TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE XI. — GUERRE DE HOLLANDE.

 

 

CAMPAGNE DE 1673

Turenne persuade au roi que l'honneur l'oblige à secourir ses alliés d'Allemagne et à faire une campagne d'hiver. Il prend Unna, fait lever le siège de Soest, passe le Weser, force le grand électeur à signer la paix. — Dans la campagne d'été il ne réussit pas à faire agréer ses plans à Louvois. Montecucculi lui dérobe ses mouvements et se réunit à Bonn avec le prince d'Orange.

 

APRÈS les succès que Turenne venait d'obtenir, Louis XIV aurait voulu s'arrêter, au moins pendant l'hiver. Turenne ne le souffrit pas, et pour achever la ruine des Allemands, il voulut aller les chercher dans ces cantonnements où ils croyaient trouver le repos au détriment de l'évêque de Münster et de l'électeur de Cologne. Il lui fallut une seconde fois tenir tête au roi et au secrétaire d'État de la guerre. Louis XIV insistait sur les soins dont ses troupes avaient besoin et sur le repos qui leur était nécessaire après tant de fatigues : Vous ne sauriez prendre trop de soin pour la conservation de mes soldats malades et je mande présentement à mon cousin le prince de Coudé de pourvoir à ce que ceux que vous lui avez laissés soient bien traités ; et pour soulager mon infanterie et garantir du froid mes soldats, j'ai donné des ordres pour leur faire fournir des chemisettes qu'ils doivent avoir présentement, ayant eu avis que les étoffes étaient, parties de Metz il y a déjà bien du temps ; et au surplus je vous recommande toujours la conservation de mes troupes, comme étant une chose capitale pour le succès de mes desseins dans la continuation de cette guerre. Ces recommandations honorent Louis XIV et le ministre qui partageait avec lui les soucis et la responsabilité de l'armée. Il redoute une campagne au cœur de l'hiver, avec des troupes affaiblies ; il craint pour elles une série d'opérations nouvelles ; ces manœuvres, ces marches et contremarches, ces combats inévitables qui vont leur faire perdre l'occasion de se rétablir. Elles vont souffrir beaucoup ; seront-elles dédommagées de leurs souffrances par la victoire ? Si elles éprouvent un insuccès, la position de la France ne sera-t-elle pas compromise ? Ces inquiétudes étaient légitimes chez Louvois ; elles s'expliquent et l'on aurait tort d'y voir la suite de l'animosité passagère qu'il avait eue contre Turenne. Celui-ci ne se trompa point sur les sentiments qui l'inspiraient, et au lieu d'agir sans donner d'explication, il écrivit à plusieurs reprises au roi et à Louvois qu'il était nécessaire de sauver nos alliés du Rhin, que M. de Münster effaré criait à l'aide, qu'il fallait l'empêcher de recourir à l'abandon de l'alliance française pour sauver ses États : Quand on sait l'état de l'Allemagne et celui d'un prince ecclésiastique dans son pays, on ne doute point de cette vérité-là, quand ses États sont menacés de si près, et que le nom de l'empereur y entre.... Si vous étiez sur les lieux, vous verriez que si M. de Münster n'étoit soutenu, il seroit dans quatre jours avec les Impériaux ; il ne faudroit qu'un trompette de l'empereur pour faire rendre tout le pays ; liez-vous à moi que la chose est, comme cela. Louvois a beau ajouter qu'il faut sacrifier les alliés au besoin de faire reposer les soldats, Turenne lui répond qu'on ne peut faire une demi-guerre, ni laisser prendre du repos aux Allemands entre le Rhin et le Weser. Louvois dut se laisser convaincre, ne plus insister ; il fut d'ailleurs rassuré quand il eut appris que Turenne laissait derrière lui les malades et les malingres, que ses bataillons, composés de quatre cents hommes en moyenne, ne comprenaient que des hommes choisis, robustes, éprouvés ; et à partir du 7 janvier il se borne à recommander la sauté des troupes à toute la vigilance de Turenne : Sa Majesté approuve fort le parti que vous avez pris, de ne point vous avancer au bas du Rhin, que vous n'ayez des nouvelles certaines que les ennemis ne soient plus en état de revenir au haut Rhin..... Elle vous recommande de ne songer uniquement qu'à la conservation des troupes, et quand vous serez obligé de marcher vers Wesel, de ne point faire faire le chemin à l'infanterie qu'en bateau, afin de la conserver. À l'égard de la cavalerie, elle désire que vous la fassiez marcher à très petites journées et lui fassiez avoir le couvert tout le plus souvent qu'il se pourra[1].

Turenne avait donc réussi à faire comprendre à la cour que l'honneur du roi l'obligeait à secourir ses alliés et à les délivrer d'un ennemi qui les écrasait, et le 25 janvier il passait le Rhin à Wesel. Il allait inaugurer par une campagne en Westphalie cette année 1675 qui, après les plus heureux débuts, devait se terminer par un insuccès qui est resté un nuage pour sa gloire.

Elle peut se diviser en deux périodes : la première, du 15 décembre 1672 au 30 mai 1675 ; la deuxième, du 31 mai 1675 au 15 janvier 1674.

 

I

15 DÉCEMBRE 1672 — 30 MAI 1675.

Turenne repasse le Rhin à Wesel, et resserre les alliés de poste en poste. Montecuccoli, dégoûté d'une campagne où il perd sa réputation, retourne à Vienne, laissant le commandement au duc de Bournonville. Le maréchal rejette les alliés au delà du Weser. L'électeur de Brandebourg fait la paix pour éviter sa propre ruine et l'armée impériale se retire en Bohême.

 

Quand Turenne franchit le Rhin, la saison fut des plus rigoureuses et la terre si dure qu'on ne pouvait l'ouvrir pour les tranchées ; néanmoins les opérations furent menées avec un entrain qui rappelait celui de la campagne de Hollande l'année précédente. Les Allemands avaient commencé les hostilités contre nos alliés en attaquant la ville de Werl, qui appartenait à l'électeur de Cologne. La conquête semblait d'autant plus facile que la place n'était munie ni de fossés ni d'ouvrages extérieurs, et n'avait pour sa défense qu'environ quatre cents hommes de garnison. L'électeur de Brandebourg l'avait fait investir le 5 janvier par un corps de six mille hommes. Elle se défendit si courageusement, que l'électeur crut devoir lui-même amener quatre mille hommes de renfort au corps assiégeant. Alors le marquis de Rénel, suivi de douze cents chevaux, s'avança, par ordre du vicomte de Turenne, à Arnsberg, poste clans les montagnes et peu éloigné de Werl, et il feignit de vouloir traverser la Marie pour attaquer Frédéric-Guillaume. Cette démarche audacieuse fit croire qu'il était soutenu, d'autant plus que l'électeur ayant appris que Turenne faisait conduire de l'artillerie à Dorstein, s'imagina que ce général avait passé le Rhin dans l'intention de combattre, et que le corps de Rénel était son avant-garde. En réalité, le maréchal n'avait encore an delà du fleuve que trois escadrons qui l'avaient traversé dans des bacs ; néanmoins Frédéric-Guillaume leva le siège de Werl après douze jours de tranchée ouverte, fit entrer des troupes dans Camen, Unna et Schwerte, et se mit en retraite. Le corps qui avait assiégé Werl se rendit à Lippstadt, et l'électeur gagna Bielefeld.

