TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE V. — TURENNE ALLIÉ DE LA FRONDE - 1678-1652.

 

 

Etat de la France en 1648. — Caractères généraux de la Fronde. — Mazarin et la maison de Bouillon. — Causes de la défection de Turenne. — Rôle du banquier Herwarth à l'armée de Turenne. — Arrestation des princes. — Turenne lieutenant général pour la délivrance des princes s'allie aux Espagnols. — Il est battu à Rethel. — Condé est délivré par Mazarin qui se retire à Brühl, prés de Cologne.

 

ON pourrait considérer comme les trois actes d'une tragédie ce que l'on appelle communément les trois périodes de l'histoire de la Fronde. C'est un drame que nous avons sous les yeux, à l'intérieur de la France, au moment même de la paix de Westphalie. La vivacité légère et spirituelle du caractère national au XVIIe siècle a eu beau l'émailler de quelques scènes divertissantes d'un inexprimable comique, il n'en est pas moins vrai qu'une sombre horreur plane sur cette époque et la domine. Les lauriers de Rocroi et de Lens peuvent faire illusion au lecteur superficiel ; à celui qui ne se contente pas d'une vue rapide, qui regarde les choses de près la paix de Westphalie semble plus profitable ait reste de l'Europe qu'à nous-mêmes.

Nous gardons les conquêtes de Richelieu sur l'empereur, quelques morceaux de l'Alsace ; mais ce que nous avons pris à la branche cadette, à l'Espagne, le garderons-nous ? Cette paix que nous avons donnée à l'Allemagne, aux Etats du Nord, en jouirons-nous ? Ces palmes de la victoire, qui ont assuré l'indépendance politique de quelques-uns, la liberté religieuse de tons, nous ont-elles valu bien-être, prospérité, richesse à l'intérieur ? Ecoutez l'histoire : Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu. Partout la famine et la mort, les corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins d'avoine pourrie. en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs ; ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes.... La guerre a mis l'égalité partout : la noblesse sur la paille n'ose mendier et meurt.... On mange des lézards, des chiens morts de huit jours[1]....

Voilà, en raccourci, l'image des misères qui suivent la paix de Westphalie. Au dehors, la France resplendit sous les drapeaux de la victoire ; à l'intérieur, elle est dévastée, ruinée ; elle subit cinq années de guerre civile, pendant lesquelles elle est odieusement humiliée, cruellement rançonnée par l'Espagnol.

Ce singulier épisode de nos troubles domestiques offre trois sinistres tableaux.

Au premier, prédomine l'intérêt général ; les hommes infectés, coin ne dit l`ne de Motteville, de l'amour du bien public, ont la haute main ; les ambitions de cour et les cupidités privées sont contraintes d'emprunter, vaille que vaille, le masque du patriotisme, et d'en affecter le langage.

Au second, c'est le contraire : l'ordre étant rétabli dans les rues, le désordre éclate dans les hauts lieux : la cour étant divisée contre elle-même, c'est du partage des gouvernements, des charges, des emplois qu'il s'agit entre les princes et les grands d'une part, la régente et son ministre de l'autre ; l'intérêt public et ses défenseurs sont traînés à la remorque, trop heureux lorsqu'on leur permet d'élever la voix de temps à autre et de faire acte de présence.

Au troisième enfin, tout concours, toute alliance ayant pris fin entre ces intérêts divergents, les magistrats avant, de guerre lasse, regagné leurs sièges, les bourgeois leurs boutiques, le pauvre peuple son gîte, ci. qui reste sur le champ de bataille n'y reste que pour tirer à temps son épingle du jeu et pour se vendre un peu plus cher soit au vainqueur, soit à l'ennemi[2].

Quel rôle Turenne a-t-il rempli dans ces trois actes ?

Nous savons déjà qu'à l'occasion de la conspiration. de Cinq-Mars et du traité conclu avec l'Espagne, le duc de Bouillon avait été arrêté, et qu'on lui avait enlevé Sedan ; nous savons aussi que la conspiration avait été formée entre le duc et la reine elle-même, contre leur ennemi commun, Richelieu ; que Bouillon avait généreusement accordé Sedan pour asile à la reine Anne si Richelieu survivait au roi, et qu'il avait male, juré de mourir pour la défendre. En un mot, il s'était perdu pour elle. Or, an début du nouveau règne, il réclamait, non pas le prix de son dévouement, comme tant d'importants qui sollicitaient la récompense de services imaginaires, mais la simple restitution de son patrimoine. C'était son droit, et l'on comprend que, victime de son dévouement, il ait cru que le devoir de la régente était, de faire immédiatement droit, à sa demande ; ne considérant que ses intérêts, il ne comprenait pas que les sentiments d'Anne d'Autriche, régente, fussent différents de ceux d'Anne d'Autriche, persécutée par Richelieu. De son côté, le nouveau gouvernement savait fort bien, et Anne en particulier savait mieux que personne, que Sedan était une place de la plus haute importance, que pendant vingt ans elle avait été le centre de tous les complots formés contre l'autorité royale, qu'à l'occasion elle pouvait être comme autrefois un lien de concentration de troupes étrangères qui envahiraient la France sans difficulté. En conséquence, on ne pouvait la restituer sans compromettre la sécurité de l'Étai ; mais on ne pouvait la conserver honorablement, et il fallait trouver an plus tôt le moyen de concilier les intérêts de l'État, et les intérêts de la famille dépossédée. Ce moyen, c'était une compensation ; ou y songea, on en parla, on n'eut qu'un tort, celui d'en reculer indéfiniment l'échéance ; la reine s'en remit à l'esprit, souple de Mazarin pour éluder de légitimes réclamations ; Mazarin qui, malgré un esprit facile en expédients, malgré une très grande habileté à traiter avec les hommes, n'avait ni le coup ni l'instinct rapide, ni la décision prompte qu'il faut dans les circonstances critiques, au fort de l'orage, se borna à louvoyer, à faire beaucoup de promesses vagues, d'éloquentes protestations de dévouement, s'imaginant que par les séductions de la cour, par l'éclat de ses fèces, les faveurs et les grâces, l'épargne qu'il vidait à pleines mains, il aurait raison de tous les mécontentements. Il se trompait. Plusieurs seigneurs lui firent voir que toutes les prétentions ne se résolvent pas en argent.

En ce qui concerne la maison de Bouillon, sa conduite fut, d'autant plus maladroite qu'il sentait le besoin de se l'attacher et qu'il tenait à conserver Turenne qui avait été un des glorieux soutiens de la régence à la tête des armées françaises ; il abusa de sa maxime le temps et moi, et quand il lui offrit satisfaction, il était trop tard ; il l'avait jeté dans le parti des Frondeurs ; voici comment :

Mazarin, bien décidé à ne jamais rendre Sedan, avait promis an duc de Bouillon, dès un dédommagement pour celte place ; or, en 1649, rien n'était encore réglé ; Mazarin multipliait les promesses, parce qu'il sentait quel péril ce serait pour la cour si Turenne arrivait au secours des Frondeurs, à la tête de troupes aguerries qui avaient fait avec lui les glorieuses campagnes d'Allemagne ; il cherchait à gagner Turenne en lui envoyant ses plus habiles agents. Millet de Jeurs, Ruyigny, Herwarth ; il lui témoignait sa confiance et en même temps prenait ses dispositions pour le faire arrêter ou le remplacer. Il est malaisé de se reconnaître dans le dédale de correspondances échangées entre le maréchal et la cour. Le 1er janvier au 5 mars 1649 ; cependant il est indispensable d'en mettre les principaux traits sous les veux du lecteur pour qu'il puisse rendre justice à chacun. Le 11 janvier 1649, Mazarin écrit à Turenne : Monsieur, je ne crois pouvoir vous donner une preuve plus véritable de mon amitié, qu'eu ne répondant pas en détail aux lettres que vous m'avez écrites : je ne puis m'empêcher pourtant de dire que vous avez eu grand tort de douter de ma passion pour ce qui regarde vos avantages, et pour les intérêts de votre maison. Si jamais j'ai le bien de vous voir et que je puisse vous entretenir du détail de toutes choses, je vous ferai avouer qu'il n'a tenu qu'à M. de Bouillon, il y a longtemps, d'être pleinement satisfait.... Pour ce qui concerne votre particulier. M. le Tellier sait qu'il y a plus de deux ans que mon dessein étoit de vous établir en la même manière qu'on fait aujourd'hui. J'attends ici le sieur de Paris, pour lui faire mettre entre les mains les provisions du gouvernement des deux Alsaces, avec les bailliages de Haguenau et de Titan, et l'établissement des appointements de gouverneur, el la solde de vos gardes....

