TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

CHAPITRE II. — LA JEUNESSE DE TURENNE

Sa famille. — Son éducation. — Ses études. — L'apprentissage de la vie militaire au XVIIe siècle. — Goûts précoces de Turenne pour la profession des armes. — Son admiration pour Alexandre. — Son premier voyage en Hollande, — État de ce pays. — Premières armes de Turenne sous Maurice de Nassau. — Il est nommé capitaine d'infanterie, 1626. — Siège de Bois-le-Duc. — Son retour en France.

HENRI de la Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, naquit à Sedan le 11 septembre 1611. Il était le second fils de Henri de la Tour d'Auvergne, duc de Bouillon, prince souverain de Sedan, et d'Élisabeth de Nassau, fille de Guillaume Ier de Nassau, prince d'Orange. Du côté paternel. il descendait des anciens comtes d'Auvergne et tenait ainsi aux plus grandes familles de l'Europe ; du côté maternel, il descendait de cette glorieuse maison de Nassau qui a donné un empereur à l'Allemagne, plusieurs capitaines généraux à la république de Hollande et tin roi à l'Angleterre[1]. Il avait cinq ans de moins que son frère aîné Frédéric-Maurice, prince de Sedan, plus tard duc de Bottillon, qui devait exercer une influence considérable sur plusieurs événements de sa vie. Son père est signalé par tous les historiens comme un homme supérieur : lieutenant, ami et compagnon d'armes de Henri IV, il avait défendu vaillamment son maitre sur les champs de bataille contre les Guise, Mayenne, tous les Ligueurs, et il l'avait servi avec un grand sens dans les négociations les plus importantes, en Angleterre, en Allemagne, dans les Provinces-Unies. Il était devenu un des chefs du parti calviniste autant par son instruction, remarquable pour l'époque, que par ses rares qualités politiques et militaires. Il fit élever ses deux fils dans le calvinisme et ne négligea rien pour leur donner l'instruction que les gentilshommes avaient l'habitude de recevoir. Le prince de Sedan eut pour maitre Pierre du Moulin, célèbre théologien calviniste ; le vicomte, un autre théologien non moins connu, Daniel Tilenus, auquel on adjoignit, en qualité de gouverneur, le chevalier Henri de Vassignac.

Il y avait alors une grande différence entre l'éducation d'un jeune homme que l'on destinait à la magistrature on au clergé, et celle d'un fils de famille que l'on voulait préparer à la profession des armes. Le premier, nous dit un contemporain[2], ne doit jamais discontinuer ses études ; et il suffit que l'autre étudie jusqu'à l'âge de quinze ou seize ans, afin d'apprendre la philosophie, l'histoire ancienne et moderne, et les principales maximes de la politique, pour régler sa conduite dans le grand monde. Après cela on le doit mettre à l'Académie, pour apprendre à se bien servir d'un cheval, tirer des armes, à voltiger et à danser. Ces exercices le fortifieront, le rendront adroit et dispos, le feront tenir son corps droit, marcher de bonne grâce avec un air noble et élevé, la tête hante, la vue ferme, un visage toujours gai, civil et sans aucune contrainte qui paroisse. Lit il apprendra aussi assez de mathématiques, pour savoir bien fortifier les places, les attaquer et les défendre, en reconnoitre les défauts et les moyens d'y remédier ; ce qui se peut fort bien apprendre en deux on trois ans.... Au sortir de l'Académie, je voudrois leur faire faire un voyage dans les pays étrangers pour apprendre les langues, et la manière dont les différents peuples se gouvernent ; et leur faire voir les choses les plus rares et les plus particulières qui s'y rencontrent, et pour en conserver mieux le souvenir, leur faire écrire les choses dans un papier journal.

Ces principes, tracés par le sieur de Pontis au gouverneur de deux jeunes seigneurs de la cour, furent suivis dans l'éducation de Turenne et de Condé ; celui-ci apprit le latin, la philosophie, l'histoire et les mathématiques, sans négliger la danse, la paume, le cheval et la chasse. Il suivit régulièrement les cours du collège Sainte-Marie de Bourges où l'étude du latin était comme la hase de l'enseignement. C'est en maniant et remaniant de mille manières cette langue mille et nerveuse, c'est dans le commerce des immortels écrivains de l'antiquité que cette brillante intelligence s'ouvrit, acquit la force et la souplesse, devint titi puissant instrument de travail. Il lisait surtout les historiens Horus, Tite-Live, Tacite, César, sans négliger les grands poètes puisqu'il a fait un recueil de poésies latines du rythme le plus varié, aujourd'hui conservé à Chantilly. Il écrivait régulièrement en latin à son père, et, en sortant de rhétorique, il maniait cette langue comme sa langue maternelle[3].