Quand tout le corps d'armée du maréchal eut été réuni sur la rive droite du Rhin, le marquis de Rénel, qui s'était toujours maintenu à Arnsberg malgré la facilité qu'avaient les Allemands de l'enlever, fut renforcé de mille chevaux et d'un gros détachement d'infanterie. Tandis qu'il veillait sur les troupes et le pays de Münster, et qu'il menaçait les communications des troupes brandebourgeoises laissées à Camen, Unna et Schwerte, avec Lippstadt et le gros de leur armée, Turenne pénétrait dans le comté de la Marck, une des possessions avancées du Brandebourg, et il campait le 30 janvier à Marle, le 31 à Hornburg et le 1er février à Lünen. Bien qu'une partie de l'armée française fùt encore restée en arrière à cause des mauvais chemins, le maréchal, qui voulait prévenir l'armée des alliés devant Unna, repartit de. Lünen dans la nuit du 1er au 2 à la tête de cinq mille hommes et investit le lendemain matin Unna, où il y avait en garnison huit cents Brandebourgeois. Comme la gelée ne permettait pas d'ouvrir la tranchée, l'on se borna à canonner la ville. Pendant cette marche, les alliés, informés de l'approche de Turenne, quittèrent Lippstadt, où ils avaient rassemblé environ vingt-cinq mille hommes, et se rendirent à Soest. Montecuccoli était demeuré malade à Paderborn, et le duc de Bournonville. l'avait remplacé. Quand l'électeur, arrivé à Soest, apprit que les Français assiégeaient Unna, au lieu de marcher avec tontes ses forces à la délivrance de la place, il se borna à détacher à son secours le général Spaen avec cinq mille hommes. Spaen parut devant Unna, mais il n'osa rien entreprendre en faveur des assiégés, et il se replia sur Soest, après avoir retiré les garnisons de Camen et de Schwerte. Celle d'Unna, se voyant abandonnée à son malheureux sort, se rendit prisonnière de guerre le 5 février. Cette conquête coûta très peu de monde aux Français, qui chassèrent en même temps la garnison allemande de Camen et la remplacèrent par un bataillon. L'accord ne régnait point au camp ennemi ; ainsi le prince d'Anhalt ayant conseillé à l'électeur de Brandebourg de combattre, Frédéric-Guillaume fit mettre l'armée en bataille. Turenne qui espérait, sans risquer un engagement, obliger les alliés à s'éloigner du Rhin, ne parut pas ; c'était un dimanche, et les adversaires du prince d'Anhalt, qui n'étaient pas curieux de voir une bataille, engagèrent le chapelain de l'électeur à allonger l'office. Il prêcha environ trois heures, et après le sermon, Bournonville prétendit qu'il était trop tard pour combattre. Spaen assura en même temps, quoique la nouvelle fût fausse, que Turenne venait d'être renforcé. L'électeur, qui connaissait la mauvaise volonté des Impériaux, ne voulut pas rester en présence de Turenne sur un terrain entrecoupé de défilés, de bois et de ruisseaux, et se rapprocha de Hamm. Il établit son infanterie peu de distance de cette ville, près de Kontrop, et sa cavalerie dans deux ou trois villages des environs. Cette position permettait aux Allemands de marcher sur le général français ou d'entrer dans l'évêché de Münster en traversant la Lippe à Hamm. lis feignirent d'embrasser ce dernier parti, car le 7 ils firent jeter des ponts sur la Lippe et lancèrent deux mille chevaux au delà de cette rivière. Sur ces entrefaites, le marquis de la Feuillée ayant passé le Rhin avec douze ;‘à quinze escadrons que le duc de Duras renvoyait à l'armée, les alliés s'imaginèrent que ce renfort était beaucoup plus nombreux ; considérant d'autre part que Rénel, de son poste d'Arnsberg, pouvait inquiéter leurs derrières et qu'ils étaient trop resserrés auprès de Hamm, ils n'osèrent plus tenir la campagne devant les Français, et le 12 l'électeur jetait trois mille hommes dans Hamm et se retirait derrière Lippstadt avec ses Brandebourgeois, Fendant que les Impériaux allaient s'établir dans l'évêché de Paderborn. Le lieutenant général Foucault s'étant mis en marche le 19 pour forcer le château de Kontrop près de Hamm, la garnison de cette dernière place, croyant qu'on venait l'assiéger, se retira avec précipitation à Lippstadt. Le lendemain, Foucault rentra dans la ville et Turenne y envoya mille hommes. Cette conquête était d'autant plus utile que la rigueur de la saison n'aurait point permis d'entreprendre un siège, et que nous allions pouvoir nous étendre et resserrer encore les confédérés[2].

Enhardi par les retraites continuelles des Allemands, Rénel se porta en avant et le 22 février il était devant Lippstadt. Le prenant encore une fois pour l'avant-garde de Turenne, les alliés se hâtèrent de décamper. L'électeur se retira à Bielefeld ; les Impériaux passèrent de Paderborn à Detmold, et revinrent de Detmold à Paderborn. Jamais la pusillanimité et l'effroi n'avaient produit semblable affolement. Turenne en profite, fait cantonner ses troupes aux environs de Soest, pousse de petits détachements pour intimider les Allemands, et il y réussit si bien que l'électeur et les Impériaux prirent la direction du Weser ; ils passèrent ce fleuve près de Minden et s'établirent, les Brandebourgeois dans la principauté de Minden, et les Impériaux dans l'évêché de Hildesheim. L'évêché de Münster et le duché de Westphalie étaient délivrés, et Turenne campait à Hoexter sur le Weser (7 mars).

Tout avait été brillant pour la valeur française dans cette marche victorieuse. Cent hommes du régiment du roi avaient enlevé le château de Birkenbaum gardé par deux cents ennemis. Cinquante dragons et quelques officiers avaient dispersé un régiment allemand. On subissait à découvert, sans aucun épaulement, le feu de la mousqueterie ou des canons des places assiégées. On dormait sur la terre gelée, sous la neige. Dans un château sans murailles et sans parapet, cent mousquetaires repoussèrent deux attaques successives de huit cents hommes :

Cent mousquetaires du régiment du roi, commandés par M. de Bourlemont et M. de Champgrand, ont fait une si belle action qu'il se peut. M. de Schomberg avait mis ces cent mousquetaires dans un château, à Herringen, qui est à une heure au-dessous de Ham sur la Lippe et où il y a un pont.... Le château ne vaut rien, mais il y a une basse-cour qui n'est point fermée de murailles et qui n'a aucun parapet de terre, qu'un bras de la Lippe, large de sept ou huit pas, enferme. Dès que M. de Schomberg fut parti, ceux de Ham, où il y a près de trois mille hommes, y vinrent avec cinq ou six cents chevaux et les dragons, et y tirent une légère attaque et furent repoussés.... À l'entrée de la nuit, ils commandèrent huit cents mousquetaires et de la cavalerie pour les soutenir, qui tirent des attaques et vinrent sur le bord du fossé, espérant d'en chasser par le feu ce qui étoit dans cette enceinte, qui n'étoit pas plus couvert que lés ennemis ; ils avoient seulement mis des charrettes en quelques endroits avec dut fumier ; tuais en beaucoup de lieux il n'y avait rien. L'action dura plus de trois heures, les cent mousquetaires tenant contre les huit cents, sans être plus couverts qu'eux, et n'y ayant que sept ou huit pas de distance ; en quoi il faut beaucoup louer les soldats de n'avoir point quitté les officiers.... Il n'y a personne qui n'avoue que l'on n'a guère vu, depuis les guerres, une plus belle action d'un si petit nombre de gens ; car ce n'est que par le feu, tout à découvert, que l'on a soutenu cette attaque[3].