Le même jour, dans une seconde lettre, Mazarin apprend à Turenne que le duc de Bouillon a pris parti pour le Parlement, et quoiqu'il n'ail aucune certitude de cette résolution, il la regrette parce qu'elle est contre les intérêts de sa maison, son devoir, sa parole. Il espère que Turenne ne suivra pas cet exemple, et il lui annonce que la reine, par considération pour ses services dont elle attend la continuation, va lui écrire un petit mot de sa main.

Le même jour encore, une troisième lettre de Mazarin informe Turenne que le banquier d'Herwarth se rend auprès de lui et le prie de l'agréer en toute confiance, ajoutant que Sa Majesté ne s'étant pas trouvée en état d'envoyer tout présentement de delà le secours d'argent qu'elle auroit bien désiré, lui a donné plein pouvoir de s'obliger en son propre et privé nom pour Sa Majesté à tout ce que Turenne jugera à propos pour la satisfaction des vieilles troupes Allemandes.

La reine écrivit deux fois à Turenne ; le 11 janvier, pour l'assurer de la continuation de son affection et de sa confiance ; le 12, pour le prier d'avoir entière confiance et pleine créance dans le sieur Herwarth, et de garantir aux officiers de l'armée ce qu'il promettra au nom de la reine.

Le 11, le 14 et le 27 janvier, le grand Condé tente également de rattacher Turenne an parti de la cour ; après avoir exprimé le regret qu'il a de la mauvaise résolution prise par MM. de Bouillon et de Longueville, il flétrit leur conduite, déclare qu'il soutient la reine, et conjure Turenne d'en faire autant. Ces lettres témoignent d'une profonde amitié entre les deux grands généraux, en rhème temps que de l'ascendant que Condé pensait exercer sur Turenne. Je ne doute point que cela ne vous afflige au dernier point ; mais je répondrois aussi que cela ne vous ébranlera point, et que vous persisterez dans votre fidélité accoutumée pour le service du roi et de la reine ; je crois de plus que ma considération a bien quelque force sur votre esprit ; c'est pourquoi je ne feindrai point de vous dire qu'il y va entièrement de mon intérêt et de vous conjurer, par l'amitié que vous m'avez toujours témoignée, de donner en ce rencontre de nouvelles preuves de votre affection pour la reine et pour moi.

Le 17 janvier, Mazarin essayait encore des promesses, des faveurs et des flatteries. Dans une lettre très longue, où il est beaucoup question de cordialité, de sincérité, d'estime, de passion pour les avantages de Turenne, Mazarin lui confirme la défection du duc de Bouillon, répète tout ce que la reine rêvait pour la gloire de cette maison, et il rappelle, comme preuves de sa tendresse et de son affection pour le maréchal, qu'il a fait toutes les diligences imaginables pour lui donner l'aînée de ses nièces, lorsque le duc de Modène et le prince Casimir, aujourd'hui roi de Pologne, tous les princes et les plus grands soigneurs du royaume lui demandaient sa main. Il espère donc que Turenne sera touché sensiblement de la faute de son frère et que rien ne le détachera des intérêts du gouvernement de la reine. Herwarth est chargé de faire un fonds qui permette de donner quelque satisfaction aux officiers de l'armée, et recommandation est faite au maréchal de ménager le plus qu'il lui sera possible et dans la quantité et dans le temps des payements et de ne payer que les vieux officiers et cavaliers de l'armée weimarienne.

Le 28, Mazarin chargeait Ruvigny, parent et ami du maréchal, de lui porter la nomination de gouverneur d'Alsace, avec l'assurance positive que l'affaire de Sedan serait bientôt réglée a son avantage et à celui de son frère. Le même jour, Anne d'Autriche, par un billet affectueux, confirmait les assurances de son ministre[3].

A ne lire que ces lettres, on serait tenté d'accuser Turenne d'une ingratitude qui n'a d'égale que l'ambition du duc de Bouillon. Heureusement pour sa mémoire que nous avons d'autres documents qui prouvent bien le peu de fonds qu'il pouvait faire sur la cour, le peu de confiance que pouvait lui inspirer le cardinal, les dispositions défavorables à l'égard de sa maison que l'on dissimulait mal sous des louanges hyperboliques. D'abord, dans le mois male où on lui dépêchait Millet de Jeurs, Herwarth, Ruvigny, Mazarin écrivait aux chefs des corps weimariens pour les attacher à la cause royale, et, tout en protestant de sa ferme confiance dans la fidélité de Turenne et en déclarant qu'il en avait répondu à la reine, il ajoutait : En cas que les artifices dont M. son frère pourra user prévalussent, je suis assuré que non seulement vous n'adhérerez point à ce qu'il voudroit entreprendre contre le service du roi, mais que vous vous y opposerez de tout votre pouvoir. Peut-on supposer que ces communications faites à plusieurs colonels de l'armée weimarienne aient échappé à Turenne ? C'est d'autant moins vraisemblable que quelques-uns lui restèrent attachés même après la défection des autres. D'autre part, le 16 janvier, le roi écrivait de Saint-Germain à d'Erlach pour l'inviter à se concerter avec Herwarth et Millet, faire arrêter Turenne, prendre le commandement de l'armée et il lui adressait un ordre pour faire recognoistre ledict sieur d'Erlach par les troupes de l'armée d'Allemagne. Quand même Turenne n'aurait pas connu ces dernières dépêches, il est certain qu'il était fixé alors sur la sincérité des sentiments que Mazarin lui exprimait ou lui faisait exprimer. J'en trouve la preuve dans trois lettres adressées par lui le 29 janvier au cardinal, à la reine, au grand Condé, ainsi que dans une dépêche adressée à Turenne par Herwarth le 20 février. Il dit à Mazarin : V. E. scait bien que ce n'est plus un temps on je puisse parler de mes intérêts particuliers. Il ne m'est plus aussi de bonne grâce de rien dire des choses passées. A la reine : Je ne doute pas, Madame, que M. le cardinal Mazarin n'ait dit à V. M. les choses dont je lui ai écrit et fait parler depuis quelque temps. Je suis bien malheureux que les avantages ne me viennent que dans le temps que je ne peux pas les recevoir, qui est celui que mon frère est hors des borines grâces de V. M., dont j'ai un déplaisir extrême. La lettre à Condé mérite d'être intégralement reproduite :

Monseigneur, j'ai reçu deux lettres qu'il vous a plu me faire l'honneur de m'écrire. Vous pouvez aisément juger combien j'ai été surpris de tous ces changements ici ; je vous donne ma parole que je n'ai nul engagement qui soit contraire à la fidélité que je dois au service du roi, ni aux intérêts de la reine.

Je vous dirai franchement que je n'ai pas sujet d'être satisfait de M. le cardinal Mazarin. Il y a fort longtemps que je le lui témoigne par tolites mes lettres, et aussi ouvertement qu'il se peut : voulant voir une fin à cela, et n'aimant pas trop à changer sans beaucoup de raisons, j'eusse extrêmement souhaité, suivant que je m'étois donné l'honneur de vous l'écrire, d'avoir celui de vous voir. Je mande à la reine que je suis si malheureux, que tontes les grâces que je reçois sont dans lé temps que je ne peux pas les accepter, et qu'il tue faut la prier de pardonner à mon frère les choses qui lui pourroient déplaire. Vous savez bien, Monseigneur, qu'avec le déplaisir de ce qu'a fait mon frère, je ne laisse pas d'être fort attaché aux intérêts de notre maison. Je ne saurois m'empêcher de redire le déplaisir que j'ai de n'avoir pas eu l'honneur de vous voir ; car je suis assuré que vous connaissez mon cœur pour les choses qui vous touchent.

