HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME SECOND

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

Préparatifs de Louvois pour une campagne défensive. — Première idée de l'incendie du Palatinat. — Conseils de Chamlay. — Les contributions étendues jusqu'au Danube. — Destruction de Manheim et de Heidelberg. — Représailles. — Défaite de M. de Sourdis. — Disposition des forces françaises. — Chamlay et le maréchal de Duras. — Destruction de Spire, Worms, Oppenheim, Bingen. — Indiscipline des troupes françaises. — Reproches de Louvois à Courtenvaux. — Affaires d'Irlande. — Caractère de Jacques II. — Louis XIV lui donne des secours. — Jacques II en Irlande. — Ses illusions et des faiblesses. — Le comte de Melford et le duc de Tyrconnel. — Le comte d'Avaux. — Lauzun. — État de l'Irlande. — Combat naval de la baie de Bantry. — Siège de Londonderry. — Dépêche de Louvois à M. d'Avaux, du 13 juin. — Incapacité de Jacques II. — Levée du siège de Londonderry. — Seignelay à Brest. — Jonction des flottes de l'Océan et de la Méditerranée. — Débarquement de M. de Schönberg en Irlande. — Retraite de Melford. — Marche de l'armée royale. — Inaction de M. de Schönberg. — La guerre dans les Pyrénées. — La guerre dans les Pays-Bas. — Le maréchal d'Humières et le prince de Waldeck. — Affaire de Valcourt. — La guerre en Allemagne. — Forces des confédérés. — Prise de Kaiserswerth. — Bombardement de Bonn. — Siège de Mayence. — Précautions prises par Louvois sur la frontière de la Meuse. — Ravage du pays de Bade. — Prise de Kocheim. — Ordres pour le secours de Mayence. — Hésitations du maréchal de Duras. — Le maréchal de Lorge appelé à Versailles. — Belle défense du marquis d'Huxelles. — Capitulation de Mayence. — Capitulation de Bonn. — Mort du baron d'Asfeld. — Mort du pape Innocent XI. — Le duc de Chaulnes à Rome. — Élection d'Alexandre VIII. — Les libelles contre Louis XIV. — Réaction contre Louvois. — Ses rapports avec madame de Maintenon. — Retraite du contrôleur général Le Peletier. — Seignelay ministre. — Les ennemis de Louvois. — Affaire de Trèves. — Esther et l'opinion publique.

 

Tout cela est tellement brouillé qu'on ne sait que dire ; M. Courtin d'une façon, M. de Reims d'une autre, M. de Lamoignon d'une autre. Voilà où tout le monde en est, et comme nous finissons cette année, et comme nous commençons l'autre, cette année 89, si prédite, si marquée, si annoncée pour de grands événements. Si nous pouvions faire la paix en Italie et en Allemagne, nous vaquerions à cette guerre angloise et hollandoise avec plus d'attention. Il faut l'espérer, car ce seroit trop d'avoir des ennemis de tous côtés. Voyez un peu, — c'est madame de Sévigné qui s'adresse à sa fille[1], — voyez un peu où me porte le libertinage de ma plume ; mais vous jugez bien que les conversations sont pleines de ces grands événements.

Madame de Sévigné, ses amis, tout le monde espérait l'impossible. Comment se faire illusion ? Comment s'imaginer que les Allemands, Convaincus ou seulement intimidés par les agressions défensives de Louis XIV, fussent assez complaisants pour lui laisser le champ libre contre le prince d'Orange et contre la hollande ? La vérité, c'était la guerre continentale et maritime, la guerre implacable, universelle, de tous contre un. Elle était déclarée entre la France et la Hollande, depuis le 26 novembre 1688 ; entre la France et l'Empereur, entre la France et l'Empire, par le fait même du Siège de Philisbourg et du bombardement de Coblentz. Toute l'Allemagne irritée attendait impatiemment de la diète l'expression légale de ses griefs ; mais la diète avait des lenteurs solennelles et des formalités imperturbables qui furent scrupuleusement observées, de sorte que la rupture officielle vint longtemps après la rupture effective, comme le bruit du canon après le ravage du boulet[2].

En France, on ne perdait pas de temps ; Louvois faisait levée sur levée ; il augmentait les troupes régulières ; il organisait des régiments de milices ; il s'efforçait même de ressusciter l'arrière-ban, non pas pour l'envoyer, comme en 1674, donner de honteux exemples aux armées actives, mais pour l'employer seulement dans l'intérieur du royaume. La campagne qui se préparait était essentiellement défensive ; après un voyage de Seignelay sur les côtes de la Manche, on avait décidé de raser quelques places maritimes, Cherbourg entre autres, dont les fortifications incomplètes, n'étant point hors d'insulte, ne pouvaient qu'attirer et favoriser un ennemi trop bien renseigné sur le fort et le faible, sur les points les plus vulnérables du littoral français[3]. Vauban était désigné pour commander à Dunkerque et aux environs[4] ; le maréchal d'Estrées, soldat et marin, gardait la Bretagne, le maréchal de Lorge étendait sa surveillance de la Loire à l'Adour. Le grand souci, néanmoins, c'était la ligne du Rhin ; l'ennemi le plus redouté, c'était la ligue allemande.