Les retraites que l'armée allemande avait exécutées l'avaient ruinée au point qu'elle ne présentait qu'un total de vingt-deux mille hommes en y comprenant les garnisons laissées à la rive gauche du Weser. Dans cet état d'affaiblissement, elle risquait encore d'avoir sur les bras un nouvel ennemi. Les ducs de Hanovre, de Brunswick, de Lüneburg-Zell et de Wolfenbüttel, qui avaient des liaisons avec la France et qui ne voulaient pas souffrir que des armées étrangères séjournassent chez eux, avaient rassemblé un corps de douze mille hommes sur la Leine, entre Hanovre et Hildesheim, pour appuyer leur résolution par les armes. L'électeur, qui voyait avec dépit tous ses plans déjoués par la mauvaise volonté des Impériaux, et que sa levée de boucliers n'avait eu d'autre résultat que de lui faire perdre ses propres positions en Westphalie, résolut de s'accommoder avec la France. Bientôt un de ses envoyés traversa les campements de Turenne, se rendant en toute hâte à Versailles pour faire savoir à Louis XIV que son maitre abandonnait la cause de la Hollande et pour négocier un traité de paix avec la France.

Frédéric-Guillaume lui-même retourna dans ses États en demandant le passage sur les terres du duc de Hanovre. Il ne l'obtint qu'en payant. Le 15 mars il quitta les environs de Minden, après avoir laissé dans cette place une forte garnison, et se rendit à Halberstadt. Il mit alors ses troupes en quartiers dans la principauté de Halberstadt. et le duché de Magdebourg et partit lui-même pour Berlin[4].

Le 11 avril il subissait le traité de Vossem, par lequel il s'engageait à ne plus aider sous aucun prétexte, ni directement ni indirectement, les ennemis du roi. A l'avenir, il ne souffrirait aucune garnison hollandaise dans ses villes : il retiendrait son corps d'armée au delà du Weser, et n'aurait en deçà que les garnisons de ses places et mille hommes au plus dans le pays plat. Louis XIV s'engageait à lui rendre le comté de la Marck et ses villes du duché de Clèves, soit immédiatement, soit à la fin de la guerre. C'était une modération exagérée envers un prince d'une bonne foi douteuse qui refusait à s'engager contre l'Empire et voulait même avoir les mains libres en cas qu'il fût attaqué. Enfin, par un article secret, le roi lui promettait une somme de huit cent mille livres, dont trois cent mille après l'échange des ratifications, et les cinq cent mille autres eu cinq ans.

Les Impériaux, après le départ des Brandebourgeois, ne devaient pas se hasarder à demeurer seuls sur le Weser. Ils se couvrirent de la Leine et étendirent leurs quartiers entre Gandersheim et Nordheim. Turenne ne pouvait les y laisser longtemps ; il voulut les obliger à rentrer citez eux, autant pour achever l'exécution de son plan que pour répondre aux désirs de Louvois qui, prenant goût à des succès obtenus contre ses prévisions, l'avait félicité du bon état où il avait mis les affaires, et l'avait invité à entreprendre encore tout ce que pourroient permettre la saison et la conservation des troupes du roi. Turenne franchit donc le Weser avec deux régiments et cent soixante dragons et poursuivit les Impériaux dans l'évêché d'Hildesheim ; les Impériaux crurent voir arriver sur eux toute l'armée française, et rétrogradèrent aussitôt sur Goslar. Les jours suivants ils continuèrent leur retraite jusqu'à Kranichfeld en Thuringe, et prirent leurs quartiers dans les environs ; mais les représentations du cercle de Franconie dont ils foulaient les terres les engagèrent à rentrer en Bohème, ce qu'ils exécutèrent dans les premiers jours de mai. Les troupes de Lorraine, composées de quatre mille chevaux, se rendirent en Brisgau. Turenne, ayant complètement réussi à se débarrasser des ennemis, revint à Soest le 4 avril. Il donna ensuite à son année des quartiers de rafraîchissement dans le comté de la Marck. Un bataillon fut laissé à Hoexter sur le Weser[5].

Ainsi tout sembloit être pour le mieux. L'électeur de Brandebourg avoit fait son accommodement avec la France ; sa retraite pouvoit entraîner l'empereur, arrêter l'Espagne et contraindre la Hollande à négocier. Une heureuse suite d'événements, dans le reste de l'année 1673, pouvait assurer le triomphe de Louis XIV, et rétablir, aux conditions qu'il voudrait, la paix générale.

Quel triomphe pour Turenne ! Il en eut presque un mouvement de gloire : Ceci, écrivait-il à Louvois, paroit si extraordinaire à toute l'Allemagne, qu'ils croient que c'est un songe. Sa Majesté pourra, à mon avis, faire prendre à peu près le train qu'elle voudra aux affaires, lesquelles, si je ne me trompe, sont bien changées depuis trois mois. Louvois de son côté s'exécutait de fort bonne grâce et ne marchandait pas les éloges à Turenne : Permettez-moi, lui disait-il, de vous témoigner la joie que j'ai de la satisfaction extrême où est le roi de ce qui s'est passé depuis un mois au pays où vous êtes. Les avantages que vous avez remportés sur les ennemis ont surpassé de beaucoup ses espérances. Vous en connoîtrez quelque chose par la lettre de Sa Majesté. Mais la modestie de Turenne ne souffrait pas qu'il fit longtemps le glorieux, si peu que ce fût : recevoir ou faire un compliment lui était également pénible. Voici tout ce qu'il put trouver pour répondre aux félicitations du ministre : Vous me mandez que le roi étoit content de ce qui se faisoit ici, de quoi je suis très aise parce que c'est mon seul but. Vous me faites aussi en votre particulier un compliment dont je vous rends grâces très humbles. Il est vrai qu'il s'étendait avec plus de complaisance sur l'état de son armée, beaucoup plus satisfaisant qu'on n'aurait pu l'espérer et infiniment meilleur que celui des troupes allemandes. Je vous assure, écrivait-il à Louvois, que l'armée du roi, en comparaison, est comme si elle s'étoit rafraîchie longtemps ; le chirurgien de l'hôpital me disoit ces jours passés qu'il a coupé dans l'hiver deux mille doigts de pied à des soldats et que cela ne les incommode guère pour marcher. Enfin lorsqu'il affirmait qu'il tout prendre son armée valait mieux qu'au commencement de la campagne, parce que, malgré la diminution de l'effectif, elle était plus solide et plus aguerrie, Louvois était assuré qu'il n'en imposait pas et il lui en savait plus de gré que de tous les compliments du monde[6].

 

II

31 MAI 1673 — 15 JANVIER 1674.

Débarrassé des Prussiens, Turenne se porte en Franconie pour attaquer les Autrichiens qui se réunissent en Bohème ; mais contrarié par les ordres de la cour, il ne peut exécuter le mouvement qu'il a projeté. Montecuccoli lui échappe entre Marienthal et Rothenhourg, et grâce à la trahison de l'évêque de Würtzbourg il gagne le Rhin, joint l'armée hollandaise et prend Bonn, ce qui oblige les Français d'évacuer leurs conquêtes de Hollande.

