Victor-Amédée en 1688. — Affaire des courriers des postes françaises à Turin. — Affaire des régiments piémontais. — Voyage de la cour à Nice. — Affaire du capitaine Lascaris. — Affaire du marquis de Rivarol. — Rentrée des Vaudois en 1689. — Victor-Amédée réclame ses régiments. — Louvois et M. de Croissy. — Rappel du marquis d'Arcy. — Le comte de Rébenac. — Action commune contre les Barbets. — Catinat. — Première instruction du 20 mars 1690. — Négociation secrète du duc de Savoie avec l'Empereur et le roi d'Espagne. — Seconde instruction du 19 avril. — Vive discussion entre M. de Saint-Thomas et M. de Rébenac. — Dépêche du 2 mai. — Rôle désagréable de M. de Rébenac. — Premières hostilités contre les Barbets. — Entrée des troupes françaises en Piémont. — Conférence de Catinat avec le marquis Ferrero. — Dépêches de Louvois à Catinat, des 10, 11 et 18 mai. — Justification de Catinat. — Émotion à Turin. — Conférences de Catinat avec l'abbé de Verrue et le marquis Ferrero. — Catinat demande la citadelle de Turin et Verrue. — Lettre de Victor-Amédée à Louis XIV. — Réponse de Louis XIV. — Opinion de Chamlay. — Préparatifs de guerre à Turin. — Attaque contre les Barbets. — Conférence de Catinat avec le marquis Ferrero et M. de Saint-Thomas. — Dernière conférence. — Rupture. — Traités de Victor-Amédée avec l'Empereur et les Espagnols. — Catinat et M. de Rébenac. — Commencement des hostilités, le 4 juin. — Dépêches de Louvois, 11 et 12 juin. — Prudence de Catinat. — Conseils de Chamlay. — Manifeste et propositions de Louis XIV pour la neutralité de l'Italie. — Captivité de M. de Rébenac. — Manœuvres de Catinat. — Prise de Cavour. — Marche sur Saluzzo. — Bataille de Staffarde. — Maladies dans l'armée française. — Occupation de la Savoie. — Mouvement de retraite de l'armée française. — Prise de Suse. — Nouveaux traités du duc de Savoie avec l'Empereur, l'Angleterre et la Hollande. — Conversation de Victor-Amédée avec M. de Clérambault. — Duplicité de sa politique. Le 24 septembre 1688, Louis XIV adressait au marquis d'Arcy, son ambassadeur à Turin, le manifeste avant-coureur du siège de Philisbourg : Vous serez informé par l'imprimé ci-joint, lui disait-il, des motifs qui m'obligent à reprendre les armes pour prévenir le dessein que l'Empereur a formé de me faire la guerre au printemps prochain ; et je m'assure que les conditions que j'offre pour affermir la paix paroitront raisonnables à tous ceux qui en jugeront sans passion. Victor-Amédée, l'un de ces juges impartiaux à qui Louis XIV faisait appel, n'avait pas attendu de connaître le manifeste pour déclarer que le roi pouvait, en toute rencontre, faire un fond solide sur lui, et qu'il priait l'ambassadeur de le mander expressément à son maître[1]. Victor-Amédée n'était pas sincère. Assurément il avait contre la France des griefs nombreux et légitimes, et si le duc de Saint-Simon s'était contenté de ne voir, dans la guerre de Piémont, en 1690, que l'explosion tardive des justes haines du duc de Savoie, il se serait tenu dans les limites de la vérité ; mais quand Saint-Simon affirme qu'en 1690 le duc de Savoie ne souhaitait que de rester neutre, tandis que Louvois voulait absolument le forcer à la guerre, Saint-Simon affirme une erreur. C'est le contraire qui est vrai. Dès que la France se trouva menacée, en 1688, Victor-Amédée fut parfaitement décidé contre elle ; mais il se réserva de choisir son moment d'entrer en action. Ce temporiseur se fit longtemps solliciter par la ligue européenne ; il mit à très-haut prix son concours. Cela lui réussit. Lorsque, enfin, il se résolut à jeter le masque, au mois de juin 1690, le plus faible en ressources militaires, le dernier venu parmi tant de princes, il s'éleva d'abord au niveau des plus grands ; il fut l'une des principales têtes de la coalition. Cependant, on ne saurait trop le redire, dès l'année 1688 il. avait pris son parti, réveillant d'anciens griefs, en suscitant de nouveaux, agressif, avec les apparences de la modération et de la justice, habile à jouer, aux yeux du monde, le rôle de victime, el. à saisir toutes les occasions de se faire pousser à bout par la France, en dépit de la France. Parmi les vieux griefs soudainement réveillés parlé duc de Savoie, il s'en trouve un qui intéressait directement Louvois, et que ses ennemis n'ont pas manqué de relever contre lui. Louvois était surintendant des postes ; c'était lui qui réglait les tarifs, qui négociait les traités de correspondance avec les postes étrangères, qui donnait l'impulsion générale à cette grande administration ; mais le détail du service était laissé aux entrepreneurs qui en avaient pris la ferme. Il y avait à Lyon un bureau spécial pour la correspondance avec l'Italie. Le courrier, l'ordinaire, comme on disait alors, qui faisait, à certains jours, le transport des malles entre Lyon et Rome, passait et repassait régulièrement par Turin. En 1677, pendant l'ambassade du marquis de Villars, les agents de la douane piémontaise s'étaient plaints que les courriers de France profitassent de leur franchise pour introduire frauduleusement en Piémont des marchandises étrangères[2]. Dans une dépêche du 26 janvier 1679, le marquis de Villars s'était nettement prononcé contre les gens des postes qui prétendaient avoir le droit d'importer et de vendre de menues marchandises, sans être inquiétés par les gardes de la douane. Ils n'ont jamais eu cette liberté, disait l'ambassadeur ; tant que cela n'a pas été dans un excès si grand, on n'y a pas regardé de si près ; mais cela n'a jamais été un droit. Cependant l'abus continua, sans autre réclamation, pendant prés de dix ans, lorsque tout à coup, au mois de juillet 1688, la chambre des comptes de Turin rendit une ordonnance pour soumettre au droit de transit les marchandises transportées par les ordinaires de France, et pour obvier aux fraudes qu'on les accusait de commettre. Avant la publication de cette ordonnance, les malles n'étaient pas visitées à leur entrée dans les États du duc de Savoie ; elles étaient directement amenées à Turin, au bureau de la poste piémontaise ; là, le courrier les ouvrait en présence d'un des gardes de la douane et du commis entretenu à Turin par les fermiers des postes de France ; on en tirait les marchandises, qu'on renfermait dans un coffre à double serrure, dont l'agent piémontais avait une clef, et l'agent français l'autre. Les marchandises qui étaient réclamées par les marchands de Turin leur étaient délivrées contre le payement des droits de douane ; le reste était remis au courrier au moment de son départ. C'était donc, non pas à Turin même que la fraude pouvait avoir lieu, mais en dehors de cette ville, soit avant, soit après le séjour que le courrier était forcé d'y faire. On le savait bien, et ce fut pour l'empêcher absolument que la chambre des comptes ordonna qu'à l'avenir les malles fussent plombées par la douane, au bureau de Suse, si elles venaient de Lyon, au bureau d'Asti, si elles venaient de Rome. Évidemment Victor-Amédée était dans son droit quand il protégeait contre la fraude les intérêts de ses douanes ; mais pouvait-il légalement, sans entente préalable avec le gouvernement français, sans négociation, sans avis même, changer brusquement les conditions du transit des malles françaises ? On fut très-irrité à Versailles ; la brusquerie du procédé, autant que le procédé lui-même, le moment où il se produisait, quelques circonstances dont le rapprochement n'était pas favorable à Victor-Amédée, indisposèrent vivement Louis XIV. Louvois, comme surintendant des postes, écrivit aussitôt au marquis d'Arcy que le roi était bien décidé à ne souffrir aucune nouveauté, quant au passage des courriers de France à travers les États du duc de Savoie[3]. Le conflit rie tarda pas à se traduire en voies de fait. Un courrier de Rome ayant refusé de laisser plomber sa malle à Asti, les gens de la douane le violentèrent ; quelques jours après, l'ordinaire de Lyon fut arrêté aux portes mêmes de Turin, et sa malle saisie, quoiqu'il eût déclaré qu'elle renfermait des dépêches adressées à l'ambassadeur de France. Louis XIV, aussitôt averti, fit déclarer au représentant de Victor-Amédée que si pareille chose arrivait à l'avenir, il donnerait ordre aux gouverneurs de Pignerol et de Casal d'entrer dans les États du duc de Savoie et d'y faire des prisonniers. Le gouvernement piémontais s'étant hâté de faire des excuses, Louis XIV voulut bien s'en contenter pour cette fois ; M. de Croissy fut même autorisé à dire à l'ambassadeur de Savoie que s'il avait quelques représentations à faire au sujet des courriers de France, le roi l'écouterait volontiers, mais qu'il fallait avant tout qu'ils eussent, comme autrefois, le passage libre, jusqu'à ce que Sa Majesté en eût ordonné autrement[4]. Vers le milieu du mois de septembre, Victor-Amédée suspendit l'exécution de l'ordonnance rendue par la chambre des comptes deux mois auparavant ; les courriers passèrent librement sans que la douane s'opiniâtrât à plomber leurs malles ; ils gagnèrent même, en arrivant à Turin, de s'arrêter non plus, comme autrefois, au bureau de la poste ducale, mais au bureau particulier de la poste française. Les ministres piémontais affectèrent de n'y prendre pas garde, afin de voir apparemment si Louis XIV, qui protestait contre toute innovation, accepterait celle-ci qui lui était favorable. Si c'était un piège, Louis XIV ne s'y laissa pas prendre ; il continua de répéter invariablement sa formule : Il faut en demeurer à l'usage observé depuis vingt ans et rejeter toutes les nouveautés[5]. Cependant les mémoires pleuvaient de part et d'autre : mémoires des fermiers de la douane, mémoires des fermiers des postes. Les premiers s'appuyaient d'un argument qui devait frapper vivement un prince aussi ménager que le duc de Savoie : c'était que le bail des douanes étant sur le point d'être renouvelé, il diminuerait certainement de quarante à cinquante mille livres par an, somme considérable et qui cependant représentait à peine, disaient-ils, la valeur des Fraudes commises par les courriers de France. Les fermiers des postes, au contraire, sans nier l'abus, qui était chose évidente, soutenaient, avec le marquis d'Arcy, que toute cette contrebande n'allait pas à cent pistoles par an[6]. Au mois de décembre, Victor-Amédée envoya en France un négociateur spécial, le sénateur Gazelli, pour suivre de plus près cette affaire. Mais il parait que Louis XIV, de plus en plus irrité contre le duc de Savoie pour d'autres griefs dont on parlera bientôt, et se butant à n'admettre aucune modification dans les relations postales entre le Piémont et la France, refusa de recevoir le sénateur Gazelli. Victor-Amédée protesta doucement d'abord contre cette espèce de déni de justice ; puis, au bout de quelques mois, voyant qu'on n'écoutait pas son envoyé davantage, il s'avisa d'une nouvelle chicane. Vers la fin de mai 1689, on s'étonna de ne plus recevoir à Paris la correspondance de Rome qu'après un retard inaccoutumé ; l'explication ne se fit pas attendre, qui arrivait à Turin le jeudi matin, y était retenu quatre grands jours, de sorte qu'il ne pouvait continuer sa route que le dimanche soir. Louvois menaça le duc de Savoie de faire rompre tout commerce de lettres entre la France et le Piémont[7] ; aussitôt les ordinaires cessèrent d'être retenus à Turin. Enfin, le 14 octobre 1689, Louvois, fatigué de toutes ces misères, écrivit au marquis d'Arcy une dépêche qui explique, sans la justifier absolument, la mauvaise humeur de Louis XIV, et son refus d'accorder au duc de Savoie une satisfaction légitime sans doute, mais que les circonstances et les mauvaises dispositions de Victor-Amédée lui semblaient exiger qu'on différât. Comme l'affaire des ordinaires de Lyon à Rome et de Rome à Lyon, disait Louvois[8], est celle des fermiers des postes et point du tout la mienne, je vous prie d'en écrire à M. de Croissy, pour en rendre compte au roi. Cependant je vous dirai que le vrai moyen de gâter tout à fait l'esprit de M. le duc de Savoie, dans la conjoncture présente, ce serait de faire présentement quelque chose pour sa satisfaction que l'on n'aurait pas voulu faire dans un autre temps, et je suis persuadé que si Son Altesse Royale faisait les premiers pas auprès du roi, et paraissait agir de bonne foi pour rentrer dans les bonnes grâces de Sa Majesté, il faudrait faire non-seulement ce qu'il désire sur cela, mais encore des choses de plus grande importance. Il faut remonter à l'année précédente pour voir combien d'autres difficultés avaient rendu de plus en plus aigres les rapports des deux gouvernements A côté des régiments français, et les suisses capitulés à part, il y avait, dans les armées de Louis XIV, un certain nombre de régiments étrangers dont les officiers et les soldats avaient pris librement du service en France. Les régiments italiens s'étaient jusque-là recrutés sans obstacle dans les divers États de la Péninsule. Louvois comptait d'autant mieux que les enrôlements individuels et volontaires continueraient de se faire sans difficulté, en Piémont et en Savoie, que le duc avait lui-même, dans sa petite armée, un grand nombre d'officiers et de soldats français que le roi, malgré ses besoins pressants, ne songeait pas à lui enlever. Cependant, à peine les opérations du recrutement étaient-elles commencées au mois de septembre 1688, que, libres partout ailleurs, elles rencontrèrent dans le Piémont, et surtout dans la Savoie, mille entraves auxquelles on n'était point accoutumé[9]. Environ six semaines après, le 14 octobre, Louvois écrivit au marquis d'Arcy la dépêche suivante[10] : Le roi s'étant bien trouvé, dans les dernières guerres, du service des régiments piémontois, son intention est que vous demandiez deux ou trois régiments d'infanterie à M. le duc de Savoie, aux mêmes conditions que les quatre qui ont été au service du roi jusqu'à la dernière paix. Vous ne devez vous expliquer à aucun de ses ministres de ce que Sa Majesté vous ordonne de lui demander à cet égard, mais bien aller droit à ce prince, afin qu'il ne soit point préparé ; et comme Sa Majesté n'est pas persuadée de ses intentions ni de son cœur à son égard, vous devez le faire de manière qu'il connaisse que Sa Majesté ne doute point qu'il profitera avec plaisir de cette occasion qu'il lui donne de faire quelque chose qui lui soit agréable ; et si on voulait nommer quelqu'un des régiments que Son Altesse Royale a sur pied, et qui sont les moins en état de servir, pour passer en France, vous devez vous expliquer que Sa Majesté s'attend que l'on lui donnera les mêmes qui y ont déjà servi. Par ce moyen, Louvois n'ajoutait qu'un faible appoint sans doute aux forces de la France, mais il diminuait notablement celles du duc de Savoie, puisqu'il lui demandait à peu près le tiers de son infanterie ; et en même temps qu'il l'affaiblissait, il prenait un gage contre les mauvaises dispositions de Victor-Amédée. Celte demande était en soi parfaitement naturelle et fondée sur des précédents ; Victor-Amédée l'avait provoquée d'ailleurs en déclarant officiellement à l'ambassadeur de France que le roi pouvoit, en toute rencontre, faire un fond solide sur lui. Aussi n'y eut-il, de sa part, que des objections de détail ; mais il y en eut assez pour montrer tout son déplaisir. Louvois comptait sur un effectif de trois mille hommes, de deux mille au moins. ; le duc répondit que ses régiments se composant de quatorze compagnies, et chaque compagnie seulement de trente hommes, il ne pouvait accorder au roi que douze ou treize cents hommes au plus, et sous la réserve expresse qu'ils ne serviraient ni contre les armées, ni contre les États de l'Empereur, son suzerain[11]. Cette restriction, et quelques autres, plus irritantes peut-être, parce qu'elles étaient trop minutieuses, blessèrent profondément Louis XIV ; il résolut de les écarter, et de s'en tenir aux conventions mutuellement acceptées en 1672. Louvois fit connaître immédiatement au cabinet de Turin les résolutions et le mécontentement du roi. Le roi, mandait-il au marquis d'Arcy[12], a vu la manière peu convenable dont M. le duc de Savoie et ses ministres ont usé dans la négociation que vous avez eu à faire avec eux, dont Sa Majesté n'a point été surprise, y ayant longtemps qu'elle connoît qu'en cette cour, l'on a perdu l'usage de faire les choses de bonne grâce. Sa Majesté veut bien accepter les trois régiments que M. le duc de Savoie offre, aux conditions que je vous marquerai ci-après. Sa Majesté permettra que ces trois régiments ne fassent point partie des armées qui passeront au delà du Rhin pour attaquer l'Empereur et l'Empire. Parmi les conditions dont parlait Louvois, la principale était que les compagnies seraient de cinquante hommes, et non pas de trente. Victor-Amédée s'y refusait obstinément. Pendant un mois, la discussion se poursuivit sans faire aucun progrès. Enfin, las et courroucé de cette stérile controverse, Louis XIV fit déclarer au duc de Savoie qu'il ne voulait plus de ses troupes. On vit alors, spectacle étrange, Victor-Amédée suppliant Louis XIV de rie lui point infliger une pareille humiliation. Il se hâta d'écrire au marquis Dogliani, son ambassadeur, et à Monsieur, son beau-père, afin d'obtenir du roi que la négociation fût reprise. Comment expliquer cette subite palinodie ? Les hostilités, en Allemagne, tournaient à l'avantage de la France ; Philisbourg avait succombé ; le Palatinat était envahi, l'Électorat de Cologne occupé par les troupes françaises ; l'Espagne hésitait à se déclarer ; le prince d'Orange avait, il est vrai, tenté sa grande aventure ; mais on n'en connaissait pas encore l'issue définitive. Le rétablissement de la paix générale était possible, sinon probable ; et, dans le doute, Victor-Amédée, qui n'avait eu d'autre intention que d'être désagréable à son puissant voisin, craignit de se trop compromettre sans être assuré de se voir soutenu. Il se résigna donc à payer, par un sacrifice d'amour-propre, le plaisir qu'il s'était donné de chagriner le roi de France. Louis XIV se laissa fléchir. Le 12 décembre, Louvois écrivit à M. d'Arcy[13] : M. l'ambassadeur de Savoie a tant supplié Monsieur de s'employer auprès du roi pour le porter à me donner ordre de reprendre la négociation des trois régiments que M. le duc de Savoie désire envoyer à Sa Majesté, qu'elle m'a commandé d'en conférer avec M. le marquis Dogliani, avec lequel nous sommes convenus que ces régiments passeroient au service du roi, aux conditions portées par ma lettre du 29 octobre, hors que, comme le temps est fort avancé, on ne mettroit, quant à présent, les compagnies qu'à quarante hommes au lieu de cinquante. La convention militaire était faite pour toute la durée de la guerre, si ce n'est qu'en cas d'évidente nécessité, le duc de Savoie se réservait de retirer ses troupes, après avoir prévenu le roi quatre mois d'avance, et seulement dans l'entre-temps d'une campagne à une autre. Cette affaire à peine réglée, Victor-Amédée, par une nouvelle contradiction, s'en repentit. C'est que, dans l'intervalle, Louis XIV avait déclaré la guerre à la Hollande, et que le succès du prince d'Orange paraissait assuré[14]. Toutefois, comme il était trop tard pour se délier, et trop tôt pour rompre, Victor-Amédée se mit à passer ouvertement sa mauvaise humeur sur tous ceux de ses sujets qui demandaient l'autorisation de prendre du service en France. Cette persécution fut tellement scandaleuse que Louis XIV se vit obligé de s'en plaindre très-sérieusement, comme d'une offense indirecte[15]. Les trois régiments de la Marine, de Nice et d'Aoste, complétés à grand'peine, marchèrent l'un après l'autre en France, vers la fin du mois de février 1689. Tandis que les politiques de Turin suivaient avec attention ou cherchaient à prévoir les péripéties de ce drame multiple, dont le ressentiment de l'Europe contre Louis XIV était ridée principale, et rabaissement de Louis XIV le dénouement souhaité, les hommes et les femmes de la cour ne semblaient pas se préoccuper de si graves questions. On ne se demandait pas : fera-t-on la guerre ? On se demandait : le carnaval de 1689 sera-t-il brillant ? Quelle sera décidément la maîtresse de Son Altesse Royale ? Madame de Verrue triomphera-t-elle, ou madame de Prié ? Le carnaval fut très-brillant, et madame de Verrue triomphante[16]. La politique cependant menait des intrigues encore plus intéressantes pour Victor-Amédée. En même temps que madame de Verrue se décidait à faillir, Louis XIV se décidait à entrer en guerre avec l'Espagne. Aussitôt Victor-Amédée annonça qu'il emmenait toute la cour à Nice. Le moment était singulièrement choisi pour faire un voyage d'agrément au milieu de si graves conjonctures, un voyage coûteux, lorsque le duc de Savoie se plaignait de manquer d'argent[17], un voyage prolongé dans ce coin le plus éloigné du théâtre probable de la guerre, lorsque, à l'autre extrémité de ses États, sur les confins du Milanais, Verceil, Asti, toute la frontière piémontaise restait à peu près sans défense. A mesure que le nombre de ses ennemis augmentait, Louis XIV devenait plus prudent ; le danger lui apprenait à se modérer. Non-seulement il ne témoigna pas au duc de Savoie combien son voyage lui paraissait inopportun, mais encore il mit à sa disposition huit de ses galères. Victor-Amédée reçut poliment cette marque de courtoisie, accueillit avec distinction les officiers des galères, et visita leurs bâtiments ; mais un jour qu'il voulut aller par mer de Nice à Oneglia, comme s'il lui eût été pénible de se placer, même pour quelques heures, sous un autre pavillon que le sien, il préféra s'embarquer, malgré le mauvais temps, sur une méchante felouque ; il ne put pas toutefois empêcher les galères royales de lui servir d'escorte[18]. Plus Louis XIV affectait de ménagements dans ses rapports avec Victor-Amédée, plus Victor-Amédée y mettait, pour sa part, de chagrin et de hauteur. Parmi les troupes étrangères que le roi de France entretenait à son service, il y avait un régiment de Santena, qui était entièrement composé d'italiens, surtout de Piémontais et de Savoyards. Un capitaine de ce régiment, nommé Lascaris, étant venu, au mois de juin, faire des recrues en Savoie, fut arrêté et mis en prison, sous prétexte de quelque ancien démêlé avec la justice piémontaise. Louis XIV donna aussitôt l'ordre au marquis d'Arcy de réclamer cet officier et de faire au duc de Savoie des plaintes générales sur les persécutions dont il accablait tous ceux de ses sujets qui s'employaient au service de la France. La cour était encore à Nice, d'où elle allait partir, après un séjour de deux mois. L'ambassadeur prit son audience, tint au duc un langage respectueux et ferme, et reçut de lui, à son tour, une pleine bordée de reproches. Le prince, après m'avoir écouté assez tranquillement, écrivait-il au roi, se répandit et se déborda tout à coup en une infinité de lamentations des complaisances que la France exigeoit de lui, de la sévérité avec laquelle elle le traitoit et de la difficulté qu'il y avoit à la contenter, de manière qu'il me laissa comme à entendre qu'au lieu d'être obligé .de me donner satisfaction, c'étoit à lui à la prétendre ; et il me dit donc qu'on lui avoit fait faire tout ce qu'on avoit voulu sur toutes les choses dont on s'étoit plaint et que je venois de rappeler ; que, n'ayant qu'un fort petit nombre de troupes avec peu de moyens pour Ies augmenter, il n'avoit pas laissé que d'en donner trois régiments sans intérêt, et ayant à ses portes vos ennemis, qui, aussi bien que le reste de l'Europe, le regardoient sans considération, sans crédit au dehors et sans autorité chez lui ; qu'il étoit contrarié et toujours mortifié en tout, et qu'à cette heure, on veut prendre contre lui, souverain, la défense d'un de ses sujets, et qu'on le lui veut préférer ; qu'il lui est de la dernière conséquence que Votre Majesté ne le force pas à relâcher cet homme-là, et que ce seroit la plus sensible mortification que vous pourriez lui causer. de sa vie ; que les prérogatives de l'honneur de votre service ne peuvent être blessées par l'emprisonnement de ce Lascaris et par la justice qu'il vous supplie d'agréer qu'il s'en fasse, s'il lui en est dû. La dispute fut assez véhémente entre lui et moi. Votre Majesté examinera, s'il lui plaît, s'il est de son service, dans les conjonctures présentes, de pousser jusqu'au bout ce jeune prince glorieux, fier et obstiné, qui m'a paru, les larmes aux yeux, autant d'affliction que de dépit, presque résolu à tout éprouver plutôt que de relâcher volontairement ce Lascaris[19]. Louis XIV fut aussi frappé que son ambassadeur de la véhémence du duc de Savoie ; tout en continuant de demander l'élargissement du prisonnier, il laissa entendre qu'il n'insisterait pas, si on lui donnait de bonnes raisons pour justifier la conduite qu'on avait tenue en cette affaire[20]. Lorsque M. d'Arcy reçut ces nouvelles instructions, Victor-Amédée était à Coni, mettant autant de lenteur à regagner Turin qu'il avait mis de hâte à s'en éloigner. L'ambassadeur sollicita vainement une seconde audience ; le duc s'excusa sur les embarras du voyage. M. de Saint-Thomas, son principal ministre, auquel s'adressa M. d'A rcy, refusa, de son côté, toute discussion, sous prétexte que l'affaire de Lascaris avait été renvoyée par le duc au marquis Dogliani, son ambassadeur en France. Pressé de faire valoir les griefs de son maitre, le marquis Dogliani ne put alléguer, sans aucune preuve, que certains mauvais discours attribués à Lascaris contre le duc de Savoie[21]. Le 5 août, le roi prescrivit à M. d'Arcy de réclamer, avec de nouvelles instances, l'élargissement de Lascaris. Autre grief : un gentilhomme, le marquis de Rivarol, colonel du régiment Royal-Piémontais au service de Louis XIV, mais sujet du duc de Savoie, lui avait demandé pour son fils la collation d'une commanderie dont la jouissance avait toujours appartenu à sa maison ; le duc lui refusa durement cette grâce, à cause de son attachement pour la France. Ce refus, ainsi motivé, fit un tel éclat que Louis XIV se crut en- gagé d'honneur à prendre en main la cause du marquis de Rivarol, en même temps que celle de Lascaris. Le marquis d'Arcy s'épuisa vainement à les soutenir l'une et l'autre, tant l'aversion, disait-il au roi, puisqu'il faut trancher le mot que, par prudence, j'ai jusqu'ici retenu, est grande pour ceux, ou qui sont à votre service ; ou qui y contribuent. Le duc voulut à peine le laisser parler sur l'affaire du marquis de Rivarol. Il s'est emporté, en plaintes, continuait l'ambassadeur[22], de ce qu'on vouloit sans cesse prendre sur lui ; il m'a répondu par un dur et sec refus. Au moment de déclarer la guerre à l'Espagne, Louis XIV avait recommandé au duc de Savoie de mettre les places voisines du Milanais, et surtout Verceil, en état de défense. Il n'en avait rien fait alors. A peine de retour à Turin, on sut qu'il travaillait assidûment avec son ministre de la guerre à des levées de troupes, mais sans s'occuper davantage de fortifier sa frontière. Cette activité d'une part, cette négligence de l'autre, toute sa conduite depuis un certain temps, donnèrent à penser au roi, et lui rendirent justement suspect cet armement, qui n'était certainement pas fait pour son service. Décidé à modérer cette ardeur, Louis XIV envoya, le 9