Ainsi, le 29 janvier, Turenne n'avait encore aucun engagement avec les Frondeurs ; le sentiment qui le domine, c'est à la fois un profond mécontentement contre Mazarin, et un vif déplaisir de voir son frère précipité dans une insurrection par le soin des intérêts de sa maison. On sent que ces intérêts le touchent fortement, et qu'il est décidé à ne pas les sacrifier pour ses avantages personnels. Il le redisait à Condé le 14 février : de recevoir des grades dans toutes ces confusions il sembleroit voudroit profiter du malheur des autres. Herwarth lui-même, le confident de Mazarin, l'agent secret de ses menées souterraines contre Turenne, était. forcé de reconnaître la légitimité de ses griefs : Je voudrois, lui écrivait-il le 20 février, qu'il fût aussi bien en mon pouvoir de rétablir entre V. A. et monseigneur le cardinal une véritable amitié : je verserois pour cela mon sang jusqu'à l'agonie : il est vrai que V. A. a quelque sujet de se plaindre de l'inexécution des choses qu'on lui avoit promis de faire pour sa maison et pour sa personne, gui sont au-dessous de ce qu'elle peut légitimement prétendre ; mais je puis bien l'assurer que S. E. a toujours eu dessein de les faire accomplir[4].

Voilà l'explication de la défection de Turenne ; découragé par les atermoiements calculés de Mazarin, il céda à l'ascendant de son frère, vrai représentant de l'ancienne France féodale ; il subit l'influence de ces vieilles mœurs du moyen âge, qui plaçaient au rang des premiers devoirs l'obéissance au chef de sa maison, subordonnaient l'amour de la patrie à l'orgueil de la race, et sous cette influence, il se rendit coupable d'un crime qu'on appelait alors simplement unie infidélité, mais qu'il faut qualifier de rébellion, En écrivant ces lignes, je ne tente pas une apologie, mais je cherche l'explication d'un acte sur lequel Turenne ne s'est jamais exprimé nettement. Ce qui reste certain c'est qu'au moment de sa défection, les siens n'avaient pas encore reçu les larges compensations qu'on leur avait fait espérer. Il dut lui en conter beaucoup de les suivre dans leur révolte, car sa correspondance et ses Mémoires nous révèlent presque à chaque ligne l'agitation de cette âme héroïque, si sévère jusqu'à ce jour dans l'accomplissement du devoir, et si malheureuse quand elle se trouve placée entre son frère et son roi. Turenne lutta jusqu'à la dernière heure, et quand il écrivit plus tard l'histoire de cette période regrettable de sa vie, il essaya de justifier sa conduite en déclarant qu'il ne pouvait soutenir un ministère qui faisait sortir le roi hors Paris et disposait l'armée autour de cette ville avec dessein de l'affamer. Quelles qu'aient été les fautes de l'administration de Mazarin à cette époque, elles peuvent expliquer la conduite de Turenne ; elles ne la justifieront jamais. Il va nous apprendre lui-même ce qu'il en coule de faillir à son devoir, de même qu'il nous apprendra un jour comment en peut réparer une grande faute[5].

Le 20 février, Turenne n'avait pas encore pris ouvertement parti contre la cour, puisque Herwarth lui écrivait de Brisach ce jour même : Les bruits qui ont couru que Votre Altesse veut passer le filin ne me donnent pas moins d'inquiétude, pour l'intérêt que je prends en ce qui la touche. Le 28, sa défection était un fait accompli, ainsi que nous l'apprend une lettre adressée à cette date à Mazarin par Fabert, qui connaissait le caractère réservé du maréchal et fut tout surpris de le voir rallié à la cause des Frondeurs. C'est donc entre ces deux dates que se place le manifeste qu'il adressa à ses troupes avant de franchir le Rhin, et dont voici les traits principaux : Les services que cette armée a rendus sont assez connus de chacun ; les Français y étaient obligés par leur devoir ; mais les Allemands, qui avant fait une capitulation, ne s'étaient point engagés au service de Sa Majesté qu'à la condition qu'elle leur serait tenue, ont néanmoins voulu, sans avoir égard à l'argent, travailler à obtenir une paix qui est aussi glorieuse qu'ardemment souhaitée. Or, d'après les remontrances des parlements, à l'époque même de la conclusion de cette paix, on a tiré de France de cent à cent vingt millions et il n'en a presque rien été employé à la solde de l'armée ni à la récompense des blessés. On accuse le cardinal Mazarin d'en avoir fait transporter une partie e Italie, et plutôt que vouloir rendre des comptes, il a emmené le roi à deux heures après minuit, hors de Paris, lieu de sa résidence, ce qui est contre les coutumes di royaume. Beaucoup de princes du sang et autres, les officiers de la couronne, le Parlement se sont mis d'accord pour supplier la reine de ne plus laisser gouverner le royaume par un simple particulier au préjudice de tant de gens de qualité, et Turenne a cru devoir faire connaître aux régiments cette situation. Il a l'intention, d'accord avec le Parlement, de conduire l'armée en Champagne, et de conjurer le roi de rentrer dans Paris, voulant simplement obtenir que les finances soient mieux administrées, que le cardinal rende ses comptes, que les régiments allemands soient intégralement payés et les Français reçoivent une récompense raisonnable. Il proteste devant Dieu que dans cette manifestation il n'a pas d'autre intérêt que la tranquillité de la France et la satisfaction de l'armée. Sans l'habileté de Mazarin, ce pronunciamento aurait pu avoir les conséquences les plus périlleuses pour la cour. L'armée du Rhin avait pour son chef une vénération extraordinaire, due autant à son désintéressement et à sa manière de vivre avec les troupes qu'à ses talents militaires et ses victoires. La plupart des officiers lui étaient redevables de leur avancement et n'avaient de rapport avec le gouvernement que par son entremise. Ils devaient haïr ce ministre qu'on accusait de s'enrichir aux dépens de l'État, pendant que les troupes ne recevaient pas de solde et que Turenne avait été obligé d'avancer trois cent mille livres pour elles pendant la guerre d'Allemagne. Ses Mémoires nous apprennent que tous les régiments sons ses ordres avaient promis, sauf deux on trois, de le suivre partout où il les conduirait. C'était une force immense pour Paris insurgé. La nouvelle de sa prochaine arrivée, répandue dans le Parlement, puis dans toute la capitale, et même Saint-Germain, provoqua une explosion de joie dans le parti des Frondeurs et mit celui de Mazarin dans la consternation. La cour chercha à s'accommoder avec les Frondeurs et elle promit à Retz des abbayes, le payement de ses dettes, le chapeau de cardinal ; en même temps elle prenait des dispositions contre Turenne : un arrêt du conseil le déclarait criminel de lèse-majesté, et enjoignait aux gouverneurs et habitants des places par lesquelles il passerait de ne pas le recevoir ni le reconnaitre. Il fut répondu à cet arrêt du conseil par un arrêt du Parlement, donné, toutes les Chambres assemblées, le 8 mars 1649, pour autoriser l'entrée du maréchal en France : le Parlement frappait de nullité la déclaration royale, maintenait le maréchal dans sa fortune et ses biens, donnait ordre de le laisser passer lui et ses troupes, et lui permettait de lever pour leur subsistance, sur les contributions des localités qu'il traverserait, les sommes dont il aurait besoin jusqu'à concurrence de trois cent mille livres[6].