 

Pendant que Turenne obligeait l'électeur de Brandebourg à faire son accommodement avec la France, Louvois prenait ses dispositions pour la campagne d'été. Outre les postes d'observation échelonnés dans le Roussillon, à Pignerol, et en Lorraine, il pouvait disposer de cent huit mille hommes qui seraient répartis entre la Hollande, l'Allemagne et les Pays-Bas espagnols, et par ordre de Louis XIV il consultait Turenne et Condé ; malheureusement ces deux illustres capitaines se trouvèrent en désaccord, le maréchal croyant nécessaire d'entretenir cinquante-cinq mille hommes en Hollande, vingt-six mille environ sur lé Rhin et alitant en Allemagne ; le prince de son côté demandant que l'on massât quarante mille hommes contre les Allemands et que le resté fût partagé entre l'armée de Hollande et celle des Pays-Bas. Louis XIV trancha la question. N'ayant point encore renoncé à ses projets sur la Hollande, il résolut de faire de nouveaux efforts pour parvenir à achever la conquête des États de la république ; il comptait principalement sur la flotte combinée de la France et de l'Angleterre qui, en exécutant une descente sur les côtes de la hollande, devait prendre à revers la ligne de défense du prince d'Orange, pendant que le prince de Condé, chargé du commandement des troupes françaises demeurées en Hollande, la menacerait de front et la contiendrait avec trente-cinq mille hommes. Ce rôle ne satisfaisait guère le prince, à cause de l'inaction forcée à laquelle il serait condamné. Il s'y résigna cependant, bien que rien ne fût plus antipathique à son génie que de surveiller et d'attendre.

Le roi se réservait trente-deux mille hommes, qu'il faisait réunir sur la Lys, pour frapper quelque grand coup, soit contre les Pays-Bas espagnols, soit contre la Hollande. On sut bientôt qu'il se proposait d'assiéger Maëstricht. A l'empereur on devait opposer Turenne avec trente-quatre mille hommes, et on lui donna l'ordre de se maintenir au delà du Rhin afin d'empêcher la république d'être soutenue par l'Autriche. La paix que l'électeur de Brandebourg avait conclue tout récemment semblait devoir alléger sa tâche ; mais d'un autre côté l'empereur rassemblait une armée considérable en Bohême et paraissait décidé à agir avec plus de bonne foi qu'il ne l'avait fait jusqu'alors, de sorte que le rôle de Turenne serait vraisemblablement moins inactif que celui qui paraissait réservé au grand Condé. Toutefois son armée ne tarda pas à être diminuée, car Louis XIV ayant résolu d'assiéger Maëstricht, lui ordonna de seconder cette entreprise, et le maréchal fit partir des environs de Soest quatre mille hommes d'infanterie et trois mille de cavalerie, les premiers commandés par Réveillon et les derniers par Pillois, avec ordre de s'approcher de la Meuse. Les comtes de Lorges et de Montai investirent Maëstricht à la droite du fleuve, et le lendemain les troupes envoyées par Turenne resserrèrent la place vers l'autre rive. Non seulement Turenne ne fit aucune difficulté de se priver d'une partie de ses forces, mais il jugeait la conquête de Maëstricht si importante pour les intérêts du roi qu'il offrait à Louvois d'envoyer plus de monde qu'on ne lui en demandait : Je pense que le roi commandera qu'il marche plus d'infanterie de cette armée pour le siège de Maëstricht, étant raisonnable à mon avis qu'il n'y ait que cette entreprise-là qui se fasse en ce temps-là[7].

Une des conditions de la paix conclue avec l'électeur de Brandebourg étant l'évacuation de ses possessions en Westphalie, Turenne dut se préparer à sortir du comté de la Marck. Le 15 juin il partit, de Soest à la tête de dix mille hommes, sans compter les troupes envoyées au siège de Maëstricht, et se dirigea sur Corbach, où il arriva le 17. L'armée française était suivie de près par trois mille hommes des troupes de Cologne. En s'approchant ainsi du Main, Turenne avait en vue de se tenir à portée de barrer le passage à l'armée impériale de Bohême, qui ne pouvait se porter vers le Rhin que par la Franconie.

Comme il lui suffisait de pouvoir s'établir sur le Main avant les Impériaux et d'être en mesure de leur tenir tête, soit qu'ils voulussent marcher vers l'Alsace, soit qu'ils voulussent gagner le bas Rhin pour joindre les Hollandais, il donna du repos aux troupes aux environs de Francfort et dans le comté de Hanau, et il manda à celles de Cologne qui le suivaient de se rafraîchir pendant quelques jours dans les comtés de Waldeck, de Witgenstein et de Dillenbourg. Il s'occupa en même temps des moyens de passer le Main : il avait vingt pontons qui ne suffisaient pas pour construire un pont sur la rivière ; c'est pourquoi il fit acheter des blés à Mayence et à Francfort, dans l'intention de retenir les bateaux qui les lui amèneraient. Prévoyant le cas où des pluies subites jointes à la nature du terrain qui était, fort gras rendraient les chemins impraticables pour l'artillerie, si elle, était obligée de s'avancer précipitamment vers le Main, il envoya, sons l'escorte de deux bataillons, vingt pièces de canon entre Buizbach et Friedberg ; de manière qu'elles pouvaient désormais arriver sur le bord de la rivière en huit heures. Turenne fit aussi repasser le Rhin à presque toutes les troupes qui le rejoignirent après la prise de Maëstricht, avec ordre de reprendre des quartiers dans divers comtés qu'il leur assignait ; il les destinait à former l'avant-garde de l'armée, et elles pouvaient se rendre sur le Main en quatre heures. Il établit son quartier général à Wetzlar, où il séjourna du 12 juillet au 14 août. Cette occupation prolongée de l'Allemagne par des troupes désœuvrées ne nous fut que défavorable ; les soldats commettaient du désordre dans les pays neutres, les princes allemands s'en plaignaient au roi, et Louvois, chargé de transmettre ces plaintes à Turenne, dut lui recommander de maintenir une discipline plus sévère dans ses troupes ; il lui écrivait le 8 juillet : Le roi a vu par le mémoire ci-joint les plaintes que l'on fait du désordre que les troupes de l'armée que vous commandez ont commis en passant dans le comté de Hackenbourg ; sur quoi Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir que, suivant ce qu'Elle vous a déjà fait mander, Elle souhaite que vous teniez la main à ce que ses troupes vivent avec une meilleure discipline, dans les pays où elles seront, et je suis obligé de vous dire que, comme ces plaintes lui fout beaucoup de peine, Elle aura bien agréable que vous conteniez ses troupes, de sorte qu'Elle n'en reçoive plus de cette nature[8].

Turenne répondait le 15 : On ruine le pays aussi peu que le puisse faire une armée. Au travers de cela il s'y rencontre des désordres qui causent de justes plaintes. Pouvait-il en être autrement ? Ne savons-nous pas que, dans les années les mieux disciplinées, il est impossible de prévenir tous les excès ? Les actes de violence, de pillage, sont inévitables dans un pays conquis, et quelque sévérité qu'un général en chef puisse avoir à l'égard de ses troupes, il n'empêchera jamais qu'elles ne donnent bien des sujets de plaintes aux malheureuses populations qui ont à les subir. Un inspecteur d'ambulance allemand ne disait-il pas en 1871 : Les vols commis par nos officiers sont une tache pour l'honneur allemand. Je rougis en pensant à tout ce que j'ai entendu et à tout ce que j'ai vu[9]. Bien que des témoignages très authentiques aient confirmé ce jugement, serait-il équitable d'en conclure que l’armée allemande était sans discipline et que ses généraux sont responsables de ces indignités ? Turenne ne saurait être responsable des excès dont parle Louvois, parce qu'il n'a jamais montré aucune indifférence pour leur répression. Les détails contenus dans sa correspondance ne laissent aucun doute à ce sujet. Si le séjour de son armée au delà du Rhin coïncide avec l'époque où la confiance des Allemands envers nous diminua, où le prestige de protection qui depuis longtemps les ralliait à notre cause se dissipa, il ne s'ensuit pas qu'il soit la cause fondamentale des hostilités qui éclatèrent en Allemagne contre nous au milieu de l'année 1675. Il faut en chercher la raison ailleurs, dans un succès de Louis XIV qui blessa au cœur les Allemands.