septembre, la dépêche suivante au marquis d'Arcy : Quoique
je Nous aie témoigné approuver les diligences que le duc de Savoie faisait
pour rendre ses troupes complètes et fortifier ses garnisons, en sorte que la
facilité de surprendre ses places ne pût encourager les Espagnols à former
quelque entreprise, néanmoins la conduite que ce prince tient à présent, et le
peu d'égards qu'il a pour tout ce que je lui témoigne désirer, vous doit
obliger à observer de prés ses démarches ; et si vous voyez qu'il augmente
ses troupes de plus de deux mille hommes, il est bon que vous fassiez
entendre à ses plus confidents ministres qu'il peut s'assurer que, s'il était
attaqué par ses voisins, je lui donnerais tout le secours dont il aurait
besoin, et qu'ainsi une plus grande levée que celle de deux mille hommes lui
serait non-seulement inutile et fort à charge, mais même qu'elle me donnerait
un juste soupçon de ses desseins, et que, en un mot, je ne pourrais pas
souffrir qu'il la fit tranquillement. Je ferai encore parler fortement à son
ambassadeur du juste ressentiment que me donne le refus qu'il fait de rendre
justice au Marquis de Rivarol et de mettre le sieur de Lascaris en liberté. Pour juger si cette communication avait chance d'être bien accueillie à Turin, il suffit de se rappeler que, dans les derniers mois de l'année 1689, les affaires déjà mauvaises pour la France au début, tournaient décidément au pire. Après l'incendie du Palatinat, après l'échec de Valcourt, c'était la grande catastrophe de Mayence, et celle de Bonn tout prochainement ; cependant le prince Louis de Bade achevait de détruire les Turcs, et promettait sur le Rhin, pour la campagne future, un général plein d'expérience et des troupes aguerries. Victor-Amédée suivait avec intérêt les progrès de la ligue ; il savait aussi que des troupes considérables de protestants réfugiés, Français ou Vaudois, organisées, armées, équipées en Allemagne, traversaient la Suisse pour se jeter sur le Dauphiné par la Savoie. Il y avait six mois qu'il était prévenu de ce mouvement. Il avait affirmé au marquis d'Arcy que ses troupes étaient sur leurs gardes et ses officiers en communication journalière avec ceux du roi sur toute la frontière. Cependant, au commencement du mois de septembre, le bruit courut à Turin qu'une bande de ces réfugiés, six à sept cents tout au plus, disait-on, avait traversé inopinément la Savoie, franchi le mont Cenis et gagné la vallée de Luzerna ; mais on avait eu la satisfaction de bien battre au moins leur arrière-garde qu'on avait pu seule atteindre. Quelques jours après, M. d'Arcy, mieux informé, accusait le gouvernement piémontais de négligence, sinon de trahison. Le duc avait cessé d'entretenir des barques armées sur le lue de Genève ; les réfugiés, trois fois plus nombreux qu'on ne disait, n'avaient trouvé aucune résistance en Savoie ; le combat dont On se faisait gloire à Turin se réduisait à une fusillade innocente, sans une seule égratignure de part ni d'autre. La seule attaque sérieuse était tombée sur le marquis de Larrey, commandant les troupes royales en Dauphiné, lequel, mal instruit par les officiers piémontais du nombre réel des assaillants, n'avait pu les empêcher de forcer le passage de Salbertrand en Pragelas[23]. De toute façon, cette agression des calvinistes était une bonne fortune pour Victor-Amédée, elle venait tout à point pour justifier les armements qu'il voulait faire, et le rappel des trois régiments qu'il avait, depuis six mois à peine, prêtés à Louis XIV. Il les rappelait en effet, quoi que pût lui dire le marquis d'Arcy. Il s'agissait bien vraiment d'examiner et de peser les termes d'une convention militaire ! Ce n'était point une discussion de détail qu'avait à soutenir l'ambassadeur de France ; c'était un débat plus grave, une discussion de principes ; ce que voulait, ce que cherchait le duc de Savoie, c'était l'occasion de faire une déclaration de ses droits, un manifeste. Lors donc que l'ambassadeur lui eut bien démontré qu'il n'était pas dans les limites de la convention, il fit son discours que le marquis d'Arcy recueillit avec grand soin. Le prince me répondit d'un air mutin et échauffé que la justice et la raison vonloient qu'on ne laissât point à autrui ce dont on avoit besoin pour soi-même, qu'il n'avoit pas trop du peu de troupes qui lui appartenoient pour se défendre, tant contre les calvinistes françois qu'il avoit dans le cœur de ses États que contre ses sujets de la même religion qui n'en faisoient qu'une fort petite partie, et pour tenir ses places assurées dans les conjonctures présentes. Il me demanda d'un ton dépité si c'étoit qu'on ne voudroit pas plus donner audience à son ambassadeur sur ce sujet que sur presque toutes les autres choses dont il l'avoit chargé, et s'il seroit donc inutile qu'il lui dépêchât aujourd'hui. Ensuite, cherchant des matières de se plaindre, il voulut d'une fort grande rapidité, et sans presque me donner le loisir de lui rien répondre, en trouver dans toute sorte de sujets. Je lui dis que c'est à Votre Majesté d'être mécontente de lui, dans l'innovation qu'il a voulu faire touchant les ordinaires de Lyon à Rome et de Rome à Lyon, dans l'emprisonnement du sieur Lascaris et dans les inquiétudes données à tant d'autres de ses sujets qui sont au service de Votre Majesté, dans le refus de cette commanderie au marquis de Rivarol, dans le manquement de considération pour mes représentations et instances, ou pour vos recommandations en une infinité d'autres occasions. Mais ce qui m'a infiniment
surpris et alarmé, sire, est quand j'ai vu ce prince se servir des méchantes
raisons pour se jeter dans des plaintes et des mécontentements, et enfin dans
des retours et dans des artificieuses réflexions, par où il m'a semblé fort clairement
qu'il n'étoit point fâché de me laisser voir qu'il étoit prêt de se détacher
de vos intérêts et qu'il vouloit déjà m'y préparer ; car il s'est mis à me
dire qu'un prince est bien malheureux qu'on ne pouvait souffrir de disposer
et de connaître chez lui, qui ne pouvoit réussir à plaire et à contenter, à
qui le prétexte du service rendu au dehors paraissait suffisant pour lui
donner la loi, qui ne pouvait se servir des moyens qu'il jugeait justes et
raisonnables pour faire observer celles de son État, et pour en augmenter les
finances, qu'on voyait : sans crédit, sans considération ; que Votre Majesté
était puissante et voisine de ses États, qu'il est persuadé qu'elle en serait
la maîtresse quand il lui plairait ; mais qu'enfin un prince devoit aussi
quelque chose à sa gloire et à celle de son État ; et beaucoup d'autres
choses plus confusément et à moitié dites, mais qui avaient à peu près, ce me
semble, le même sens[24]. La lecture de cette dépêche souleva dans le conseil de Louis XIV une discussion très-vive. L'amertume et l'hostilité trop évidente du duc de Savoie éclataient dans son langage ; mais M. de Croissy croyait que le mal n'était pas incurable, tandis que Louvois était d'un avis contraire. Le duc de Savoie, disait le ministre de la guerre, parait décidé à rompre avec la France, ou du moins il la menace d'une rupture ; en ce moment toute concession serait inutile et dangereuse, parce qu'elle ferait triompher son orgueil et croître son audace ; quand un adversaire est tout près de se déclarer, il ne faut pas l'attaquer peut-être, mais il faut encore moins l'encourager par une faiblesse. Si le duc était capable de revenir à de meilleurs sentiments, alors, mais seulement alors, le roi devrait lui donner des marques de sa générosité. Louis XIV essaya de concilier les opinions de ses deux ministres. M. de Croissy, qui avait cru remporter d'abord, avait préparé une dépêche par laquelle le roi consentait à renvoyer au mois de novembre les trois régiments piémontais ; mais il fut obligé de la supprimer et de la remplacer par une autre où le roi décidait au contraire que les trois régiments resteraient en France, et qu'à leur place un corps de cinq à six mille dragons se tiendrait prêt à passer en Piémont, dès que le duc de Savoie jugerait à propos de les y appeler. C'était la part faite à l'opinion de Louvois ; voici maintenant celle que Louis XIV croyait devoir à l'opinion de M. de Croissy : Quant aux éclaircissements que vous avez eus avec le duc de Savoie, écrivait-il au marquis d'Arcy[25], sur les sujets de plainte qu'a prétend avoir, et sur le peu de satisfaction que j'ai depuis longtemps de sa conduite, vous devez plutôt travailler à guérir son esprit des petits dépits et chagrins qu'on lui donne, qu'à l'aigrir par de nouveaux reproches, et lui faire prendre un parti contraire à ses véritables intérêts et à toutes les raisons qui le doivent obliger à entretenir une parfaite correspondance avec moi. Le jour même où les décisions de Louis XIV étaient rédigées, sous cette dernière forme, à Versailles, l'ambassadeur de France écrivait de Turin que le duc de Savoie prenait des dispositions efficaces pour arrêter au passage une nouvelle troupe de calvinistes dont l'approche était signalée[26], ce qui était bien ; mais il annonçait aussi que le duc applaudissait publiquement aux succès des ennemis du roi, par exemple à la victoire du prince de Bade sur les Turcs, ce qui était déjà mal, et surtout à la prise de Mayence sur les Français, ce qui était pire[27]. Ces nouvelles désagréables, qui contrariaient l'optimisme de M. de Croissy, n'étaient pas faites pour surprendre Louvois. Prenez garde à la conduite de M. le duc de Savoie, lui écrivait, des bords du Rhin, son ami Chamlay ; je sais qu'il est fort léger, qu'il a des liaisons étroites avec M. l'Électeur de Bavière, que le prince de l'Europe qu'il estime et honore le plus, et qu'il souhaiteroit imiter davantage, est M. le prince d'Orange[28]. Et Louvois lui répondait : A l'égard de ce que vous me dites de M. le duc de Savoie, je conviens de la mauvaise disposition de son cœur ; mais il est si foible et a si peu de troupes sur pied qu'il y a bien de l'apparence que, si le soupçon qu'on a de sa mauvaise volonté est véritable, il aura bien de la peine à la mettre en pratique ; car il n'a pas trois mille hommes de pied, et il est si haï dans son pays qu'il ne trouve personne qui veuille prendre parti dans ses troupes[29]. C'était inexact et trop dédaigneux ; après quelques jours de réflexion, Louvois parut attacher plus d'importance aux avis de Chamlay, et songer que le voisinage des Espagnols à Milan pouvait suppléer aux ressources de ce chétif adversaire. D'ailleurs on allait bientôt sortir d'incertitude à son égard ; Louis XIV faisait proposer au duc de Savoie d'attaquer et de détruire en commun la troupe de réfugiés qui avait réussi à passer dans les vallées vaudoises[30]. Il y a lieu d'espérer, mandait Louvois au marquis d'Arcy[31], que, pour peu que les troupes de M. le duc de Savoie veuillent agir de bonne foi, ces gens-là seront bientôt exterminés. Si vous voyez que l'on ne marche point de bon pied, vous devez laisser entendre aux ministres que vous ne doutez point que le roi n'envoie huit ou dix bataillons, et au moins trois mille dragons, au delà des monts, pour pouvoir, par ses propres troupes, détruire absolument ces gens-là. Et à ce propos je dois vous dire que j'ai reçu des lettres de gens de Piémont qui ont toujours paru bien intentionnés pour leur pays, par lesquelles ils marquent que M. le duc de Savoie est dans de très-mauvaises dispositions, qu'il ne cherche que l'occasion de manquer à ce qu'il doit au roi, et que rien ne seroit plus propre à l'empêcher que si le roi lui demandoit des quartiers pour deux ou trois mille chevaux dans le Piémont ; sur quoi Sa Majesté m'a commandé de vous demander votre avis, étant bien persuadée que vous, qui devez connaître parfaitement ce prince, les dispositions où il est et celles de ses peuples, serez plus en état que personne de lui donner un bon conseil sur ce sujet. M. d'Arcy dut être bien embarrassé ; car le même courrier qui lui apportait cette dépêche de Louvois, lui en apportait une autre du roi, ou plutôt de M. de Croissy, conçue dans un esprit tout différent. J'approuve fort, disait le roi par l'organe de son ministre des affaires étrangères[32], j'approuve fort le parti que vous avez pris de suspendre l'exécution de l'ordre que je vous avois donné de faire entendre aux ministres du duc de Savoie que, s'il continue à me donner de justes soupçons de ses intentions, je pourrai bien prendre des précautions qui ne lui seront pas agréables ; et il est bon même de le ménager, tant qu'il se conduira d'une manière convenable à ses intérêts et aux liaisons qu'il a avec moi. N'omettez rien cependant pour découvrir s'il y a quelque négociation sur le tapis entre la maison d'Autriche et la cour où vous êtes. Souvenez-vous aussi de l'ordre que je vous ai donné, au cas qu'il augmente ses troupes assez considérablement pour me donner quelque soupçon de ses intentions. Quelque sagesse que le marquis d'Arcy eût montrée depuis le commencement de son ambassade, il déplaisait à M. de Croissy. Ce ministre, toujours persuadé qu'il était possible de ramener l'esprit du duc de Savoie, avait imaginé de lui sacrifier M. d'Arcy comme une victime expiatoire. Le marquis fut averti qu'il était nommé gouverneur du duc de Chartres ; mais le ministre voulut, avant son retour, lui infliger le dégoût d'une dernière semonce. En exécution des ordres antérieurs du roi au sujet des
armements du duc de Savoie, l'ambassadeur avait eu de nouvelles conférences
avec le duc et ses ministres. La discussion avait été moins vive, mais
également ferme des deux parts, le duc persistant à réclamer ses régiments,
l'ambassadeur persistant à lui offrir en échange l'assistance des troupes
royales. Louis XIV, mortifié, se laissa persuader par M. de Croissy que
l'opiniâtreté du duc rie tenait qu'à la personne du marquis d'Arcy, qui lui
était désagréable. Il écrivit donc au marquis pour gourmander sa roideur et
pour lui enjoindre de s'assouplir davantage, jusqu'à l'arrivée de son
successeur. Je ne sauroi attribuer, disait le
roi, la mauvaise humeur que le duc de Savoie vous a
fait paroitre qu'à la manière trop dure avec laquelle j'ai remarqué que vous
avez exécuté mes derniers ordres, et principalement dans le compte que vous
m'en avez rendu, dont les expressions sont fort capables d'irriter un jeune
prince et de lui faire prendre un méchant parti, Vous devez vous servir, en
lui demandant de ma part des choses contraires à son inclination, de termes
respectueux, et de tous les adoucissements qui en peuvent diminuer l'amertume.
Ainsi l'ambassadeur devait presser respectueusement le duc de Savoie de
prendre, d'accord avec le roi, des mesures efficaces pour exterminer ce qui
restait de huguenots dans les montagnes et vallées du Piémont ; mais en cas, ajoutait la dépêche[33], qu'on vous parle encore du renvoi de ses trois régiments
qui sont à mon service, vous ne devez pas lui laisser espérer ni à ses
ministres que j'y veuille consentir, et ils se doivent contenter de la
résolution que j'ai prise d'y employer tout le nombre de mes troupes que
j'estimerai nécessaire pour purger au plus tôt son pays de ces séditieux.
Cependant n'omettez rien pour empêcher que ce prince ne fasse de plus grandes
levées que celle de deux mille hommes ; une plus grande augmentation de
troupes me seroit d'autant plus suspecte qu'il sait bien que, tant que je
pourrai faire un fondement certain sur ses bonnes intentions, je serai
toujours prêt à lui donner tout le secours dont il aura besoin pour repousser
les entreprises de ses voisins. On voit qu'au fond ces idées ne différaient guère de celles de Louvois. M. de Croissy faisait consister toute la difficulté dans une question de forme, réduisant la politique à la politesse, et persuadé qu'avec de bonnes manières on obtiendrait tout de Victor-Amédée. C'était faire bien peu d'honneur à ce prince, et, pour un ministre des affaires étrangères, montrer bien peu de sagacité. Le marquis d'Arcy prit son audience de congé le 4 novembre, mais il ne vit arriver le comte de Rébenac, son successeur, que le 20 janvier 1690. Pendant les trois derniers mois de son ambassade, il y eut, dans les relations des deux gouvernements, un calme singulier, une sorte d'abstention réciproque. On se surveillait de part et d'autre. Victor-Amédée accueillit le comte de Rébenac comme il avait coutume d'accueillir tous les nouveaux ambassadeurs. Ce furent les mêmes protestations d'attachement, de respect, de dévouement pour le roi, les mêmes gracieusetés pour son représentant. Les actes mêmes semblaient être d'accord avec les paroles. Le duc de Savoie renonçait à réclamer ses trois régiments ; il était tout prêt à faire agir ses troupes avec celtes du roi pour la destruction des barbets. Tel est le résumé des premières dépêches du comte de Rébenac. M. de Croissy triomphait ; mais sa soie ne fut pas de longue durée. Les dépêches suivantes de l'ambassadeur annonçaient déjà moins de confiance ; il commençait à croire que le duc de Savoie ne cherchait qu'à gagner du temps. Les opérations militaires dans les vallées vaudoises, contrariées par l'hiver, l'étaient encore davantage par les difficultés que soulevaient à chaque instant les officiers du duc de Savoie. Leur mauvais vouloir était évident, et le commandant des troupes françaises, M. de Lombrail, d'humeur peu endurante, s'emportait souvent contre eux et contre leur maitre en protestations véhémentes. Les barbets se maintenaient donc avec avantage, d'autant plus fermes dans leur résistance qu'ils étaient avertis d'un grand projet formé par leurs amis en Angleterre et en Hollande ; il s'agissait de réunir tous les réfugiés français et vaudois, de les acheminer par la Suisse ou par le Milanais, de leur donner pour soutien des troupes espagnoles, allemandes et piémontaises, et de les lancer en masse par la Savoie, soit sur le Dauphiné, soit sur la Bresse. Bien décidé à prévenir cette attaque, Louis XIV avait résolu de prendre lui-même l'offensive contre les Espagnols dans le Milanais. Sous prétexte de donner satisfaction aux plaintes que le duc de Savoie faisait de M. de Lombrail, Louvois saisit l'occasion de remplacer cet officier par un homme qui devait être plus agréable au duc, et qui était surtout le meilleur général que le roi pût employer en Italie ; c'était Catinat. En même temps quelques bataillons de troupes régulières et de milices recevaient l'ordre de marcher en Dauphiné. Quand il parlait de la France, dont il savait bien tous
les embarras, mais non pas toutes les ressources, Victor-Amédée tenait un
langage dédaigneux et superbe : Vous ne connoissez
pas la France, disait-il sans cesse à ses ministres, moi seul je la connois ; on peut avec sûreté se faire
valoir présentement avec elle ; les Suisses ne tarderont pas à se déclarer ;
les Espagnols, avec une armée formidable, vont délivrer l'Italie des
François. On croit, ajoutait M. de Rébenac, qui rapportait ces beaux
discours, on croit les forces de Votre Majesté infiniment au-dessous de ce
qu'elles sont : on se persuade même qu'elle a déjà pris la résolution de se
tenir, la campagne prochaine, sur la défensive[34]. Mais à peine
Victor-Amédée eut-il connu le choix de Catinat pour remplacer M. de Lombrail,
et la marche des troupes françaises vers le Dauphiné, son langage ne fut plus
le même. Quoiqu'on se fût bien gardé de lui faire aucune ouverture sur les projets du roi contre les Espagnols, il les devinait et il s'en inquiétait ; il assurait à M. de Rébenac que les dispositions qu'on prenait étaient fort inutiles, les Espagnols étant si faibles dans le Milanais qu'ils n'étaient point en état de songer à la moindre entreprise. Cependant il continuait ses armements ; mais comme Louis XIV lui avait fait, signifier qu'une levée de plus de deux mille hommes lui serait justement suspecte, voici ce qu'il avait imaginé de faire. On comptait qu'il y avait, dans la Savoie, le Piémont et le comté de Nice, cent mille hommes capables de porter les armes ; sur ce nombre, on en prenait six mille divisés en trois séries égales qui servaient, chacune à leur tour ; pendant quatre mois. Il n'y avait donc jamais sur pied que deux mille hommes de nouvelles troupes en même temps, et le roi de France n'avait rien à dire ; mais, au premier appel, six mille hommes devaient répondre, et le duc de Savoie retrouvait ainsi son avantage. En partant de Paris, dans les premiers jours de mars, Catinat n'avait pas reçu ses instructions complètes ; elles ne furent expédiées que le 20 mars, et ne lui parvinrent, à Pignerol, que vers la fin du mois. L'objet apparent de sa mission était la destruction des barbets. Louvois lui recommandait d'agir contre eux avec une extrême vigueur, de ne point accorder de capitulation à ceux qui demanderaient à se retirer, parce que ce seraient autant de recrues pour l'armée calviniste que les puissances protestantes organisaient en Allemagne, mais de les prendre à discrétion et de les envoyer aux galères. Cette première expédition faite, Catinat devait, avec ou sans le consentement du duc de Savoie, traverser le Piémont et porter la contribution dans le Milanais, en s'appuyant sur Casal, mais en ayant toujours grand soin d'assurer ses communications avec Pignerol[35]. Quant à la conduite qu'il devait tenir, en attendant, avec le gouvernement et les officiers piémontais Louvois lui recommandait beaucoup de sérieux, de réserve et de défiance[36]. Il lui était expressément défendu de faire connaître au duc de Savoie ses plans d'attaque contre les barbets, et, pour éviter toute surprise, de communiquer quoi que ce fût de ses instructions, même au comte de Rébenac[37]. Triste condition pour un ambassadeur d'être réduit, comme tout le monde, aux révélations des faits accomplis. Ainsi la diplomatie passait encore une fois entre les mains des gens de guerre ; M. de Croissy assistait en gémissant à la ruine de ses dernières illusions. Pendant cinq mois, Louvois.lui avait laissé le champ libre ; afin d'éviter tout froissement, il s'était abstenu d'agir. Comment le duc de Savoie avait-il répondu aux politesses de M. de Croissy ? En traitant, à l'insu de la France, avec l'Empereur, son principal ennemi. Le 13 mars, le roi venait d'apprendre que le duc de Savoie négociait depuis longtemps à Vienne, afin d'obtenir de l'Empereur et du roi d'Espagne les honneurs des têtes couronnées, qu'il offrait pour cela cent mille pistoles, et que la conclusion de cette affaire était imminente. Mon intention, mandait Louis XIV à M. de Rébenac, est que, sans perdre un moment de temps, vous déclariez en mon nom au duc de Savoie que je ne pourrois pas souffrir que, dans la conjoncture présente que l'Empereur a peu de ressources pour soutenir les dépenses de la guerre, il l'assistât, sous ce prétexte, d'une somme si considérable, et que je ne pourrois pas m'empêcher de considérer ce secours comme un véritable acte d'hostilité contre moi. Aussitôt cette dépêche reçue, le 20 mars, M. de Rébenac
eut avec le duc un entretien dont il rendit ainsi compte au roi : M. le duc de Savoie me répondit, sans marquer le moindre
embarras, qu'il étoit fâché de ce que je lui avois parlé le premier d'une
affaire qui pouvoit véritablement être prise en mauvaise part, lorsqu'il y paroissoit
un air de mystère et que Votre Majesté en seroit informée par d'autres que
par lui-même, qu'il avoit dessein de m'en entretenir, qu'il en avoit été
détourné par plusieurs affaires qui lui étoient survenues, et qu'il l'auroit
fait plus tôt même, si la chose n'avoit été dans une grande incertitude, hors
depuis quelques jours qu'elle étoit conclue ; qu'il alloit donc m'instruire
de ses commencements et de ses suites ; que, premièrement, il étoit vrai que
l'Empereur proposoit de lui accorder les honneurs des têtes couronnées, mais
qu'il n'avoit rien offert pour les obtenir ; qu'il y avoit seulement une
acquisition du titre de Vicaire Perpétuel de l'Empereur sur une quarantaine
de fiefs enclavés dans les États de Piémont ; que ces fiefs portoient préjudice
à ses droits de justice et à ses finances par la contrebande ; qu'il n'y
avoit rien là de contraire au service du roi ; qu'il lui étoit un peu fâcheux
de voir que ses actions les plus innocentes, étoient toujours prises en
mauvaise part, et que Votre Majesté paroissoit avoir quelque application à
s'opposer au succès des affaires qui pouvoient lui donner quelque plaisir.