Les Allemands n'étaient pas riches ; surprendre et saisir leurs modestes épargnes, les épuiser par de grosses contributions, leur couper, en un mot, le nerf de la guerre, et par conséquent paralyser leurs premiers efforts, les retarder d'une demi-campagne, gagner sur eux à la fois du temps et de l'argent, n'était-ce pas tout avantage ? Louvois voulut y gagner encore autre chose, de l'espace.

Quand une place est menacée d'un siège, le premier soin du gouverneur est d'abattre les faubourgs, les maisons isolées, les masures, les bois, les bouquets d'arbres, les buissons même, tout ce qui pourrait favoriser, en les dérobant à sa vigilance, l'approche et les mouvements de l'ennemi ; il a soin de se faire de grandes découvertes, et il a ce droit de ravage. Dans le voisinage des places de guerre et tout alentour, se développe une zone de servitude où la propriété du sol nu, dépouillé, est la seule admise ; tout ce qui s'élève au-dessus, œuvre de la nature ou du travail humain, n'est que possession précaire et temporaire. L'histoire a vu des temps où ces dévastations pour le salut public se sont étendues à d'immenses espaces, où, pour arrêter et ruiner des envahisseurs, on a fait devant eux un désert aride, calciné, sans ressources. C'est ainsi qu'au seizième siècle, sous François Ier, les armées de Charles-Quint ont péri affamées dans la Provence dévastée par le maréchal de Montmorency. Rien n'est grand comme cet holocauste d'un peuple qui se sacrifie lui-même ; rien n'est beau comme ces inspirations et ces héroïques dévouements de la défense nationale. Mais lorsque, exagérant le droit de la guerre, si outré déjà par l'excès des contributions, Louvois et Louis XIV s'en vont, pour éloigner l'ennemi du territoire français, saper, brûler, dépeupler de grandes villes et de grandes provinces qui ne sont pas les leurs, sera-ce du dehors seulement que viendra contre eux, vivants du morts, l'imprécation des victimes ou le ressentiment de la postérité ? Non ; le patriotisme français détestera plus encore d'avoir été par eux si malheureusement compris et compromis ; il se fera un point d'honneur de ne rien dissimuler et de n'excuser rien dans l'abominable incendie du Palatinat.

C'était Chamlay qui, sans trop songer aux conséquences, en avait donné la première idée. Comme il jugeait impossible de garder tant de postes sur les bords du Rhin, il avait conseillé d'en raser plusieurs. Avant tout, il est nécessaire de définir exactement les mots. J'appelle raser une place, disait Vauban[5], quand on en démolit généralement toutes les fortifications et toutes les clôtures, en sorte que, ne s'en pouvant plus servir, ladite place demeure ouverte, devenant pour lors bourg ou village. Il n'y a là qu'une opération de guerre légitime et conforme au droit des gens. Lorsqu'il adressait à Louvois ses conseils, du camp devant Philisbourg, le 27 octobre 1688, Chamlay, dans l'ensemble, n'entendait point parler d'autre chose : Comme la rapidité des conquêtes du roi, disait-il, pourroit ouvrir les yeux à l'Empereur et à tout l'Empire, leur faire connoitre les difficultés invincibles à lui faire la guerre, et les porter à accepter les propositions de paix que le roi a faites dans son manifeste, je crois qu'il seroit du service de Sa Majesté, de peur de se trouver tout d'un coup accablé de démolitions de places, qui, dans le moment qu'on parleroit de conclure un traité, cabreroient infailliblement les Allemands, de travailler dès à présent à la démolition -de plusieurs qu'il est important de ruiner, afin qu'elles ne puissent jamais vous être à charge dans une autre guerre. Ces places sont Spire, Neustadt, Altzey, Kreutznach Oppenheim, Kaiserslautern et Frankenthal, quand il sera pris, Bingen, Baccarach, Rhinfeld. Si la paix se fait, ce sera une affaire consommée, et d'un prix inestimable ; si la guerre continue, on ne laissera pas d'y mettre toujours des troupes en quartier d'hiver, en palissadant les brèches.

Il en nommait encore d'autres, en descendant le Rhin, et même des places françaises, dont il jugeait l'entretien parfaitement inutile[6]. Pour conclusion de tous ces raisonnements, bons ou mauvais, ajoutait-il, tandis que vous n'êtes pas inquiétés et que vous êtes les maîtres, ruinez, démolissez et mettez-vous par là en état d'être absolument maîtres du Rhin, en sorte que le pays des quatre Électeurs, lorsque la guerre recommencera, devienne la première proie de vos troupes et leur fournisse d'excellents quartiers d'hiver.