Pour revenir des Pays-Bas en Lorraine, après la prise de Maëstricht, il entra sur le territoire de Trèves, dont le souverain n'était ni son allié ni son ennemi déclaré. Cette neutralité lui sembla mériter une punition. Conformément aux instructions de Louvois à Turenne, le pays de Trèves fut maltraité à dessein. La cavalerie française fut logée des deux côtés de la Moselle aux frais des habitants. Le marquis de Rochefort occupa Saarbrück, brûla plusieurs villages, tira partout de grosses contributions au profit des officiers généraux et réduisit l'électeur à se réfugier dans sa forteresse d'Ehrenbreitstein. Arrivé à Nancy, le roi y employa d'abord ses troupes à consolider les fortifications. Puis, divisant ses opérations, il chargea Rochefort d'occuper la ville de Trèves, pendant que lui-même se rendait en Alsace, pour mater les villes, dites impériales, qui n'étaient pas obéissantes.... Trèves se rendit le 8 septembre ; aussitôt le commandant Vignori travailla à la châtier en l'emprisonnant dans de nouvelles fortifications. Tous les habitants durent contribuer de leurs bras et de leur argent à la corvée ; tous les édifices voisins, même les églises les plus révérées, furent abattus ; une partie de la population s'enfuit pour échapper à ces rigueurs. Ce sont ces mauvais traitements qui nous ont aliéné définitivement les Allemands ; leurs volontés furent changées pour toujours par une lettre que l'électeur de Trèves adressa à la diète sur les misères de son pays et par un manifeste de l'empereur contre les prétentions insupportables de l'étranger, et le 30 août trois traités étaient conclus à la Haye avec les Provinces-Unies par le duc de Lorraine, l'Espagne et l'empereur. Celui-ci toutefois ne se décida à entrer en campagne qu'après la prise de Trèves. Louis XIV allait éprouver son premier échec : le 15 septembre Léopold envoyait ses passeports à notre ambassadeur le chevalier de Grémonville, et le 14 le prince d'Orange reprenait Naarden[10].

Comment Turenne s'était-il préparé à faire tête aux Allemands ? Avant de reprendre l'étude de ses manœuvres, il importe de revenir sur ses relations avec Louvois, parce qu'elles ne seront pas sans influence sur l'issue de la campagne. Après ses brillants et rapides succès sur les troupes de l'empereur et de l'électeur de Brandebourg, les rapports étaient devenus meilleurs entre le ministre et le maréchal. La trêve fut courte malheureusement. Turenne la rompit à propos des intendants : Il ne s'accommodait pas de ces agents du pouvoir qui étaient les ennemis naturels des situations indépendantes, et lorsqu'il apprit que Charnel était nominé pour servir auprès de lui, il n'attendit même pas de le voir. M. Charuel, écrivait-il à Louvois, passe pour un homme dont les écritures sont fort dangereuses. J'ai une façon de vie qui ne me met pas à couvert de cela, quand on n'agit pas de bonne foi.

Louvois répondit qu'il était bien persuadé que rien dans la conduite de l'intendant ne justifierait les soupçons du maréchal, et pour prévenir toute occasion de querelle il remplaça Charnel par un homme plus conciliant, Camus de Beaulieu, auquel il recommanda d'avoir beaucoup de respect pour Turenne et d'exécuter ponctuellement ses ordres ; mais il ajoutait : Il faut me tenir averti de tout ce qui se passe, de quelque nature que ce puisse être. Et un peu plus tard il lui écrivait : Vous pouvez être assuré que M. de Turenne ne saura jamais que vous me mandez, aussi particulièrement que vous faites, le détail de ce qui se passe ; aussi vous pouvez continuer en toute sûreté. Louvois ne se contentait pas de faire surveiller Turenne par ses intendants : il reprenait ses habitudes de l'année précédente, lui disant de multiplier ses courriers et de faire connaître en détail ait roi ses raisons pour agir ou ne point agir : Je vous en parle souvent, mais assurément encore moins fréquemment que Sa Majesté ne m'ordonne de le faire. Cette surveillance que Turenne soupçonnait, ces observations fréquemment renouvelées, ne pouvaient, à l'âge où il était arrivé, après tant de services rendus, développer en lui une grande sympathie pour Louvois, ni rétablir entre eux cette harmonie et cette entente que les circonstances allaient rendre si nécessaires. Une fausse direction imprimée par la cour aux opérations militaires fit éclater entre le ministre et le maréchal une rupture nouvelle et à jamais regrettable. Au premier bruit des mouvements de l'armée impériale vers la fin du mois d'août, Turenne s'était porté sur le Main aux environs d'Aschaffenbourg, avec l'intention de s'avancer à la rencontre des Impériaux et de les rejeter en Bohème ; mais pour exécuter ce projet, des renforts lui étaient indispensables et il les demanda. Malheureusement Louis XIV, qui s'attendait à une déclaration de guerre de la part de l'Espagne et qui voulait conquérir la Franche-Comté, réservait ses troupes pour cette entreprise de prédilection, et il immobilisa inutilement à Nancy un corps d'armée qui, envoyé à temps utile en Allemagne, pouvait avoir des succès décisifs. Par un pur caprice de gloire personnelle, on contrariait le plan de campagne le plus ingénieux, et l'on allait profondément blesser un général qui était un stratégiste sans rival en France. C'est le 9 septembre que Louvois notifia à Turenne, par une longue dépêche, la volonté du roi. Il reconnaissait tout l'avantage de ses projets offensifs ; mais il lui proposait, puisqu'il ne pouvait être soutenu par des renforts en temps utile, de se contenter de prendre sur la Tauber, affluent méridional du Main, une position défensive à distance à peu près égale de Philipsbourg et de Nuremberg ; de la sorte il s'avancerait assez en Allemagne pour qu'il ne parût pas craindre de rencontrer l'ennemi, et cependant il ménagerait ses troupes, tout en mettant son adversaire en demeure de justifier les rodomontades qu'on avait faites à Egra, et qu'on faisait encore tous les jours dans toutes les cours d'Allemagne où les Impériaux avaient voix au chapitre. L'essentiel aux yeux du roi était d'interdire à Montecuccoli les abords du Rhin et de l'empêcher de se joindre au prince d'Orange. Cette proposition toute simple, sans le luxe de développements et de détails qui accompagnaient d'ordinaire les plans de campagne, était d'ailleurs présentée avec des précautions de forme et de langage auxquelles Turenne n'était pas habitué. Voilà, lui disait-on, ce que Sa Majesté pense sur l'action de son armée que vous commandez, et ce que, à tout autre qu'à vous, Elle enverroit ordre positif d'exécuter ; mais vu la confiance qu'Elle prend en vous, et que souvent ce qui paroît de loin difficile et ruineux pour une armée paroit tout au contraire à ceux qui sont sur les lieux, Sa Majesté vous laisse une entière liberté de faire ce que vous jugerez plus à propos[11].

Après avoir analysé cette curieuse dépêche, M. Rousset ajoute : Il est fâcheux d'avoir à le dire, l'effort que Louvois s'était imposé pour assouplir la roideur de son caractère ne fut pas récompensé ; Turenne lui fit cette réponse sèche et peu juste : Je vois bien les intentions du roi et ferai tout ce que je pourrai pour m'y conformer ; mais vous me permettrez de vous dire que je ne crois pas qu'il fût du service de Sa Majesté de donner des ordres précis de si loin au plus incapable homme de France.