Sur cela, sire, il me parla près d'une demi-heure avec un torrent d'éloquence
merveilleuse, mêlant son discours de plaintes générales sur la manière dont
Votre Majesté en usoit pour lui, et sur l'attachement sincère et le respect
qu'il avoit pour sa personne et ses intérêts. L'ambassadeur ayant répliqué que cent mille pistoles- n'en étaient pas moins un subside important pour l'Empereur, le duc eut un mouvement de triomphe en s'écriant que, par des stipulations expresses, ces cent mille pistoles devaient être affectées exclusivement à la guerre de Hongrie. Mais, riposta M. de Rébenac, que ce soit en Hongrie ou sur le Rhin, il est également avantageux au roi de France que l'Empereur manque d'argent d'un côté comme de l'autre. A cette remarque, Victor-Amédée ne sut que dire ; il tourna court en affirmant que l'affaire était trop avancée pour être rompue, et que de cent vingt mille pistoles qu'elle lui coûtait réellement, car il y en avait vingt mille pour les ministres de l'Empereur, il en avait déjà payé soixante-dix mille[38]. L'entretien finit là. C'était donc celte même affaire des fiefs impériaux, à la conclusion de laquelle M. de Croissy s'était opposé trois ans auparavant, et qui reparaissait tout à coup, après avoir fait son chemin sous terre. Devant un fait accompli, quelle attitude fallait-il prendre ? Attendre, s'abstenir de menaces inutiles, mais se préparer à combattre les conséquences d'une intrigue qu'on n'avait pas su déjouer à temps[39]. L'instruction envoyée à Catinat y suffisait d'abord ; l'entrée des troupes françaises en Piémont, de gré ou de force, devait étonner l'audace du duc de Savoie, et tenir au moins en échec les Espagnols dans le Milanais. Sans rien ajouter à ses premiers ordres, qui contenaient en germe des actes encore plus vigoureux et décisifs, Louvois se contentait d'écrire à Catinat, le 2 avril : Je vous conjure de n'avoir aucune bonne opinion des intentions de M. le duc de Savoie ; elles ne peuvent être pires, quelques beaux discours qu'il vous tienne et quelque apparente bonne conduite qu'il essaye de tenir dorénavant. Catinat, au reste, n'avait pas besoin d'être mis sur ses gardes ; il s'y tenait de lui-même. Le 30 mars, il était allé saluer à Turin Victor-Amédée. M. le duc de Savoie, écrivait-il à Louvois le lendemain, m'a entretenu deux fois en particulier ; dans lesquelles il m'a tenu avec une grande affectation plusieurs discours sur le respect qu'il a pour le roi, sur les besoins qu'il a de sa protection ; cela avec quantité de paroles générales qui ne concluent rien. J'ai beaucoup écouté et répondu fort sobrement. J'ai eu quelque petite peine à obtenir de M. le duc de Savoie qu'il donnât du monde pour l'attaque des barbets, me disant la nécessité qu'il y avoit de garder la tête et les passages des vallées de Luzerne et d'Angrogne. Je crois cependant qu'il est d'assez bonne foi pour l'extirpation des barbets. Il ajoutait encore : M. de Rébenac m'a dit que l'on commençoit à croire en cette cour que les bruits d'une armée en ce pays étaient un artifice et une chimère sous laquelle on vouloit négocier quelque chose[40]. Ce que Catinat ne savait pas, ce que M. de Rébenac ne lui avait pas dit, ce qui donnait leur valeur exacte aux protestations du duc de Savoie, c'est que, malgré tout ce qu'il avait affirmé à l'ambassadeur de France, la négociation des fiefs, quoique poursuivie activement, n'était point un fait accompli ; non-seulement les cent vingt mille pistoles n'avaient pas été livrées à l'Empereur, mais même le duc de Savoie n'en avait guère pu ramasser plus de vingt mille qui étaient en dépôt à Turin. M. de Rébenac avait, dès le 26 mars, envoyé ces informations au roi, sans paraître d'ailleurs en apprécier l'importance. Très-jaloux de Catinat, dont l'altitude réservée le dépitait et l'inquiétait, il attribuait aux mouvements des troupes encore éloignées les difficultés qu'il rencontrait dans cette cour, et cependant il disait à Catinat qu'on ne parlait de ces troupes à Turin que comme d'un artifice et d'une chimère ; il rappelait combien la neutralité du duc de Savoie était nécessaire au maintien de la paix en Italie, mais il ne se demandait pas si la négociation que le duc poursuivait avec l'Empereur était bien un acte de neutralité ; il recommandait enfin l'emploi banal des caresses : Il sentira assez la verge, si j'ose me servir de ce terme, disait-il, lorsqu'elle sera près de lui, sans y ajouter des menaces qui le précipiteroient peut-être dans le parti des ennemis de Sa Majesté. Louis XIV ne s'emportait pas ; il faisait seulement tenir à l'ambassadeur de Savoie par M. de Croissy, au marquis de Saint-Thomas par M. de Rébenac, le même langage ferme et mesuré : on savait que l'affaire des fiefs n'était pas achevée, et qu'il était encore temps de la rompre. Au surplus, écrivait-il à M. de Rébenac[41], vous ne devez user d'aucunes menaces, mais il ne faut pas aussi, dans la conjoncture présente, user de flatteries ni de protestations de la sincérité de mon affection pour le duc de Savoie. Le traité que le duc négociait avec l'Empereur aurait pu d'abord, à force d'indulgence, être pris pour une fantaisie dont il n'avait pas calculé les suites, mais la duplicité dont il avait fait preuve en affirmant, contrairement à la vérité, que l'affaire était faites la précipitation qu'il mettait maintenant à la poursuivre, après qu'on l'avait éclairé sur le danger qu'elle lui faisait courir, le refus obstiné de la rompre, quoiqu'on affectât de ménager son amour-propre en n'usant point de menaces, toutes ces circonstances donnaient à sa résolution un caractère de réflexion et, de maturité qui lui ôtait Imite excuse. L'instruction du 20 mars, rédigée en vue d'une situation moins difficile, ne convenait plus à la gravité des incidents nouveaux ; elle contenait un avertissement sévère, elle ne contenait point encore de représailles. Louis XIV jugea que l'heure des représailles était venue. Le 19 avril, Louvois écrivit une seconde instruction par laquelle il prescrivait à Catinat de marcher vers Turin, aussitôt après la destruction des barbets, et de signifier au duc de Savoie qu'il eût à envoyer immédiatement en France deux mille hommes d'infanterie et les trois régiments de dragons qui composaient toute sa cavalerie. Catinat ne devait pas s'éloigner que le duc n'eût pris nettement son parti, soit de résister, soit de se soumettre, le choix du prince devant déterminer quel serait le théâtre de la guerre, le Milanais, s'il se soumettait, ou s'il résistait, le Piémont[42]. Ces nouveaux ordres n'étaient pas encore parvenus à Catinat, qu'une altercation, la plus chaude qu'il y eût jamais eu entre le principal ministre du duc et l'ambassadeur de France, avait déjà mis le feu aux poudres. Un mouvement insurrectionnel dans la province de Mondovi venait d'appeler dans cette ville le duc de Savoie ; M. de Rébenac l'y avait rejoint pour tenter un dernier effort contre l'exécution du traité des fiefs. Le 22 avril, il eut, sur ce sujet, un long et vif entretien avec le marquis de Saint-Thomas. Le ministre refusa toute concession, et, pour justifier sa résistance, il donna lecture à M. de Rébenac d'une dépêche du marquis Dogliani, datée du 5 avril. Après avoir rendu compte à son maître d'une conversation qu'il avait eue avec Monsieur et d'une conférence avec M. de Croissy, l'ambassadeur piémontais concluait en termes très-nets que le roi de France voulait absolument faire la guerre au duc de Savoie. M. de Rébenac se récria vivement, protesta contre les exagérations du marquis Dogliani, et s'offrit à prouver tout à l'heure que les dépêches qui lui venaient de Versailles ne contenaient rien d'aussi positif. M. de Saint-Thomas déclina tout éclaircissement ; puis il se mit à déplorer le malheur de son maître, et s'échauffant peu à peu, il déclara que, puisque le roi paroissoit avoir résolu la perte du duc de Savoie, il ne lui restoit aussi que les partis de la dernière extrémité. Il se servit de l'exemple d'un homme dont la maison brûle ; il se jette du grenier dans la rue ; il sait bien qu'il se tuera ou que du moins il se cassera un bras ou une jambe ; mais, s'il demeure, il y sera brûlé. Il conclut que, dans l'occasion présente, il falloit abandonner le parti d'une prudence trop exacte pour remédier-à un mal pressant, qu'on alloit implorer le secours de l'Empereur, de l'Espagne. et de toute l'Italie, qu'on n'en seroit pas abandonné, mais que si on a voit voulu seulement écouter les offres que toutes ces puissances avoient faites depuis longtemps, on seroit présentement dans une sûreté parfaite. Enfin, sire, ajoutait M. de Rébenac, ce ministre me parla avec un feu et un emportement que je ne lui ai jamais vus. Pour l'affaire des fiefs en elle-même, la lettre du marquis Dogliani l'a abrégée de plus de quatre mois, et dans le dépit qu'elle a produit, M. le duc de Savoie a enlevé tout ce qu'il y avait d'argent dans ses recettes, fait fondre de la vaisselle, et conclu tous ses marchés avec tant de précipitation qu'en trois jours il suppute qu'il a assemblé plus de quatre cent mille écus ou d'espèces ou de sûretés équivalentes[43]. Parmi ceux qui s'empressaient de faire leur cour au duc en l'aidant à trouver de l'argent, on citait particulièrement l'abbé de Verrue et le marquis de Pianesse. On écrivait de Mondovi à M. de Rébenac que jamais le prince n'avait été de si bonne humeur, et qu'il était seul parfaitement tranquille au milieu d'une cour et d'un peuple fort agités. Au moment même où Louis XIV apprenait par M. de Rébenac les emportements du marquis de Saint-Thomas, et l'appel qu'il menaçait d'adresser à l'Empereur et à l'Espagne, le roi venait d'acquérir la preuve que cet appel avait ôté, depuis un certain temps déjà, fait et entendu. Louis XIV avait reçu presque à la fois, de Turin, de Milan et de Vienne, des informations qui s'accordaient et se complétaient de manière à ne lui laisser aucun doute sur la défection du duc de Savoie. Il résultait de ces informations que Victor-Amédée, mis d'abord en éveil par le voyage de Catinat, mais rassuré bientôt par la discrétion de son attitude et ne le voyant pas suivi de forces considérables, s'était vraiment persuadé que ce voyage n'était qu'un artifice destiné à cacher la faiblesse réelle de Louis XIV. Convaincu dès lors que le roi était incapable de lui marquer son ressentiment autrement que par des paroles, et que le moment était venu d'aider ses ennemis à l'abattre, il avait, dans les premiers jours d'avril, dépêché à Milan et à Vienne pour faire savoir aux Espagnols et à l'Empereur la résolution qu'il avait prise de se déclarer contre la France. Cette nouvelle, connue à Vienne le 14 avril, et sur-le-champ transmise à Louis XIV, lui était parvenue le 2 mai seulement, à cause de la difficulté des communications. Il n'apprit que deux jours après, l'altercation du 22 avril, entre M. de Rébenac et le marquis de Saint-Thomas. La lettre de Vienne aussitôt déchiffrée, le roi la fit porter à Louvois, qui était à Châville, malade, consumé par la fièvre. Louvois fut d'avis d'envoyer à Catinat l'ordre de s'établir solidement dans le Piémont, et de commencer les hostilités en chargeant tout ce qu'il rencontrerait de troupes piémontaises, à moins que le duc ne consentit à lui livrer la citadelle de Turin[44]. On a déjà vu, par de nombreux exemples, combien il déplaisait à Louis XIV de faire les premières démarches ; comme il croyait de sa dignité d'attendre les offres de ses adversaires, tout au plus pouvait-il consentir à leur indiquer, par quelque vague insinua-lion, la voie qu'ils devaient prendre pour venir au-devant de ses secrets désirs. On va voir à quel point cette préoccupation royale, si peu conforme au génie vif et décidé de Louvois, et si contraire à l'action rapide que réclamaient les événements, compromit tout, brouilla tout, troubla Louvois lui-même, embarrassa. Catinat, donna maladroitement au duc de Savoie le répit dont il avait besoin, à ses alliés le temps de le secourir, et lui permit d'accuser avec vraisemblance Louis XIV et son ministre de vouloir, par des demandes successives, vagues et sans limites, le forcer de livrer à leur discrétion son État, son honneur et sa personne. L'échange des communications entre Louis XIV et Louvois,
dans cette journée du 2 mai, s'était fait très-rapidement ; les circonstances
exigeaient qu'on ne perdit pas une minute. Le soir même, Louvois, obligé de
se conformer aux ordres du roi, qui voulait bien avoir la citadelle de Turin,
mais sans la demander, se hâta d'expédier à Catinat une nouvelle dépêche
qu'on peut considérer comme une troisième instruction. Après lui avoir fait
connaître en détail les démarches du duc de Savoie et les avis que le roi en
avait eus, il ajoutait : Sa Majesté m'a commandé de
vous dire qu'après avoir expliqué à ceux que M. le duc de Savoie vous
enverra, les sujets de mauvaise satisfaction que le roi a de sa conduite,
vous pourrez ajouter que Sa Majesté a été informée de ce qu'il a fait dire à
l'Empereur, et qu'il doit s'attendre à la dévastation de ses États, s'il ne
prend sur-le-champ, c'est-à-dire, au plus tard, deux jours après que vous
aurez parlé à ses ministres, la résolution de donner au roi toutes les
sûretés humainement possibles de sa bonne conduite à l'avenir ; et sur cela,
vous lui expliquerez que non-seulement il doit envoyer ses troupes en France,
suivant qu'il est porté par l'addition de votre instruction, mais même vous
laisserez entendre que, s'il veut que le roi soit persuadé de son repentir,
il faut qu'il donne au roi des gages de sa fidélité qui puissent dissiper
tout d'un coup les mauvaises impressions qu'une mauvaise conduite de
plusieurs années doit avoir données de lui à Sa Majesté. Vous devez sur le tout
vous bien garder de vous laisser amuser par des négociations, et après les
deux fois vingt-quatre heures que vous lui aurez données passées, aller
toujours en avant, occupant les postes que vous jugerez à propos autour de
Turin, c'est-à-dire entre Turin et le Milanois, sans négliger ceux qui
doivent assurer votre communication avec Pignerol, et cela jusqu'à ce qu'il
soit réduit à donner à Sa Majesté les sûretés portées par votre seconde
instruction ; après quoi il sera assez à temps de penser tout de bon à tirer bien
de l'argent du Milanois. Vous en devez user de même, si l'ambassadeur du roi
venoit à l'armée pour entrer en quelque négociation avec vous, c'est-à-dire
qu'en lui rendant beaucoup d'honneurs, vous devez lui dire que vos ordres ne
vous permettent pas de faire ce qu'il vous proposera ; et, en un mot, rien ne
vous doit détourner de la ponctuelle exécution de ce que cette lettre
contient de l'intention du roi, que la soumission de M. le duc de Savoie,
c'est-à-dire la marche de ses troupes dans les faubourgs de Lyon ou
l'entrée des troupes du roi dans la citadelle de Turin[45]. Cette dépêche dictée à la hâte, on s'empressa de la mettre en chiffres et de la donner au courrier qui l'attendait tout à cheval. On va voir de quelle importance peut être un simple monosyllabe, et ce que peut causer de trouble la substitution de la disjonctive ou à la conjonctive et. Louvois avait dicté ou cru dicter ainsi la dernière phrase de sa dépêche : Rien ne peut vous détourner de la ponctuelle exécution de ce que cette lettre contient... que la soumission de M. le duc de Savoie, c'est-à-dire la marche de ses troupes dans les faubourgs de Lyon et l'entrée des troupes du roi dans la citadelle de Turin. Cette dernière phrase, bien écrite, aurait à peine donné à Catinat le mot de l'énigme que Louis XIV affectait de proposer à la sagacité du duc de Savoie ; mal écrite, elle rendait l'énigme insoluble pour Catinat lui-même, et sauvait par conséquent au duc les ennuis de l'interprétation. Le nom de la citadelle de Turin, prononcé seulement à la fin de la dépêche, était déjà presque une infraction aux volontés du roi. Si Louis XIV avait permis à Louvois de formuler ses ordres en termes nets et précis, suivant son habitude, l'erreur n'aurait eu nulle importance ; elle en avait une très-grande, avec ce système de réticences et de demi-mots. Quoi qu'il en soit, et dans tous les cas, cette dépêche déclarait la rupture. Louvois recommandait à Catinat de faire enlever l'abbé Grimani, envoyé secret de l'Empereur auprès du duc de Savoie. Quant à M. de Rébenac, sa mission devenait une véritable sinécure, sans agrément, sinon sans danger. Voici ce que le roi lui faisait écrire par M. de Croissy, en réponse à sa dépêche du 25 avril : Je vois, par le compte que vous me rendez de la conférence que vous avez eue avec le marquis de Saint-Thomas, que, nonobstant tout ce que vous avez représenté à ce ministre et au duc de Savoie, ce prince persiste à vouloir exécuter le traité qu'il a fait avec l'Empereur ; et comme il n'y a plus rien à négocier avec lui sur ce sujet, mon intention est que vous laissiez agir le sieur de Catinat et que vous ne fassiez que ce dont il vous requerra pour le bien de mon service et l'exécution des ordres dont je l'ai chargé[46]. Tout le rôle de M. de Rébenac allait donc se réduire à donner des nouvelles, sans avoir même la satisfaction de les comprendre. Cependant Catinat avait passé tout le mois d'avril à Pignerol, attendant ses troupes, méditant son instruction du 20 mars, puis celle du 19 avril, mais n'en laissant rien surprendre, épié dans tous ses mouvements, dans ses moindres paroles, par Victor-Amédée, par les ministres, par M. de Rébenac, mais ne montrant de préoccupation que pour l'affaire des barbets., Louvois lui avait écrit qu'il n'y avait plus rien à craindre, au moins pour le moment, du rassemblement des calvinistes réfugiés en Allemagne, attendu que les Suisses, éclairés et convaincus par la munificence de Louis XIV, refusaient de les laisser passer sur leur territoire, et sévissaient même avec rigueur contre ceux qui s'y étaient aventurés[47]. Il n'y avait donc plus qu'à agir contre les bandes qui étaient rentrées, l'année précédente, dans les vallées vaudoises. Les troupes françaises arrivaient successivement ; de son côté, le duc de Savoie faisait marcher huit cents hommes, sous les ordres du marquis de Parelle ; mais le choix de ce général, notoirement ennemi de la France, avait excité plus que tout le reste les défiances de Catinat. Sous prétexte de ménager les troupes du duc, il avait laissé en réserve la moitié de l'infanterie piémontaise[48]. Les hostilités débutèrent par un échec ; cinq cents hommes lancés, le 2 mai, à l'attaque d'un des postes les mieux fortifiés de la vallée de Luzerna, furent repoussés, avec beaucoup de perte ; ils laissèrent même entre les mains des barbets un officier supérieur blessé, M. de Parat, lieutenant-colonel du régiment d'Artois. On avait remarqué plus de méthode dans les dispositions de la défense et plus d'art dans la construction des retranchements ; on n'avait plus simplement affaire, comme en 1686, à de pauvres montagnards très-braves, mais sans expérience et sans discipline ; il y avait évidemment là des officiers de mérite, de véritables hommes de guerre. Quelques jours après, au moment où il semblait qu'en face d'une résistance plus énergique et plus habile, la puissance des assaillants dût être augmentée, le duc de Savoie retira tout à coup des environs de Luzerna son infanterie régulière, et la remplaça par trois mille hommes de milices, plus disposés à se joindre à leurs adversaires, qui étaient des compatriotes pour la plupart et des montagnards comme eux, qu'à se battre contre eux à côté des Français. Victor-Amédée envoyait son infanterie à Verceil, dont le commandant, disait-il, craignait d'être attaqué par les Espagnols. Catinat, d'ailleurs, ne songeait plus qu'à bloquer les barbets ; des soins plus graves appelaient d'un autre côté la meilleure part de ses ressources militaires et toutes les forces de son intelligence. Il venait de recevoir la dépêche du 2 mai. Après avoir laissé au marquis de Feuquières un détachement de ses troupes, avec ordre de bien garder les issues des vallées et d'avoir l'œil en même temps sur les milices du duc de Savoie, Catinat s'avança vers le nord avec le gros de ses forces, et vint camper sur l'extrême limite du territoire français. A Turin, quoiqu'on ne sût rien encore de cette marche, on sentait venir la crise. Victor-Amédée arrivait à peine de la province de Mondovi. Sa mère, Madame Royale, avait vivement pressé le marquis Morosso et M. de Saint-Thomas d'inspirer, à leur maitre un esprit de conciliation et de paix. Le duc vint la voir dans la journée du 6 mai ; il commença par la remercier des conseils qu'elle lui avait fait donner par ses ministres ; mais il ajouta qu'il n'avoit rien fait pour s'attirer l'indignation du roi, que le traité avec l'Empereur était consommé, qu'il avait voulu profiter de cette occasion pour acquérir des honneurs et des fiefs dont l'acquisition étoit utile et honorable à sa maison, que le roi étoit trop juste pour le désapprouver, que Sa Majesté pouvoit lui faire une violence, mais qu'il auroit la consolation de ne l'avoir pas méritée ; et tout échauffé qu'il étoit par ce discours, il tira de sa poche une longue lettre qu'il écrivoit à Monsieur, qui étoit une manière de récapitulation de toutes les choses qu'il dit avoir faites pour le service de Sa Majesté, par laquelle il tâchoit de se justifier sur son traité avec l'Empereur. Madame Royale essaya de lui représenter le danger où il se jetait volontairement, l'exemple de ses prédécesseurs qui avaient séparé leurs intérêts de ceux de la France, la perte imminente de ses États ; il répliqua qu'il ne savoit que faire, que le traité avec l'Empereur étoit entièrement exécuté, que les intentions du roi sur d'autres chapitres ne lui étoient pas connues, que M. l'ambassadeur ne s'expliquoit point, qu'il étoit d'ailleurs vassal de L'Empereur, et que Madame Royale devoit savoir à quoi cette qualité l'engageoit. Madame Royale lui fit observer qu'il était vassal de l'Empire et non de l'Empereur, que d'ailleurs il s'exagérait l'étendue de ses devoirs, et que le premier de tous l'obligeait à conserver ses États dont la situation le mettait dans une dépendance nécessaire de la France. Le duc rompit l'entretien sans conclure[49]. Le même jour, dans la soirée, le marquis de Saint-Thomas reçut de Catinat une demande de passage immédiat à travers le Piémont, avec des fournitures de vivres et de fourrage, pour dix mille hommes d'infanterie et six mille chevaux. Le lendemain, 7 mai, M. de Saint-Thomas vint trouver le comte de Rébenac, afin d'avoir une explication sur cette demande inopinée. L'ambassadeur, il est important de le remarquer, ne savait rien des récents engagements que le duc de Savoie venait de prendre avec l'Empereur et l'Espagne, le roi n'avant pas voulu lui en donner connaissance ; il était donc, pour ainsi dire, en arrière des événements. Très-enclin d'ailleurs à juger mal d'une affaire dont il n'avait ni la direction ni le secret, il prit d'abord sur lui de venir en aide au ministre du duc, et qui conseilla de faire adresser au roi, par son maître, une lettre pleine de soumission et de respect. Il s'empressa lui-même d'écrire à Louis XIV[50] : J'ai cru, sire, toute ma vie, qu'il était de mon devoir, dans toutes les occasions, d'aplanir à Votre Majesté les difficultés que je me persuadois qu'elle pourroit rencontrer dans ses desseins quels qu'ils fussent, et je jugeois que, dans la conjoncture présente plus qu'en aucune autre, Votre Majesté devoit réussir dans ses entreprises, en évitant le plus qu'il seront possible de s'attirer un plus grand nombre d'ennemis qu'elle n'en a, et l'imputation qu'on lui feroit d'une entrée qui paroitroit avoir quelque violence dans les États d'un prince de ta conduite duquel elle a véritablement peu de sujet d'être satisfaite, mais que la plus grande partie de l'Europe regarde néanmoins comme attaché à vos intérêts et à l'honneur de votre alliance. Cependant, dès qu'il eut appris, par une lettre de Catinat, que le général avait l'ordre positif d'entrer, le 9, en Piémont, de gré ou de force, M. de Rébenac se hâta de retirer le conseil qu'il avait donné au marquis de Saint-Thomas. Malgré cette retraite, Louis XIV, mécontent de son intervention malavisée, lui fit adresser par M. de Croissy une réponse fort sèche[51] : Je vois que, comme vous n'aviez pas encore été instruit, de mes intentions, vous aviez donné des conseils au marquis de Saint-Thomas fort conformes au génie du duc de Savoie, mais qui ne tendent qu'à me détourner, par de vains compliments et des lettres soumises, de prendre les précautions nécessaires contre les mauvaises intentions de ce prince. A Versailles, on accusait le malheureux ambassadeur de tripoter avec le marquis de Saint-Thomas, et de ne rendre point exactement compte de ce qui se passait à Turin[52]. Le 9 mai, le duc de Savoie ayant accordé le passage, Catinat franchit la frontière et vint camper auprès d'Avigliana, entre Suse et Turin. Le lendemain, comme il avait témoigné le désir de s'aboucher avec quelqu'un des ministres du duc, pour lui faire connaître les intentions du roi, on lui envoya lee marquis Ferrero, qui avait été ambassadeur en France. Depuis qu'il avait reçu la dépêche énigmatique du 2 mai, Catinat était dans une grande perplexité ; il la comparait avec l'instruction du 20 mars, surtout avec l'addition du 19 avril, dont elle n'était que l'amplification plus chaleureuse et plus vague en même temps. Le roi paraissait exiger du duc de Savoie autre chose que des troupes, des places sans doute ; mais il ne s'expliquait pas nettement ; mais il fallait provoquer des offres, sans faire aucune demande précise ; mais, enfin, la conclusion de la dépêche semblait laisser au négociateur le choix entre la marche des troupes du duc dans les faubourgs de Lyon ou l'entrée des troupes du roi dans la citadelle de Turin. Mon esprit, disait Catinat, n'a jamais tant travaillé. Après avoir énuméré