Cet arrêt n'était qu'une manœuvre pour tromper le peuple et maintenir l'agitation, en faisant croire à l'arrivée prochaine de Turenne. Malgré le dire de Retz, qui prétend que le 5 mars Mlle de Bouillon reçut un courrier de Turenne annonçant que ce général s'avançait avec son armée, une lettre de Lionne à Servien, en date du 6 mars, nous apprend qu'a cette époque Turenne avait été abandonné de son année et qu'il s'était retiré à Heilbronn avec la seule compagnie de ses gardes. Qui était l'auteur de cet abandon ? Qui avait pu détacher de leur chef ces troupes. la veille encore si dévouées et toutes disposées à le suivre au dire de Mme de Motteville ? L'habileté du négociateur de Mazarin, Barthélemy Herwarth. Tout en négociant avec Turenne, le cardinal, nous l'avons déjà vu, avait pris ses précautions contre lui. Le 9 février, il avait dépêché à l'armée d'Allemagne son fidèle Herwarth, avec les instructions les plus larges ; il était particulièrement informé des intentions de Sa Majesté et avait plein pouvoir ; il portait des lettres en blanc pour s'en servir suivant l'occasion ; il devait s'efforcer de retenir au service les officiers qui voudraient demeurer, et il était libre de faire des gratifications aux chefs ut officiers les plus accrédités, d'assurer des pensions de deux à trois mille livres par an, et nième de licencier des régiments, s'il y avait lieu. Sa mission eut un plein succès. Il sut répandre à propos huit cent mille livres parmi les officiers et les soldats auxquels l'État devait un arriéré de solde ; et ce fut un argument décisif pour ces mercenaires, ils apprirent à Turenne, en l'abandonnait, qu'on n'est le maitre qu'avec de l'argent. D'Erlach eut aussi un rôle important dans cette année, d'après la dépêche dans laquelle Herwarth rend compte à Servien du succès de sa mission. D'Erlach a écrit à plusieurs des principaux officiers allemands et français pour leur faire connaître que Turenne les abusait, et que, s'ils marchaient, c'était contre le roi, leur devoir et leur serment. De plus d'Erlach avait pris ses dispositions pour couper le chemin à Turenne, pour le fatiguer et lui enlever tous les vivres et le fourrage partout où il passerait, et enfin pour opérer sa jonction avec quelques garnisons de Champagne et de Lorraine, recevoir des renforts de Condé, et se mettre ainsi en état de faire tête à Turenne et de le combattre, s'il en était besoin. Turenne dans ses Mémoires a soin de ne pas omettre le rôle de d'Erlach. La cour envoya des ordres exprès à tous les officiers de ne plus reconnoître M. de Turenne, fit tenir trois cent mille écus sur le Rhin, et promit de payer les quatre ou cinq montres dues, ce qi, avec la sollicitation de M. d'Erlach, ébranla six régiments allemands, qui allèrent pendant toute la nuit le joindre à Brisach ; trois régiments d'infanterie se mirent sous Philipsbourg. Il ne resta avec M. de Turenne que la moitié de, l'armée et encore fort ébranlée, excepté cinq ou six régiments. Quel parti prit-il alors ? Voyant qu'il ne pouvait plus marcher pour exécuter les desseins qu'il s'était proposés, et ne voulant pas revenir au parti de la cour, il donna ordre à quelques officiers généraux demeurés auprès de lui de rejoindre d'Erlach avec le reste des troupes, et il se retira avec quinze ou vingt de ses amis à Heilbronn, du là et Hollande, où il attendit. la fin de la guerre civile. Quant à Barthélemy Herwarth, qui venait de le désarmer si heureusement, une déclaration de Mazarin, faite à Saint-Germain devant toute la cour, fut sa plus précieuse récompense : M. d'Herwarth a sauvé la France et conservé au roi sa couronne ; ce service ne doit jamais être oublié ; le roi en rendra la mémoire immortelle par les marques d'honneur et de reconnoissance qu'il mettra en sa personne et en sa famile. Ce que Mazarin n'a pas dit, et ce que l'histoire doit rappeler, c'est une largesse patriotique qui honore hautement Condé. Herwarth consentit bien à faire l'avance de la solde nécessaire pour retenir l'armée, mais à la condition qu'on lui remettrait un gage. Condé donna ses pierreries. A défaut de tout autre témoignage, l'explosion de gratitude de Mazarin suffirait à attester le danger que Turenne avait fait courir à la cour. Aussi quel découragement et quel désespoir à Paris pendant que tout est à la joie à Saint-Germain ! On en jugera par une scène que le cardinal de Retz a racontée ; il se trouvait dans le cabinet de la duchesse de bouillon, quand un messager entra. Cet émissaire prit à part la duchesse et lui glissa quelques mots à l'oreille ; aussitôt Mme de Bouillon fondit en larmes, et se tournant vers le coadjuteur : Hélas ! tous sommes perdus, lui dit-elle ; M. de Turenne est abandonné. Perdus, c'était bien le mot de la situation. Tout manquait aux Frondeurs. En effet, dis que les présidents MM. Molé et de Mesures avaient appris que Turenne s'était révolté, que les généraux de la Fronde négociaient et traitaient avec l'Espagne, ils avaient compris que ces deux événements mettaient en péril la monarchie, compromettaient l'ordre, la paix, l'indépendance du Parlement, qui serait désormais soumis aux grands, et ils avaient pris la patriotique et périlleuse résolution de terminer brusquement par un accord, quel qu'il fia, les conférences ouvertes entre le Parlement et la cour, plutôt que de laisser s'accomplir la perte du royaume. La paix avait été conclue à Rueil le 11 mars, et Molé avait consenti à la signer avec Mazarin. Le mécontentement fut général à Paris ; mais Molé résista avec une fermeté inébranlable aux violences populaires, démasqua et confondit en plein Parlement Conti et les autres généraux de la Fronde, et le 15, après une longue et vive discussion avec le duc de Bouillon, il fit accepter par le Parlement le traité de Rueil moins trois articles, et les généraux remirent dans ses mains la note de leurs prétentions. Le premier président, découragé par leurs exigences et leur alliance avec l'étranger, se crut affranchi par leur odieuse conduite de toute obligation à leur égard, et il cessa de négocier leurs intérêts à Saint-Germain. Ainsi Turenne et le Parlement leur faisaient défaut ; Gondi se confinait à l'archevêché ; il ne leur restait plus que la populace. Quelques jours après, l'accord était parfait entre la cour et le Parlement ; la paix était criée et publiée dans Paris sans provoquer autre chose que d'insignifiantes émeutes et de stériles clameurs dans la Chambre des enquêtes. La paix n'ayant stipulé pour les généraux que l'amnistie et quelques promesses sans garanties, qu'allaient-ils devenir[7] ?

Turenne, qui avait reçu de son armée une leçon si juste et si opportune, n'aurait pas tardé, selon Mme de Motteville, à se repentir de sa révolte : il attrait écrit au prince de Condé pour demander pardon de sa faute, dont il se sentait honteux et humilié : il le priait de lui continuer sa protection, et il faisait amende honorable auprès de Mazarin, réclamant de lui sa grâce et l'absolution de son péché. Nous n'avons pu retrouver la correspondance dont parle Mme de Motteville : ce qui est certain, c'est qu'aussitôt qu'il eut appris que le traité de Bueil était fait, il s'embarqua eu Zélande, aborda à Dieppe, el de là vint en poste à Paris. Il se rendit à la cour deux jours après son arrivée, y fut assez bien reçu, et commença d'entrer en liaison intime avec le prince de Condé, qui avait refusé le commandement de l'année de Flandre, humiliait Mazarin de ses hauteurs et de ses caprices, et fatiguait la régente de ses intolérables exigences. Turenne passa l'été tantôt à Paris, tantôt à Compiègne où se tenait la cour, et il se plaît à reconnaître qu'il reçut du cardinal beaucoup de civilités, et qu'il put même s'expliquer avec lui sur tout le passé, sans cependant contracter aucun engageaient d'amitié. Le ministre ne voulant pas donner de soupçon à M. le prince ne parlait point clairement à Turenne, et celui-ci voyant la réserve du cardinal à son égard penchait du côté de M. le prince.

Un incident militaire faillit rendre à Turenne son commandement. Les officiers des troupes allemandes, s'appuyant sur le traité de Rueil, en vertu duquel chacun devait rentrer dans ses charges et dignités, adressèrent une requête au roi pour le prier de remettre le maréchal à leur tête. Leurs députés devaient en male temps réclamer l'arriéré de leur solde. Ces deux demandes ne furent suivies d'aucun effet ; le trésor était toujours vide ; Turenne se plaignait qu'on eût rendu la liberté à Rosen, qui avait été le principal auteur de la révolte des Weimariens, et il ne put s'entendre sur ce point avec Mazarin qui, sachant que le maréchal n'était pas séparé de Condé, le tenait à l'index. D'autre part, il ne voulait pas rompre avec ses amis d'Allemagne, qui attaquaient d'Erlach si puissamment soutenu par le cardinal, 'et celui-ci écrivait à Condé, le 14 juin 1649, une lettre qui prouve qu'on était loin de la réconciliation sincère : M. le maréchal de Turenne a été ici : il a tout sujet de se louer de la façon dont il a été traité, mais il est bien malaisé d'avoir l'esprit content, se voyant déchu d'un poste tel que celui qu'il avoir. Il m'a parlé aux ternies que vous me marquez touchant les amis qu'il a dans l'armée. Je lui ai dit là-dessus que, pour conserver ses amis, il faisoit fort bien : que pour n'aimer pas M. d'Erlach, cela étoit libre ; mais que ses amis lissent des intrigues contre ledit sieur d'Erlach, préjudiciables au service, que Sa Majesté ne le soulfriroit jamais.