Le 9 novembre, du siège de Manheim, il écrivait encore[7] : Voici une magnifique et glorieuse campagne pour le roi, qui augmentera bien la réputation de ses armes. Je rie comprends pas comment l'Empereur s'y prendra pour entamer le Rhin. Si j'étois chargé du commandement de l'armée de Sa Majesté en Allemagne, je répondrois bien sur ma tête d'empêcher, s'ans la commettre, les ennemis d'entreprendre aucune chose, et de les réduire ou à n'oser quitter leur pays de vue, et, par conséquent, à ne faire qu'une campagne honteuse et infructueuse, ou, s'ils vouloient le quitter pour faire quelque expédition, à l'exposer à la ruine et à la désolation ; car, enfin, sur quelle place pourroient-ils tomber, quand, après avoir rasé les villes du Palatinat et du Rhin, que l'on ne voudroit pas garder, on auroit pourvu de fortes garnisons et de toutes sortes de munitions Landau, Philisbourg, Huningue, Béfort et le Mont-Royal ? Et n'auroit-on pas sujet d'être aussi tranquille sur toutes les autres places de Luxembourg, de la Lorraine et de l'Alsace, qu'on en avoit, pendant la dernière guerre, d'être inquiet du mauvais état où elles étoient et du voisinage de celles des ennemis ? Enfin, la différence qu'il y a entre la situation présente des affaires du roi et celle de l'autre guerre, c'est que, dans ce temps-là, toute la fortune de Sa Majesté et de son royaume étoit entre les mains d'un homme qui, ou par être tué, ou par prendre un mauvais parti, pouvoit la perdre en un moment, ou du moins la commettre de manière, par la perte d'une bataille, qu'il eût été difficile de la rétablir ; au lieu que présentement, par les grandes conquêtes que l'on a faites, et par la situation avantageuse des places que l'on a fortifiées, le roi se trouve en état de faire commander son armée par qui il lui plaira, sans avoir lieu de rien appréhender de la capacité médiocre de celui à qui il la confiera.

Quelle doctrine et quelle assurance ! Voilà, pris sur le vif, ce type mi-parti d'administrateur et d'homme d'épée, ce tacticien de cabinet, qui fait bon marché des vrais hommes de guerre, qui leur en remontre sur leur propre métier, qui règle des plans de campagne avec le succès au bout, et qui en répond sur sa tête. Et, ce qu'il y a de plus triste, c'est que celui-ci est un esprit d'ordinaire juste et sage, et qu'il est ici parfaitement sincère. Ah ! les grands généraux ont bien fait de s'éloigner ou de mourir, puisque aussi bien on les tient pour inutiles et pour dangereux même ! Hélas bientôt viendra le temps où les grands administrateurs ne seront pas comptés davantage, où Louis XIV, débarrassé de Louvois, débarrassé de Chamlay, prendra : le premier venu, l'incapable Chamillard, pour administrer la guerre que fera l'incapable Villeroi. C'est à cette chute qu'aboutit le penchant qui, dès le commencement du règne, a porté les administrateurs avant les militaires, et fait dériver la guerre de campagne pour laisser à la guerre de siège le milieu du courant. Louvois est sans doute au départ, au sommet de cette pente ; mais n'oublions pas que ce sont toujours les disciples qui poussent à l'absurde les principes du maître, et que celui-ci ne doit pas nécessairement répondre des aberrations de ceux-là. Laissons à Chamlay ses doctrines ; reprochons-lui plutôt d'avoir fait à Louvois le prêt d'une idée plus immédiatement funeste.

Il y avait, dans sa lettre du 27 octobre, un certain passage d'une forme douteuse, mais d'une signification terrible. J'oserai, disait-il[8], vous avancer une chose qui ne sera peut-être pas de votre goût, qui est que, dès le lendemain de la prise de Manheim, je mettrois les couteaux dedans et ferois passer la charrue dessus. Était-ce de raser des fortifications qu'il s'agissait seulement ? Était-ce d'abîmer une ville tout entière ? Louvois entra jusqu'au fond dans la pensée de Chamlay ; il s'agissait d'abîmer la ville. Le 15 novembre, la nouvelle de la prise de Manheim arrivait à Versailles, le 17, Louvois écrivait à l'intendant La Grange[9] : Je vois le roi assez disposé à faire raser entièrement la ville et la citadelle de Manheim, et, en ce cas, d'en faire détruire entièrement les habitations, de manière qu'il n'y reste pas pierre sur pierre qui puisse tenter un Électeur, auquel on pourrait rendre ce terrain pendant une paix, d'y faire un nouvel établissement. Sa Majesté ne juge pas encore à propos que ce projet vienne à la connoissance de personne.