vivement tous les sujets de plainte que Victor-Amédée avait donnés au roi, le
général fit entendre au marquis Ferrero que si son maitre voulait bien
persuader le- roi de son repentir, il fallait qu'il lui remît des gages qui pussent dissiper tout d'un coup les
mauvaises impressions qu'une mauvaise conduite de plusieurs années avoit
données à Sa Majesté. Catinat employait à dessein les mêmes termes
dont s'était servi Louvois ; mais il fallait, pour les entendre, une bonne
volonté qui manquait à son interlocuteur. Je n'ai pu,
disait-il, que beaucoup rebattre là-dessus pour
m'attirer des offres de places que je n'ai pu demander, Suivant mes
instructions. Cette proposition vague, quoique faite avec chaleur, n'ayant
produit aucun effet, je me suis rabattu à conclure à demander l'envoi des
troupes, en faisant connoitre combien dues ordres sont positifs pour n'entrer
en aucune négociation ni ménagement, et que, dans deux fois vingt-quatre
heures, il faut que je reçoive une réponse positive et assurée, ou que
j'agirai hostilement dans les États de M. le duc de Savoie[53]. Il paraît certain que Victor-Amédée s'attendait à de plus graves exigences, car son ambassadeur avait dit à Monsieur qu'il voyoit bien qu'il en coûteroit quelques places à son maître[54]. On voit quelle faute Louis XIV avait commise, en ne désignant pas nettement et d'abord celles qu'il avait résolu d'occuper. Quoiqu'il eût lieu d'être relativement satisfait de ce que lui rapportait le marquis Ferrero, Victor-Amédée ne voulut, suivant son habitude, céder qu'au dernier moment, et de mauvaise grâce. Madame Royale, qui s'efforçait de vaincre ses incertitudes, les dépeignait ainsi dans une sorte de journal qu'elle adressait à Louvois : Voyant qu'après plusieurs assemblées du conseil, il n'y avoit encore rien de résolu ce matin, samedi 13 mai, et que cependant le terme que M. de Catinat avoit donné expiroit demain dimanche matin, j'ai été, cette après-dinée, trouver mon fils dans son cabinet. Il a recommencé à exagérer que l'on vouloit tirer le plus pur sang de ses veines, l'affoiblir et l'abandonner aux ressentiments de la maison d'Autriche, qu'il n'avoit rien fait pour s'attirer un si rude traitement, qu'il ne pourroit plus garder Verceil ; enfin il s'est répandu dans de grandes plaintes sur son malheur et sur les maux que lui peuvent faire dans la suite l'Empereur et les Espagnols. Je l'ai interrompu en lui disant que les Espagnols n'étoient pas si redoutables. Après beaucoup d'autres raisonnements extrêmement forts de ma part, il m'a dit qu'il alloit assembler son conseil et qu'il viendroit ensuite chez moi me faire pari de ses dernières résolutions. Voilà l'état où nous sommes, le samedi 13, à trois heures après midi, el si, dans quatre heures, tout n'est pas accommodé, Son Altesse Royale parle de se jeter dans la citadelle avec madame la duchesse royale. — Je finis ce mémoire à minuit. Son Altesse Royale s'est enfin résolue à donner trois mille hommes au roi et à suivre mon conseil, quoique ce n'ait été qu'à la dernière extrémité. Le marquis Ferrero en va porter la nouvelle à M. de Catinat, et demain on dépêchera un courrier au marquis Dogliani, afin qu'il en assure Sa Majesté[55]. Depuis la dépêche du 2 mai, Louvois en avait, le 10 et le
11, adressé à Catinat deux autres par lesquelles il croyait confirmer
simplement les ordres contenus dans la première. Je
vous répète, écrivait-il le 10, que vous ne
devez vous laisser amuser en rien ni vous arrêter, pour tout ce que vous pourra
faire dire M. le duc de Savoie qu'il a mandé au roi, que vous devez seulement
recevoir ]a citadelle de Turin et Verrue, s'il vous les remet, sans vous
engager à rien autre chose qu'à rendre compte à Sa Majesté de la soumission
de M. le duc de Savoie. La conduite de ce prince ayant été si déloyale et ses
projets si pernicieux, il est de conséquence qu'il en soit puni de manière
qu'il s'en souvienne toute sa vie, et qu'il apprenne à ses dépens le respect
qu'un duc de Savoie doit à un roi de France qui l'a traité avec autant de
bonté et d'indulgence que Sa Majesté a fait jusqu'à présent. Il ajoutait, le 11 : Monsieur
est venu trouver le roi, ce matin, pour lui rendre deux lettres par
lesquelles M. le duc et madame la duchesse de Savoie essaient de justifier ce
qui s'est passé et d'émouvoir la générosité du roi, en l'assurant d'un grand
attachement au service de Sa Majesté et d'une envie toute particulière de lui
plaire ; à quoi le roi a répondu que la conduite de M. le duc de Savoie étoit
venue à un tel point que Sa Majesté ne seroit point satisfaite par des
paroles, que vous aviez ses ordres, et que c'étoit à vous qu'il se falloit
adresser ; à quoi le roi a ajouté à Monsieur, en son particulier, que Sa
Majesté ne seroit point la dupe de M. le duc de Savoie, qui en avoit trop
fait pour que Sa Majesté pût s'empêcher de prendre ses sûretés avec lui ; et
Monsieur ayant fort pressé le roi d'avoir de l'indulgence pour M. le duc de
Savoie, Sa Majesté lui a répondu que M. le duc de Savoie n'éviteroit point le
châtiment qu'il a mérité qu'en remettant des places entre vos mains, et en
envoyant ses troupes en France. Vous devez comprendre, par tout ce que dessus,
que le roi veut que vous exécutiez avec dureté les ordres que Sa Majesté vous
a envoyés à l'égard de M. le duc de Savoie, et que vous le réduisiez prompte
ment à satisfaire aux volontés de Sa Majesté, ou que vous mettiez son pays en
état de s'en souvenir longtemps, et qu'il n'en tire plus aucune subsistance. Louvois était à Meudon, lorsqu'il apprit, le 18, que Catinat s'était contenté d'exiger les troupes du duc de Savoie. Sur-le-champ il écrivit au roi pour lui exprimer sa surprise et sa douleur ; mais comme il n'avait pas sous la main le dossier de sa correspondance avec. Catinat, préoccupé qu'il était de ces places du Piémont, et comme obsédé par une idée fixe, il confondit les phases successives et distinctes de cette affaire, la première instruction avec la seconde, et l'une et l'autre avec la dépêche du 2 mai, à laquelle même il attribuait une précision et une portée qu'elle était loin d'avoir. Le duc de Savoie, disait-il, s'est résolu à vous envoyer ses dragons et deux mille hommes d'infanterie. La satisfaction qu'il veut donner à Votre Majesté est celle qu'elle avoit prescrite [à M. de Catinat] par la première instruction ; mais l'addition que Votre Majesté a ordonné qui lui fût envoyée, et ce qu'elle m'a commandé de lui écrire, le 2 de ce mois, après avoir appris que le duc de Savoie traitoit avec l'Empereur, porte expressément que Votre Majesté veut avoir la citadelle de Turin, et depuis elle a demandé d'avoir encore Verrue entre les mains, qui assure la communication de Turin à Casal. Je ne puis comprendre comment M. de Catinat, après avoir reçu l'addition susdite à son instruction et la lettre que je lui ai écrite le 2, par ordre de Votre Majesté, peut regarder comme une satisfaction la marche des troupes de M. le duc de Savoie du côté de France. Il conseillait au roi d'envoyer aussitôt à Catinat l'ordre formel d'exiger la citadelle de Turin et Verrue, sauf à laisser en Piémont, par un excès de grâce, les troupes du duc de Savoie, en leur faisant toutefois l'honneur insigne de les admettre à concourir, avec les troupes françaises, à l'attaque du Milanais. Votre Majesté, en agréant cet expédient, ajoutait Louvois[56], fortifiera le corps de M. de Catinat, et se déchargera d'une dépense bien considérable. M. le duc de Savoie ne sera pas, ce me semble, en état de se dispenser de satisfaire aux ordres de Votre Majesté, sans l'exécution desquels, de l'humeur qu'il est, pour peu qu'il vit la pelote grossir en Milanois, il pourroit bien faire la folie d'appeler les troupes ennemies dans ses États, s'il croyoit que M. de Catinat ne fût pas en état de leur résister. Louis XIV, sans faire la moindre objection, daigna commander à son ministre ce que son ministre lui suggérait, et le jour même, 18 mai, Louvois écrivit à Catinat une dépêche qui n'est que la reproduction de la lettre précédente, si ce n'est qu'il y avait ajouté ces mots[57] : Après avoir satisfait aux ordres de Sa Majesté, trouvez bon que je vous demande en particulier comment il est possible qu'ayant vu ma lettre du 2 mai, vous ayez pu croire que le roi pût être content de M. le duc de Savoie, sans avoir des places entre ses mains. Je vous prie de me répondre à cela par une lettre particulière. Catinat n'eut besoin, pour se justifier, que de rétablir l'ordre, les dates et la teneur des différentes dépêches qu'il avait reçues. Si monseigneur, disait-il[58], lisoit l'addition de mon instruction et sa lettre du 2 mai, je croirais que je serois justifié auprès de lui d'un contre-temps où il lui paraît qu'il peut y avoir de ma faute. Louvois avait devancé cet appel à sa justice : il avait reconnu son erreur et s'était honoré en la confessant au roi et à Catinat lui-même. Il lui écrivait, le 23 mai : Comme, à l'occasion de ce que contiennent vos lettres, j'ai relu votre instruction, l'addition qui est datée du 19 avril, et la minute de ma lettre du 2 de ce mois, j'y ai vu avec surprise que je me suis trompé quand j'ai cru qu'elles vous prescrivaient positivement de demander lesdites places, et que la première lettre par laquelle je vous ai expliqué sur cela les intentions du roi, est du 10 de ce mois ; de quoi je n'ai pas manqué de rendre compte à Sa Majesté, afin qu'elle connaisse que vous n'êtes point en faute, et que vous n'avez été en état de connaître sa volonté précise à cet égard que par l'arrivée du courrier, qui ne s'est rendu auprès de vous que le 16 au matin. Catinat se montra plus sensible encore à cette réparation loyale qu'il n'avait été touché de I erreur commise d'abord à son préjudice. J'ai reçu, répondit-il à Louvois, le 30 mai, la lettre par laquelle vous avez la bonté de me consoler de la chose du monde qui me faisait le plus de peine, qui est que je n'eusse pas satisfait à vos ordres. Je vous suis obligé, monseigneur, d'avoir bien voulu avoir tant d'attention là-dessus. Dans sa lettre du 23, Louvois disait expressément à Catinat : Il vaut mieux être en guerre avec M. le duc de Savoie que de faire un accommodement plâtré, qui lui donne moyen d'attendre une occasion plus favorable de jouer au roi le mauvais tour qu'il avoit projeté. On venait d'avoir encore une preuve du peu de fond qu'il fallait faire sur les promesses de ce duc, et de la souplesse avec laquelle il cherchait à glisser entre les mailles du filet où Catinat, plus soldat que diplomate, s'imaginait le bien tenir. Le 21 mai, lorsqu'on croyait ses troupes déjà passées en France, Louvois avait reçu, au sujet de ces troupes mêmes, non pas une proposition seulement, mais quatre propositions de l'ambassadeur de Savoie. Quatre propositions distinctes et contradictoires, c'est-à-dire quatre discussions successives et minutieuses, avec tous les incidents de la chicane diplomatique, c'était, non pas des jours, mais des semaines et des mois gagnés pour Victor-Amédée, c'était le moyen d'éloigner le dénouement que la France avait intérêt à brusquer au contraire. Louvois ne s'y laissa pas prendre ; il répondit à l'ambassadeur qu'il plaignait Son Altesse Royale d'avoir un assez mauvais conseil pour lui persuader de faire de pareilles démarches, et qu'au surplus, c'était Catinat qui était le seul négociateur. Le duc, ajoutait le ministre, allait bientôt apprendre que les troupes françaises ne sortiraient pas de son pays avant d'avoir obtenu pour le roi des gages réels de sa bonne conduite[59]. Dans la pensée de Louvois, les garanties exigées du duc de Savoie auraient dû lui être imposées d'un seul coup, afin de ne pas lui laisser le temps de se reconnaître ; ainsi, d'après la dépêche du 2 mai, Catinat aurait dû exiger à la fois des places et l'envoi des troupes en France ; d'après la dépêche du 18 mai, la jonction des troupes françaises et piémontaises, en même temps que la citadelle de Turin et Verrue. Mais, par une suite fatale de l'erreur première, qui, dès le début de cette négociation, en avait fait un inextricable imbroglio, il arrivait que les demandes se multipliaient en se disjoignant, au grand bénéfice de Victor-Amédée. Il y trouvait le moyen de gagner du temps et d'échauffer, dans la masse de ses sujets, le sentiment national. Dès le 14 mai, M. de Rébenac écrivait que l'entrée des Français dans le Piémont et l'envoi des régiments piémontais en France soulevaient partout l'émotion populaire. Dans ce pays qui naguère, au témoignage de l'ambassadeur lui-même, était le pays du monde le plus rebelle aux levées de troupes et aux taxes nouvelles[60], les hommes et l'argent affluaient de toutes parts ; les montagnards de Mondovi, qui, la veille encore, avaient le fusil tourné contre leur duc, lui offraient, le lendemain, huit, mille hommes eu état de combattre ; à Turin, la populace accourait pour travailler aux fortifications de la citadelle. A la cour, on affectait de dire qu'il était urgent de se prémunir contre le ressentiment des Espagnols ; mais le peuple, dans les rues, ne se contraignait pas d'insulter les Français, qui voulaient, disait-on, s'emparer des États et de la personne du duc[61]. Catinat occupait toujours le poste d'Avigliana, en attendant les troupes que le marquis Ferrero lui avait promis de faire passer en France. Quatre jours s'écoulèrent sans qu'on en vit le moindre détachement. Enfin, le 17, pressé d'en finir, Catinat leva son camp et vint occuper Orbassano, à quelque distance au sud-ouest de Turin, sur la route de Pignerol. A peine y avait-il établi ses quartiers, qu'il reçut les dépêches de Louvois du 10 et du 11. Ces dépêches, on le sait, expliquaient nettement les intentions de Louis XIV au sujet, de la citadelle de Turin et de Verrue. Le 18, de grand matin, Catinat envoya déclarer au marquis de Saint-Thomas que le roi, parfaitement instruit des projets tramés entre ses ennemis et le duc de Savoie, ne se contentait plus de l'envoi des régiments piémontais en France, et que le général des troupes françaises attendrait dans son camp, pendant vingt-quatre heures, qu'on lui offrit des garanties plus sérieuses. Quelles étaient ces garanties ? On courut à M. de Rébenac ; M. de Rébenac répondit, ou plus exactement, répéta que, le roi jugeant de son service qu'il n'eût aucune connaissance des affaires, il ne savait rien des intentions royales, mais qu'à son avis, il n'y avait pas matière à négociation là où le roi n'en voulait souffrir aucune[62]. Parmi les ministres, on choisit, pour aller trouver Catinat, l'abbé de Verrue comme le plus agréable à la France. L'abbé de Verrue s'empressa d'entrer en conférence avec le général français. Voici le procès-verbal de cette conférence, dressé par Catinat, le 18 mai, à six heures du soir : M. l'abbé de Verrue m'a été envoyé par Son Altesse Royale et vient présentement de sortir d'avec moi, pour me demander ce que le roi vouloit, m'assurant que Son Altesse Royale vouloit lui donner satisfaction ; qu'il ne me parlerait pas comme cela, s'il n'en était assuré, qu'il avait des obligations très-particulières à Sa Majesté et qu'il ne se mêlerait pas d'une affaire qui la regarde, s'il ne savait pas en pouvoir parler avec sûreté. Il m'a demandé ce que vouloit Sa Majesté. Je lui ai dit : des gages qui l'assurent du retour et de la conduite de Son Altesse Royale. Il m'a demandé : Mais quels gages ? Je lui ai dit : Vous voyez bien que ce ne peut être que des places. Sur quai il m'a demandé : Est-ce tout de bon que vous voulez passer en Milanez ? Je l'ai assuré qu'oui. Ii m'a parlé de Verceil ; à quoi j'ai répondu que Casal nous suffisait. En un mot, je lui ai laissé entendre que c'était les places qui assurent la communication à Casal. — Eh bien ! quel pouvoir avez-vous ? Je lui ai dit : d'accepter. — Mais comment ? sans traité, sans capitulation ? Je lui ai dit que c'était là tout mon pouvoir, qu'apparemment le roi croyait ne devoir pas embarrasser de tant de paroles un homme de mon métier. Il s'est fort récrié sur cette manière jamais pratiquée, que l'on veuille des places sans aucun traité ni capitulation : que quand on les prend qu'elles n'ont pas vingt-quatre heures à durer, encore se faisoit-il un traité ; qu'il ne comprenoit rien à cela ; que je le devois croire bien intentionné, que Son Altesse Royale étoit bien disposée ; mais qu'enfin il ne comprenoit pas comment une affaire de cette nature pouvoit se faire de cette manière-là ; que je visse quelles sûretés pourraient m'accommoder des borines intentions de Son Altesse Royale, pour au moins avoir le temps de huit jours pour l'allée et le retour d'un courrier à la cour qui porterait des assu rances qui satisferaient Sa Majesté. Je lui ai dit que je ne pouvais suspendre les actes d'hostilité, dans vingt-quatre heures, que par la remise des places qui peuvent satisfaire le roi. Il a levé les épaules, me disant qu'il ne comprenait rien à cela ; qu'il était assuré, dans la disposition où étoit Son Altesse Royale dont il me répondait, que je ne rendais pas un service au roi de ne vouloir pas prendre sur moi une chose si juste et si raisonnable ; qu'il était assuré que s'il était avec M. de Louvois, il ne serait pas sorti de, la chambre sans avoir fait plus de la moitié des affaires. Je lui ai dit que cela pourrait être, mais que moi je n'étais qu'exécuteur d'ordres, et que, passé les vingt-quatre heures, j'agirais hostilement ; que si Son Altesse Royale ne pouvait se résoudre à traiter avec un négociateur dont l'instruction est si brève, il envoyât incessamment un courrier chargé d'ordres qui satisfassent le roi ; que j'étais persuadé que je pouvais recevoir promptement des ordres de faire cesser les désordres qui se commettraient dans son État. Il m'a témoigné un sensible déplaisir de cette situation, me disant : Je suis fâché ; tout le ministère, hors quelqu'un, a porté le prince à rentrer dans les bonnes grâces du roi ; qu'il ne me parlerait pas comme cela, s'il n'en étoit assuré, et qu'il ferait tout ce qu'il faut pour y parvenir ; mais enfin que la manière proposée par moi étoit si extraordinaire qu'il n'y comprenait rien et qu'il ne savait comment on pourrait gouverner l'esprit de Son Altesse Royale, dans une occasion si pressante[63]. Le lendemain, 19, vers midi, Catinat reçut la visite du nonce du pape, lequel, après avoir vu sa médiation, timidement offerte, repoussée sèchement, se contenta de remettre au général une liste des fiefs ecclésiastiques auxquels il le priait de donner des sauvegardes. Quelques moments après le départ du nonce, arrivèrent l'abbé de Verrue et le marquis Ferrero. La conversation ressembla beaucoup à celle de la veille, hors, dit Catinat dans un second procès-verbal, qu'ils ont encore redoublé leur discours sur l'intention de Son Altesse Royale de sortir de ce pas-ci et de satisfaire le roi, mais encore qu'il fallait nommer les places que Sa Majesté désire. Cela m'est si défendu dans mes instructions que je n'ai pu que dire : Vous devez bien voir que celles qui font la communication à Casal sont les plus convenables, si Son Altesse Royale est résolue à en remettre. Vous pouvez bien croire que je ne recevrai que celles qu'il m'est permis d'accepter. Mais, m'ont-ils dit, à quelles conditions ? — A celles qu'il plaira au roi ; je n'ai que le pouvoir de recevoir. Ils se récrièrent fort de cette manière de demander des places sans les nommer et sans être en pouvoir de faire aucun traité. L'abbé de Verrue m'a dit : Vous ne demandez pas Montmélian ? Je lui ai répondu : Eh ! monsieur, c'est le faubourg de Lyon. — Ce n'est pas Nice ? Je lui ai dit que la Provence nous donnoit assez d'oranges. — Verceil, si bien situé pour faire la guerre en Milanez ? Je lui ai encore répondu que Casal ne nous laissoit pas désirer d'autre commodité. Enfin, nous nous sommes séparés, moi leur disant que je marcherois demain et que je passerois le Rubicon. Ils m'ont encore demandé de retarder mon départ jusqu'à huit heures du matin, ce que j'ai accordé, eux me disant qu'ils vont employer ce temps-là le plus utilement qu'il leur sera possible, et moi qu'ils se souvinssent que je n'avois d'autre pouvoir que d'accepter, et qu'ils ne vinssent point avec une réponse qui attire longueur et négociation dans laquelle je ne saurois entrer. L'abbé de Verrue, qui est admirablement bien intentionné à servir son maitre et le roi dans cette occasion, et qui voudroit voir cette affaire finie, m'a dit : Je suis fâché que vous soyez si limité ; tout est ébranlé des maux dont on est menacé, et l'on est dans une bonne disposition ; quand ils seront commencés, l'esprit se rassurera peut-être et s'occupera plus des moyens de s'en défendre que de s'accommoder[64]. A Turin, en effet, l'agitation était au comble. Victor-Amédée lui-même, soit qu'il fût réellement troublé, soit qu'il affectât de le paraître, avait perdu depuis quelques jours ce calme superbe qu'il se plaisait à garder dans les plus grandes crises, et qu'il retrouva tout entier, dès que celle-ci commença de se résoudre à son avantage. Il y avait eu entre sa mère et lui une scène fort vive, parce que Madame Royale l'avait empêché de se retirer dans le Milanais avant qu'on ne lui eût donné cent coups d'étrivière qu'il voyoit bien, disait-il, qu'on ne cesseroit pas de sitôt. Le 20 mai, à l'heure que Catinat avait fixée comme dernière limite, il vit arriver le marquis Ferrero qui lui remit une lettre de M. de Saint-Thomas. Cette lettre ne contenait que des assurances vagues de soumission, et l'annonce qu'on envoyait plein pouvoir au comte Provana pour traiter directement avec les ministres de Louis XIV du gage que Sa Majesté désirait. Quelque peu habitué que fût Catinat aux ruses de la diplomatie, cette défaite était trop grossière pour le surprendre. Le comte Provana, qui s'en allait remplacer le marquis Dogliani comme ambassadeur en France, voyageait si lentement que, lorsque, trois semaines plus tard, les ambassadeurs de Savoie furent arrêtés, par ordre de Louis XIV, Provana n'était encore arrivé qu'à Orléans, et cependant c'était à lui, et non au marquis Dogliani, qu'on envoyait le pouvoir pour négocier. A toutes ces chicanes, Catinat opposait la fermeté d'un soldat inébranlable dans sa consigne. Il refusa de répondre à la lettre de M. de Saint-Thomas, et se contenta de dire au marquis Ferrero que la seule remise des places, à savoir, de la citadelle de Turin et de Verrue, car il les nomma, pouvait prévenir l'ouverture des hostilités. Aussitôt cette déclaration faite, il vint camper à Carignan, sur le Pô, afin d'être maître des deux rives du fleuve. Le reste du jour fut employé par lui à dresser des mandements de contribution, et à former trois gros partis de cavalerie qui devaient éclairer la marche des troupes. Le lendemain, 21, de très-grand matin, la cavalerie se mettait en mouvement, lorsqu'un des ministres piémontais accourut en toute hâte ; il apportait une lettre autographe de Victor-Amédée, datée de la veille, et par laquelle le duc, s'abandonnant tout à fait entre les mains du roi, s'engageait formellement à lui remettre la citadelle de Turin et Verrue. Catinat n'avait jamais eu grande opinion de la négociation ou plutôt de l'injonction qu'il avait 'été chargé de faire au sujet des places ; il avouait franchement à Louvois, quelques jours après, que cette demande était si crue, si peu conditionnée de sa part, qu'il n'avoit pas pu s'imaginer un moment qu'elle réussit[65]. Cependant, lorsqu'il eut entre les mains la lettre de Victor-Amédée, il se trouva dans un étrange embarras. Il fut longtemps à la lire, à la relire, à en peser tous les termes, à se demander ce qu'il y avait à faire. Mais enfin l'engagement que prenait Victor-Amédée lui parut si net et sa résignation si absolue, qu'il prit sur lui de différer les hostilités et de contremander l'ordre envoyé déjà au détachement laissé dans la vallée de Luzerna d'attaquer les milices piémontaises. La lettre de Victor-Amédée, portée rapidement à Versailles par un neveu de Catinat, était, dès le 24, entre les mains de Louis XIV. Le premier mouvement de Louvois fut de s'irriter. Comment, après les ordres qu'il avait d'exiger, sous vingt-quatre heures, la citadelle de Turin et Verrue, Catinat avait-il pu, sur la foi d'une simple lettre, surseoir à l'exécution de ses ordres, et donner ainsi au duc de Savoie sept ou huit jours de répit ? On se hâta de lui expédier, avec les pouvoirs nécessaires pour traiter de la remise des deux places, la réponse de Louis XIV à Victor-Amédée. Elle était ainsi conçue[66] : Mon frère, j'ai vu avec plaisir, par la lettre que le sieur Catinat m'a envoyée de votre part, la résolution que vous avez prise de me remettre la citadelle de Turin et Verrue. Je veux bien vous assurer que j'ai eu un déplaisir sensible d'être obligé de prendre le parti de faire entrer mes troupes dans vos États, et que, lorsque je n'aurai plus lieu de douter de votre zèle pour mes intérêts et de cette affection constante pour ma couronne dont la plus grande partie de vos prédécesseurs ont toujours donné des preuves essentielles, je vous rendrai mon amitié avec joie, et ferai pour vos avantages ce que l'étroite parenté qui est entre nous vous doit donner lieu d'attendre. Quelle que fût l'intime et trop juste défiance de Louvois, il voulut faire connaître lui-même à ses amis la nouvelle d'un événement qui semblait assurer le triomphe de sa politique. La lettre qu'il écrivit au marquis de Béringhen, premier écuyer du roi[67], le 25 mai, montre bien l'importance qu'il y attachait et les soucis que lui donnait la conduite ambiguë de Victor-Amédée : Vous aurez appris que M. le duc de Savoie, après avoir voulu s'en aller, lui sixième, en Milanois, avoir proposé d'autres jours de faire armer tous ses sujets pour détruire tous les François, tenu son conseil plusieurs jours sans repaître, a enfin mandé au roi que, pour ravoir ses bonnes grâces, il lui remettroit la citadelle de Turin et Verrue, ce qui va rétablir solidement la communication de Pignerol avec Casal, et rompre les mesures que les ennemis du roi avoient prises pour une diversion du côté du Dauphiné qui étoit bien dangereuse, si elle eût réussi. Les félicitations que Louvois recevait de ses amis étaient