Isolée du reste de la lettre, cette phrase à elle seule suffirait pour donner une fâcheuse opinion du caractère de Turenne. Je dois à l'honneur du soldat dont je retrace la vie de rétablir le passage qui la précède et qui fera comprendre le vrai sens et, j'oserai le dire, la justesse de la pensée du maréchal ; après avoir dit qu'il serait bien aise de recevoir des renforts, il fait le tableau suivant de la situation de son armée. Il y a, comme vous savez, monsieur, beaucoup de nouvelles compagnies qui dépérissent en huit jours quand il faut camper et être en corps d'armée. Pour l'infanterie, il y a plus de deux mois qu'il n'y a pas trois cent cinquante hommes dans le bataillon de Bourgogne.... Vous jugez bien que les Anglois et les Irlandois dépérissent beaucoup. Les régiments qui sont venus de Hollande étoient assez foibles. Il y a eu de plus cinq cents hommes de désertion, près de Francfort, de François — et pour répondre à ce qu'il vous plaît de me mander sur ces hommes que j'avois envoyés à M. de Lorraine, il n'y en a rien réussi — ; de sorte qu'avec dix-neuf bataillons vous pouvez juger à combien loin cela va de treize mille hommes[12]. Comprend-on maintenant la sécheresse de la phrase suivante ? Quel est l'officier chargé de défendre l'honneur de son pays sur le sol étranger, en face d'un ennemi fort et organisé, qui ne s'indignerait comme Turenne de recevoir des ordres dont l'exécution exige une armée solide, et d'être privé en même temps du nécessaire ?

La brouille entre Turenne et Louvois est désormais consommée, et la France va en porter la peine : dépourvu de ressources suffisantes, il manquera de confiance en lui-même, agira timidement, se laissera tromper, et, pour la première fois, il s'arrachera sans gloire et mécontent de lui-même à cette Allemagne où la victoire lui avait été si souvent fidèle.

L'armée de l'empereur, qui avait été lentement réunie à Egra, était forte de vingt-cinq mille hommes et se trouvait sous le commandement de Montecuccoli, qui ne s'en était chargé que sous la condition d'avoir carte blanche, parce qu'il attribuait l'insuccès de sa dernière campagne aux contradictions des ministres de l'empereur. Son projet était de joindre sur le bas Rhin le prince d'Orange et les Espagnols, d'obliger l'électeur de Cologne et l'évêque de Münster à renoncer à l'alliance de la France, et enfin de chasser les Français de la Hollande. Mais pour donner le change à Turenne, il feignit d'avoir le dessein de vouloir pénétrer en Lorraine et en Alsace. L'armée impériale partit d'Egra le 22 août et traversa le haut Palatinat sur trois colonnes, qui se réunirent le 3 septembre à Lauff, près Nuremberg.

La direction de la marche des ennemis vers cette dernière ville décida Turenne à passer à la gauche du Main ; il pouvait d'autant moins se dispenser de le faire que les ordres de la cour lui prescrivaient surtout de barrer à Montecuccoli le chemin de l'Alsace. Le maréchal se fit précéder par deux mille cinq cents hommes de cavalerie et des dragons, qui marchèrent sur le Tauber, afin d'établir des magasins à Miltenberg, à Amorbach, à Bischoffsheim, à Marienthal et à Rothenbourg. L'armée quitta Hirschstein le 3 septembre, passa le Main à Aschaffenhourg, et, après avoir laissé cent hommes dans le château de cette ville, alla s'établir à Gross-Wahlstadt ; le lendemain, elle vint à Kleinheibach. Le pont de Selingenstadt fut rompu. Le 6, Turenne se porta à Neukirchen. Il y apprit que les Impériaux établissaient déjà leurs boulangeries à Marienthal. Voulant les prévenir sur ce point dont la possession leur aurait ouvert les routes vers le haut Rhin, il décampa de nuit, fit une marche forcée et arriva le 7 à Marienthal[13].

Le même jour, Montecuccoli marchait de Lauff à Furth ; il avait l'intention d'éloigner les Français des bords du Main en menaçant leur flanc droit, et pour exécuter ce plan il feignit de vouloir s'établir sur le cours supérieur du Tauber et se dirigea sur Rothenbourg. Son armée, accrue par la jonction des armées saxonne et lorraine, s'élevait à quarante mille hommes. Turenne s'était rendu maitre de tous les passages du Main, à la réserve de celui de Würtzbourg, dont l'évêque avait promis de garder la neutralité. Montecuccoli ne pouvait aller ni en Hollande, ni en Alsace, qu'il n'eût auparavant battu l'armée française. Le maréchal l'attendit quelque temps aux environs d'Aschaffenbourg, et quand il apprit son mouvement, il résolut de le croiser en chemin ; il passa donc le Tauber à Marienthal et s'approcha des Impériaux, qu'il trouva campés près de Rothenbourg. L'infanterie de la première ligne de Turenne était commandée par le marquis de Saint-Abre ; Foucault était à la tête de l'aile droite de la cavalerie et le comte de Guiche à la gauche ; le comte de Lude partageait le commandement de l'autre ligne avec le chevalier du Plessis. Montecuccoli ne pouvait décamper sans exposer son arrière-garde à être battue ; mais, appréhendant encore plus une action générale, il prit le parti de se retirer. Pour cacher son dessein, il marcha en avant comme s'il mit .voulu combattre ; ce qui engagea Turenne à ranger son armée en bataille. Montecuccoli profita de ce moment, et, pendant qu'il paraissait faire de grands mouvements pour mettre en ordre sa première ligne, il faisait défiler la seconde avec tous ses équipages derrière une montagne voisine. A peine l'armée française fut-elle formée qu'on vit la première ligne des Impériaux défiler comme la seconde. L'armée entière se retira ainsi en bon ordre, et gagna un endroit tout environné de montagnes et de marais entre Ochsenfort et Würtzbourg. Le vicomte suivit aussitôt les Impériaux, donna sur l'arrière-garde, leur enleva quelques bagages et quelques munitions, et ne pouvant les engager au combat, il campa vers les trois heures après-midi dans leur voisinage, à la chartreuse de Tückelhausen, sur un terrain extrêmement élevé ; de sorte que les ennemis restèrent toujours dans le même embarras et ne purent marcher vers la Hollande par le Main, dont il était le maitre, ni vers l'Alsace, sans lui prêter le flanc. Il avait la rivière à sa gauche, quoique un peu éloignée, un grand ravin à sa droite, et derrière lui un pays riche et fertile d'où il pouvait tirer des vivres en abondance pour deux mois. Les deux armées restèrent en présence pendant quinze jours sans qu'il se passât rien de sérieux, le maréchal bien résolu à empêcher les Impériaux de franchir le Main et à tomber sur leur arrière-garde s'ils tentaient le passage, Montecuccoli bien déterminé à couper aux Français les vivres qu'ils tiraient de Francfort et à les chasser d'une position si avantageuse. L'exécution du plan des Impériaux fut bientôt favorisée par un événement qui pouvait jeter l'armée du roi dans les plus terribles embarras : l'évêque de Würtzbourg se laissa gagner, et, manquant à la parole donnée, il reçut une garnison impériale qui mit la main sur les magasins des Français et s'empara du pont. Montecuccoli y fit aussitôt passer son canon et son gros bagage, et devint maître du Main depuis Würtzbourg jusqu'à Wertheim, où il fit enlever les provisions considérables que le maréchal y avait rassemblées. La perfidie du prélat avait donné de grands avantages à nos ennemis et ils se hâtèrent d'en profiter ; maîtres de la rive droite du Main, ils tenaient la clef de toute la Franconie, le meilleur pays de l'Allemagne pour le blé, et ils purent déjouer aisément toutes les manœuvres de Turenne. Celui-ci, inquiet pour ses subsistances, se vit obligé de se replier vers le Tauber, où il avait des magasins, et cette retraite découvrait immédiatement à l'ennemi le chemin du bas Rhin. Il faut reconnaître qu'en demeurant à la chartreuse il ne pouvait pas davantage empêcher les Impériaux de se porter de ce côté, puisque la possession de Würtzburg leur permettait d'y marcher par la droite du Main et de tourner l'armée française par sa gauche. Il n'aurait pu conjurer ce danger qu'en se portant promptement sur Hanau par Aschalfenbourg, afin de prévenir les ennemis sur la Kintzig, mais son armée était trop épuisée pour faire ce mouvement à temps, et il n'avait pas de ce côté de magasins suffisamment approvisionnés[14].