En attendant que les derniers scrupules du roi fussent levés, le baron de Montclar recevait l'ordre d'occuper Heilbronn, d'en faire sauter les murailles et les tours, d'exiger des habitants, sous menace de pillage et de complète destruction, le plus d'argent possible, et cependant de faire piller et raser, dans le Wurtemberg, Stuttgard, Eslingen, Tubingen, en un mot, tout ce qu'on pourrait atteindre sans trop de risque pour les troupes du roi ; de soudoyer même des gens du pays, des incendiaires, afin de porter bien au delà des limites accoutumées, par la terreur des embrasements nocturnes, le bénéfice des contributions[10]. Elles s'étendirent jusqu'au Danube, et la somme totale dépassa deux millions de livres[11].

Vers la fin du mois de décembre, M. de Montclar reçut l'ordre de rappeler ses détachements et de réduire ses quartiers à Pforzheim, Heidelberg et Manheim. Sa Majesté vous recommande, lui écrivait Louvois[12], de faire bien ruiner tous les lieux que vous quitterez, tant sur la hauteur du Necker que sur le bas, afin que les ennemis n'y trouvant aucuns fourrages ni vivres, ne soient pas tentés d'en approcher. Ce mouvement de retraite ou de concentration se fit avec plus de hâte qu'il ne convenait à la réputation des troupes françaises, à l'approche de quelque cavalerie allemande, que secondait, il est vrai, le soulèvement des campagnes, elles se replièrent précipitamment, sans avoir achevé nulle part, ni même avancé beaucoup l'œuvre de destruction qui avait été le principal objet de leur marche[13]. Louvois en eut un ressentiment dont il donna longtemps des marques à M. de Montclar[14].

Celui-ci n'avait qu'un moyen de se réhabiliter ; c'était de mettre au ras du sol tout Manheim et tout Heidelberg ; car le roi s'était enfin décidé à détruire l'un tt l'autre tout ensemble. Après un moment d'hésitation[15], le magnifique château de Heidelberg avait été condamné comme le reste. L'arrêt de mort, signifié par Louvois à Montclar, le 13 janvier 1689, ne reçut son exécution que six semaines plus tard. Le roi veut, avait dit Louvois, que l'on avertisse les habitants de Manheim de se retirer en Alsace, et que l'on rase tous les bâtiments de la ville, sans y laisser aucun édifice sur pied. — M. de Montclar, écrivait, le 4 mars, l'intendant La Grange, envoya hier chercher les magistrats de Manheim pour leur dire qu'il avoit ordre de faire raser leurs maisons ; cela les surprit beaucoup, et quoique l'on ait essayé de leur persuader qu'ils doivent le faire eux-mêmes pour éviter le désordre, ils sont dans une telle consternation qu'il ne sera pas possible de les y obliger.

Cependant, le même jour, l'autre exécuteur, celui de Heidelberg, le comte de Tessé envoyait à Louvois son procès-verbal d'exécution : Je ne crois pas, disait-il[16], que de huit jours mon cœur se retrouve dans sa situation ordinaire. Je prends la liberté de vous parler naturellement ; mais je ne prévovois pas qu'il en coûtât autant pour faire exécuter soi-même le brûlement d'une ville peuplée, à proportion de ce qu'elle est, comme Orléans. Vous pouvez compter que rien du tout n'est resté du superbe château d'Heidelberg. Il y avait, hier à midi, outre le château, quatre cent trente-deux maisons brûlées ; le feu y étoit encore. Le pont est si détruit qu'il ne pourrait l'être davantage. Je ne doute pas que M. l'intendant ne vous rende compte des meubles qui se sont trouvés dans le château, que je lui ai fait remettre. Dieu merci, je n'ai été tenté de rien. J'ai seulement fait mettre à part les tableaux de famille de la maison Palatine ; cela s'appelle les pères, mères, grand'mères et parents de Madame ; avec intention, si vous me l'ordonnez ou me le conseillez, de lui en- faire une honnêteté, et les lui faire porter, quand elle sera un peu détachée de la désolation de son pays natal[17] ; car, hormis elle, qui peut s'y intéresser, il n'y a pas de tout cela une copie qui vaille douze livres. J'ai encore fait prendre dans la chapelle un grand tableau d'une Descente de croix qu'on dit qui est bon ; mais je ne me connois point en tableaux ; je voudrois de tout mon cœur qu'il fût dans la chapelle de Meudon. Le flatteur Il y avait, sauf le talent militaire, du Luxembourg dans cet homme-là, beaucoup d'esprit aux dépens du cœur.

Le cœur cependant lui avait bien failli, disait-il, le fait est qu'il n'était pas resté' assez longtemps à Heidelberg, qu'il n'en avait pas chassé les habitants, et qu'à peine eut-il tourné bride, le feu fut éteint ; si bien que de quatre cent, trente-deux maisons annoncées comme détruites, on en comptait trente-cinq à peine qui fussent réellement perdues ; mais le château avait payé pour les maisons, le souverain pour les sujets ; la merveille du Palatinat n'était plus désormais qu'une admirable ruine[18]. Malgré tout, Heidelberg existait encore ; Louvois, furieux, s'en prit, non pas à Tessé, mais encore une fois à Montclar, qui, tout en se défendant de son mieux, eut le rare mérite de ne point charger son lieutenant, trop négligent ou trop sensible[19].