inspirées pas ce même sentiment, la joie d'une grande difficulté vaincue. Il ne s'est pas fait depuis longtemps un coup plus habile
que celui qui vient de s'exécuter en Piémont, écrivait Chamlay ; mais, s'il
m'étoit permis de dire ce que je pense sur la suite de cette affaire, il me
paroît que le roi, en se rendant maître du Piémonts a rempli toutes ses
espérances ; il renverse par là tous les desseins des ennemis formés et à
former ; il contient M. le duc de Savoie, assure la France de ce côté-là qui
étoit le plus dangereux, et affermit les Suisses dans son alliance ; mais je
ne crois pas qu'il doive faire la guerre de ce côté-là, de peur de réveiller
l'Italie. Je sais bien que présentement l'Italie est assez impuissante ;
mais, avec un peu de temps, elle pourroit devenir plus dangereuse et plus
forte. Je croirois donc qu'avant qu'on eût commencé à jouer des couteaux, le
roi devroit assurer, par un manifeste public, tous les princes d'Italie, et
particulièrement le pape et la République de Venise, que son dessein n'est point
de troubler le repos de l'Italie. Je pousserois les choses plus loin ; je
passerois un traité avec lesdits princes d'Italie pour la manutention de la
paix ; le roi ne sauroit trop affermir la tranquillité en Italie et remettre
l'esprit des princes sur son nouvel établissement dans le Piémont[68]. Les sages conseils de M. de Chamlay avaient été prévenus par le gouvernement de Louis XIV. Une circulaire, adressée à tous les agents du roi, était destinée à justifier auprès des princes italiens l'occupation du Piémont par l'agression imminente des Espagnols, à les rassurer sur les intentions de la France, et à leur offrir même le rappel des troupes françaises, s'ils obtenaient de l'Empereur et du roi d'Espagne la neutralité de l'Italie[69]. Toutes les copies de cette circulaire étaient entre les mains de Catinat, qui ne les devait expédier qu'après l'entrée des troupes françaises dans la citadelle de Turin et dans Verrue. La mauvaise foi du duc de Savoie et la rupture qui suivit, ne permirent pas qu'elles parvinssent à leur adresse. Le jour même où Victor-Amédée faisait donner à Catinat des assurances positives de sa soumission aux volontés de Louis XIV, il les démentait publiquement à Turin par les actes les plus significatifs. Turin s'apprêtait à courir les chances d'un siège ; on ne voyait par toute la ville que des préparatifs militaires ; les bourgeois recevaient l'ordre de mettre leurs armes en état et de se tenir prêts au premier signal ; on faisait dans toutes les écuries le recensement des chevaux, dans toutes les maisons la recherche du plomb et de l'étain ; aux portes de la ville, on plantait des palissades ; sur les remparts, on amassait des munitions ; les canons étaient pointés dans leurs embrasures. A la citadelle, mêmes travaux et plus grands encore. Ce qui restait d'infanterie, deux mille deux cents hommes de bonnes troupes, devait servir de noyau à la défense ; autour d'eux accouraient les bourgeois et les milices. Dés le soir du 20 mai, les dragons qu'on avait rappelés de Savoie, sur le point de passer en France, étaient rentrés dans la citadelle aux acclamations de la foule tour à tour furieuse ou consternée, suivant les bruits de guerre ou d'accommodement[70]. Les jours suivants, l'enthousiasme était le même, si ce n'est qu'il y avait plus d'ordre et de sang-froid. C'est le propre des grandes résolutions, sérieuses et réfléchies, de calmer les agitations de l'âme et de laisser à l'esprit toutes ses ressources ; le véritable héroïsme ne s'emporte pas, il se possède. Douze ou quinze cents hommes travaillaient jour et nuit à des ouvrages tracés par les ingénieurs au-devant de la porte de Suse. D'autres défenses s'élevaient en avant de la citadelle. Tous les ouvrages anciens ou nouveaux étaient soigneusement gardés chaque nuit par les troupes réglées et par les bourgeois. Au delà du Pô, la montagne des Capucins se couronnait de redoutes qui découvraient la campagne sur les deux rives du fleuve et voyaient la moitié de la ville à revers ; trois ou quatre mille hommes de milices s'occupaient à les armer et se préparaient à les soutenir[71]. En huit jours, Turin était devenue une place imprenable pour la petite armée de Catinat ; la hardiesse de la population croissait avec ses moyens de défense. Ce n'était pas seulement M. de Rébenac qui mandait ces fâcheuses nouvelles ; c'était Catinat lui-même, et, chose étrange, sans en témoigner beaucoup d'inquiétude. Sur tout cela, écrivait-il, le 28 mai, je ne change rien à ma conduite ; je songe à l'achèvement de l'affaire des barbets, et n'ai pas cru devoir rien faire arriver qui pût apporter changement à l'engagement où s'est mis Son Altesse Royale de satisfaire Sa Majesté, par une lettre écrite de sa main propre. Louvois ne s'accommodait pas, avec quelque raison, il faut le reconnaître, de cette sécurité ni de cette confiance. L'intérêt qu'il portait à Catinat rendait même son irritation plus vive, et les marques qu'il lui en donnait plus sensibles. Je ne puis m'empêcher de vous dire, lui écrivait-il[72], que quand on prend autant de part que je fais à ce qui vous touche, l'on est au désespoir de lire au roi des lettres comme celles que vous écrivez. En vérité, votre conduite est si opposée à tout ce qui vous a été mandé des intentions du roi et au bon sens, que je ne sais qu'en dire à Sa Majesté pour vous excuser. Vous restez comme endormi, sans aucune action, pendant que M. le duc de Savoie fait prendre les armes à ses peuples de tous côtés, munit la citadelle de Turin, et fortifie les montagnes qui sont aux environs. Vous pourrez par cette conduite réussir à faire de la meilleure affaire qui pût arriver au roi, la plus mauvaise. Je ne vous dis point combien vous avez intérêt à sortir de la léthargie où vous êtes tombé, parce qu'il me semble que je n'ai rien oublié pour vous faire connoître combien ce que vous avez fait est contraire au service du roi et capable de ruiner votre fortune ; et Sa Majesté, en me marquant hier son inquiétude sur ce qu'elle n'avoit point de vos nouvelles, me fit l'honneur de me dire que, si vos instructions vous avoient marqué que vous deviez tout surseoir, dès. que M. le duc de Savoie vous auroit donné une lettre pareille à celle que vous avez envoyée à Sa Majesté, elle se seroit attendue que, sur ce que vous auriez appris de la conduite de Son Altesse Royale, vous auriez rompu avec le duc de Savoie sur-le-champ, sans attendre la réponse. On verra tout à l'heure comment Catinat essayait de se justifier. Tandis que cette sorte de trêve arrêtait les hostilités autour de Turin, Catinat s'occupait d'en finir avec les barbets de la vallée de Luzerna. Il était allé, le 22 mai, conférer avec le marquis de Feuquières et lui donner ses dernières instructions. Les dispositions étaient habilement faites ; des postes avancés resserraient et, dominaient l'ennemi ; le canon était arrivé ; les meilleurs tireurs étaient armés de carabines rayées que Louvois avait fait fabriquer à Saint-Étienne. Le 24 mai, tandis que Catinat regagnait son quartier général, â Carignan, M. de Feuquières faisait attaquer et emporter le massif des Quatre-Dents ; à six heures du soir, il ne restait plus au pouvoir des barbets qu'un rocher, le poste du Pâté, où s'étaient réfugiés le petit nombre de ceux qui avaient échappé au feu et à la baïonnette. On espérait les prendre tous le lendemain ; mais, à la faveur d'un épais brouillard, ils s'évadèrent, au nombre de deux cent cinquante environ. Lorsqu'on visita la retraite qu'ils venaient d'abandonner, on trouva le cadavre de M. de Parat, cet officier supérieur pris par eux à l'affaire du 2 mai, et qu'ils avaient achevé cruellement avant de s'enfuir[73]. Cette guerre avait pris de part et d'autre un caractère atroce ; malgré les fanfares du marquis de Feuquières, elle n'était malheureusement pas près de finir. Pendant la rapide excursion qu'il venait de faire du côté de Luzerna, Catinat avait reçu une nouvelle lettre du marquis de Saint-Thomas qui ne faisait d'ailleurs que répéter ce qu'il avait écrit, deux jours auparavant, sur les pouvoirs adressés au comte Provana pour traiter directement avec les ministres de Louis XIV. Cette insistance à renvoyer en France la conclusion d'une affaire que Catinat avait déclaré ne pouvoir donner lieu à aucune négociation, commençait à troubler sa quiétude. Enfin, le 30 mai, il avouait sincèrement que la conduite du duc de Savoie lui devenait très-suspecte. La veille, il avait reçu la réponse de Louis XIV à Victor-Amédée, ainsi que les pouvoirs à lui adressés par Louvois pour recevoir immédiatement la citadelle de Turin et Verrue. Il avait aussitôt dépêché à Turin le marquis de Château-Renaud, à qui Victor-Amédée ne manqua pas de tenir un langage très-respectueux pour le roi, mais très-vague[74]. Cependant on avait remarqué que, tout de suite après avoir reçu la lettre royale, le duc avait envoyé retirer tous les chevaux de sa maison de la Vénerie, et les avait fait ramener à Turin. Les conseils se succédaient à l'hôtel de ville et au palais, mais avec un tel secret que la curiosité du public, vivement excitée, ne trouvait pas à se satisfaire. L'opinion générale était d'ailleurs absolument déclarée contre les concessions. La cour, la noblesse, les femmes, se montraient fort touchées de l'idée que le prince, dans sa capitale, pût voir sa principale forteresse occupée par une garnison étrangère. Le marquis de Château-Renaud avait trouvé Madame Royale désespérée de cette crise qui n'aurait pas éclaté, disait-elle, si on eût voulu suivre ses conseils en temps opportun[75]. Le lendemain matin, M mai, le marquis Ferrero et M. de Saint-Thomas vinrent trouver Catinat à Carignan. Après l'examen réciproque des pouvoirs, M. de Saint-Thomas ouvrit la discussion sur la citadelle de Turin ; il représenta combien c'était une chose pénible au duc de Savoie que de livrer la forteresse de sa capitale à des troupes étrangères ; il offrit en échange toute autre place qu'il plairait au roi de choisir, Verceil, Asti, etc. Fatigué de ces débats qui menaçaient de ne point finir, car chaque nouvelle proposition soulevait une discussion nouvelle : Eh ! monsieur, s'écria Catinat, Son Altesse Royale a promis, par une lettre écrite de sa main au roi, de remettre la citadelle de Turin et la place de Verrue ; je n'ai d'autre pouvoir et d'autre instruction que de les recevoir, et même de presser que cela se fasse en un jour ou deux. Je ne puis que vous demander si M. le duc de Savoie veut manquer de parole au roi ou lui tenir. M. de Saint-Thomas répondit que Son Altesse Royale donnerait certainement satisfaction au roi et ne manquerait pas à ce qu'il avait promis, si le roi persistait à le vouloir, mais qu'il avait espéré de la bonté de Sa Majesté que cette soumission de sa part lui aurait attiré un traitement plus supportable, et qu'il croyait même que le pouvoir de Catinat pouvait aller jusqu'à souffrir quelque modification là-dessus. Il demanda ensuite à quelles conditions le roi désirait que les places lui fussent remises. Catinat répondit que le roi s'obligerait à les restituer à la paix, avec toutes les munitions et fout le matériel existant au moment de la remise, suivant les inventaires qui en seraient dressés. A cette demande, très-naturelle et légitime, succédèrent une foule d'autres questions qui n'avaient ni le même intérêt ni la même importance. Quels honneurs les troupes françaises rendraient-elles au duc de Savoie ? Quelle serait la force de la garnison ? Comment réglerait-on les droits de justice, de sel, de douanes, etc. ? Catinat ne réclama que le droit de justice militaire. Enfin le négociateur piémontais demanda si, pour la décence de la demeure du prince et de toute sa cour, on ne pourrait pas faire une muraille avec un petit fossé entre la ville et la citadelle, afin qu'elles parussent en quelque sorte indépendantes l'une de l'autre. Catinat répondit qu'il n'avait pas d'instructions à cet égard, mais que c'était une question secondaire dont l'examen pourrait venir après l'exécution de la convention principale. Le ministre n'insista pas. Ce débat épuisé, la discussion s'engagea sur un plus grave sujet : il s'agissait de la jonction des troupes piémontaises avec celles du roi, et de leur action commune contre les Espagnols. C'était, il faut bien le remarquer, une exigence toute nouvelle et imprévue, qui, dans la pensée de Louvois, aurait dû faire corps, pour ainsi dire, avec la demande des places ; mais la fausse direction donnée, dès le début, à toute cette négociation, avait séparé malheureusement les deux parties de cette demande. Les ministres piémontais se récrièrent vivement contre une prétention qui blessait, non plus seulement les intérêts, mais l'honneur même et la réputation de leur maître ; ils se déclarèrent sans pouvoir pour discuter une pareille proposition, tandis que, de son côté, Catinat affirmait que c'était une condition positive, hors de toute discussion. On se sépara là-dessus, les ministres piémontais promettant de revenir le lendemain, instruits des résolutions de leur maître sur cette nouvelle difficulté[76]. Le lendemain, 1er juin, Catinat les attendit vainement. M. de Saint-Thomas lui écrivit un simple billet d'excuse sur les dévalions de la journée, qui était l'octave de la Fête-Dieu. On savait seulement par M. de Rébenac qu'à Turin l'agitation était extrême ; les princesses faisaient leurs préparatifs de départ ; les nobles et les bourgeois envoyaient à la Monnaie tonte leur vaisselle et leur argenterie. La dernière exigence relative aux troupes était regardée comme une insulte ; la forme insolite et soudaine sous laquelle elle s'était produite, révélait aux moins clairvoyants et aux plus modérés le plan machiavélique de Louis XIV. Une demande en attirait une autre, sans qu'on voulût être satisfait d'aucune, le dessein du roi, de l'ennemi public, étant de les faire en si grand nombre et de telle nature que le duc de Savoie, malgré- ses bonnes intentions, fût obligé de les repousser. Enfin mieux valait, pour l'honneur du prince et de la nation, laisser tout prendre que de rien céder[77]. Le 2 juin, on annonça l'arrivée des négociateurs à Carignan ; mais ce n'étaient plus les mêmes personnages ; M. de Saint-Thomas et le marquis Ferrero étaient remplacés par M. de Bellegarde, grand chancelier, et par le marquis Morosso. La bizarrerie de ce changement n'échappa pas à Catinat. Cette conférence fut encore plus stérile que la dernière. Je n'ai encore pu les faire convenir de rien, écrivait le général. Ç'a été des conversations sans fin sur les difficultés de joindre les troupes de Son Altesse Royale à celles du roi pour entrer en Milanez. Chacun tirait à soi, le général français voulant terminer avant tout l'affaire des places, les ministres piémontais ne voulant régler cette question qu'après celle des troupes. On ne s'entendait donc même pas sur l'ordre de la discussion. Eh bien ! dit Catinat, pour sonder ses adversaires, supposé que l'article concernant la jonction des troupes fût convenu, quel ordre avez-vous sur celui de la remise de la citadelle de Turin et de Verrue ? On lui répondit que, sans doute, Son Altesse Royale voulait satisfaire le roi, mais que les négociateurs ne pouvaient rien décider sur la remise de la citadelle qu'ils n'eussent rendu compte à leur maître de ce qui serait convenu pour la jonction des troupes. Il n'y avait plus à s'y tromper ; enfermée dans un cercle vicieux, la discussion ne pouvait que tourner toujours sur elle-même, sans avancer d'un pas. Pour briser ce cercle il fallait jouer de l'épée. Catinat, diplomate malgré lui, redevenait soldat. Je ne suis point négociateur, dit-il pour couper court : vous pouvez annoncer à M. le duc de Savoie qu'il n'a plus que demain à être ami ou ennemi du roi. Et il ajoutait en manière de remarque : Ils sont partis bien persuadés du fait. Le soir, le grand chancelier revint seul, avec les mêmes arguties que le matin ; cette fois, néanmoins, il s'agissait bien de la citadelle, mais pour ne la point remettre, ou, ce qui était la même chose, pour la remettre en main tierce, au pape ou aux Suisses, par exemple. Catinat n'y tenait plus ; il traita cette proposition d'absurde et la rejeta avec hauteur, disant que la parole du roi était un bon garant, et que le duc de Savoie n'était pas dans une situation à faire paraître de telles défiances. Aussitôt le chancelier s'empressa d'excuser son maître qui était jeune, agité de diverses pensées, tiraillé dans tous les sens et flottant au milieu de tous les avis. Catinat ne lui laissa pas le temps de s'étendre davantage ; il conclut brusquement, comme le matin, qu'il ne s'agissoit point de délibérer sur les moyens, mais sur dire oui ou non ; que l'acceptation ou le refus devoit rendre en vingt-quatre heures M. le duc de Savoie ami ou ennemi du roi ; que lui, Catinat, avait déjà serré ses quartiers, pour être, le 4 juin, en état d'agir en ennemi. Toute la journée du 3 s'écoula sans qu'il reçût aucun avis de la cour de Turin ; mais il sut, par M. de Rébenac, que le duc avait dit à toutes les femmes que, si elles voulaient s'en aller, elles n'avaient pas de temps à perdre. Enfin, le 3, ou plutôt le 4, à minuit, Catinat reçut de M. de Bellegarde une lettre qu'il se contenta d'envoyer à Louvois avec cette note[78] : ous y verrez, monseigneur, un vrai galimatias. Les fausses irrésolutions de Victor-Amédée avaient cessé. Parvenu à ses fins, qui étaient de gagner du temps, il avait mis sa capitale en défense, armé ses sujets, et d'un jour à l'autre il attendait les Espagnols. Le 4, après avoir signé lui-même avec l'abbé Grimani, envoyé de l'Empereur, un traité d'alliance offensive et défensive, il faisait déclarer à M. de Rébenac, par M. de Saint-Thomas, que l'extrémité dans laquelle le roi le réduisoit l'avoit enfin porté à recevoir les offres de secours que les Espagnols lui avaient inutilement offert plusieurs fois. En effet, dans la journée du 3, l'envoyé du duc à Milan avait signé avec lu comte de Fuensalida un traité contre la France. Le même jour, Victor-Amédée avait fait ses dévotions en public, comme un prince qui se prépare à de grands périls ; puis il avait convoqué une réunion d'environ quatre cents personnes de la noblesse ;- là, entouré de ses ministres et de ses principaux officiers, il avait fait d'un ton fier et gai, disait-on, une harangue très-éloquente et toute belliqueuse. Victime de l'injuste ambition de Louis XIV, il assurait avoir fait tout pour éviter la guerre, jusqu'à offrir la citadelle de Turin, à condition qu'elle lui serait rendue à la paix ; mais il avait vu clairement l'intention de détruire sa maison et son pays. Le Piémont, fidèle à la cause de son prince, qui était celle de tous, lui donnait quarante mille hommes armés ; les Suisses lui en offraient quarante-deux mille ; toutes les troupes du Milanais marchaient pour le soutenir ; la plupart des princes d'Italie lui promettaient leur concours. Ainsi l'extrémité où le réduisait la France l'avait forcé d'entrer dans la cause universelle ; il y entrait plein de résolution et d'espoir, et il se sentait assez fort pour aller bientôt, chercher l'armée française[79]. Après cette harangue, vivement applaudie, surtout parmi les soldats et le peuple, on avait arrêté presque tous les Français ; plusieurs des domestiques de l'ambassadeur avaient été poursuivis l'épée à la main ; l'ambassadeur lui-même se tenait renfermé dans son hôtel, non par crainte, il était brave, mais pour n'exposer point la dignité de son caractère aux insultes d'une populace de plus de soixante mille personnes qu'on ne contenoit qu'avec peine[80]. En mandant au roi les détails d'une rupture qui le désespérait, M. de Rébenac s'exprimait sur toute cette affaire avec une franchise qui demandait peut-être plus de véritable courage que toutes les bravades qu'il aurait pu hasarder contre la populace de Turin : Il y a, sire, un malentendu dans toute cette négociation qui fait pitié. J'avoue ma pensée, sire, et j'ai pris la liberté de la marquer à Votre Majesté dans toutes mes dépêches, c'est qu'il y a eu peu de démarches et de manières d'agir qui ne m'aient paru contraires à ce que je croyois être de vos intérêts[81]. Ce langage n'était pas d'un courtisan ; c'était celui d'un honnête homme, aiguisé seulement d'une pointe de jalousie contre un rival plus favorisé. Il ne reçut que cette sèche réponse : Vous devez laisser au sieur de Catinat la conduite entière de cette affaire[82]. Si Catinat obtenait ainsi gain de cause, ce n'était pas
une victoire sans amertume. Louvois n'avait pas manqué de relever toutes les
critiques de M. de Rébenac et de les lancer à Catinat, comme des traits
blessants, sinon mortels. Celui-ci ressentait un vif déplaisir du
mécontentement de Louvois. Mon frère, lui
écrivait-il[83],
m'a mandé la conversation dont vous l'avez honoré
sur la conduite que j'ai tenue. Je suis bien touché, monseigneur, de la bonté
que vous y avez fait paroître, quoique Sa Majesté et vous en soyez mal
satisfaits. Plusieurs de vos lettres que j'ai reçues me le confirment. Vous
pouvez juger, monseigneur, de l'abattement où cela me met ; je vous assure
que je suis dans un état à recevoir plutôt des consolations que des
reproches, dans la douleur que je ressens d'avoir déplu au roi et à vous.