Au commencement d'octobre, Montecuccoli étendit ses quartiers jusqu'à la forêt du Spessart, où il s'arrêta, ayant bien soin de toujours mettre le Main entre lui et Turenne. Le 5, il commanda au général Sporck de diriger six mille chevaux du côté d'Aschalfenbourg. Le maréchal, croyant que son dessein tait de s'emparer de la place, détacha pour la couvrir quatre mille chevaux et deux mille fantassins sous la conduite du comte de Guiche ; ce qui obligea Sporck à changer de route et à revenir à Lohr. Turenne s'avança lui-même avec toute son armée en descendant le long du Main vers Miltembourg, où il reçut un renfort de quatre mille hommes qu'on envoya d'Alsace sous le comte de Roye. Montecuccoli fit plusieurs autres marches el contremarches pour obliger l'armée française à sortir de la Franconie ; mais Turenne s'obstina à ne point quitter le Main qu'il ne vît les Impériaux décidés à aller vers la Hollande ou vers l'Alsace.

Montecuccoli, d'autre part, avant d'opérer sa jonction avec le prince l'Orange, voulait assurer la sécurité de l'Empire du côté de la Franconie en obligeant Turenne à se rapprocher du Rhin. Il crut qu'il n'y pourrait parvenir qu'en lui inspirant des inquiétudes pour ses communications avec Philipsbourg, qui était devenue sa base d'opérations, et il résolut de simuler un passage du Main aux environs de Francfort : le 17, un pont y était établi et Caprara traversait la rivière avec quatre mille hommes. Cette ruse eut l'effet désiré. Turenne, dont le séjour en Franconie n'avait plus d'autre objet que de vivre aux dépens du pays, appréhendant que les ennemis n'eussent effectivement le dessein de marcher sur Philipsbourg pour le couper du Rhin, résolut de se rapprocher du fleuve et d'occuper la Bergstrasse, qui est la route de Francfort à Philipsbourg. Dès le 12, l'armée française avait décampé et repassé le Tauber. L'occupation d'Aschaffenbourg devenant inutile pour les Français qui allaient quitter les bords du Vain, le maréchal s'empressa d'accepter la neutralité que l'électeur de Mayence lui fit offrir pour cette ville. La garnison française l'évacua et rejoignit le quartier général où tout était en désordre ; la disette était effroyable ; les soldats pillaient leurs magasins, désertaient eu masse ; de sorte que Turenne ne put suivre d'assez près les mouvements de l'ennemi ni l'empêcher de descendre rapidement par la rive droite du Main sur Francfort. Cette marche le surprit et il l'avoua franchement : Je ne croyois pas, écrivait-il à Louvois, que l'ennemi vînt avec son armée auprès de Francfort : mais quand je l'eusse su, c'étoit quitter toute l'Allemagne pour me mettre au Rhin, et il falloit l'avoir prévu longtemps devant, car son chemin est beaucoup plus court que le mien, et je n'y pouvois venir faute de vivres. Hélas ! il lui fallut bientôt se mettre au Rhin ! Montecuccoli, qui avait réussi à l'y rappeler eu lui donnant de l'inquiétude pour Philipsbourg, voulut l'obliger à repasser sn4a rive gauche en lui inspirant de l'inquiétude pour Trèves, et il lit mine de porter la guerre à la gauche du Rhin. Il se dirigea rapidement de Francfort à Mayence, fit travailler à un pont au-dessous de cette ville et lança cinq à six mille hommes dans le bas Palatinat. Ces démonstrations donnèrent d'autant plus promptement l'alarme à Turenne qu'en effet les Impériaux pouvaient s'être concertés avec les Hollandais pour assiéger Trèves. Il ne fallait pas négliger de se mettre à portée de secourir cette place dont les Impériaux se trouvaient déjà plus rapprochés que les Français. Turenne détacha d'abord cinq cents chevaux pour renforcer la garnison de Trèves. De plus, tous les dragons allèrent s'établit. Neustadt et Kaiserlautern. Le marquis de Vanbrun repassa aussi le Rhin à Philipsbourg et se porta à Freimersheim, entre cette place et Neustadt. Le maréchal, avec l'armée, partit d'Eherstadt le 25 et se rendit à Ileppenheim, à Ladenbourg et Philipsbourg, où il arriva le 26 pour franchir le Rhin à sou tour : J'ai reçu, lui disait Louvois le même jour, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer le 16 de ce mois, par laquelle le roi a connu que ses affaires en Allemagne ne sont pas en un état aussi avantageux que Sa Majesté le pourroit souhaiter ; il est fâcheux que l'on se soit avancé pour avoir l'affront de reculer si loin, qu'il est impossible que la réputation des armes de Sa Majesté ne souffre de cette retraite, qui servira fort à donner aux armes de l'empereur un crédit qu'elles étoient sur le point de perdre ; Sa Majesté voit bien ces choses et fait les réflexions susdites, sans vous en rien imputer, et est très persuadée qu'il n'a pas été possible de mieux faire et que vous avez pris en tout le bon parti[15].

L'intendant Beaulieu disait, non par ironie mais de très bonne foi, que Turenne était extrêmement content de la position qu'il avait prise en deçà du Rhin, son armée couvrant l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, et se trouvant à portée de soutenir Trèves : Il est vrai, ajoutait-il, que le côté d'en bas est dégarni. Le côté d'en bas, c'était l'électorat de Cologne, où se portait l'effort des confédérés.

Turenne, au fond, était moins satisfait que ne le croyait son intendant : il faut, disait-il, que l'ennemi ait un concert avec les Hollandois et les Espagnols. Comme Bonn et Andernach ne valent rien du tout, il est bien à craindre qu'ils ne s'en saisissent, et je ne saurois pas remédier à cela. Quoique je voie très bien l'importance de la chose, je trouve entièrement impossible, à cause des vivres, des chemins et de la saison, de passer dans la plaine de Cologne. Je crois gaie le roi ne veut pas que son armée se perde sans espérance seulement de combattre. C'était effectivement sur Bonn que l'armée hispano-hollandaise, renforcée des Impériaux, allait porter ses efforts. Voyons comment Montecuccoli avait opéré sa jonction avec le prince d'Orange[16].