Turenne reçut une éducation analogue, mais il n'eut pas dans ses études des succès aussi brillants que celui qui devait être un jour son rival de gloire militaire. Ses facultés intellectuelles ne se montraient pas d'abord extraordinaires. Il avait l'esprit lent, apprenait difficilement, et ses maitres, suivant une déplorable méthode en vigueur alors à la cour comme dans la plus humble école, crurent devoir recourir à des châtiments corporels qui ne lui inspirèrent que l'aversion de l'étude. Mieux avisé, son père le piqua d'honneur, et avec ce moyen il obtint de lui un travail régulier, et bientôt quelques succès. Turenne lit preuve d'application et de zèle, et il apprit avec assez de plaisir les plus beaux passages des poètes latins et français pour en conserver le souvenir jusque dans ses derniers jours : mais ce qui fixait le plus son esprit, c'étaient les récits de guerres et de combats. César et Quinte-Curce furent ses auteurs de prédilection : le caractère d'Alexandre le frappait beaucoup ; il lisait sa vie avec un vif intérêt : il eu apprenait male des fragments qu'il aimait à réciter devant sa famille, et, pendant qu'il les déclamait, on reconnaissait à son geste animé. à son regard étincelant combien les éclatantes entreprises du héros macédonien échauffaient son imagination.

A travers les actions indifférentes de l'enfance, le vicomte laissa échapper quelques-uns de ces traits qui caractérisent les finies singulières. Ainsi, comme il était d'une complexion faible et délicate, il entendait avec déplaisir son père répéter souvent qu'il ne pourrait supporter les fatigues de la guerre, et, pour le convaincre du contraire, il prit à dix ans la résolution de passer une nuit pendant l'hiver sur les remparts de Sedan. On l'y trouva endormi sur l'affût d'un canon. Telle était son admiration pour le caractère du conquérant macédonien qu'un officier ayant un jour traité de roman les récits de Quinte-Curce, il lui proposa sérieusement un cartel, Un ingénieux artifice de la duchesse de Bouillon changea le duel en partie de chasse. On raconte encore qu'il réussit, comme Alexandre, à dompter un cheval ombrageux que personne ne pouvait monter. On surprit également dans son enfance des qualités qui pouvaient faire heureusement augurer de son avenir : un caractère froid et réservé, une certaine supériorité de raison, l'amour sincère de la vérité, cette exquise sensibilité et cette pitié pour les malheureux. qui sont l'apanage des rîmes d'élite. Enfant, il partagea plus d'une fois avec les pauvres l'argent destiné à ses plaisirs : soldat, il partagera souvent ses dernières ressources avec ses compagnons d'armes réduits au dénuement[4].

Privé de son père à l'âge de douze ans, il continua son éducation encore un an sous les veux de sa mère, se livrant à peu près exclusivement à des exercices physiques qui modifièrent heureusement sa constitution, la rendirent plus vigoureuse, plus capable de supporter les fatigues militaires vers lesquelles le portait son naturel : puis il fut envoyé on Hollande pour y apprendre le métier de la guerre sous le prince Maurice de Nassau son oncle, qui passait à juste titre pour un des plus grands capitaines de son siècle.

C'était en 1625 : il y avait un siècle que la Réforme avait pénétré dans les Pays-Bas soumis à l'Espagne depuis l'abdication de Charles-Quint, et qu'elle s'y développait malgré les persécutions. En vain Philippe II avait-il donné le gouvernement de ces pays a l'intelligente Marguerite de Parme assistée d'un ministre éclairé, Granvelle ; le peuple s'était révolté pour défendre ses privilèges, et la noblesse insultée avait fait la guerre des Gueux. En vain Philippe II avait-il remplacé Marguerite par l'inexorable duc d'Albe ; rien n'avait pu réduire ce petit peuple combattant pour la liberté de conscience, et l'inhumanité du nouveau gouverneur l'enhardit à conquérir l'indépendance politique pour garantir l'indépendance religieuse : Guillaume d'Orange posa les fondements de la république des Provinces-Unies. et comme stathouder, capitaine et amiral général, il fut le génie de cet état naissant jusqu'au jour où le fanatique Balthazar Gérard, armé par l'Espagne, l'assassina. Son fils, Maurice de Nassau, le vengea. Élu président du conseil d'État des Provinces-Unies aussitôt après le meurtre de son père, puis capitaine général et amiral des provinces de Hollande et de Zélande. il justifia l'opinion que l'on avait conne de sou habileté. Il établit une discipline sévère dans les troupes, tomba à l'improviste sur les Espagnols pendant qu'Alexandre Farnèse soutenait en France les Ligueurs contre Henri IV ; il leur enleva plusieurs places, conclut à la Haye un traité d'alliance offensive et défensive avec la France et l'Angleterre, et mit le sceau à sa réputation de grand capitaine par la belle défense d'Ostende, dont le siège calta aux Espagnols soixante mille hommes et cent millions. Découragée, l'Espagne signa en 1609 une trêve de douze ans au grand étonnement de l'Europe surprise de voir le monarque, maitre des trésors du nouveau monde, impuissant à réduire une si chétive république ! Admirable exemple pour tous les peuples qui gémissaient alors sous le despotisme et qui plus tard devaient secouer le joug ! Il leur redisait cette éloquente leçon léguée par le monde ancien ait monde moderne : L'or et l'argent s'épuisent, mais la pauvreté, la force, la constance, la foi dans une cause juste ne s'épuisent jamais !