Quand les pauvres gens de Manheim se comparaient à leurs voisins de Heidelberg, ils ressentaient bien davantage leur infortune ; ceux d'entre eux qui n'avaient pas voulu s'éloigner de leurs anciens foyers, qui venaient pleurer sur ces chers débris ou qui cherchaient à se faire, au milieu des décombres, un secret et bien misérable asile, on les pourchassait comme des bêtes fauves, on les traquait, on les tuait. Jamais on n'aura rien vu d'aussi atroce que cette froide recommandation de Louvois[20] : Le moyen d'empêcher que les habitants de Manheim ne s'y rétablissent, c'est, après les avoir avertis de ne le point faire, de faire tuer tous ceux que l'on trouvera vouloir y faire quelque habitation. Comment s'étonner, après cela, des fureurs où, de leur côté, s'emportaient les Allemands ? Malheur aux Français qui se laissaient prendre ! Cette guerre commence cruellement, disait Dangeau[21], et apparemment nous leur rendrons la pareille pour les corriger. Rendre la pareille, ô courtisan trop discret ! Comme si les premiers excès n'avaient pas été commis par les vôtres ! Comme si le meurtre, le pillage et l'incendie devaient passer pour jeux innocents, parce qu'ils étaient, de par le roi, jeux de prince !

Représailles ou non, détournons les yeux de ces mutuelles horreurs ; un fait plus noble, un vrai fait de guerre, donnait en ce moment aux colères de l'Allemagne une satisfaction plus généreuse. Des changements de garnisons se faisaient dans l'Électorat de Cologne. Les troupes allemandes du cardinal de Fürstenberg venaient de relever dans Kaiserswerth et dans Neuss les détachements d'infanterie française qu'oh trouvait avec raison trop éloignés, et qu'on jugeait prudent de ramener vers Bonn, leur quartier général. Comme cette infanterie devait passer non loin de Cologne, où les ennemis étaient en force, M. de Sourdis, afin de l'escorter, s'était porté à Neuss avec douze ou treize cents chevaux. A peine la colonne avait-elle quitté cette ville, le 12 mars, que trente escadrons des troupes de Hollande et de Brandebourg parurent tout à coup, fondirent sur la cavalerie française très-inférieure en nombre, la dispersèrent, et chargèrent ensuite avec furie l'infanterie découverte. Sans la fermeté du marquis de Castries et des grenadiers de son régiment, qui se dévouèrent pour le salut de leurs camarades, toute cette infanterie était prise ou tuée ; mais grâce à ces héros d'arrière-garde, elle put rentrer à Neuss sans trop de désordre ni de pertes. Cependant elle n'était sauvée qu'à demi ; l'habileté de M. de Castries la sauva tout à fait : dès la nuit suivante, profitant de la fatigue et de la confiance même de l'ennemi victorieux, il sortit en silence, déroba sa marche, évita les plaines, choisit les hauteurs et les chemins boisés, conduisit enfin sa retraite avec tant de méthode et de succès que, deux jours après, l'intelligent et brave colonel rentrait dans Bonn avec ces régiments de Castries et de Provence, que tout le monde avait jugés perdus.

L'échauffourée de Neuss n'en était pas moins pour les Allemands un grand sujet de joie et d'espoir ; c'était pour la France une mauvaise affaire. On en vit bientôt les conséquences. Sauf Kaiserswerth, occupé par le régiment de Fürstenberg, et Bonn, gardé par le baron d'Asfeld, presque tout le pays de Cologne se déclara pour le prince Clément de Bavière ; le cardinal de Fürstenberg même, ne se croyant plus en sûreté dans Bonn, se réduisit volontairement au rôle d'archevêque in partibus, et transporta d'abord à Trèves, puis bientôt à Metz, ses prétentions ou plutôt ses déceptions Électorales.

Le mouvement de troupes qui avait abouti si malheureusement à l'échec de M. de Sourdis faisait partie d'un mouvement général ordonné par Louvois. De toutes parts les corps d'armée se formaient et prenaient leur place de bataille. On sait déjà comment les côtes étaient gardées par des troupes de milices et d'arrière-ban, soutenues de quelques forces régulières ; telles étaient aussi les dispositions militaires dans les provinces méridionales, où le duc de Noailles avait mission de surveiller à la fois les nouveaux convertis et les Espagnols ; car on était sur le point de rompre ouvertement avec l'Espagne[22]. Au nord, le maréchal d'Humières commandait l'armée de Flandre, forte de trente bataillons d'infanterie et de quinze mille cavaliers ou dragons, y compris un corps détaché vers la Lys, sous les ordres de M. de Calvo. Le gros de l'armée d'Allemagne, sous le maréchal de Duras, était composé de trente-deux bataillons et de dix-sept mille chevaux ; les commandements en sous-ordre étaient ceux du marquis de Boufflers, à Metz, avec trois mille chevaux ; du comte de Montai, à Mont-Royal, avec onze bataillons ; du marquis d'Huxelles, à Mayence, avec douze bataillons et deux régiments de cavalerie ; du baron de Montclar, en Alsace, de Catinat, à Luxembourg, et du baron d'Asfeld, à Bonn, avec leurs garnisons respectives[23]. L'ordre général était donné partout d'attendre et d'observer l'ennemi.