Guillaume, averti de la marche de Montecuccoli, avait rassemblé à Herrenthals, dans le Brabant, vingt mille Hollandais, auxquels l'Espagne, qui venait de déclarer la guerre à la France, joignit six mille hommes. Cette armée pouvait, ou se réunir aux Impériaux sur le bas Rhin, ou envahir la Flandre française, Louis XIV couvrit cette province en réunissant à Oudenarde un corps de quatorze mille hommes qu'il mit sous les ordres du prince de Condé. Il eût été difficile à ce dernier, avec des forces aussi inférieures, de défendre la frontière qui lui était confiée ; mais le prince d'Orange dirigea ses opérations d'un autre côté. Le 16 octobre, il partit d'Herrenthals pour se porter vers la Meuse, qu'il passa le 22 près de Venlo, et continua sa marche sur Coblentz dans l'intention de donner la main à Montecuccoli. Le prince de Condé, hors d'état de s'opposer à cette manœuvre, demeura sur l'Escaut afin de réprimer les courses des garnisons espagnoles. Il se borna à détacher le maréchal d'Humières avec neuf mille chevaux pour inquiéter le prince d'Orange. L'électeur de Trèves, qui avait promis de garder la neutralité, s'empressa d'imiter l'évêque de Würtzbourg en violant sa parole, et il permit à Montecuccoli de se servir des ponts de Coblentz sur le Rhin et sur la Moselle. Cet avantage était capital pour les Impériaux et leur donnait les plus grandes facilités pour les communications ; ils devenaient, en outre, les maîtres de la plus grande partie du bas Rhin. Le passage de Coblentz leur était également utile, soit qu'ils voulussent marcher vers le Palatinat, soit qu'ils voulussent gagner Philipsbourg. Les bateaux qui portaient l'infanterie allemande descendirent jusqu'à la Tour-Blanche, où il en débarqua une partie pour joindre le prince d'Orange, qui s'était avancé de Rimbach à Meissenheim, sur la Nette ; le reste de l'infanterie et l'artillerie continuèrent à descendre le fleuve jusqu'à une demi-lieue au-dessus de Bonn. Trois mille chevaux et les troupes que Montecuccoli avait laissées à Würtzbourg reçurent l'ordre de côtoyer le Rhin jusque vis-à-vis de Bonn et de le bloquer à la droite du fleuve ; le surplus de la cavalerie traversa le Rhin à Coblentz et fut partagé en deux corps ; l'un renforça l'armée combinée de Hollande et d'Espagne, et l'autre, auquel on joignit de l'infanterie, s'établit à la gauche de la Moselle pour observer Turenne. L'électeur de Trèves et les Impériaux mirent des troupes dans les postes situés sur la rivière. Les généraux des confédérés prirent ensuite les derniers arrangements pour le siège de Bonn, qu'ils avaient résolu depuis longtemps. Le succès de cette entreprise était infaillible, parce que les fortifications étaient mauvaises, les magasins mal pourvus et la garnison très faible, et il devait avoir pour les Français de fâcheuses conséquences, car la prise de Bonn leur coupait une communication nécessaire avec les conquêtes de Hollande qu'il fallait abandonner, faisait dominer le parti autrichien en Allemagne et enlevait à Louis XIV deux alliés essentiels, l'électeur de Cologne et l'évêque de Münster, qui, pour éviter d'être mis au han de l'Empire, étaient obligés de se réconcilier avec les Hollandais et de se joindre à l'empereur[17].

Quoique abandonnée à ses propres forces, puisque Turenne et d'Humières ne pouvaient rien entreprendre de sérieux pour troubler les travaux des assiégeants, la place se défendit, et Réveillon qui la commandait se disposait même à une vigoureuse résistance ; mais les bourgeois intimidés le forcèrent à capituler le 12 novembre. Les ennemis construisirent un fort à côté de la ville et se répandirent clans les plaines environnantes, où ils occupèrent plusieurs châteaux. Tout cela, écrivait Turenne le 30, est une suite de leur entrée dans le pays de Cologne, où ils n'ont pas trouvé de places fortes et où il n'y avoit pas de troupes pour le défendre. Il croyait fermement qu'en prenant mieux son temps, avec plus d'activité et quatre ou cinq mille hommes de plus Louvois aurait sauvé Bonn. Quelques semaines plus tard il forçait le ministre d'en convenir. Néanmoins Louvois, séduit par les succès de la campagne de l'hiver précédent, pressait encore le maréchal, à la fin de novembre, de tenter une marche du côté de l'électorat de Cologne, afin de ne pas laisser l'armée de l'empereur maîtresse de l'Allemagne ni les alliés sans défense ; mais Turenne la jugea impossible, alléguant la mauvaise saison, les mauvais chemins, le manque de vivres, la fatigue des troupes, la nécessité de leur donner du repos. Louvois dut céder à ses conseils el lui envoyer les instructions nécessaires pour distribuer aux soldats des quartiers d'hiver. Il dut les donner avec bien du regret, à en juger par la lettre qu'il écrivit à Courtin le 19 décembre : Personne ne doute de l'avantage qu'il y avoit de pouvoir tomber présentement sur les Impériaux ; mais ceux qui commandent les armées disent que vingt lieues de marche en cette saison détruiroient plus une armée que la perte d'une bataille ; sur quoi personne n'étant en état de répliquer, il faut remettre la partie au printemps prochain[18].

Une partie des troupes resta dans l'électorat de Trèves et sur la Sarre ; deux corps s'établirent en Lorraine et en Alsace, et quatre mille chevaux se rendirent en Bourgogne et hivernèrent sur la frontière de Franche-Comté. Les Impériaux agirent de même : le 28 novembre, Montecuccoli avait remis le commandement de l'armée au duc de Bournonville et était parti pour Vienne ; son lieutenant contourna l'infanterie et quelques régiments de cuirassiers à la rive gauche du Rhin, dans l'électorat, de Cologne et le duché de Juliers, le reste de la cavalerie à la droite du fleuve jusque dans l'évêché de Hildesheim, les troupes de Lorraine depuis l'Aar jusqu'à Coblentz. Le prince d'Orange retourna en Hollande et les Espagnols dans les Pays-Bas, où ils occupèrent Dinant, Namur et Huy. Les ennemis de la France dominaient de la Meuse au Weser !

 

 

 



[1] Grimoard, Lettres de Turenne, des 16, 17, 21, 25, 29, 31 décembre 1672, p. 137-149. Ibid., Lettres de Louis XIV, 26 et 27 décembre, p. 142-146 ; de Louvois, 7 janvier, p. 155.

[2] Quatre dernières campagnes, 51-55 ; B., p. 47-55. D. G. A., 298, p. 138, 139, 140-146-157.

[3] B., p. 53-55.

[4] Quatre dernières campagnes, p. 58.

[5] Quatre dernières campagnes, p. 59.

[6] Rousset, I, 425-426.

[7] Rousset, I, p. 455, et note 1. — Cf. D. G. A., 341, p. 9-10, 29-31.

[8] Rousset, I, 493-494, et notes 2 et 5 de 495. — Pour les faits de mai au 14 août. Quatre dernières campagnes, p. 61-65, et D. G. A., 341, p. 50-51, 60-68.

[9] Grimoard, II, 298. — Monod, p. 79.

[10] Gaillardin, IV, 114-115.

[11] Rousset, I, 495, 496.

[12] Rousset, I, 495, 496.

[13] B., 69-75. Quatre dernières campagnes, p. 63-64.

[14] Quatre dernières campagnes, p. 65-72.

[15] Rousset, I, 499. B., 75-80. Quatre dernières campagnes, p. 75-81.

[16] Rousset, I, 500 ; D. G. A., n° 341, p. 186-191.

[17] B., 80-86. Quatre dernières campagnes, p. 81-83.

[18] Rousset, I, 508 ; Quatre dernières campagnes, p. 85-91. Les conclusions de l'auteur sur la responsabilité des fautes commises dans cette campagne sont remarquables : Le mauvais succès de cette campagne doit être attribué non aux généraux, mais au marquis de Louvois, qui avait mal emplacé les troupes. Il justifie pleinement Turenne de tous les reproches dont certains historions l'ont accablé.