Mais il repoussait avec beaucoup d'esprit les attaques de M. de Rébenac, et
avec beaucoup de raison le reproche de s'être laissé abuser par la lettre de
Victor-Amédée à Louis XIV. Je vous avoue,
monseigneur, que cette lettre m'a suspendu. C'est un cas qui n'a pas été
prévu dans vos instructions et sur lequel il a fallu que je prisse mon parti.
Si j'eusse pris celui de vivre hostilement, nonobstant une offre si positive
faite au roi par ce prince, et que ses mauvaises intentions, aidées de ce
prétexte d'hostilités, l'eussent fait manquer à ce qui est si positivement
promis par sa lettre, je ne doute point qu'il ne m'eût été reproché d'avoir
gâté une affaire faite, pour n'avoir pas su bien me conduire. Car, enfin,
monseigneur, il est difficile de s'imaginer qu'un duc de Savoie promette une
chose au roi par une lettre écrite de sa main, avec intention de n'en rien
faire. C'est une affaire entièrement manquée, comme je me suis donné
l'honneur de vous écrire. Je suis le médecin qui ai eu soin du malade qui est
mort, et M. de Rébenac est celui qui dit que, si on lui eût fait tels et tels
remèdes, il se porteroit bien. J'y ai fait du mieux que j'ai pu penser, sans
déroger à mes instructions[84]. Le 4 juin, au point du jour, les hostilités avaient commencé ; en attendant le payement des contributions dont les mandements avaient été lancés la veille, des partis de cavalerie enlevaient, dans un rayon de plusieurs lieues, les bestiaux et les grains. Mais il n'y avait aucune opération sérieuse à tenter contre Turin, dont les défenses devenaient plus formidables d'heure en heure. On savait, d'un autre côté, que cinq cents barbets, délivrés de prison et armés par le duc de Savoie, retournaient en toute hâte dans leurs montagnes, et devaient, de concert avec les milices piémontaises, tenter un coup de main sur les détachements français qui gardaient les vallées vaudoises. Catinat y courut. Dans le mouvement de concentration que M. de Feuquières, par ordre de son général, fit faire aussitôt à ses troupes, un colonel, M. de Clérambault, qui menait un bataillon de six à sept cents hommes, trouvant la route trop longue, voulut prendre un chemin de traverse, avec sept ou huit officiers et la compagnie de grenadiers de son régiment. L'ennemi, qu'il méprisait assez pour désobéir ainsi aux lois de la guerre, lui prouva combien son mépris était injuste ; il fut surpris, entouré et enlevé presque sans combat avec tout son monde, tandis que le bataillon, prudemment conduit par un capitaine, arriva au camp sans avoir perdu un seul homme. Cet accident n'eut d'ailleurs pour effet que de rappeler les officiers français au sentiment de leur devoir. Déconcerté par l'activité de Catinat, Victor-Amédée ne voulut pas exposer ses milices à être enlevées à leur tour ; il les rappela du côté de Turin ; les barbets, laissés à eux-mêmes, évacuèrent Luzerna et se retirèrent dans le fond des vallées. De part et d'autre, les deux adversaires concentraient leurs forces. Cinq mille hommes d'infanterie espagnole et trois mille cinq cents chevaux, sous les ordres de M. de Louvigny, venaient camper, sous le canon de Turin, auprès des troupes piémontaises qui se composaient de huit cents dragons, de quatre cents chevaux de la maison ducale et de quatre mille cinq cents hommes d'infanterie régulière, sans compter les milices ; on attendait plusieurs régiments promis par l'Empereur et par l'Électeur de Bavière, et surtout l'arrivée du prince Eugène, à qui Victor-Amédée réservait un commandement considérable, à côté du marquis de Pianesse. Catinat, cependant, s'était fait rejoindre à Orbassan par le marquis de Feuquières, et se tenait avec son armée au camp de la Marsaglia, à quelques lieues au nord-est de Pignerol ; il avait sous la main douze bataillons, vingt escadrons de chevau-légers et dix-huit de dragons ; en outre, quatre régiments de milices détachés vers les montagnes, un bataillon à Pignerol et quatre à Casal. Il attendait, dans cette situation, les ordres de la cour[85]. Les ordres arrivèrent bientôt, mais contradictoires. Dans une première dépêche écrite, le 11 juin, sous l'impression même de la rupture, Louvois lui ordonnait, au nom du roi, de commencer par faire brûler les maisons des ministres qui avaient le plus mal conseillé le duc de Savoie ; il lui donnait avis ensuite qu'il faisait marcher rapidement en Dauphiné deux mille chevaux et huit mille hommes d'infanterie ; mais deux autres dépêches, datées du lendemain 12, détruisaient l'effet de la première, en essayant de rouvrir la voie des négociations. Évidemment Louis XIV avait été surpris par la résolution de Victor-Amédée, comme si elle eût été imprévue. L'idée que le duc de Savoie, même soutenu par les Espagnols et les, Allemands, pût entrer en lutte avec sa puissance, n'avait jamais sérieusement occupé l'esprit du grand roi. Il s'était flatté de réussir par l'intimidation, et la mesurant à l'opiniâtreté de son adversaire, il l'avait poussée jusqu'aux dernières limites ; mais ces limites atteintes, au delà desquelles toute menace n'est plus qu'un bruit ridicule, si elle tarde à s'accomplir, Louis XIV, étonné de cette résistance, hésitait, se défiait, reculait. S'il s'était laissé emporter sur un terrain dangereux, il était trop tard ou trop tôt pour essayer d'en sortir ; la victoire seule pouvait lui ménager une retraite honorable. Une politique ferme et réfléchie sait où et jusqu'où elle veut aller ; elle ne s'engage pas à l'aventure ; mais une fois engagée, elle soutient son dire et substitue sans délai l'action à la parole. Telle n'était pas, telle n'était plus la politique flottante de Louis XIV. Le 11 juin, il apprenait que le duc de Savoie refusait de tenir ses promesses ; le 12, à quelques heures d'intervalle, il faisait écrire à Catinat deux dépêches contradictoires, non-seulement avec celle de la veille, mais même entre elles deux. Sa Majesté me commande de vous faire savoir, écrivait Louvois, le 12 au matin, que si M. le duc de Savoie venoit à se repentir du mauvais parti qu'il a pris, et qu'il voulût vous remettre sur-le-champ la citadelle de Turin et Verrue, elle trouveroit bon que vous discontinuassiez les actes d'hostilité ; mais vous ne devez vous expliquer de ce que dessus qu'en cas que M. le duc de Savoie vous recherche. Catinat était seulement autorisé à lui promettre d'envoyer ses troupes en France, au lieu de les faire agir contre le Milanais. C'était déjà le retrait d'une exigence, de celle qui, venant après toutes les autres, avait servi de prétexte à Victor-Amédée pour secouer le joug sous lequel on voulait humilier son honneur. A tout prendre, c'était une concession purement morale et qui n'aurait pas diminué l'autorité de Louis XIV, si elle avait eu chance d'être acceptée. Mais supposer qu'après une longue délibération, une rupture éclatante, un appel à l'opinion publique accueilli par un soulèvement national, un appel à l'Europe accueilli par des engagements solennels et par des démonstrations militaires, supposer qu'avec une capitale hérissée de défenses, avec une armée bientôt supérieure à celle de Catinat, un prince comme Victor-Amédée, avide de vengeance et de gloire, viendrait spontanément rechercher son ennemi, se frapper la poitrine, confesser son erreur, et volontairement offrir, en quelque sorte, ses reins à la discipline, c'était se confier, en dehors de la politique, à je ne sais quelle influence surnaturelle ; c'était, en un mot, supposer un miracle. Soit que Louis XIV eût de lui-même aperçu, soit qu'un esprit positif comme celui de Louvois lui eût fait apercevoir la vanité de cette illusion, le roi n'y persista pas longtemps. Il se résolut à faire des concessions plus importantes, et, ce qui est plus remarquable, à les proposer lui-même. Quoiqu'il dût bien connaître le caractère indocile et indépendant de Victor-Amédée, il lui plaisait de croire, comme les avocats du duc de Savoie, Monsieur et le comte de Rébenac ne cessaient de l'affirmer, que le duc était égaré par les suggestions de son conseil. Ce thème servait de début à la seconde dépêche écrite par Louvois, le 12, à quatre heures après midi ; puis le ministre continuait en ces termes : Quoique Sa Majesté ait tout lieu d'être persuadée, par les avis qu'elle a reçus, depuis quatre mois, des cours des princes ses ennemis, que M. le duc de Savoie a en lui la principale partie de son mauvais conseil, c'est-à-dire qu'il suit sa mauvaise inclination et son aversion pour la France, le roi n'a pas laissé, pour satisfaire au désir de Monsieur, et en considération de madame la duchesse de Savoie sa nièce, de vouloir bien tendre encore la main à ce prince pour le sortir de l'abîme où il se jette ; et pour cela, Sa Majesté trouve bon qu'aussitôt cette lettre reçue, vous envoyiez un trompette à ce prince, avec une lettre par laquelle vous lui marquiez qu'ayant reçu un courrier de Sa Majesté, avec des ordres qui peuvent lui donner moyen de sortir du mauvais pas où il est, vous le priez de vous envoyer deux ou trois de ses ministres, et que vous leur expliquiez que le roi veut bien, pour lui donner une dernière marque de sa bonté, lui laisser la citadelle de Turin pour laquelle il a tant d'attache, et se contenter, pour sûreté de sa bonne conduite, de la forteresse de Montmélian en Savoie, du fort qui est au-dessus de Luzerne, du château de Suse, des places de Verrue et de Carmagnole ; que le roi se contentera que les troupes qu'il devoit faire joindre à votre armée marchent en France ; que vous leur donnerez le reste du jour et le lendemain pour vous rapporter la réponse de M. le duc de Savoie ; que si elle est comme elle doit être, vous signerez avec eux, dans ledit jour, le traité qui devra être exécuté le jour suivant par l'entrée des troupes du roi dans les places ; sinon, les actes d'hostilité recommenceront. Sa Majesté veut bien encore que le pape et la République de Venise puissent garantir.la promesse que vous ferez, au nom du roi, de rendre tous ces postes après la ratification de la paix générale. Cette dépêche parlait au moins un langage sensé ; elle n'attendait plus d'un ennemi, dont les passions étaient dans leur premier bouillonnement, et les forces dans leur plus luxuriante vigueur, des avances raisonnablement impossibles à prévoir. Mais quel changement, c'est peu dire, quelle révolution s'était faite en quelques heures dans les idées de Louis XIV ! C'était lui qui venait à son adversaire, confessant son erreur, et condamnant, puisqu'il les retirait, ses principales exigences. Il est vrai qu'il les remplaçait par d'autres, et qu'il demandait un plus grand nombre de places nouvelles ; mais il renonçait à la citadelle de Turin ; mais il acceptait la garantie du pape et des Vénitiens, deux concessions qu'il avait refusées tant de fois et avec tant de hauteur, lorsqu'elles étaient humblement sollicitées par les ministres du duc de Savoie. Ce n'est pas que, lorsqu'il les faisait solliciter par ses Ministres, Victor-Amédée se fût tenu pour satisfait de les obtenir ; encore une fois, il ne voulait que gagner du temps, et les contre-propositions qu'il opposait aux conditions de la France n'étaient jetées sur le tapis que comme des moyens dilatoires. Si Louis XIV doit être blâmé, c'est bien moins d'avoir refusé certaines concessions, avant le 4 juin, que de les avoir offertes aussitôt après, lorsqu'elles n'avaient plus aucune chance d'être accueillies ; c'est d'avoir gratuitement compromis la dignité de son caractère, en trahissant ses hésitations et ses faiblesses. Catinat, homme de bon sens, ne s'y méprit pas. J'appréhende bien, écrivait-il à Louvois, le 16 juin, que cette dépêche, n'ayant point de succès, ne soit un contre-temps dans nos affaires. Mais, par une heureuse fortune, la faute que venait de commettre Louis XIV n'eut pas toutes les conséquences qu'un esprit sage pouvait redouter. Victor-Amédée en fit une presque aussi grande ; il refusa de recevoir les communications que lui annonçait Catinat. Il se voyait pour la première fois à la tête de forces
considérables ; l'ivresse guerrière troubla la sagacité du politique. Il fit
au général français une réponse fière et brève comme une proclamation
militaire : Monsieur de Catinat, vous avez autant de
témoins que de soldats de ce que j'ai souffert pour marquer ma respectueuse
déférence au roi votre maître. Vous savez que j'ai consenti à la demande que
vous avez faite d'une partie de mes troupes pour passer en France au service
de Sa Majesté, que vous en fîtes paroître une satisfaction particulière au
marquis Ferrero,, comme si t'eût été le seul but de votre commission à mon
égard, et que vous répondîtes affirmativement à la demande qu'il vous fit si
je devois dès lors regarder les troupes de Sa Majesté comme amies ; vous avez
cependant, de là à peu de jours, insisté à avoir de mes places entre les
mains ; vous avez exigé ensuite, contre, votre premier sentiment, que mes
troupes n'allassent plus en France et se joignissent aux vôtres pour agir
contre l'État de Milan ; après quoi, vous jugez assez que je dois souhaiter
que, si vous avez quelque chose à me faire savoir, vous vouliez bien vous
donner la peine de le mettre par écrit, et que j'y réponde de même. C'est ce
que je puis dire par ces lignes en réponse à votre lettre du jour d'hier, et
que je conserverai toujours pour vous les sentiments d'estime avec lesquels je
suis, monsieur Catinat, votre bien affectionné[86]. Une
circonstance qui parut à Catinat très-significative, c'est que le trompette
qu'il avait envoyé à Turin reçut la réponse de Victor-Amédée, non de
lui-même, mais de M. de Louvigny, commandant des troupes espagnoles. Bien loin de répondre à l'invitation du duc de Savoie, et de lui donner lieu de réparer sa faute en lui faisant connaître les dernières intentions de Louis XIV, Catinat se hâta de clore la correspondance par quelques lignes d'un laconisme et d'un tour à satisfaire les plus raffinés diplomates : Monseigneur, je viens de recevoir la lettre que Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de m'écrire, dans laquelle ses intentions paroissent si nettement de suivre les engagements dans lesquels il s'est mis depuis longtemps, qu'il est inutile que je lui propose rien par écrit qui puisse lui donner moyen de rentrer dans l'honneur des bonnes grâces du roi. Puis il s'empressa d'informer Louvois de l'heureux insuccès de sa démarche[87]. Par son intelligente réserve, Catinat venait de rendre à Louis XIV un éminent service. Victor-Amédée savait bien que le roi de France lui faisait de nouvelles propositions, ce qui était un mal sans doute, mais il ignorait lesquelles, ce qui réduisait la gravité de ce mal. Louvois, qui n'avait certainement pas inspiré les deux dépêches du 12 juin, en contradiction flagrante avec toutes ses idées, et spécialement avec sa dépêche un peu violente du 11, Louvois accueillit avec une vive satisfaction l'issue de cette échauffourée politique. Puisque M. le duc de Savoie s'est livré aux Espagnols, répondit-il à Catinat[88], c'est un bien que vous n'ayez point eu occasion de vous expliquer de ce que le roi vous avoit ordonné de lui offrir. Louvois venait de recevoir de Chamlay une lettre de condoléances et de conseils pratiques. Je vous avoue, disait Chamlay, que le mauvais succès de l'affaire de Savoie m'a sensiblement touché ; elle étoit toute d'or pour le roi et attrait produit un bien infini dans la suite. Le mal que je ferais au plat pays de M. le duc de Savoie ne consisterait pas à brûler, parce que j'appréhenderois de trop cabrer l'Italie, mais à tâcher d'en tirer la plus grande partie de l'espèce d'argent qu'il peut y avoir ; et bien loin de me ralentir sur les négociations dans les cours d'Italie, et particulièrement dans celles de Rome et de Venise, il n'y a rien que je ne misse en œuvre pour leur remettre l'esprit. Je donnerois au public une description étendue de la conduite de M. le due de Savoie avec le roi, et des engagements dans lesquels il étoit entré avec ses ennemis. On méprise souvent en France ces sortes de déclarations publiques ; mais je vous assure qu'elles font presque toujours dans l'esprit des étrangers plus d'impression qu'on ne pense. Chamlay recommandait aussi de prendre garde à l'agitation des Cantons Suisses : Le feu, disait-il, est allumé de toutes parts autour de leur pays ; il faut prendre garde qu'il ne passe chez eux ; et, dans cette occasion, rien ne peut mieux l'éteindre et remettre le calme dans les esprits qu'un peu d'argent jeté à propos et extraordinairement. Il ne convient pas au service du roi que les Suisses, en général, non-seulement soient tout à fait brouillés avec Sa Majesté, mais même à demi brouillés. Au spécifique ! monseigneur, le plus tôt qu'on pourra ; c'est le seul expédient pour remédier à tout[89]. Les conseils de Chamlay furent généralement acceptés et suivis. En lui répondant, Louvois témoignait indirectement que les hésitations de Louis XIV avaient cessé. Le roi, disait-il[90], connoît l'importance du coup que l'on a manqué en Piémont, et il n'oubliera rien de tout ce qui sera faisable pour faire repentir M. le duc de Savoie de son infidélité. Je conviens avec vous qu'il seroit fort à désirer que l'affaire pût s'accommoder ; mais il vaut mieux ne la pas accommoder que de se fier à la dangereuse parole de M. le duc de Savoie. En même temps, Louvois travaillait ou faisait travailler au manifeste dont Chamlay lui avait suggéré l'idée et signalé l'importance. Ce document, qui était un résumé à très-peu près exact des faits que l'on connaît, fut imprimé et répandu en Italie dans le courant du mois de juillet[91] ; il était accompagné d'une autre pièce extrêmement importante, par laquelle Louis XIV rendait publiques les conditions qui, si elles étaient acceptées par le duc de Savoie, devaient mettre un terme aux hostilités. Ces conditions étaient, à peu de chose près, celles qui étaient indiquées dans la seconde dépêche du 12 juin, à savoir, l'occupation, jusqu'à la paix générale, de Verrue, Carmagnole, Suse et Montmélian. Mais la forme nouvelle sous laquelle ces conditions se produisaient, au milieu de circonstances nouvelles, changeait notablement le caractère et atténuait les risques de cette démarche. Dans des questions si délicates et si graves, puisqu'elles intéressent l'honneur des princes et des peuples, les moindres nuances prennent une valeur considérable. Le 12 juin, c'était à Victor-Amédée lui-même, dans toute la fièvre de son premier emportement, que Louis XIV venait offrir ce qu'il ne demandait plus, ce qu'il n'avait jamais sérieusement demandé, ce qu'enfin on lui avait refusé la veille avec un mépris insultant ; fatale imprudence, dont le bon sens de Catinat avait prévu et prévenu les conséquences. Depuis, le temps avait marché ; quoiqu'il n'y eût pas eu de grandes rencontres, les Français avaient partout pris leurs avantages ; le pays était ruiné ; les populations souffraient, épuisées, quand elles payaient la contribution, poursuivies par le fer et le feu, quand elles ne la payaient pas. Enfin, et ceci est de plus grande considération, ce n'était plus au duc de Savoie que s'adressait Louis XIV, c'était aux gouvernements italiens, c'était à l'opinion publique, éclairée par son manifeste, et appelée à juger des conditions que Louis XIV regardait comme nécessaires au rétablissement et au maintien de la paix, non-seulement dans l'intérêt de la France, mais encore dans l'intérêt de l'Italie elle-même, puisqu'il proposait la neutralité absolue de la Péninsule tout entière. On ne peut nier que la différence ne fût grande entre les deux manières de faire les mêmes concessions ; autant la première, par une précipitation maladroite, aggravait les dangers d'un acte déjà périlleux par lui-même, autant la seconde, par le tour ingénieux qu'elle donnait à la démarche de la France, sauvait adroitement ce que cette démarche avait de compromettant et de pénible. La proposition de neutralité pour l'Italie était d'autant plus habile que le duc de Savoie affectait de dire qu'il ne dépendait pas de lui que l'Italie ne fût préservée du fléau de la guerre. Il avait fait parler dans ce sens au comte de Rébenac par M. de Saint-Thomas, mais en ajoutant qu'il ne consentirait dans aucun cas à remettre aucune de ses forteresses entre les mains du roi de France. Cette conversation avait eu lieu le 8 juin ; on voit par là comment la proposition de Louis XIV, qui demandait un certain nombre de places en échange de la citadelle de Turin, avait chance d'être accueillie dans ce premier moment. Quoi qu'il en soit, la neutralité proposée par le roi mettait Victor-Amédée dans un étrange embarras ; l'eût-il sincèrement souhaitée, ce qui n'était pas, il lui eût été impossible de la faire accepter par l'Empereur et les Espagnols, qui n'y trouvaient pas leur compte. La fausse confidence qu'il avait fait faire au comte de Rébenac n'était donc qu'un piège où il voulait prendre Louis XIV et où il se prenait lui-même. Depuis la rupture, il passait son ressentiment sur le malheureux ambassadeur, déjà si cruellement sacrifié par son maître. Jusque-là M. de Rébenac avait été traité avec beaucoup d'égards ; tout à coup on cessa d'avoir de ses nouvelles ; sa correspondance était interceptée. Une lettre du 23 juin, échappée par hasard à la vigilance de la police piémontaise, fit enfin connaître sa triste situation. Je suis resserré de si près, disait-il, que, hors le nom de prisonnier, j'en ai tous les effets. Bientôt, il apprit officiellement qu'il était retenu comme otage pour la sûreté du marquis Dogliani et du comte Provana, qui étaient en France. De son côté, Louis XIV ne voulait laisser aller les ambassadeurs de Savoie que lorsque le comte de Rébenac aurait été reconduit sur le territoire français. Ii y avait là une difficulté d'étiquette qui menaçait de se prolonger, un grand déplaisir des infortunés diplomates, victimes de leur auguste caractère. Enfin, après bien des vicissitudes, les ambassadeurs furent solennellement échangés, le 29 septembre, sur les bords du Var. Pendant les trois mois qu'avait duré la captivité de M. de Rébenac, la situation politique ne s'était guère modifiée, quoique de grands évènements militaires se fussent accomplis. Il est certain que le manifeste de Louis XII avait produit beaucoup d'effet dans toute l'Italie, et dans le Piémont même[92]. Victor-Amédée essaya d'y répondre ; mais, contre son habitude, il ne sut pas être habile ; au lieu d'aborder la question par les grands côtés, il chicana, il subtilisa ; il se défendit d'avoir promis formellement à Louis XIV, par sa lettre du 20 mai, la citadelle de Turin et Verrue[93]. Aussi bien, c'était les armes à la main qu'il se flattait de gagner sa cause ; la parole était au canon. Après avoir bien ravagé la plaine au sud-ouest de Turin, et brûlé, avec une attention toute spéciale, la case sine ou maison de plaisance du marquis de Saint-Thomas, Catinat s'était venu poster tout près de Carignan, où se trouvait le camp du duc et de ses alliés. Chacun des deux adversaires voulait se faire