Pour une campagne essentiellement défensive, on n'avait pas cru nécessaire d'imposer des fatigues sans gloire à l'héritier du trône ; avec un peu de l'ardeur qu'il avait paru avoir l'année précédente, Monseigneur aurait dû s'impatienter peut-être de demeurer inutile ; il était avant tout docile aux volontés du roi : si le roi avait voulu qu'il marchât, il aurait marché ; le rai ne lui donnant aucun ordre, il n'en demanda pas et resta.

Vauban était d'avis qu'il fallait, surtout au début d'une campagne, ménager beaucoup l'infanterie, bien différente, disait-il, de ce qu'elle était les quatre ou cinq premières années de la guerre d'Hollande ; mais il avait conseillé à Louvois de former avec toute la cavalerie, les dragons, et des brigades spéciales d'artillerie légère, un camp volant, capable de prévenir partout l'ennemi, de le harceler dans ses marches, de couper ses convois et de consommer devant lui les fourrages[24]. C'était encore trop de mouvement, beaucoup plus que n'en voulait Louvois.

Du côté de la Flandre comme du côté de l'Allemagne, il recommandait l'immobilité. Sa Majesté, disait-il d'abord au maréchal d'Humières, Sa Majesté estime que, dans la multitude d'ennemis qui se sont joints pour lui faire la guerre, il n'est pas de sa prudence de faire aucune entreprise, et, pourvu qu'elle empêche que les ennemis n'en fassent, et qu'elle puisse conserver son armée, il y a sujet d'espérer que les différends qui ne manqueront point de survenir entre les princes, et l'impuissance pour la plupart d'entretenir leurs troupes sans subsides, contribueront fort à séparer la ligue qui s'est formée contre Sa Majesté[25]. Un peu plus tard, mais toujours dans le même sens, il écrivait au maréchal de Duras[26] : Sa Majesté est persuadée qu'il ne convient point de s'exposer à donner un combat, par le peu de proportion qu'elle croit qu'il y a du préjudice que recevroit son service, si on le per-doit, avec l'utilité de le gagner ; que ce principe étant une fois établi, comme Sa Majesté vous l'a expliqué elle-même, le moyen sûr de l'éviter est de ne point assembler d'infanterie et de se tenir avec la cavalerie entre Mayence et Spire, séparé en différents corps, aussi longtemps que les nouvelles certaines que vous aurez de la posture des ennemis vous feront juger que vous le pourrez faire sûrement. L'intention du roi n'étant pas que vous risquiez un combat, mais bien au contraire que vous vous teniez toujours sur la défensive, elle estime inutile que Nous teniez seize à dix-sept mille chevaux ensemble.

Dès le mois de mars, le maréchal de Duras était parti pour l'armée d'Allemagne, assisté de Chamlay. Il serait sans doute plus exact de dire que c'était Chamlay qui s'était mis en route, assisté du maréchal de Duras ; car toute la correspondance de cette campagne prouve à quel point le maréchal-général des logis de l'armée ne se contentait pas d'affecter, mais jouait réellement, à beaucoup d'égards, le premier rôle. C'était lui qui composait les dépêches du maréchal de France : Vous vous plaignez, disait-il à Louvois[27], de ce que je ne vous écris que des billets ; pour me justifier auprès de vous, je vous dirai qu'on ne vous a pas écrit une seule lettre, depuis qu'on est parti de Paris, que je ne l'aie écrite. Je ne vous en aurois jamais parlé, si je n'avois appréhendé de passer pour irrégulier dans votre esprit. Il est vrai que quelquefois je me contentois d'accompagner de billets les lettres qu'on vous écrivoit, puisque aussi bien je ne vous aurois mandé que la même chose. À. partir de ce jour, il écrivit donc, pour son propre compte, de grandes lettres qui n'étaient que des doubles, puisqu'il continuait d'écrire pour le compte du maréchal. Quand on lit cette correspondance, quelle que soit la signature, Chamlay ou Duras, c'est toujours du Chamlay ; l'identité saute aux yeux ; le fond et la forme, les idées et les expressions sont les mêmes[28].