La trêve expira en 1621 ; aussitôt les hostilités recommencèrent et les Espagnols ne tardèrent pas à perdre l'espoir de vaincre durant la vie de Maurice de Nassau, prince d'un jugement admirable, d'une valeur extraordinaire, d'une prudence consommée, à l'esprit insinuant, à l'air majestueux, ayant toutes les qualités d'un homme né pour fonder une république, pour discipliner une année et pour policer un peuple[5].

C'est à cette école que la duchesse de Bouillon envoya Turenne. Le prince accueillit le jeune vicomte avec une bienveillante sympathie ; il l'interrogea pour découvrir son caractère et ses habit.des, et prit la résolution de le traiter avec la paternelle sévérité qu'il avait témoignée à son aine le prince de Sedan. Il lui remit un mousquet dans les mains, et voulut qu'il servit comme simple soldat avant d'are élevé à aucun grade. Méthode excellente, à laquelle la France doit tant de noms illustres, tant de glorieuses victoires ! Le succès des plus grandes actions dépend souvent de la connaissance des plus petits détails militaires, et cette connaissance de détails aussi multiples qu'utiles s'acquiert d'autant plus sûrement qu'on descend jusqu'aux moindres emplois. Turenne le comprit et se soumit respectueusement, passant par les services les plus humbles de la profession des armes, e trouvant rien de bas, rien de pénible, obéissant comme le dernier soldat à son capitaine qui n'était qu'un vassal du duc de Bouillon, son père, supportant bravement les privations et l'intempérie des saisons, faisant paraître enfin tant de fermeté, de patience et d'application que Maurice de Nassau se réjouissait des heureuses espérances qu'il lui donnait et se disposait à récompenser cette vie d'abnégation qui l'ait le vrai soldat, ce labeur persévérant qui prépare le grand capitaine. La mort l'en empêcha. Son frère Frédéric-Henri, qui lui succéda dans le gouvernement des Provinces-Unies et dans le commandement des armées, s'empressa de donner à son neveu une compagnie d'infanterie.

Pendant son séjour en Hollande, Turenne venait chaque année e France se former dans la société de sa sœur à la politesse, aux belles manières, à la galanterie. Il était admis à la cour et rendait compte à sa mère de toutes ses actions par de fréquentes lettres, ou il retrace avec une grande naïveté les premières impressions qu'il éprouvait au milieu des splendeurs du monde. Les leçons d'armes, de danse, les professeurs de langues latine, allemande, flamande, et les mathématiques partageaient le temps réservé à ses études. Il écrivait de Lahi à sa mère, le 20 octobre 1627 : M. Justel m'avoit dit qu'il me viendroit voir une fois à Lahi, et qu'il prendroit la peine de m'interroger de mon latin. J'explique fort souvent après le manège dans les Commentaires de César, où je me plais plus qu'en aucun livre. On dit que la peste s'augmente fort à Paris, ce qui m'enmpêcle d'y aller. N'étant que cadet de famille, il devait se garder des dépenses excessives qui se faisaient à la cour, et nous le voyons dès l'âge de quinze ans réglant son existence avec un ordre parfait, attentif à ne pas excéder ses ressources pécuniaires, sans négliger sa toilette, ses plaisirs et le moyen de s'élever. Avec quelle simplicité il parle de tout cela à sa mère ! J'étois chez madame votre sœur, qui n'a pas trouvé trop cher un cheval de Bague que j'ai acheté. Il est fort beau et fort glorieux sur le pavé ; il me rendra bon gendarme, car je courrai tous les jours. Il me coûte cent écus ! — Ma sœur est allée faire sa révérence aux deux reines ; elle me fit l'honneur de me prêter deux de ses chevaux avec le carrosse que madame de Nemours me prêta ; cela m'accommoda fort, car autrement j'eusse gâté à cheval mou habit neuf qu'on a trouvé fort beau. À vingt ans, il résiste avec une fermeté, rare à cet âge, à tous les entraînements qui se pressent autour de lui, et il montre sans cesse cette force de caractère et de volonté dont il donna tant de preuves dans la suite, cet esprit sérieux et exempt de morgue qu'il a conservé tonte sa vie. Mon frère avoit trouvé nécessaire que je me lisse encore faire un habit n'en ayant que deux à porter, mon noir et le mien rouge en broderie que je porte fort et qui passe. On reconnoit bien, toutefois, que ce n'est pas un habit fait d'à cette heure. Tout le monde, jusqu'au moindre, despensent prodigieusement, et ils s'imaginent que cela est honteux de porter deux fois, dans les grandes assemblées, des habits qui leur content deux ou trois mille francs. C'est une grande folie de se ruiner au point qu'ils le font, pour des choses qui mettent si peu un homme en réputation[6].