Quoique Mazarin ne parût guère disposé à donner un commandement à Turenne, il ne rétablit pas moins en cette année, conformément à la paix de Rueil, la maison de Bouillon dans ses honneurs et prérogatives. Par deux brevets, dont le premier est du mois d'avril, et le second du 36 octobre 1640, le roi déclara que sa volonté et intention étoient que les sieurs de Bouillon et de Turenne et leurs descendants jouissent du rang et préséance appartenant à leur maison, à cause du duché de Bouillon et des principautés souveraines de Sedan et de Raucourt, et fussent traités tout ainsi que les autres princes issus de maisons souveraines, habitués en ce royaumes[8].

Malgré les solennelles concessions stipulées dans ces deux brevets, il est certain que Turenne et Bouillon restaient dans le parti des mécontents. Le prince de Condé, étant revenu de Bourgogne à Paris, peu après le retour de la cour (18 août), se brouilla ouvertement avec le cardinal, et ce fut une occasion pour Turenne de manifester ses sympathies ; il se rendit chez M. le prince, et fit par là une déclaration ouverte d'être de ses amis, ce qui ne pouvait manquer d'être grave a une époque où Condé se brouillait et se réconciliait deux fois en deux mois avec Mazarin. Il se compromit si bien que, dans une entrevue entre Mazarin, Gondi et la reine, le 14 janvier 1650, il fut convenu que Condé, Conti, Longueville, seraient arrêtés au Palais-Royal, et que des ordres seraient donnés eu même temps pour se saisir des ducs de Bouillon, de la Rochefoucauld et du vicomte de Turenne ; le 18, les trois princes étant venus au Palais-Royal pour siéger au conseil furent arrêtés par Cuitant, capitaine des gardes de la reine, et conduits à Vincennes : mais leurs amis et leurs partisans réussirent pour la plupart à s'échapper. La Moussaie se retira à Stenay, où la duchesse de Longueville ne devait pas tarder à se rendre : le duc de Bouillon se réfugia dans sa principauté de Turenne, où il devint bientôt l'un des principaux chefs de la guerre civile. Turenne partit la nuit avec quatre gentilshommes, et n'ayant pas d'argent, il emprunta six cents pistoles à M. de Varennes, qui l'accompagna à Stenay. La fuite de Turenne déjouait une partie, du plan de Mazarin ; sachant très bien que le maréchal n'allait plus chez le prince depuis quelques jours, qu'il n'était plus tenu au courant de ses projets. il comptait qu'il n'embrasserait pas si promptement sa défense, et qu'il pourrait s'appuyer sur lui dans sa lutte contre la puissante famille de Condé. C'est évidemment cette pensée qui explique les avances faites à ce moment par la cour à Turenne : le cardinal lui adressait de temps en temps de grands compliments ; il lui promettait qu'il irait commander, s'il le voulait, la prochaine campagne, l'armée de Flandre, et aussitôt après l'arrestation des princes, il lui envoya Ruvigny pour l'assurer qu'il n'avait rien à craindre et lui promettre les meilleurs traitements. Trois ou quatre jours après son arrivée à Stenay, il reçut un nouveau message de la cour qui le conviait à revenir, et lui renouvelait ses brillantes promesses ; mais il était déterminé à ne pas abandonner le prince dans son malheur et à ne pas entrer en négociation tant que durerait sa captivité. Il renvoya donc Paris sans vouloir rien écouter, et résolut de prendre tous les moyens possibles pour obliger la cour à relâcher Condé, ainsi que pour lui faire appréhender les malheurs que pourrait causer la prolongation de la captivité du prince.

La cause du prince, abandonnée par le peuple et par les magistrats, fut embrassée avec chaleur par la noblesse, et c'est ici que commence cette jeune Fronde, époque où les femmes jouent leur plus grand rôle. Mme de Chevreuse, qui n'avait pas peu contribué à la décision hardie prise par Anne d'Autriche contre les princes, devient un personnage si considérable que Mazarin dit qu'il tient à conserver l'honneur de son amitié, ses bonnes grâces, s'efforçant de les mériter de plus en plus par toutes sortes de services. C'est une pluie de faveurs autour d'elle ! Ses nombreux favoris obtiennent les pensions, les gouvernements, les charges les plus éminentes. Les deux princesses de Condé se montrent aussi courageuses et entreprenantes que la duchesse de Chevreuse est exigeante et impérieuse : trompant habilement un envoyé de Mazarin, le sieur du Vouldy, qui, muni d'une lettre de cachet, avait ordre de les conduire dans le Berry par une route détournée et de les y surveiller, elles se sauvent de Chantilly pendant la nuit, courent au château de Montrond, puis au château de Turenne, animant les populations, recevant partout l'hospitalité somptueuse du moyen âge, avec ses tables servies nuit et jour, avec l'enchantement perpétuel de ses fêtes. La duchesse de Longueville, dit Retz, commence ses romanesques équipées, grâce auxquelles d'héroïne d'un grand parti, elle en devint l'aventurière. Le lendemain de l'arrestation des princes, elle part avec Marsillac pour soulever la Normandie ; mais ni Rouen, ni le Havre ne lui ouvrent leurs portes. Elle est reçue quelques jours au château de Dieppe, dont le gouverneur Montigny était tout dévoué au duc de Longueville ; mais les Dieppois refusent de céder à ses sollicitations, et envoient à la reine une députation pour protester de leur fidélité. Elle est bientôt cernée dans le château ; contrainte de le quitter subitement, elle erre à cheval pendant la nuit sur la côte, et arrivée au hameau de Bounine, elle croit qu'elle va pouvoir s'embarquer et échapper à ses ennemis ; mais la marée était forte. le vent violent, les matelots qui l'avaient prise sur leurs bras pour la porter à une chaloupe la laissent tomber à la mer. Sauvée à grand'peine, elle gagne la Hollande à bord d'un navire anglais, et de là se rend à Stenay, où Turenne se trouvait depuis un mois.

Si l'on en croit les mémoires du temps, il l'attendait avec une impatience qu'on ne saurait attribuer tout entière aux intérêts de la politique. Il est certain qu'il lui montra un vif et tendre, attachement. et qu'elle ne cessa de ménager ces sentiments avec tout l'art dont elle était capable ; mais il est certain aussi qu'elle abusa de sa confiante simplicité, qu'elle lui fut cruelle au point de rire de sa passion avec la Moussaie, et qu'elle aurait pu le détourner du parti des princes, si des raisons supérieures ne l'y avaient retenu, notamment les ressentiments contre Mazarin, et son ancienne amitié pour le vainqueur de Rocroi. Leur correspondance ne laisse aucun doute à cet égard, et si elle nous permet d'apprendre de chacun d'eux toute l'estime que méritait l'autre, elle atteste aussi qu'à ce moment Turenne avait une respectueuse déférence pour Condé, et que Condé était autorisé, par une expérience déjà longue à compter sur l'amitié et le dévouement de Turenne. Il est triste d'avoir à dire que Turenne à Stenav, lui en donna des preuves qui auraient pu tourner à l'abaissement de la France, sans l'infatigable activité de Mazarin[9]. A peine installé dans cette forteresse de Condé, il fit de nouvelles tentatives pour reprendre son ascendant et son autorité sur l'armée allemande qu'Herwarth avait réussi à détacher de lui l'année précédente. Il s'intitulait lieutenant général pour la délivrance des princes, et il travaillait à ramasser des troupes, écrivant à tous les gouverneurs qu'il croyait mécontents de la cour ou qu'il croyait ses amis, envoyant des émissaires dans les camps où étaient cantonnées des troupes qui avaient servi sous lui en Allemagne. Herwarth arriva à temps pour déjouer toutes ces tentatives : envoyé sur le Rhin, le 28 janvier, il parvint à faire signer aux officiers des troupes auxiliaires un nouveau traité, et comme le régiment qui portait le nom de Turenne excitait surtout les méfiances de la cour, il fut débaptisé et on lui donna le nom de régiment de la reine. Herwarth revint vers la fin de mars et rejoignit à Saint-Jean-de-Losne Mazarin, qui fut enchanté de la manière dont il avait réformé des régiments et les officiers suspects en chaque corps.