Tant qu'il ne s'agissait que de visites de places, de reconnaissances et d'informations topographiques, if n'y avait point de mal ; car Chamlay s'entendait à tout cela beaucoup mieux que le maréchal de Duras. Mais le maréchal connut bientôt l'inconvénient de laisser un autre penser et parler à sa place. Chamlay, qui n'avait d'abord proposé que timidement et par exception la ruine totale de Manheim, s'était aguerri contre l'odieux de ces exécutions et s'en était bientôt fait tout un système. S'il y a jamais eu un projet réellement formé de brûler Trèves, c'est à Chamlay qu'il faut, ou plutôt qu'il faudrait s'en prendre. Il seroit à souhaiter que cette ville ne fût pas où elle est ; écrivait-il à Louvois, dès le 26 mars 1689 ; mais il se hâtait de reconnaître qu'il seroit d'un scandale terrible de détruire une ville aussi ancienne et aussi considérable que celle-là. Il ne fut plus parlé de Trèves jusqu'au mois de novembre ; on retrouvera ce problème en son lieu.

Il y avait, sur la rive gauche du Rhin, entre Philisbourg et Mayence, plusieurs cités presque aussi considérables, et dont deux au moins, Spire et Worms, tenaient, dans les souvenirs et dans les respects de l'Allemagne, une aussi grande place que Trèves. Elles avaient été toutes deux, et plus d'une fois, le siège de diètes célèbres dans l'histoire ; et jusqu'au jour où les Français avaient envahi le Palatinat, la Chambre impériale de Spire était demeurée l'une des institutions fondamentales de l'Empire Germanique[29]. C'étaient ces vieilles, mais vivantes cités que Chamlay condamnait à mourir. Cependant il n'osait pas prendre sur lui la responsabilité d'un arrêt si cruel ; comme c'était lui qui tenait la plume, il en chargeait volontiers le maréchal de Duras.

Dans la lettre qu'il écrivait pour son propre compte à Louvois, le 11 mai 1689, Chamlay se contentait de préparer le terrain ; il s'en tenait aux généralités, aux propositions vagues, aux insinuations. Il cherchait à prévoir les projets des confédérés allemands. Si d'aventure ils employoient toutes leurs troupes à s'établir dans Spire et à le fortifier, comme il est constant qu'ils le pourroient faire sans d'extrêmes difficultés, disait-il, quelle place d'armes les ennemis n'en forrneroient-ils pas ! Quels magasins de toutes sortes de munitions n'y établiroient-ils pas ! Quels corps de troupes n'y pourroient-ils pas loger et en tretenir ! Je passerois plus loin, si je n'appréhendois pas que vous ne m'accusassiez de faire des propositions vaines et vagues : j'ajouterois qu'ils pourvoient fort bien raccommoder Worms et Franckendal, qui sont de grandes places situées à la perfection. Je sais que ce n'est pas une chose impossible de fortifier en peu de temps des places fort mauvaises ; et si j'étois au service de l'Empereur, je croirois avoir fait une belle campagne et bien utile à son service, si j'avois mis Spire, Worms et Franckendal en état de pouvoir contenir de grands corps de troupes pendant l'hiver, et si j'y avois établi des ponts de bateaux pour leur communication avec l'Empire, et j'espérerois par cet établissement d'entreprendre utilement sur vous la campagne prochaine. Comme ces réflexions ne seront peut-être pas de votre goût, n'y donnez, s'il vous plaît, qu'autant d'attention que vous jugerez à propos. La grâce que je vous demande cependant est de vouloir suspendre votre jugement jusqu'à ce que vous ayez mûrement pesé ce que je vous mande ; peut-être conviendrez-vous que si les ennemis prenoient un semblable parti, à quoi ils seroient fort aidés par leurs schnapans et paysans, il en naitroit de grands inconvénients, et que s'ils étoffent une fois établis dans ces postes, on auroit bien des difficultés à surmonter pour les en chasser. Je m'acquitte de la liberté que vous m'avez donnée de vous mander tout ce qui me passera par la tête.

Le lendemain, quand Chamlay faisait parler le maréchal de Duras, il était bien autrement net et décisif. Pour moi, disait le maréchal, je suis persuadé que M. de Lorraine sera assez embarrassé de faire un bon plan pour sa campagne. Le seul bon parti qu'il peut prendre, à mon sens, ce seroit de venir dans le Palatinat s'établir dans Spire, et après l'avoir mis en état, en faire de même à la ville de Worms. Je ne sais, si Sa Majesté y fait bien réflexion, si elle ne trouveroit pas que cet établissement seroit aussi bon ou meilleur pour eux- que s'ils avoient pris Mayence ; et, pour le côté de l'Alsace, ils pourroient brûler Haguenau, Saverne et tous les autres gros lieux qui nous pourroient servir. Je vous donne avis de tout ceci, comme une chose qui m'est venue dans l'esprit, à laquelle il y auroit un remède sûr que je ne proposerais jamais, si je ne croyois qu'il est l'unique, à moins d'une armée plus forte que les leurs, qui est de brûler Spire et Worms. Je vous avoue qu'il est bien fâcheux de se déterminer sur la ruine d'un gros peuple. La guerre ne se fait pas sans de grandes désolations. J'ai parlé à M. de Chamlay de tout ceci, et l'ai trouvé dans les mêmes sentiments que moi[30].