attaquer par l'autre dans ses retranchements, de sorte que le mois de juillet s'écoula pour tous les deux en attentes inutiles. Enfin, le 2 août, Catinat décampa le premier ; il détruisit en passant le bourg de Pancalieri, et vint donner l'assaut à la petite place de Cavour, située au sud de Pignerol, à mi-chemin de Saluzzo. Il y eut là une mêlée courte et terrible, où Catinat s'exposa beaucoup plus qu'il ne convenait[94]. De Cavour à Villafranca, où Victor-Amédée vint prendre position, la distance n'était pas grande. Sachant les deux armées si voisines, Louvois recommandait à Catinat de ne pas manquer l'occasion de combattre son jeune adversaire, car, à la réserve de deux ou trois régiments de l'Empereur, disait le ministre, tout ce qu'il a n'est que de la canaille qui ne tiendra point devant les troupes du roi, dès que l'on pourra les approcher sans désavantage considérable[95]. C'était beaucoup trop de dédain. Du 8 au 10 août, cette canaille piémontaise, conduite par le marquis de Parelle, détruisit presque un régiment de dragons dans Bricherasco, et faillit prendre dans Luzerna M. de Feuquières, que Catinat avait envoyé pour achever de détruire cette capitale des barbets ; dégagé à temps, M. de Feuquières fit une belle retraite et rejoignit le quartier général. Malgré les renforts qu'elle avait successivement reçus, l'armée de Catinat ne comptait que douze bataillons réguliers, sept de milices, et quarante-sept escadrons, les uns et les autres réduits par les maladies plus que par le feu, bien au-dessous de l'effectif moyen. Si l'on veut savoir quelle dépense d'hommes faisait déjà cette guerre à peine entamée, qu'on lise cette lettre que Catinat écrivait, à Louvois, le 8 août, le lendemain de la prise de Cavour : Nous allons donner à la fortune ce que l'on y doit donner. Pignerol est épuisé, et l'on ne peut pas s'imaginer pouvoir subsister en se tenant à la portée de cette place. Nous allons entrer dans la crise de cette campagne, et l'on ne peut pas différer, car l'avenir ne promet rien de meilleur que le présent. L'armée dépérit par les chevaux et par les hommes ; il y a dix-sept ou dix-huit cents malades à Pignerol, et beaucoup, dans la cavalerie et les dragons, ne quittent point l'armée, par la faculté de la suivre sur leurs chevaux. Je prends mes mesures pour partir, le 14 ou le 15, pour passer le Pô, avec les douze bataillons de l'armée et sept bataillons de milices. Avant de s'éloigner de Cavour, Catinat eut soin de purger encore l'armée, suivant l'expression de l'intendant Bouchu, d'un grand nombre de malades et de languissants qui allèrent s'entasser dans les hôpitaux déjà encombrés de Pignerol. Comme il lui fallait à tout prix une bataille, avant que les troupes n'achevassent de fondre entre ses mains, Catinat la provoqua par la feinte imprudence d'une marche de flanc tout près de l'ennemi. Le 17 août, il écrivait au roi : Sire, je suis informé qu'il y a un magasin de farines à Saluce ; j'y marche avec l'armée pour prendre cette place ; et comme j'ai été obligé de prêter le flanc aux ennemis, si l'envie leur prend de se déporter, je ferai la moitié du chemin, laissant Saluce ; et les engagerai à un combat. Victor-Amédée ne résista pas à la tentation ; il quitta ses retranchements de Villafranca, dans cette même journée du 17, et vint, près de l'abbaye de Staffarde, offrir à Catinat tout ce qu'il souhaitait, l'occasion de se battre. En un moment, et d'un seul mouvement, les colonnes françaises se trouvèrent formées en lignes de bataille ; mais, comme il se faisait tard, l'affaire fut remise au lendemain. Pendant la nuit, une brigade d'infanterie, qui avait été détachée au delà du Pô pour occuper des postes autour de Saluce, repassa, sans aucune difficulté, le fleuve, ruisseau guéable en cet endroit si voisin de sa source, et reprit la place qui lui était assignée. Le 18, au point du jour, Catinat, accompagné d'un de ses maréchaux de camp, M. de Saint-Silvestre, avec une dizaine d'escadrons, s'avança pour étudier la disposition des alliés. Il reconnut avec joie non-seulement qu'ils étaient tout prêts à se battre, mais encore qu'ils avaient choisi pour se battre un terrain visité par lui-même quelques jours auparavant, et sur lequel il avait particulièrement souhaité de les voir. Ils s'y croyaient, comme dans un fort, leur droite, vers l'abbaye de Staffarde, couverte par des cassines et par des marais ; derrière eux, des bois ; à leur gauche et en avant, d'autres marais formés et entretenus par le Pô. Entre ces terrains inondés et qu'ils jugeaient impraticables, il n'y avait d'espace que pour six escadrons tout au plus ; encore cet espace était-il coupé de fossés, obstrué de baies, hérissé de chevaux de frise, derrière lesquels se tenait rangée l'infanterie espagnole. Après avoir successivement refoulé les grand'gardes piémontaises et forcé l'ennemi de se révéler sur tous les points, M. de Saint-Silvestre continua de l'occuper par des feintes habiles, tandis que Catinat faisait avancer le gros de l'armée en bon ordre et comme à la parade. L'infanterie de sa première ligne se composait de deux brigades, chacune de cinq bataillons ; il les fit marcher obliquement, l'une à droite, l'autre à gauche, déployant ses escadrons dans l'intervalle, et couvrant le tout par le feu de seize pièces de canon placées en avant et tirant sans cesse. Vers midi, la bataille était engagée sur toute la ligne. A droite, la moitié de la brigade de Grancey, dirigée par le marquis de Feuquières, tiraillait contre la gauche piémontaise, les marais entre deux, lorsque tout à coup, en arrière et du côté du Pô, un vive fusillade éclate ; puis, du milieu des roseaux, sortent des hommes couverts d'herbes, souillés de boue, qui se précipitent, la baïonnette en avant ou l'épée à la main. Qui sont-ils et d'où viennent-ils ? C'est l'autre moitié de la brigade de Grancey qui, sur la foi du général en chef, s'est jetée résolument dans le marécage, l'a traversé, non sans peine, et débouche dans le flanc de l'ennemi. Les Piémontais, étonnés, reculent en désordre sur leur centre ; mais les trois bataillons français, qui ont fait ce coup d'audace, sont trop faibles pour s'aventurer à découvert ; le marquis de Medavy-Grancey, qui les commande, déploie ses mousquetaires en tirailleurs le long d'un rideau d'arbres, et empêche l'ennemi de regagner sur sa gauche le terrain qu'il a perdu. Au centre, et sur le front de l'armée piémontaise, dans l'étroit espace entr'ouvert d'un marais à l'autre, quelques escadrons français fournissent tour à tour des charges brillantes et s'emparent de deux pièces de canon. Mais c'est à leur gauche, vers l'abbaye de Staffarde, qu'est le vif de la bataille. La brigade d'Artois, soutenue par les dragons et les cavaliers de Saint-Silvestre, s'est attaquée aux cassines où l'infanterie espagnole et piémontaise est fortement retranchée. Après deux heures d'une lutte sans effet, Catinat appelle à lui cette moitié de la brigade de Grancey qui, restée en deçà des marécages du Pô, a suivi de loin le succès de ses camarades, et n'a plus, grâce à eux, d'ennemi devant elle. Cette infanterie, impatiente d'être utile, traverse le champ de bataille de la droite à la gauche, et marche aux cassines. On fait des progrès, lents encore et terriblement contestés. Il était quatre heures ; c'était le moment de la crise ; mais, bien mieux que Victor-Amédée, Catinat avait ménagé ses forces ; il lui restait une brigade en réserve. Toute l'infanterie de la première ligne avait chargé, — c'est lui qui parle ; — quoique avec succès, elle n'avoit point achevé. J'envoyai chercher des bataillons de la seconde ligne. Les régiments de la Sarre, Clérambault et du Plessis firent une charge belle et vigoureuse ; tout se rallia à cette charge. Cela fut soutenu par l'aile gauche de notre cavalerie qui trouva le moyen de pénétrer le marais. Cela emporta tout, et fossés, et haies, et maisons, et chevaux de frise qui couvroient les bataillons de M. le duc de Savoie. Tout en chargeant, nos soldats se moquoient des chevaux de frise. La plupart de toutes ces charges d'infanterie se sont faites l'épée â la main, après avoir tiré. Il y a eu des bataillons ennemis qui ont eu une grande contenance, et entre autres, un gros bataillon rouge d'Espagnols naturels que nous avons toujours vu se rallier, quoique repoussé des postes qu'il occupoit[96]. A cinq heures, l'ennemi ne tenait plus nulle part et se jetait dans les bois ; si le prince Eugène n'avait pas couvert la retraite avec quelques escadrons, c'eût été une vraie déroute. C'était une vraie défaite. Victor-Amédée laissait sur le champ de bataille près de quatre mille morts ou blessés, quinze cents prisonniers, cinq drapeaux, onze pièces de canon de douze qui composaient toute son artillerie, beaucoup de munitions et de bagages. Saluzzo, dès le lendemain, et, quelques jours après, Savigliano et Fossano ouvrirent leurs portes sans résistance. Catinat, qui avait provoqué si habilement et si vaillamment gagné cette bataille, reçut de Louis XIV et de Louvois les plus vifs et les plus justes remercîments[97]. Qu'allait-il entreprendre à la suite ? Il est difficile, disait Louvois, que Sa Majesté puisse vous prescrire ce que vous devez faire pour profiter de la victoire ; mais Sa Majesté a une telle opinion de vous, qu'elle est persuadée que vous aurez tout fait pour le mieux. L'armée française avait eu, à Staffarde, plus de deux mille hommes hors de combat[98]. Du 21 au 31 août, en onze jours, il entra aux hôpitaux de Savigliano, sans compter les blessés, quinze cent cinquante-huit malades ; le 5 septembre, du camp de Raconiggi, l'intendant en fit partir cinq cents autres ; les officiers n'étaient pas moins maltraités que les soldats. Ainsi, en un mois, de dix-sept ou dix-huit mille hommes, l'effectif se trouvait réduit à onze ou douze mille, et la dysenterie faisait chaque jour de nouveaux ravages[99]. Aussi Louvois écrivait-il, avec une sorte de découragement, à Chamlay[100] : Les maladies nous désolent en Piémont, et il y a plus de malades à l'armée du roi en ce pays-là qu'il n'y en a à celle de Monseigneur. Or l'armée d'Allemagne, en 1690, n'avait pas moins de cinquante bataillons et de cent quarante-quatre escadrons ; c'est-à-dire qu'elle était trois fois plus forte que celle de Catinat. L'affaiblissement de cette armée par les maladies, écrivait à Louvois l'intendant Bouchu[101], fait que M. de Catinat n'a pas cru devoir entreprendre d'attaquer Coni ni Carmagnole. Après une victoire aussi complète, il paroitroit que tout devroit être soumis dans le pays où nous sommes. Cependant, monsieur, on ne peut pas faire obéir une communauté à deux lieues de l'armée, et on ne peut pas disconvenir que les paysans ne soient une force considérable à M. le duc de Savoie, et qui n'est point du tout à mépriser. On a beau en pendre toutes les fois qu'on en trouve armés ; deux heures après ils assassinent à une demi-lieue du camp. Victor-Amédée n'avait donc pas lieu de perdre courage. Les débris de son armée, réunis à Moncalieri, se réorganisèrent promptement et furent bientôt rejoints par onze mille hommes de troupes espagnoles et allemandes. Vers la mi-septembre, il avait à ses ordres vingt-sept bataillons et quarante-huit escadrons ; il était plus fort qu'avant sa défaite. Catinat, qui avait d'abord cherché l'occasion d'une nouvelle rencontre, fut réduit, devant ce surcroît de forces, à se tenir lui-même sur ses gardes. Il se renferma, pendant deux mois, dans son camp de Raconiggi, envoyant des partis çà et là pour hâter la rentrée des contributions, et sollicitant des renforts. Il ne reçut que trois régiments détachés des troupes du Dauphiné, qui, sous les ordres de M. de Saint-Rhue, venaient d'occuper, pendant les mois de juillet et d'août, au grand déplaisir des gens de Genève, toute la Savoie, sauf Montmélian[102]. Qu'était-ce que trois régiments pour les grands desseins
que Catinat roulait dans sa tête ? Car il ne songeait à rien de moins qu'à
prendre Turin avant la fin de la campagne. Louvois détruisit ses illusions : Le roi sait bien, lui manda-t-il le 18 septembre, que pour faire la guerre en Piémont avec avantage, il faut
être maître de Turin ; mais, pour taire une pareille entreprise, il faudroit
au moins avoir vingt mille hommes de pied et soixante ou quatre-vingts
escadrons, un équipage considérable d'artillerie, et faire des dépenses que,
dans le temps présent, il est difficile de soutenir. Il n'est pas possible de
juger présentement si Sa Majesté pourra faire cet effort-là l'année qui
vient, et, dans d'aussi grosses affaires que celles qui se passent
présentement, il faut se contenter d'aller du jour à la journée, dans
l'espérance que quelque conjoncture favorable pourra rendre les choses plus
faciles. Quelques jours après, Catinat reçut avis que le roi, persuadé
que ses troupes achèveraient de périr, si elles prenaient leurs quartiers
d'hiver en Piémont, avait résolu de les rappeler en deçà des Alpes[103]. L'armée ne commença son mouvement de retraite que dans les derniers jours d'octobre ; mais, tandis que Victor-Amédée la croyait toute sur le chemin de Briançon et de Grenoble, il apprit soudain que Catinat, suivi de son canon et de sa meilleure infanterie, avait passé, le 10 novembre, malgré les neiges qui l'obstruaient déjà, le col de la Fenestre, entre le val de Pragelas et le val d'Oulx. La fameuse place de Suse, cette barrière historique du Piémont, investie le 11, capitulait le 13, à la vue du duc de Savoie, qui était arrivé juste à temps pour assister à cette catastrophe. Ainsi se terminait, plus heureusement pour la France qu'on n'avait cru d'abord, cette première campagne d'Italie. Victor-Amédée paraissait encore plus animé qu'au début. Il venait d'entrer plus profondément dans la Grande Alliance en faisant signer à La Haye, le 20 octobre, par son envoyé, le président de La Tour, de nouveaux articles avec l'Empereur, l'Angleterre et les Étais-Généraux. Par un de ces articles, il révoquait l'édit qu'il avait rendu, le 31 janvier 1686, contre les Vaudois, sous la pression de Louis XIV. Après la conclusion de cet engagement diplomatique, le président de La Tour était allé à Londres saluer, au nom de son maître, le roi Guillaume et la reine Marie. Une note insérée dans la Gazette de France, et rédigée dans le cabinet de Louvois, sous la forme d'une correspondance de Londres, commentait comme il suit le discours de l'envoyé piémontais : Le président de La Tour a eu audience du prince et de la princesse d'Orange, lesquels il a harangués avec beaucoup d'esprit, ainsi que l'on aura pu voir par la Gazette dans laquelle sa harangue a été imprimée tout du long. L'on a eu lieu de juger par ce qu'elle contient, que le duc de Savoie ne veut plus que l'on ajouté foi à toutes les expressions dont étoit rempli son manifeste, pour prouver que la France l'avoit attaqué dans un temps où il ne songeoit qu'à se conserver les bonnes grâces du roi Très-Chrétien, puisque son envoyé a affecté de déclarer que, dès qu'il avoit vu le prince d'Orange en Angleterre, il avoit commencé à espérer de se délivrer de l'esclavage où le tenoit la France[104]. On a vu qu'au début des hostilités M. de Clérambault et quelques autres officiers français avaient été faits prisonniers aux environs de Luzerna. Vers le milieu de novembre, le duc de Savoie leur permit de retourner sur parole auprès de Catinat ; il voulut voir M. de Clérambault. Ce colonel vint donc à Rivoli, où il fut accueilli, non comme un prisonnier, mais comme un homme à qui on veut plaire. Victor-Amédée fut tout à fait gracieux avec lui ; sur la fin de l'audience, il le prit à part et lui dit qu'il savoit bien qu'il avoit affaire au plus grand et au plus puissant roi du monde ; mais qu'il avoit pris la résolution de tout sacrifier, plutôt que de consentir à aucune flétrissure de ce qui regardoit sa souveraineté[105]. En arrivant à Suse, M. de Clérambault ne manqua pas de répéter ces mêmes paroles à Catinat, qui ne manqua pas de les envoyer à Louvois ; mais elles se prêtaient également à des explications si contradictoires, qu'on ne jugea pas à propos de s'en occuper davantage. C'était un tort ; il fallait y voir une manière d'exorde, le premier couplet d'un dialogue, en attendant la réplique. Tel était Victor-Amédée ; à peine entré dans la coalition, il se ménageait déjà les moyens d'en sortir ; les alliés lui avaient promis la Provence et le Dauphiné ; mais Louis XIV pouvait lui sacrifier Casal et Pignerol même. Il calculait toutes les chances et ne s'inquiétait que de ses propres affaires, en y faisant travailler les autres. Ce rusé compagnon, qui tirait tout à soi, méritait, dans ce récit, une place à part et la plus grande ; voyons cependant comment ses associés, qu'il prenait déjà pour dupes, menaient partout ailleurs le jeu de la coalition. |
[1] D'Arcy au roi, 25 septembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.
[2] Villars à Pomponne, 10 octobre 1677. Aff. étr., Corr. de Savoie, 66.
[3] 26 juillet 1688. D. G. 806.
[4] Le roi à d'Arcy, 27 août 168S. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88. — Louvois d'Arcy, 20 et 30 août. D. G. 807-814.
[5] Le roi à d'Arcy, 20 janvier 1680. ibid. — En effet, sur les réclamations des ministres piémontais, les choses, à cet égard, furent rétablies sur l'ancien pied.
[6] D'Arcy au roi, 9 octobre 1688. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.
[7] Louvois à d'Arcy, 6 juin et 4 juillet 1689. D. G. 850-852.
[8] D. G. 858.
[9] Louvois à d'Arcy, 7 septembre 1688. D. G. 808.
[10] D. G. 810.
[11] D'Arcy au roi, 23 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.
[12] 29 octobre. D. G. 811.
[13] D. G. 814.
[14] Dans les Archives des Affaires étrangères, Correspondance de Savoie, 88, nous avons trouvé la pièce suivante, sous le n° 118 : Extrait de la lettre du duc de Savoie au prince d'Orange. Il commence par : Monseigneur, et continue en le félicitant de ce que Dieu l'a élevé sur le trône et à un si haut degré de gloire, le louant ensuite sur ses éminentes qualités et grandes lumières, et le prie d'excuser, si de pressantes considérations l'ont empêché ci-devant de lui donner des marques de ses respects el de l'attachement qu'il a pour sa sacrée personne, et ajoute que Dieu l'a choisi comme un des principaux instruments pour arrêter la violence des puissances voisines, fait des vœux au ciel pour ses prospérités et pour sa conservation, lui demande sa généreuse protection et l'honneur de ses bonnes grâces, et finit par : Monseigneur, de Votre Majesté, le très humble et très-affectionné serviteur et cousin.
[15] Le roi à d'Arcy, 3 février 1689. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[16] La première fois que madame de Verrue parut à l'opéra, dans une loge non éclairée, mais située précisément au-dessus de la loge ducale, où se trouvaient la duchesse douairière et la duchesse régnante, on remarqua que Victor-Amédée y demeura pendant presque tout le spectacle auprès d'elle, et que, vis-à-vis, dans la loge de l'ambassadeur de France, le comte et l'abbé de Verrue, le mari et l'oncle de la dame, suivaient avec application tous les mouvements du prince. On disait que la famille de madame de Verrue avait été fort imprudente, que, par un nouveau point de ressemblance avec madame de Montespan, la jeune femme avait averti son mari et ses parents du danger qu'ils lui laissaient courir, qu'ils n'avaient fait que rire de ses craintes comme d'une vision chimérique, mais qu'enfin, et trop tard, passant de l'extrême confiance à l'emportement et aux menaces, ils. ne lui avaient laissé d'autre, ressource que de se confier à la protection de Victor-Amédée. Peu de temps après. le voyage de Nice, madame de Verrue se jeta brusquement dans le couvent des filles Sainte-Marie à Turin. Sa famille et celle de son mari la pressaient de quitter le Piémont et de se retirer en France ; la 'duchesse de Luynes, sa mère, avait : prié le marquis d'Arcy d'y aider de toute son influence ; mais Louis XIV défendit expressément à son ambassadeur de se mêler dans cette affaire. Dès lors la rupture fut complète entre madame de Verrue et les siens ; elle sortit de sa retraite et devint maîtresse déclarée du duc de Savoie, tandis que le comte de Verrue s'en allait demander du service à Louis XIV. Tous ces détails sont tirés de la correspondance du marquis d'Arcy.
[17] Le marquis d'Arcy évaluait la dépense de ce voyage à quatre ou cinq cent mille francs.
[18] D'Arcy au roi, 14 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[19] D'Arcy au roi, 14 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[20] Le roi à d'Arcy, 1er juillet 1689 : J'ai été bien surpris d'entendre, par la relation que vous me faites de tout ce que vous avez représenté au duc de Savoie, au sujet de l'emprisonnement du sieur de Lascaris, capitaine dans le régiment de Santena, qui est à présent à mon service, qu'il ait si mal reçu vas remontrances, et qu'il ait voulu se faire un sujet de plainte des raisons qu'il a données depuis quelque temps à mes ennemis de croire qu'il n'a pas toute la chaleur que je devrais attendre de lui pour les intérêts de ma couronne, et même de publier qu'il seroit capable d'embrasser le parti de la maison d'Autriche. Il peut bien juger aussi que s'il retient plus longtemps dans ses prisons un homme contre lequel il n'y a eu aucune accusation formée avant qu'il ait pris parti dans mon service, il confirmera encore les espérances que mes ennemis ont conçues de le pouvoir détacher de mon alliance ; et je m'assure que cette considération aura plus de pouvoir sur lui que le vain prétexte dont il se sert du préjudice que cet élargissement feroit à l'obéissance que lui doivent ses sujets, qui, au contraire, seront toujours beaucoup pus soumis à ses ordres, quand ils seront bien persuadés de sa bonne correspondance avec moi. C'est ce que vous lui devez encore fortement représenter ou à ses ministres ; mais si vos pressantes instances ne peuvent obtenir la liberté dudit Lascaris, et qu'on vous remette entre les mains Tes informations faites avant son engagement à mon service, et (le faits assez graves pour mériter de nouvelles réflexions, vous m'en rendrez compte avant que de témoigner le juste ressentiment que nie donneroit un plus long refus de ce que vous avez demandé de ma part. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[21] Louvois à Catinat, 31 mars 1690 : Quand on a pressé le duc de Savoie, il a dit que Lascaris avait mal parlé de lui, et cela sans preuves. D. G. 915.
[22] D'Arcy au roi, 27 août. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[23] D'Arcy au roi, 4 et 9 septembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[24] D'Arcy au roi, 15 septembre. Aff. étr., Corr. du. Savoie, 90.
[25] Le roi à d'Arcy, 22 septembre 1689. La minute de cette dépêche se trouve aux Archives des Affaires étrangères, Correspondance de Savoie, t. 90. Elle contient à la fois les deux rédactions contradictoires au sujet des régiments piémontais ; la première est seulement biffée.