Cependant tout n'était pas fini, et un ordre au sieur Herwarth, s'en retournant en l'armée d'Allemagne, ordre daté du 25 avril 1650, nous apprend que cet agent dut regagner le Rhin en toute bitte pour compléter sa mission et traiter encore une fois avec les chefs et officiers pour le payement de leurs montres. Il réussit définitivement à écarter le danger qui menaçait l'État de ce côté, et Turenne dut chercher ailleurs des renforts. Il s'adressa à l'Espagne, et, après plusieurs conférences qu'il eut avec le gouverneur de Montmédy et le comte de Fuensaldague, un traité fut conclu le 10 avril entre la cour d'Espagne d'une part, Turenne et Mme de Longueville d'autre part. Ceux-ci s'engageaient à ne point déposer les armes que le prince ne fût hors de prison, et qu'on n'eût offert une paix juste et raisonnable à l'Espagne. Le roi d'Espagne fournissait deux cent mille écus pour la levée des troupes, trois cent mille pour leur entretien, et soixante mille par an pour être partagés entre Turenne, la duchesse de Longueville et leurs principaux adhérents ; de plus, il mettrait sous les ordres du maréchal cinq mille Espagnols, dont trois mille de cavalerie, et fournirait les garnisons des places fortes de la frontière qu'on prendrait ; mais les garnisons des places prises dans l'intérieur du royaume seraient fournies par l'armée du maréchal de Turenne. En conséquence de ce traité, on se prépara pour la campagne. Il n'y a ici aucune excuse à faire valoir en laveur de Turenne. Après la paix de Rueil, il pouvait à la rigueur prendre une seconde fois parti contre la cour, puisqu'il n'avait pas de commandement, et que c'était comme particulier qu'il se rangeait du côté des princes opprimés ; mais en traitant avec les ennemis de la France, en se mettant à la tête des années espagnoles pour les aider à prendre les places frontières, il a commis un crime réprouvé par les principes fondamentaux de la morale et de l'honneur. Rien ne peut excuser un général d'armée de trahir sa patrie et d'en livrer les forteresses aux nations étrangères[10].

Que faisait-ou à la cour pendant que les Frondeurs s'armaient du côté des Pays-Bas ? Suivant un mot fort juste de Lionne, Mazarin faisait des miracles pour surmonter des difficultés qu'on pouvait croire insurmontables ; il travaillait à pacifier le royaume après avoir pacifié Paris, parcourant successivement les provinces qui lui donnaient le plus d'inquiétude, telles que la Normandie, la Bourgogne et la Guyenne, triomphant partout des rebelles, soit au moyen d'habiles négociations, soit par la force des armes. Il consacra toute l'année 1650 à cette œuvre de pacification, soumettant la Normandie du 1er au 21 février, la Bourgogne du 5 mars au 25 avril, la Guyenne du 9 juillet au 15 octobre. En même temps, il surveillait Turenne et ses alliés au Nord, et par d'habiles mouvements de troupes il parvenait à les contenir en attendant qu'il pût les vaincre. Au retour de l'expédition de Bourgogne, le 3 mai 1650, la reine soumettait à l'enregistrement du Parlement des lettres patentes par lesquelles la duchesse de Longueville, le Vicomte de Turenne, les ducs de la Rochefoucauld et de Bouillon étaient déclarés perturbateurs du repos public, rebelles, ennemis de l'Etat et criminels de lèse-majesté au premier chef. Ces lettres furent enregistrées sans contestation, car les faits relatifs à la rébellion des dues de la Rochefoucauld et de Bouillon étaient notoires, et en ce moment même le vicomte de Turenne entrait en campagne.

Après le traité du 10 avril, les Espagnols voulaient fondre sur la Picardie, tandis que le maréchal, à la tête de ses troupes, aurait occupé la Champagne et tenu en échec les forces que la France pouvait leur opposer. Couverts ainsi par Turenne. ils n'auraient point craint d'être inquiétés dans leurs conquêtes, et dans peu de temps ils auraient recueilli les fruits de leur insidieuse et avare générosité. Mais Turenne conserva de la vertu jusque dans ses égarements : il ne voulait point consommer la ruine de sa patrie, et perçant à jour le projet des Espagnols il s'y opposa avec fermeté. Il soutint invariablement que le but de l'alliance étant la liberté des princes, pour procurer par contrecoup la paix générale, c'était vers ce seul but que devaient tendre les opérations, qu'il fallait s'efforcer de pénétrer jusqu'aux portes de Vincennes, et par conséquent réunir tontes les forces si l'on voulait y arriver promptement et sûrement.

Son sentiment l'emporta et il fut arrêté que les troupes de l'archiduc et du maréchal combineraient leurs efforts, et attaqueraient les villes de l'intérieur pour faire diversion à l'expédition de Guyenne on pour animer les amis du prince qui étaient dispersés dans les provinces. La jonction des troupes opérées, on enleva le Catelet après trois jours de siège, et l'on investit Guise qui ne put être prise, les pluies et la faim ayant obligé les assiégeants de se retirer. Du Plessis-Praslin, à la tête d'une armée réunie à la Fère, avait si bien manœuvré sur les derrières de l'ennemi. qu'il avait intercepté tous ses convois. Mazarin avait eu une part considérable dans ce succès, car il s'était rendu successivement à la Fère et à Saint-Quentin pour stimuler le zèle des généraux et des soldats et au moment où il se décidait à entreprendre le voyage de Guyenne, il prenait ses dispositions pour découvrir les projets de Turenne et les déconcerter. Dès le 17 juillet 1650, il écrivait à Michel le Tellier : J'ai un certain pressentiment assez bien fondé que M. de Turenne se voyant descheu de crédit avec les Espagnols, couve quelque dessein impur-tant qui le mette et son parti en plus de réputation, ce pourroit bien entre de passer en Berri avec un corps de cavalerie pour se joindre à M. de Persan et faire la guerre en ce pays-là à la faveur de Moron, ou peut estre passer en Guienne, selon qu'il apprendroit que les affaires y vont. C'est pourquoy il sera bon à mois advis que S. A. R. donne ses ordres pour faire prendre garde aux passages de la rivière, de Loyre, et demander à M. de Saint-André Montbrun de s'entendre avec le comte de Saint-Agnan, à qui d'ailleurs j'estimerois qu'il faudroit escrire de se renforcer le plus qu'il pourra de cavallerie et d'infanterie et luy en donner les moyens. S. A. R. jugera, je m'asseure, que cecy est de la dernière importance, et par conséquent aura bien agréable d'en parler fortement à M. le Surintendant. M. de Turenne pourroit bien avoir encore un plus grand dessein qui seroit celui du bois de Vincennes, lequel comprend tous les autres, estant certain qu'aucun autre n'approche du mal qu'il feroit à l'État, s'il luy réussissoit d'ouvrir les portes de la prison de M. le Prince. J'ai mesure quelques advis qu'il a ceste pensée, qu'il fonde ses espérances d'eu pouvoir venir à bout, en partie sur les forces avec lesquelles il s'advanceroit, et en partie sur les assistances qu'il recevuoit des amis de M. le Prince qui sont dans Paris, comme M. de Nemours, principallement, et Champlastreux, et mesure il pourroit donner rendez-vous à ce qu'ils ont de force en Berri.

