein ; et si l'obstacle peut se lever par notre moyen, on y procédera avec toute la diligence possible, en envoyant ponctuellement et promptement ce qu'on demandera, pourvu qu'on nous donne le temps d'aviser de ces choses ; si cependant l'entreprise pressoit fort, et qu'on n'eût pas le loisir de faire tontes les allées et venues que l'on a accoutumé pour conclure un traité comme celui-ci, on peut, en m'envoyant le mémoire des choses qui manquent et que l'on peut désirer par mon entremise, me dire cc que l'on donnera à mon maitre en cas que la comète réussisse. Vous savez que notre nation n'est pas fort intéressée, mais toujours ne peut-on moins offrir qu'un bon port de nier où nous puissions aborder avec un secours, et dont nous soyons les maîtres, aussi bien que de deux ou trois lieues de pays aux environs, comme nous conviendrons plus particulièrement dans le traité qu'on fera avec Abdelassi, en cas que ce prince acceptât nos offres, et que le mien approuve les avances que j'ai faites de moi-même. Le 12, mars 1664, le sieur le Grand écrivit à Frémont d'Ablancourt, lui rendant compte de la visite au gouverneur du port de Santa-Cruz. Il lui exposa qu'il n'y avait pas à donner suite au projet que M. de Schomberg et lui avaient formé, parce que le gouverneur n'était point de la race du roi de Maroc et n'avait ni vues ambitieuses sur cette couronne ni dessein de se défaire de son fort. La négociation resta donc infructueuse ; mais il est intéressant pour nous de constater que Turenne, dans son instruction à le Grand, a bien montré comment, dans sa pensée intime, il jugeait utile pour son pays d'avoir un pied sur cette terre d'Afrique où sont aujourd'hui nos plus chères et nos plus belles espérances coloniales[28]. Nous avons pris Turenne à son berceau et nous l'avons suivi jusqu'à son dernier jour sur les champs de bataille, dans la vie privée, dans la vie publique. Arrivés au ternie de cette étude, nous éprouvons le sentiment qui inspira à Montecuccoli ce sobre éloge qui vaut la meilleure des oraisons funèbres : Il faisait honneur à l'homme ! Oui, Turenne fait honneur à l'humanité ; c'est pourquoi il a été honoré de toutes les nations, respecté de tous les partis, cher au soldat, béni du paysan ; c'est pourquoi il est encore le plus populaire de tous les généraux qui ont donné à la France ses victoires et ses conquêtes les plus glorieuses. Sans doute il avait des défauts ; mais sont-ils assez nombreux et assez graves pour jeter l'ombre la plus légère sur les qualités de son grand cœur et les vertus de son aine héroïque ? Sans doute la victoire lui a été infidèle ; mais n'a-t-il pas su réparer ses défaites et trouver des ressources quand on croyait tout perdu ? Au lieu de s'endormir dans une stérile admiration de ses succès, n'a-t-il pas toujours cherché à voir ce qui lui manquait pour l'acquérir et ce qu'il avait d'imparfait pour le corriger ? Sans doute il a commis des fautes ; mais pas su se faire pardonner le seul oubli du devoir qu'il ait commis pendant quarante-cinq ans de service ? N'a-t-il pas accumulé prodiges sur prodiges pendant nos discordes civiles, pour regagner le temps perdu dans un égarement passager ? Si la mission de l'histoire, en retraçant la vie des grands hommes, est de dire avec une égale sincérité le bien et le mal qu'ils ont fait, le devoir de la postérité est de recueillir ses enseignements. Or nous trouvons dans la vie de Turenne les plus graves leçons. Elle nous apprend que, quelque ambition qui nous anime, nous en devons régler tous les mouvements par un attachement indispensable au devoir. A ceux qui aspirent au rôle d'hommes d'État, elle montre que le désintéressement, la probité, le zèle pour le bien public et pour la gloire de la Patrie sont les seules qualités qui assurent l'estime des contemporains et la reconnaissance de la postérité. A ceux qui exercent. le commandement des armées, elle enseigne que l'amour des troupes pour leur chef entretient l'obéissance et que la discipline conserve en elles la confiance, et la valeur ; qu'un général peut à la fois se faire obéir et se faire aimer, et que s'il ne doit rien hasarder aveuglément quand la fortune lui sourit, il ne doit désespérer de rien quand elle lui est contraire. Si avec peu de ressources Turenne a fait de grandes choses, c'est qu'il eut toujours un profond sentiment de sa responsabilité et qu'il considérait comme son premier devoir de faire pour les soldats autant qu'il exigeait d'eux, et de ne jamais songer à lui avant d'avoir pourvu à leur bien-être. Enfin, tous ceux qui aiment la France et qui ont le souci de sa grandeur n'oublieront jamais que Turenne est tombé en couvrant la plus sacrée de nos frontières et qu'il nous a légué un mot de ralliement : Il ne faut pas qu'il y ait un homme de guerre en repos en France tant qu'il y aura un Allemand en deçà du Rhin en Alsace[29]. FIN DE L'OUVRAGE |
[1] Chéruel, Mazarin, II,
256-264.
[2] Grimoard, I, 558-559.
[3] Grimoard, I, 656.
[4] Grimoard, I, 426-427. — Gaillardin, Histoire de Louis XIV, III, 388.
[5] Chéruel, Mazarin, III, 287-295, et lettres de Mazarin et de Turenne dans Grimoard, I, 298-303.
[6] De Barthélemy, p. 100 ; Grimoard,
p. 298, 304, 305.
[7] Chéruel, Mazarin, III,
295-296.
[8] Chéruel, Mazarin, III, 315 ;
Grimoard, I, 316.
[9] Grimoard, I, 522.
[10] Grimoard, I, 525 ; Chéruel, III,
316.
[11] Ramsay, I, 595 ; Grimoard, I, 327.
[12] Chéruel, Mazarin, III, 518 ;
Gaillardin., III, 134, 136 ; Grimoard, I, 348, 349, 359, 360, 361.
[13]
Fortia d'Urban, Histoire générale du Portugal, IX, 179, 197 ; Ramsay, I,
399 ; Chéruel, Mazarin, III, 510 ; Mémoires de Louis XIV, éd. Dreyss, II, 406, 407, 408.
[14] Grimoard, I, 351, 366.
[15] Armagnac, p. 225-227 ; Fortia d'Urban,
IX, 354, sq. ; Grimoard, p. 572-576.
[16] Grimoard, I, 335, 336, 338.
[17] Grimoard, I, 342.
[18] Grimoard, I, 368 sq.
[19] Gaillardin, III, 151-156.
[20] Grimoard, I, 572.
[21] Lettre de Jean de Witt à Van Beuninghen ; communiquée par A. Lefèvre-Pontalis.
[22] Grimoard, I, 407-409.
[23] Gaillardin, III, 551-505.
[24] Observation du vicomte de Turenne sur l'envoi de M. de Pomponne en Suède, p. 425, 1er paragraphe.
[25] Grimoard, 1, 557, 558, 465, 568, 569 ; II, 26, 27, 79. 99.
[26] Pour les pièces relatives à la Suède, Grimoard, I, 381, 384, 457, 595, 639.
[27] Grimoard, I, 382.
[28] Grimoard, I, 386 ; Gaillardin, III,
186-201.
[29] La Fare, p. 160-161.