Le temps de son service revenu, Turenne quittait la France, rentrait en Hollande pour se consacrer sans réserve ii sa compagnie et à l'étude. Il dit à sa mère qu'il avance le plus possible dans les mathématiques, ayant passé tous les triangles. Sa compagnie devient la plus belle et la mieux disciplinée de l'armée. Tout jeune qu'il était, il ne se reposait point sur les soins d'un lieutenant, il faisait faire lui-nième l'exercice aux soldats, les dressait avec patience et les corrigeait avec douceur ; il exigeait d'eux non seulement une grande exactitude dans le service, niais encore une parfaite régularité dans les mœurs ; il les engageait à l'obéissance par amitié, il se refusait le nécessaire pour leur donner des marques de sa libéralité ; il traitait avec la même bonté les autres soldats et se faisait aimer généralement de tous : eu s'endurcissant au travail, il se contentait de peu, assuré par là de se trouver rarement dans le besoin[7].

Frédéric Henri, ayant renouvelé son alliance offensive et défensive avec la France, s'était. mis en campagne contre les Espagnols. Il avait sans cesse devant lui le marquis de Spinola, qui défendait vaillamment contre la maison d'Orange la cause de Philippe III, et. ce ne fut pas une médiocre fortune pour Turenne de voir aux prises deux adversaires d'une vaillance aussi rare, d'une intelligence aussi remarquable. Il assista aux principales expéditions du prince Frédéric, et aux sièges de Klundert, Williamstadt, Groll, se montrant partout observateur attentif, étudiant tontes les opérations, faisant des remarques sur les réponses que les officiers, les ingénieurs, les sapeurs, les moindres soldats faisaient à ses questions, bravant tous les dangers pour se rendre compte partout de ce qui se passait, interrogeant les anciens et accueillant avec une docile reconnaissance leurs avis et leurs leçons. Il ne connut ni jeu ni délassement dans cette rude guerre, et quand le siège de Bois-le-Duc fut commencé par les Hollandais, il avait acquis, par une étude réfléchie de trois années une profonde connaissance des choses de la guerre, et l'on ne devait plus tarder à constater ses progrès. Bois-le-Duc, chef-lieu de la province du Brabant septentrional, au continent du Dommel et de l'Aa, dans une contrée facile ù inonder, était une place d'une grande importance, presque inaccessible à cause des eaux qui en couvraient les environs à une grande distance une bonne partie de l'année, entourée de fortes murailles que garnissaient de gros bastions et que défendaient de larges et profonds fossés. Plusieurs redoutes et quatre forts bastionnés, échelonnés sur les avenues principales, en défendaient les approches. Quoiqu'elle eût été assiégée plusieurs fois, elle n'avait jamais été prise et elle devait former un excellent centre d'opérations pour celui des belligérants qui en resterait maitre. Les Hollandais allaient faire tous leurs efforts pour la prendre ; les Espagnols allaient épuiser les ressources de l'art militaire pour la conserver. C'est là que Turenne doit se distinguer pour la première fois comme capitaine ; c'est là que, d'après son propre témoignage, il apprendra de son oncle les principes pour bien choisir un camp et bien attaquer une place. Le gouverneur, Antoine Schetz, baron de Grobendronck, était un homme d'une grande capacité, d'une expérience consommée, niais il n'avait que deux mille trois cents fantassins et quatre compagnies de cavalerie ; il réussit à y joindre huit cents hommes de la garnison de Bréda qui s'introduisirent adroitement dans la place, d'où il avait fait sortir toutes les bouches inutiles. Le prince d'Orange avait trente-six mille hommes : il assura son camp par des lignes de circonvallation, et par des fossés larges et escarpés qu'il remplit d'eau en détournant les rivières qui alimentent la ville. De distance en distance, il fit construire des bastions et des forts, et il disposa ses troupes pour attaquer la place et les ouvrages avancés par quatre endroits différents. Turenne étudia avec soin toutes ces dispositions savantes, ainsi que tous les détails de ce siège régulier, les ordres qui étaient donnés, leur exécution, le but de chaque opération, les procédés pour saper les murailles. Dès qu'il n'avait pas de fonction particulière à remplir, il était partout où il y avait quelque observation importante à relever, quelque affaire délicate à suivre. Les missions difficiles ne lui furent point épargnées ; outre qu'il était fréquemment commandé pour le service des tranchées, il eut à faire placer la batterie de six pièces de canon de vingt-quatre qui tira les premiers coups, à conduire différents travaux, à enlever des postes, à repousser des reconnaissances parties de Bréda. On ne manquait pas de rapporter au prince d'Orange ses actes de courage, et tout en blâmant cette valeur immodérée, qui se manifestait déjà, et qui devait lui être un jour fatale, il ne put s'empêcher de prédire aux officiers de sou entourage que Turenne irait loin. Je me trompe fort, leur dit-il, ou ce jeune homme égalera un jour les plus grands capitaines. On sait comment finit ce siège conduit avec autant d'habileté que de vigueur : le gouverneur de Bois-le-Duc capitula après quatre mois de résistance et obtint du vainqueur tous les honneurs que méritait sa bravoure (1629). Quant à Turenne, il ne tarda pas à quitter la Hollande pour la France, car, dans un pays où la guerre se bornait à des sièges, il ne pouvait approfondir que l'art de camper, d'attaquer une place ou de la défendre. Ce n'était point assez pour son ambition ; il voulait voir la guerre sous toutes ses formes, et il souhaitait de servir la France où il trouverait une, école non moins renommée et plus variée. Richelieu lui fournit l'occasion d'un retour inespéré[8].