En prévision de cette double éventualité. Mazarin pense qu'il y a deux choses à faire publier en toute occasion que le plus grand malheur qui pourrait arriver à M. le Prince serait que ses serviteurs et amis fissent la moindre tentative ou démarche pour le délivrer : si l'on avait le moindre sujet de craindre quelque chose de semblable, il faudrait ne pas se laisser surprendre, mais prévenir le coup et faire transporter les princes au Havre ; l'escorte serait composée du régiment de cavalerie de Mazarin, qu'on ramènerait de l'armée sous prétexte de le faire passer en Guyenne, de cinquante gardes de Son Altesse royale et de l'infanterie qui est au bois de Vincennes. On avertirait le comte d'Harcourt de venir à leur rencontre. Enfin, si Turenne se détachait de l'archiduc, pour pénétrer sur quelque point que ce soit du royaume, le maréchal du Plessis-Praslin détacherait aussitôt un corps proportionné à celui du maréchal pour le suivre et s'opposer à ce qu'il voudrait entreprendre. Ces instructions données, Mazarin confia la défense de l'Aisne, de la Somme, de la route de Vincennes à du Plessis-Praslin, d'Hocquincourt et Villequier d'Aumont. et il partit pour la Guyenne, comptant que los Espagnols ne se décideraient pas à favoriser le plan de Turenne, et qu'ils préféreraient prendre quelques places, qu'on leur enlèverait facilement une fois que le Midi serait pacifié[11]. Les choses se passèrent à peu près comme il l'avait prévu. L'archiduc reprit l'offensive, le 24 juillet, par l'investissement de la Capelle, dont il s'empara le 5 août. Il prit également Vervins et Marie, pendant que Turenne enlevait Rethel et Château-Porcien. Celui-ci dérobant sa marche à du Plessis-Praslin, opéra sa jonction avec l'archiduc le 15 août, pour l'entrainer vers Paris. Le marquis d'Hocquincourt voulut leur barrer le chemin et se retrancha à Fismes, sur la Vesle ; mais surpris et forcé dans son camp, il perdit une partie de sa cavalerie, et fut poursuivi par le comte de Boutteville jusqu'aux portes de Soissons, pendant que Turenne, pénétrant par les plaines du Valois, entre la Marne, l'Aisne et l'Oise, se dirigeait sur Vincennes. La confusion rut alors à sou comble dans Paris. Les paysans des environs s'y précipitaient en foule ; l'archiduc faisait répandre partout le bruit qu'il ne faisait la guerre que pour obtenir la paix ; il écrivait au duc d'Orléans pour lui proposer d'ouvrir les négociations, et le messager porteur de cette dépêche était accueilli aux cris de : Vivent les princes ! Vive M. de Turenne. Les ministres comprirent vire le danger qu'il y aurait à laisser délivrer les princes, et ils délibérèrent sur le parti qu'on devait prendre à leur égard. Le Tellier, interprète de Mazarin, était d'avis qu'on les conduisit au Havre, où ils n'auraient dépendu que du ministre ; le coadjuteur et Beaufort insistaient pour la Bastille, et dans ce cas les Frondeurs seraient demeurés arbitres du sort des prisonniers. Après de vifs débats, Châteauneuf proposa Marcoussis, château du comte d'Entragues, qu'on ne pouvait aborder sans passer la Marne et la Seine, et qui était assez fort pour ne pas être pris sans canon. Le duc d'Orléans accepta, et la translation des princes fut opérée dans la matinée du 29 août, par les soins du sieur de Bar qui avait promis à la reine de les poignarder s'il ne pouvait les empêcher de se sauver. C'était un échec pour Turenne, un succès pour les Espagnols, et le maréchal d'Estrées témoin de ces événements n'a pas le moindre doute à cet égard : L'archiduc et Fuensaldague furent bien aises quand ils surent qu'on avoit ôté les princes du bois de Vincennes, parce qu'ils se servirent de cette excuse-là envers M. de Turenne, qui les pressoit violemment d'approcher de Paris, quoique en toutes façons ils ne voulussent point s'avancer ni s'y engager, se déliant, à ce qu'ils disoient, de l'humeur française, qui étoit si prompte à se brouiller et encore plus facile à se réconcilier. Ils étoient plus aises de voir le Prince prisonnier qu'en liberté, parce qu'ils croyoient que les partialités, qui étoient si grandes, se maintiendroient et pourvoient augmenter, au lieu que si le prince étoit dehors, pour se remettre bien auprès du roi et avec M. le cardinal, il se retourneroit contre eux. Pierre Lenet, si bien informé de tout ce qui concernait la situation des princes et des affaires de leur parti, est du même avis : Turenne, dit-il, ne pouvoit disposer l'archiduc, à rien de ce qu'il voulait. Les dépêches échangées entre Mazarin et Lionne sont d'accord sur ce point avec la plupart des mémoires : Turenne a toujours pressé les Espagnols de marcher pour délivrer les princes, tandis que l'archiduc et Fuensaldague n'ont cessé de temporiser.

Une fois que Turenne eut perdu l'espoir de délivrer M. le prince, il s'éloigna de Paris et alla rejoindre près de Neufchâtel l'archiduc qui continuait de ravager le pays, malgré les trompeuses assurances de son désir de la paix qu'il avait fait donner au duc d'Orléans. Vers la tin de septembre, sur la proposition de Turenne, les alliés investirent Mouzon, ville sur la Meuse, à deux lieues de Stenay, dont la possession assurerait une bonne situation sur cette rivière et étendrait un peu plus les quartiers d'hiver sur cette frontière. Mouzon se rendit au milieu de novembre, et une partie de l'armée alla prendre ses quartiers d'hiver en Flandre, tandis que Turenne resta sur la frontière de l'Aisne avec huit mille hommes et six pièces de campagne.

Pendant que ces événements se passaient au Nord, Mazarin entrait en négociations avec les Bordelais, et leur accordait une amnistie pleine et entière pour tous les attentats commis contre l'autorité royale, à la condition que le roi et ses troupes entreraient dans la ville. La princesse de Condé, les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld, ainsi que tous leurs partisans, pourraient se retirer dans leurs terres sans être inquiétés : les conseillers du Parlement qui avaient été exilés seraient rappelés, et le duc d'Épernon, gouverneur de Guyenne, serait momentanément éloigné de la province. Ces conditions furent définitivement arrêtées le 29 septembre et le traité de paix signé le 1er octobre. Mazarin s'était montré assez facile sur les conditions de cette paix, parce que, l'argent lui manquant, les désertions devenaient fréquentes dans l'armée assiégeante, et que les attaques contre la place échouaient ; d'autre part sa situation était rendue plus critique encore par les menées de Paul de Gondi, qui stimulait la jalousie du duc d'Orléans et l'excitait à s'emparer de la direction des affaires, et il espérait qu'en chassant les ennemis de Rethel et de Château-Porcien et en les obligeant à prendre leurs quartiers d'hiver en leur pays, il réduirait les partis qui se formaient en faveur de Condé et préparerait plus activement une paix générale. Ses dépêches à le Tellier prescrivent de mettre tout en état pour commencer une expédition en Champagne au mois de novembre. La pacification de la Guyenne assurée, il prit des dispositions pour rétablir l'ordre en Provence et en Catalogne, et il ramena la cour à Fontainebleau, d'où il acheva les préparatifs de la campagne contre Turenne et les Espagnols. Assuré d'avoir pris toutes les mesures nécessaires au succès, il partit le 1er décembre, arriva le 5 à Reims, s'occupa avec le plus grand zèle de la concentration des troupes, des approvisionnements de l'armée, et le 9 le maréchal du Plessis-Praslin mettait le siège devant Rethel. Turenne y avait laissé dix-huit cents hommes, et pour gouverneur Delli-Ponti, ingénieur italien de grande réputation ; mais la place fut vivement attaquée de deux côtés, et les travaux du siège furent poussés, sous les yeux de Mazarin, avec une telle vigueur que Delli-Ponti capitula le 15 décembre, bien qu'il fût informé que Turenne allait arriver pour le secourir. Turenne en effet avait quitté les bords de la Meuse et, après quatre jours de marche, il arrivait le 15 devant Rethel, une heure après le coucher du soleil, et quelques heures seulement après la capitulation. Ne pouvant faute de vivres demeurer en Champagne, et ne voulant pas attaquer une armée victorieuse avec des troupes fatiguées et inférieures en nombre, il battit en retraite, fit quatre lieues et gagna la vallée de Bourcq ; du Plessis-Praslin, après s'être tenu en bataille la nuit du 13 et le 14, se mit à sa poursuite dans la direction de Juniville, où il apprit que Turenne était à trois lieues de lui ; il se remit aussitôt en marche et l'atteignit, le 15, entre les villages de Somme-Py et de Semide, il trois heures du matin. Turenne sortit de la vallée et gagna les hauteurs de gauche ; l'année du moi le suivit parallèlement sur les collines de droite ; les deux armées marchèrent ainsi deux heures. La position de Turenne était si avantageuse que du Plessis ne pouvait que surveiller ses mouvements : Si M. de Turenne, dit Mazarin dans ses Carnets, n'eût pas donné bataille, mais qu'il nous eût amusés jusqu'à tant que nous fuissions retirés, il eût pu après faire ce qu'il eût voulu. Il manqua cette fois de prudence : s'étant aperçu que tonte l'infanterie de du Plessis n'était pas arrivée, il ne voulut pas lui laisser le temps de la placer entre ses deux ailes, et il descendit dans la vallée à la rencontre du maréchal, et les deux années se rangèrent en bataille entre le bourg de Saint-Étienne et celui de Somme-Py, au lieu nommé le Blanc-Champ. Le lieutenant général d'Hocquincourt commandait la gauche de l'armée royale, le général Rosen le centre, et le lieutenant général de Villequier la droite. Le lieutenant général la Fange commandait la droite de l'armée de Turenne ; le comte de Ligneville la gauche ; les marquis de Duras, de Beauvau, de Boutteville et de Montausier le centre ; la bataille fut vive, opiniâtre, comme entre deux ennemis habiles, vaillants et bien déterminés : mais les forces de du Plessis étaient doubles, et Turenne n'avait formé aucune réserve derrière ses ailes. Sa gauche, à la tête de laquelle il marchait, chargea la droite française ; les deux ailes se trouvèrent mêlées et le succès était incertain ; mais la droite espagnole fut enfoncée par d'Hocquincourt, qui la rompit entièrement et fit la Fange prisonnier ; puis se portant promptement contre l'aile où était Turenne, il la chargea pendant qu'elle était encore aux prises avec la droite française, et après un long et meurtrier combat il décida la victoire. Les Espagnols, entourés de tous côtés, lâchèrent prise ; Turenne se trouva seul, avec le lieutenant de ses gardes, au milieu des escadrons français, et son cheval avant reçu cinq coups de feu, il eut la plus grande peine à s'échapper. Son régiment seul avait refusé tout quartier ; tous les officiers et les soldats furent tués ou faits prisonniers après avoir tenu ferme une heure entière et sans aucune cavalerie pour les soutenir.