[26] Ces calvinistes, réunis à ceux qui avaient déjà force le passage, devaient faire effort pour soulever les nouveaux convertis du Dauphiné. Louvois donnait avis de ces projets à M. de Bachevilliers, qui commandait, à la place de M. de Larrey, blessé dans la dernière affaire, le peu de troupes que les nécessités de la guerre permettaient d'entretenir de ce côté-là ; il lui faisait, en terminant, cette recommandation significative : Je dois ajouter pour vous seul qu'il vaudroit mieux, à toute extrémité, les laisser passer que se laisser battre par eux, à cause du grand préjudice que recevroit le service dru roi, si les seules troupes dont, Sa Majesté peut quant à présent fortifier celles qui sont à vos ordres, venoient à être rendues inutiles. 21 septembre. D. G. 857.
[27] D'Arcy au roi, 22 septembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[28] 26 septembre, D. G. 879.
[29] 29 septembre. D. G. 857.
[30] La seconde troupe, forte de 2.000 hommes, après avoir traversé le lac, le 21 septembre, s'était repliée sur Genève, sans tenter aucun engagement avec les troupes du duc de Savoie.
[31] 2 octobre. D. G. 858.
[32] 3 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[33] 14 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 90.
[34] Rébenac au roi, 12 mars 1690. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92. — Louvois à Catinat, 20 mars. D. G. 1006.
[35] Louvois à Catinat, 16, 19 et 20 mars. D. G. 1006.
[36] Louvois à Catinat, 31 mars : L'on ne sauroit être trop réservé avec la cour de Turin ni y vivre avec trop de défiance ; je vous conjure d'y faire très-peu de séjour et d'être aussi sérieux qu'honnête avec les gens qui y auront habitude. D. G. 1006.
[37] Louvois à Catinat, 20 mars : M. de Rébenac a fait beaucoup de questions au roi sur ce qu'il aura à dire à M. le due de Savoie dans toutes les occasions qui pourront arriver ; il exagère l'importance dont il est qu'il soit à l'avance informé de tout ce que le roi pourra désirer de M. le duc. de Savoie ; sur quoi .Sa Majesté a commandé que l'on lui répondît que vous alliez par son ordre en Piémont pour hâter la destruction des barbets et ôter à M. le duc de Savoie tout prétexte de la différer ; à quoi Sa Majesté m'a commandé de vous ajouter que vous devez parler à M. de Rébenac avec une grande retenue et ne vous laisser entendre des projets de Sa Majesté que dans le temps et en la manière que votre instruction vous prescrit, sans vous ouvrir avec maudit sieur de Rébenac plus qu'avec un autre ; et si dans la suite M. de Rébenac venait à vous faire des reproches du peu d'ouverture que vous avez eue avec lui, lui dire que vous n'aviez pas en ce temps-là vos instructions, et que vous êtes persuadé que Sa Majesté a voulu qu'il jouât auprès de M. le duc de Savoie le rôle de bon soldat pendant que vous feriez celui d'un mauvais, afin que le chagrin de ce qui se passe ne retombant point sur lui, il pût demeurer en état de rester plus agréablement auprès de M. le duc de Savoie qu'il ne feroit, si ce prince pouvoit croire qu'il eût eu part à ce qui s'est passé. D. G. 1006.
[38] A la fin de sa dépêche, M. de Rébenac annonçait que la veille, le duc avait donné l'ordre secret de faire fabriquer immédiatement 10.000 fusils et d'empêcher la vente de la poudre. Rébenac au roi, 21 mars 1690. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[39] Le roi à Rébenac, 31 mars : Je ne désire pas que vous reparliez de cette affaire jusqu'à ce que je vous aie donné de nouveaux ordres et fait savoir plus amplement mes intentions sur la conduite que vous durez tenir. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[40] Catinat à Louvois, 31 mars. D. G. 1001.
[41] Le roi à Rébenac, 7 avril. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[42] Louvois à Catinat, 19 avril. D. G. 917.
[43] Rébenac au roi, 25 avril. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[44] Louvois au roi, Châville, 2 mai 1690 : Votre Majesté remarquera que M. le duc de Savoie n'a point pris ce mauvais parti dans la vue de la marche des troupes de Votre Majesté, puisqu'il faut que son courrier soit parti dans les premiers jours du mois passé, que le peu de troupes qui étaient en Dauphiné étaient parties, et que l'on mandait de Turin que l'on s'y moquait du bruit qui avait été répandu que Votre Majesté envoyait une armée en Italie ; et il y a apparence que M. le duc de Savoie croyant voir dans ce temps-là que Votre Majesté n'était pas en état de le châtier, s'est laissé aller à son penchant naturel. Je croirais donc qu'il serait à propos, en avertissant de Catinat de l'avis que Votre Majesté a eu, de lui recommander de suivre exactement ce que Votre Majesté lui prescrit par sa dernière instruction, de songer uniquement à s'assurer du pays de M. le duc de Savoie et à s'y établir le plus sûrement qu'il pourra, à moins que M. le chie de Savoie ne se résolve à lui remettre la citadelle de Turin, et que, s'il peut trouver quelques troupes de M. le duc de Savoie hors de ses forteresses, il ne doit pas hésiter à les charger. Votre Majesté me renverra, plaît, par le retour de ce courrier, ses ordres sur cette proposition. D. G. 918.
[45] Louvois à Catinat, 2 mai 1690. D. G. 1006.
[46] Le roi à Rébenac, 3 mai. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92. — Ces trois ou quatre dernières lignes si laconiques remplaçaient trois pages dans lesquelles M. de Croissy exprimait à encore l'espoir que le duc de Savoie ferait des réflexions, mais où le ministre ordonnait aussi à l'ambassadeur de n'agir que de concert avec Catinat. La minute de cette dépêche offre encore le curieux exemple de ces deux versions contradictoires ; la première est biffée.
[47] Louvois à Catinat, 31 mars : Le canton de Berne vient de faire une chose qui effarouche fort les gens qui voudraient venir joindre les barbets, en faisant couper la tête au nommé Bourgeois, qui commandoit la seconde troupe de ces gens-là qui ne put passer. D. G. 1006.
[48] Catinat à Louvois, 21 avril. D. G. 1001.
[49] Mémoire de Madame Royale, 13 mai 1690. D. G. 1008.
[50] Rébenac au roi, 7 mai. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[51] 19 mai. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[52] Louvois à Catinat, 18 mai : Sa Majesté a lieu de croire, par des avis qu'elle a reçus, que M. de Rébenac tripote avec le marquis de Saint-Thomas, et ne lui rend point un compte juste de tout ce qui se passe à la cour de Turin. Faites tout ce que vous pourrez pour en informé par d'autres que par lui, pour vétiller si ce qu'il vous en dira est véritable ; et cependant tenez fort secret ce que je vous mande sur cela. D. G. 1006.
[53] Catinat à Louvois, 10 et 25 mai. D. G. 1001-1009.
[54] Louvois à Catinat, 11 mai. D. G. 1006.
[55] Mémoire de Madame Royale, du 13 mai. D. G. 1008.
[56] Louvois au roi, 18 mai. D. G. 919.
[57] Louvois à Catinat, 18 mai. D. G. 1006.
[58] Catinat à Louvois, 25 mai. D. G. 1009.
[59] Louvois à Catinat, 22 mai. D. G. 1006.
[60] Rébenac à Louvois, 2 avril 1690 : Il n'y a guère de pays dans le monde où le prince fasse des troupes avec plus de peine qu'ici. D. G. 1001.
[61] Rébenac au roi, 14 et 16 mai. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92. — Rébenac à Louvois, 10 mai. D. G. 1001.
[62] Rébenac à Louvois, 18 mai. D. G. 1009.
[63] Catinat à Louvois, 18 mai, Rapport original. D. G. 1009.
[64] Catinat à Louvois, 19 mai, D. G. 1009.
[65] Catinat à Louvois, 6 juin.
[66] Le roi au duc de Savoie, 24 mai. D. G. 919.
[67] Le marquis de Béringhen suivait le Dauphin qui s'en allait prendre le commandement de l'armée d'Allemagne. Dangeau était de la compagnie ; la note de son Journal, à la date du 26 mai 1690, est à peu près la reproduction de la lettre de Louvois au premier écuyer.
[68] Chamlay à Louvois, 3 juin. D. G. 974.
[69] Louvois à Chamlay, 8 juin : Le roi a fait à l'avance ce que vous proposez à l'égard de l'Italie, et les paquets en sont entre les mains de M. Catinat pour être envoyés, dès que les troupes du roi seront entrées dans la citadelle de Turin et Verrue. D. G. 974. — Celte circulaire se trouve, sans date, aux Archives des Affaires étrangères, Corr. de Savoie, t. 92, à la suite d'une autre pièce, en date du 28 avril, par laquelle le roi annonçait l'envoi d'une armée en Italie pour défendre les princes italiens contre les projets agressifs des Espagnols, projets démontrés par les actes d'hostilité qu'ils avaient commis l'année précédente dans les États du duc de Mantoue.
[70] Rébenac à Louvois, 21 mai. D. G. 1009.
[71] Rébenac au roi et à Louvois, 23 et 23 mai. — Catinat à Louvois, 28 mai.
[72] Louvois à Catinat, 30 mai, 2, 4, 5 juin. D. G. 1006.
[73] Feuquières à Louvois, 21 et 25 mai. Catinat à Louvois, 25 mai. Voici l'affreux récit d'un témoin oculaire, le comte d'Aligny, colonel du régiment des milices de Bourgogne dans l'armée de Catinat : M. de Parat, lieutenant-colonel du régiment d'Artois, étant tombé entre leurs mains, nous trouvâmes qu'ils lui avoient mis de la poudre dans les oreilles, dans la bouche et dans le nez, pour lui faire sauter la tête. Un autre supplice plus cruel fut de mettre un prisonnier nu, le ferrer comme un cheval et le renvoyer. Au commencement des hostilités contre les barbets, Bouchu, intendant de Dauphiné, en avait pendre un certain nombre qui avaient été pris par M. de Larrey à l'affaire de Salbertran. C'était là, selon le comte d'Aligny, l'origine de toutes ces odieuses représailles.
[74] Victor-Amédée lui dit qu'il feroit tout ce qui pourvoit dépendre de lui pour satisfaire Sa Majesté, qu'il étoit malheureux des mauvaises impressions qu'on lui avoit données de lui, qu'il n'avoit jamais eu la pensée de rien faire contre son service. Il accompagna cela de plusieurs discours, disant que le roi étoit juste et qu'il espéroit qu'il lui rendroit justice. Ce malin, ajoutait Catinat, en prenant congé de lui, le prince lui a dit : Monsieur, je suis toujours dans le même sentiment qui est de satisfaire le roi dans tout ce qui dépendra de moi.
[75] Catinat à Louvois, 30 mai. — Quant à la jeune duchesse qui souffrait d'une grossesse pénible, M. de Château-Renaud ne l'avait pas vue ; mais on lui avait raconté que le duc de Savoie, mettant la main sur la grossesse de madame la duchesse, avait dit : Voilà tout ce qui me fait de la peine et qui me touche, dans l'état où se trouvent mes affaires.
[76] Catinat à Louvois, 31 mai. — Après le procès-verbal de cette conférence, Catinat ajoutait : Je crois être obligé de vous dire, monseigneur, que Son Altesse Royale sera peinée du choix que Sa Majesté a fait de M. de Lombrail pour commander dans la citadelle de Turin. Il a tenu plusieurs discours qui certainement n'ont pas dei être agréables à ce prince. Si vous me permettez de vous dire mon sentiment, je vous dirai qu'il ne convient point du tout à un pareil emploi, ni par son caractère d'esprit, ni par ses manières.
[77] Rébenac au roi, 3 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[78] Catinat à Louvois, 2, 5, 4 juin. D. G. 1002-1009.
[79] Rébenac à Louvois, 3 et 7 juin. Catinat à Louvois, 4 juin. D. G. 1002-1009.
[80] Les officiers français au service du duc de Savoie demandèrent et obtinrent la permission de se retirer, à la seule condition de ne servir point dans l'armée de Catinat Quant aux trois régiments piémontais qui étaient passés en France au mois de février 1689, et qui, au moment de la rupture, servaient en Flandre dans l'armée du maréchal de Luxembourg, leur situation était très-difficile. L'ambassadeur de Savoie leur ordonnait de faire leur devoir, c'est-à-dire de retourner auprès de leur maitre, mais ni Louvois ni Luxembourg ne voulaient les laisser partir, quoiqu'ils n'en attendissent plus grand service. De ces trois régiments, un seul, celui d'Aoste, était exclusivement composé d'italiens ; les deux autres, Nice et la Marine, étaient, au contraire, en grande majorité formés de Français fini avaient pris du service en Piémont ; on avait donc moins d'inquiétude à leur égard. Quant au régiment d'Aoste, on prit le parti d'en séparer les compagnies et de les mettre en garnison dans différentes places de guerre. Ces précautions n'empêchèrent pas la désertion qui fut générale ; le comte Frosasco, colonel d'Aoste, donna l'exemple en quittant sans congé ; mais il fut pris et mis à la Bastille. Ces détails sont extraits de la correspondance de Louvois et de Luxembourg pendant les mois de juin et juillet 1690. D. G. 937-938-942. — Enfin, au commencement de novembre, les trois régiments furent licenciés et réorganisés immédiatement en deux autres, dont les colonels furent le chevalier Morosso, Piémontais, et un Génois, nommé Perri. Parmi les sujets du duc de Savoie qui avaient abandonné sou service pour passer en France, On remarquait les marquis de Saint-Maurice et, de Châtillon, et surtout la maison de Verrue tout entière, moins la belle comtesse, mais y compris l'abbé de Verrue ; quoiqu'il eût été ministre de Victor-Amédée.
[81] Rébenac au roi, 3 et 5 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[82] Le roi à Rébenac, 14 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 92.
[83] 10 juin. Autographe. D. G. 1009.
[84] Catinat à Louvois, 6 juin. D. G. 1009.
[85] Catinat à Louvois, 10 et 13 juin : J'ai fait pendre deux paysans, pour avoir été trouvés dans les blés avec de la poudre et des balles. Il me venoit des jambons de Lyon qui ont pris la route de Turin sur deux mulets ; Son Altesse Royale me les a envoyés par un tambour auquel j'ai dit que je ne savois ce que c'étoit, et je l'ai renvoyé avec les deux charges de jambons bien soigneusement, avec passeport et escorte, au delà des gardes. D. G. 1009.
[86] Cette lettre, datée du 17 juin, est en original et en copie. D. G. 1002-1009.
[87] Catinat à Louvois, 17 juin. D. G. 1009.
[88] 28 juin. D. G. 1006.
[89] Chamlay à Louvois, 16 juin. Les deux dernières phrases sont extraites de deux lettres, d'inspiration toute pareille, du 18 septembre et du 6 octobre. D. G. 976.
[90] 25 juin. D. G. 936.
[91] Voici la première rédaction de ce manifeste, datée du 22 juin (D. G. 921) : Le roi fut averti, vers le mois d'octobre dernier, que le prince d'Orange recevait souvent des lettres de M. le due de Savoie, et qu'il se traitait quelque chose entre le due de Savoie et lui. Dans les premiers jours du mois de septembre, le roi ayant fait arriver des troupes à Pignerol, pour faire attaquer les barbets qui s'étaient établis dans la vallée de Saint-Martin, les officiers du roi commencèrent à s'apercevoir que-ceux de, M. le duc de Savoie ménageaient les barbets et trouvaient des difficultés à tout ce qu'on leur proposait pour les attaquer. Sa Majesté sut, peu de temps après, que le duc de Savoie avait promis au comte de Fuensalida d'empêcher que les barbets ne fussent détruits. Vers le commencement de janvier, Sa Majesté a commencé à apprendre qu'en Angleterre et en Hollande l'on projetoit de faire une diversion considérable du côté de la Bresse et du Dauphiné, vers le mois d'août de cette année, que l'on comptait pour cela que les troupes du Milanais, celles du duc de Savoie, tout ce que l'on pourrait ramasser de barbets du côté de Wirtemberg et de Français sortis de France pour la religion, entreraient en Dauphiné, et que l'on essayerait de Faire soulever les nouveaux convertis par le moyen des ministres que l'on enverrait en France. Ce que le roi Savait, fort confusément de ce projet a été confirmé par les dépositions que plusieurs ministres et prédicants, qui ont été pris en Languedoc, ont fuites ; le roi a appris ensuite que le marquis de Parelle faisait passer aux barbets des gens qui les venaient trouver du côté du lac de Genève, et qu'après que ces gens-là avaient parlé à M. le duc de Savoie, on les faisait retourner d'où ils étaient venus avec de grandes précautions. Sa Majesté a appris ensuite que le duc de Savoie traitait avec l'Empereur, qui, pour l'exciter à mettre en exécution ce qui avait été projeté pour l'attaque du Dauphiné, lui promettait, en faveur des ambassadeurs du duc de Savoie, le même traitement que ceux des têtes couronnées reçoivent en la cour de l'Empereur, moyennant une somme considérable que Sa Majesté Impériale devoit employer.' à fortifier de troupes allemandes les troupes qui devoient attaquer le Dauphiné, lesquelles troupes allemandes, avec celles d'Espagne et celles de Savoie, devoient, après la conquête du Dauphiné assurée, être employées à remettre Genève sous l'obéissance du duc de Savoie. Le roi, estimant de sa prudence de prévenir les maux que l'infidélité du duc de Savoie voulait procurer à son royaume, a fait assembler une armée en Dauphiné sous le commandement du. sieur Catinat, lequel a en ordre de faire savoir à M. le duc de Savoie que Sa Majesté, qui était informée des engagements qu'il avoit pris avec ses ennemis, ne pourroit s'empêcher de l'en punir, s'il ne lui énvoyoit toutes ses troupes et ne lui remettait des places qui pussent assurer Sa Majesté qu'il n'entreprendroit plus rien contre ses intérêts en faveur ses ennemis ; et pour cela le sieur Catinat demanda Verrue et la citadelle de Turin, dans lesquelles le roi tiendroit garnison française, qui ne serait point à charge au duc de Savoie, et qui y demeureroit jusqu'à la paix générale. M. le duc de Savoie écrivit au roi une lettre, le 20 du mois passé, par laquelle, essayant de justifier à Sa Majesté ses bonnes intentions, il promettoit positivement au roi de remettre la citadelle de Turin et Verrue ; mais il suppliait Sa Majesté que ce fût par un traité ; et en même temps il demanda en grâce à Sa Majesté de se contenter d'une autre place que la citadelle de Turin, à cause qu'il faisait sa résidence dans la ville. Sa Majesté ayant trouvé bon d'envoyer un pouvoir à M. Catinat de recevoir ces places et de lui en promettre la restitution à la paix générale, et que le pape et la république de Venise fussent garants de la parole de Sa Majesté, M. le duc de Savoie a jubé à propos de manquer à la sienne, et de préférer l'exécution de ses premiers projets au repos que celle de sa parole auroit procuré à ses États.
[92] Catinat à Louvois, 18 juillet : L'imprimé que le roi a fait faire pour Faire connaître la conduite de M. le duc de Savoie dans toute cette affaire, et en même temps les conditions que Sa Majesté propose pour une neutralité en Italie, a couru par Turin et leur armée. Les peuples sont fort émus de cette possibilité de n'avoir plus la guerre et de jouir d'un repos qui paroît dépendre de leur maître, et à des conditions qui paroissent raisonnables. D. G. 1009.
[93] Louvois à Catinat, 13 juillet : Vous avez bien eu raison de ne pas envoyer par un courrier exprès le paquet que le marquis de saint-Thomas vous a adressé par un trompette des troupes d'Espagne, Monsieur ayant envoyé tout fermé au roi celui qui étoit pour lui ; il s'est trouvé rempli d'une espèce de manifeste plein de vétilles, avec lesquelles celui qui l'a fait prétend couvrir la mauvaise conduite de M. le duc de Savoie. Il y a une autre pièce fort curieuse par laquelle, avec un fatras de paroles assez mal arrangées, on veut persuader que la lettre que M. le duc de Savoie a écrite au roi ne l'engageait à rien, et que Sa Majesté n'avait pas lieu de croire, agrès l'avoir reçue, que M. le duc de Savoie fût engagé à lui remettre la citadelle de Turin ni Verrue. D. G. 1007.
[94] Louvois à Catinat, 14 août : Sa Majesté juge à propos qu'autant de fois que l'on pourra tomber sur les paysans, on ne les épargne pas davantage, afin que cela puisse leur faire perdre l'envie de quitter la culture de leurs terres pour prendre des fusils. Les lettres de l'armée portent que vous vous êtes considérablement exposé pour l'attaque de Cavour ; le roi a fort désapprouvé ce que vous avez fait en cela, et Sa Majesté m'a commandé de vous faire savoir qu'elle vous défend d'en user de même en pareille occasion, et qu'elle ne désire que vous vous exposiez qu'à celles qui seront considérables. D. G. 1007.
[95] Louvois à Catinat, 9 août. D. G. 1007.
[96] Catinat à Louvois, 18 et 20 août. D. G. 1010.
[97] Louis XIV à Catinat, 22 août : L'action que vous venez de faire nie donne tant de joie, que je suis bien aise de vous le dire moi-même et de vous assurer que je vous sais le gré qu'elle mérite. Elle n'augmente point l'estime que j'a vois pour vous, mais elle me fait connoître que je ne me suis point trompé lorsque je vous ai donné le commandement de mon armée. Je souhaite que vous continuiez comme vous avez commencé, et de trouver les occasions de vous marquer les sentiments que j'ai pour vous. — Louvois à Catinat, 23 août : Vous ne doutez pas, je m'assure, de la joie avec laquelle j'ai appris hier, vers les six heures du soir, par M. votre neveu, que vous avez bien battu M. le duc de Savoie. La lettre de la main du roi, qui sera ci-jointe, vous informera du gré que Sa Majesté vous en sait. D. G. 1007.
[98] A la suite du rapport officiel sur la bataille de Staffarde, daté du 20 août, Catinat donne à Louvois l'état des pertes ainsi résumé : Infanterie : officiers tués, 20 ; blessés, 130 ; soldats tués, 416 ; blessés, 968. Cavalerie : officiers tués, 11 ; blessés, 35. Le nombre des cavaliers tués et blessés manque. Dragons : officiers et soldats, tués, 144 ; blessés, 243. Au total, 591 tués, 1.376 blessés, sans compter les cavaliers dont on peut porter la perte à 500 hommes. D. G. 1010.
[99] Nous extrayons le passage suivant des Mémoires inédits du comte d'Aligny, qui commandait le régiment des milices de Bourgogne : On a bien raison de dire que l'Italie est le cimetière des François. Il n'est pas concevable combien de soldats moururent du flux de sang, sans ce qu'on perdit le jour de la bataille. Grancey, qui étoit le plus ancien régiment, avait de la peine à fournir les cinquante hommes de garde pour le général, avec les soldats pour les autres détachements. Le raisin en Piémont est aussi dangereux pour la santé que celui du côté d'Allemagne y est très-bon. Mon régiment s'y conserva très-bien ; les autres faisoient du vin, ce qui les faisait mourir du flux de sang ; car ils ne le savaient pas faire comme mes Bourguignons ; ils avoient trouvé que de la brique rougie au leu ôtait la malignité au vin nouveau. Ils firent crier tous les colonels contre eux, ayant défendu à leurs soldats de ne faire plus de vin, si bien que mon régiment devint le cabaret de l'armée. M. de Catinat en ayant eu des plaintes, je lui dis que mes soldats se portaient à merveille, et qu'ils n'étaient pas cause que les autres n'eussent pas su faire leur vin. Jamais soldats ne sont devenus si riches en campagne que les miens, et les officiers si pauvres. Il est très-vrai que Catinat renvoya de bonne heure en France tous les régiments de milices, excepté celui de Bourgogne qu'il ne fit partir qu'au mois de novembre, la campagne étant terminée par la prise de Suse. Le comte d'Aligny se fait justement gloire de cette honorable exception. Son régiment, qui n'avait donné qu'à la fin de la bataille de Staffarde, étant de cette réserve qui décida le succès, compte, dans l'état des perles, pour 18 morts et 32 blessés. Un de ses deux bataillons était affecté à.la garde de l'artillerie.
[100] 12 septembre. D. G. 965.
[101] 5 septembre. D. G. 1010.
[102] A propos de cette occupation de la Savoie qui était fort mal vue à Genève, Louvois écrivait, le 25 août, au résident du roi dans cette ville : Messieurs de Genève se donnent beaucoup d'inquiétude mal à propos ; car, pour du mal, Sa Majesté ne cherche point à leur en faire, et la prise de la Savoie ne contribueroit rien au dessein de Sa Majesté, si elle avoit envie d'attaquer Genève. D. G. 1007.
[103] Louvois à Catinat, 24 septembre. D. G. 1007.
[104] Article pour la Gazette, 16 novembre 1600. D. G. 931.
[105] Catinat à Louvois, 21 novembre. D. G. 1010.