Les deux grands ministres, qui firent la grandeur de la France sous Louis XIII et pendant la minorité de Louis XIV, tinrent toujours en défiance la maison de Bouillon, malgré les témoignages de considération qu'ils lui donnèrent. Nous verrons un peu plus loin les renseignements que fournissent sur ce point les carnets et les dépêches de Mazarin. Richelieu surveilla de très près cette maison. Il savait que son chef, en 1602, s'était compromis dans la conspiration de Biron, qu'il avait conspiré ouvertement en 1605, tenté de soulever les calvinistes du royaume au nom des intérêts de la religion qui n'étaient nullement en péril, et qu'il avait fallu mettre garnison à Sedan ; que sous Louis XIII, il avait eu une politique ondoyante, se rangeant dans le parti des nobles contre Concini, puis s'attachant à Marie de Médicis en haine du connétable de Luynes. N'était-ce pas suffisant, aux yeux du prudent cardinal, pour prendre des garanties ? Une autre raison l'y obligeait : la position même du duché de Bouillon, très dangereuse pour la royauté française à l'époque où elle abaissait les grands et les poursuivait jusque dans leurs repaires de conspirateurs. Les mécontents entretenaient des liaisons avec les ducs de Lorraine et de Bouillon qui, par Nancy et Sedan, places si voisines de la France, leur fournissaient à l'occasion des retraites faciles et assurées. Richelieu envoya donc une armée dans la Lorraine pour s'emparer des principales places de ce duché, et il fit signer à la duchesse douairière de Bouillon un traité par lequel elle promettait de demeurer toujours attachée aux intérêts du roi de France qui, de son côté, s'engageait à protéger sa maison. Peu après la signature de ce traité, il eut l'intention de mettre une garnison dans Sedan, et la duchesse ayant été informée de ce projet prit le parti de rappeler Turenne de Hollande et de l'envoyer en France comme otage et comme caution des engagements qu'elle avait contractés avec ce pays. Elle espérait ainsi sauvegarder la souveraineté de son fils aîné. Ce ne fut que pour un temps bien court : l'éclat des grandes qualités, dont ce jeune prince avait hérité de son père, ne devait pas tarder à è.tre terni par une politique peu scrupuleuse qui le mena droit à la trahison et à la perte de son duché. La gloire de Turenne lui sauva la vie, mais non sa principauté !