Mazarin, dans un de ses Carnets, se plaît à faire une allusion ironique aux pertes de Turenne qui avait tout perdu, infanterie, cavalerie, canon et bagages, et a ainsi tenu parole aux Allemands et aux troupes de Lorraine de leur donner quartier ès frontières. Les trois quarts de l'armée qu'il commandoit sont en quartier en ce royaume. Il avait tort d'oublier que la plupart des deux mille morts couchés sur le champ de bataille étaient des Français, que la victoire n'avait pas été moins sanglante pour lui que la défaite pour les rebelles, et que les lauriers que venait de cueillir le maréchal du Plessis étaient couverts de sang français. L'ironie sied mal en pareille occasion. Si Boutteville, un des plus intrépides compagnons de Condé, si don Estevan de Gamarre étaient parmi les prisonniers, du Plessis-Praslin n'avait-il pas vu tourier à côté de lui le comte de Choiseul, son fils aîné, Alvimar, Vala, Corval, Roze et le vicomte de l'Hôpital ? Turenne avait commis une grave faute en n'évitant point la bataille par un mouvement de retraite plus accéléré, et en ne se ménageant pas une réserve pour permettre à sa cavalerie de se rallier ; mais l'action une fois engagée, il fit tout ce qu'on pouvait attendre de sa capacité et de sa vaillance, il se battit comme un homme désespéré, et, partout où il se trouva, la victoire fut en suspens. En faisant l'éloge de M. de Villequier, Mazarin n'oublie pas qu'il eut à combattre l'aile gauche, qui était extrêmement fortifiée, où M. de Turenne combattit et où se fit le plus grand effort[12].

Les choses étant désespérées, Turenne gagna Bar-le-Duc, puis Montmédy, où il rallia les débris de son année ; quelque temps après, Stenay, où il promit à Mine de Longueville de rester dans sou parti jusqu'à la mise en liberté des princes, et Namur où il conféra avec le duc de Lorraine et le comte de Fuensaldague. Mazarin pendant ce temps tirait tout le parti possible de sa victoire : il faisait reprendre par les Français Château-Porcien et d'autres postes occupés par les Frondeurs, et délivrait ainsi la Champagne, au moment où la Normandie, la Bourgogne et la Guyenne étaient entièrement dans l'obéissance du roi ; il ne restait aux princes que Stenay et Montrond. La situation était fort brillante pour lui, et il pouvait légitimement espérer la conclusion d'une paix définitive et glorieuse avec les Espagnols, ainsi que le rétablissement de l'ordre à l'intérieur.

Il se réjouissait déjà de cette perspective tant souhaitée, quand Anne d'Autriche se trouva tout à coup en face d'un grand embarras. Paul de Gondi, qui n'avait pas obtenu le chapeau de cardinal, renoua toutes ses intrigues ; Anne de Gonzague, aussi célèbre pour sa beauté et les galanteries de sa première jeunesse que recherchée par son esprit et l'agrément de son commerce, voulut témoigner à Condé autre chose qu'un platonique dévouement, et elle conçut le projet d'unir les Frondeurs et les partisans des princes dans un grand parti contre Mazarin. Elle mit le coadjuteur dans sa confidence, et ils arrêtèrent ensemble le projet d'un traité entre la vieille et la jeune Fronde, au moment où le cardinal songeait à constituer en France, pour rétablir l'ordre et le pouvoir, un grand parti monarchique et national, étranger aux factions et aux passions qui désolaient le royaume, recruté en conséquence dans la bourgeoisie. Il développait cette pensée dans une lettre à le Tellier, dès le 24 décembre 1650 ; or le 30, le Parlement, conformément à la proposition faite par Gondi, votait des observations et des remontrances sur la liberté des princes ; le 20 janvier 1651 la reine recevait ses députés, et Mathieu Molé s'exprimait avec une telle violence contre le cardinal que le jeune Louis XIV voulait le chasser de sa présence ; dès les derniers jours de janvier, le traité d'union des deux Frondes était signé chez la princesse palatine ; enfin le 4 février, à la majorité de cent quarante voix contre quarante-sept, le Parlement décidait que la reine serait suppliée d'envoyer au plus tôt des lettres de cachet accordant la liberté des princes et l'éloignement de Mazarin, auquel on imputait toutes les calamités du royaume. Vue assemblée de hobereaux, réunis par les Frondeurs de tous les points de la France, appuya la demande du Parlement ; les bourgeois, par les ordres du duc d'Orléans, prirent les armes, s'emparèrent des portes de la ville, et Mazarin, menacé d'être livré à la vengeance populaire, quitta Paris dans la nuit du 6 au 7 février. Il se retira à Saint-Germain, puis au Havre, où il rendit la liberté aux princes, démarche sans dignité qui ne lui attira que leur mépris, et voyant qu'il n'avait plus rien à attendre d'aucun parti, il se retira au château de Bouillon, et de là à Brühl, près de Cologne.

Pendant qu'il fuyait, proscrit par un Parlement qu'animait l'aveugle emportement de l'esprit de parti, Condé rentrait dans Paris au milieu de feux de joie allumés par ce même peuple qui en avait fait de si brillants pour célébrer sa détention (16 février). Il se rendit au Parlement pour remercier cette compagnie de tout ce qu'elle avait fait en sa faveur, et quelques jours après le Parlement enregistrait des lettres patentes qui annulaient toutes les déclarations contre la duchesse de Longueville, Turenne, les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld, le comte de Tavannes, et en général contre tous ceux qui avaient suivi le parti des princes[13].

 

 

 



[1] Feillet, p. 56, 40, 50, 127, 156, 254 sq.

[2] Premier chapitre de Michelet sur la Fronde ; Saint-Aulaire, ch. III et IV.

[3] Grimoard, I, lettres du mois de janvier, p. 102-117. Chéruel, III, 166-167

[4] Grimoard, I, lettres aux dates indiquées ci-dessus, p. 117-119 ; Chéruel, III, 162-170.

[5] Ce n° 5 se réfère à la page 125, fin du premier paragraphe, où le chiffre 5 est tombé à l'impression. Voir : Histoire des troubles de la France, Arch. du Ministère des affaires étrangères, France, 87, p. 156 sq.

[6] Manifeste de Turenne dans Grimoard, I, 119, et arrêt du Parlement, p. 120.

[7] Revue historique, juillet-août 1879, article de Depping sur B. Hervart, chargé en 1649 d'enlever à Turenne son armée.

[8] Mémoires de Turenne, p. 421-424 ; Ramsay, II, Preuves, p. X-XII.

[9] Chéruel, Minorité, IV, 87-88.

[10] Revue historique, l. c. : Chéruel, IV. 88-89.

[11] Bibliothèque nationale, ms. Fr. 4208, f° 103-109. M. Chéruel n'avait donné qu'une faible partie de ce document. D'après les mémoires de Pierret Lenet, attaché à Condé et très informé de tout ce qui concerne les princes, Turenne ne pouvoit disposer l'archiduc rien de ce qu'il vouloit.

[12] Cette note se rapporte à la page 142, § 2. Chéruel, IV, 212 sq. ; Napoléon, p. 157 ; Mémoires de Turenne, p. 428-450.

[13] Chéruel, IV, 290-292. Cette note se rapporte la page 144, fin.