Il ne fallait pas tant d'amorces pour tenter Louvois, ni tant d'efforts pour le pousser du côté où il avait sa pente. Il céda tout d'abord, et tomba, entraînant Louis XIV dans sa chute. Les ordres du roi furent aussitôt expédiés au maréchal de Duras, conformes à des propositions qui n'étaient vraiment pas les siennes. Le 21 mai, Chamlay faisait connaître à Louvois ses plans de ruine : Les troupes seront nécessaires à Spire, Worms et Oppenheim, pour détruire ces villes. Il est certain que, pour les mettre dans l'état où est Manheim, c'est-à-dire comme un champ, il faudroit un fort grand temps et un [grand] nombre de travailleurs ; ainsi, M. de Duras a pris le parti de les faire brûler entièrement, à la réserve de la grande église d'Oppenheim, des églises cathédrales de Worms et de Spire, et des deux palais des évêques ; et, après cela, il fera jeter à bas les pignons et murailles que le feu aura épargnés, et fera enfoncer les caves. M. de Duras compte de ne pas faire les choses à demi ; il donnera six jours aux habitants pour retirer leurs meubles et leurs effets, et leur fera proposer de s'aller établir en Alsace, dans le comté de Bourgogne ou en Lorraine, avec franchise de tous droits pour dix ans, et avec sûreté pour l'exercice de la religion protestante en Alsace ; et s'ils acceptent ce parti, on leur fera fournir des chariots pour transporter dans ces provinces leurs effets, leurs femmes et leurs enfants. Il est très-fâcheux et très-désagréable d'en venir à cette extrémité ; mais ces villes sont si avantageusement situées, si aisées à raccommoder, si remplies de grands bâtiments capables de contenir de grands magasins, en un mot d'une si grande considération, que si les ennemis venoient s'en saisir et à s'y établir, il en naîtroit des inconvénients terribles. Si elles étoient en état, j'en ferois bien plus de cas pour eux que s'ils avoient fait la conquête de Philisbourg.

Qu'est-ce à dire ? Et pourquoi, dans une cause jugée définitivement, M. de Chamlay se croit-il obligé de recommencer sa plaidoirie ? C'est qu'il a besoin de répondre au cri de sa conscience, et c'est contre lui-même qu'il plaide. Tout à coup il s'interrompt ; M. de de Duras l'a fait mander en toute hâte ; il y court, revient presque aussitôt, et reprend la plume : M. de Duras m'envoie quérir dans le moment pour me dire que, quoiqu'il soit bien persuadé que les ennemis ne sauroient rien faire de mieux ni de plus avantageux pour le bien de l'Empire que de se saisir des villes de Spire et de Worms, et de les fortifier, cependant il a fait réflexion, pendant la nuit, que la destruction de ces villes pouvoit faire un très-mauvais effet dans le monde pour la réputation et la gloire du roi, et lui attirer l'indignation et l'aversion publique, et qu'ainsi il étoit résolu de faire des remontrances à Sa Majesté et de la supplier de lui faire savoir diligemment sa dernière volonté. Je lui ai représenté que, quoiqu'il fût extrêmement désagréable de désoler deux villes de cette considération, cependant je n'étuis pas persuadé que le roi changeât de résolution. Il faut donc, s'il vous plaît, que vous renvoyiez diligemment ici un courrier, entre ci et dimanche prochain. Chamlay venait de répéter au maréchal le plaidoyer qu'il adressait, un quart d'heure auparavant, à sa propre conscience ; mais sa conscience avait plus facilement cédé que le maréchal.

Il y a, en effet, de ce même jour, 21 mai, une longue dépêche de M. de Duras à Louvois, très-curieuse et très-contradictoire ; elle débute à la façon de Chamlay : nécessité fâcheuse, cependant indispensable de détruire Spire, Worms et Oppenheim ; plans d'exécution comme ci-dessus, et, à la suite, petites nouvelles militaires ; mais la fin, le post-scriptum, est du vrai, du pur Duras : Depuis ma lettre écrite, la douleur de détruire des villes aussi considérables que Worms et Spire m'a porté de représenter à Sa Majesté le mauvais effet qu'une pareille désolation pourroit faire dans le monde pour sa réputation et pour sa gloire, et à la supplier très-humblement de vouloir bien me faire savoir diligemment ses derniers ordres. Je ne puis disconvenir que, de la manière dont ces places-là sont situées, de la commodité, de la grandeur et de la considération dont elles sont, si les ennemis venoient à s'en saisir et à les fortifier, ces établissements pourroient nous faire beaucoup de mal et leur procurer de grands avantages. Je suis persuadé même qu'ils ne sauroient rien faire de plus utile ni de plus considérable pour le bien de l'Empire ; et c'est dans cet esprit que je vous l'ai mandé ;  mais comme ces raisons entraînent indispensablement la ruine de ces villes-là, qui est un parti fort fâcheux, et qui donne à toute l'Europe des impressions d'aversion terribles, je ne puis me dispenser de le représenter ; et ces remontrances ne retarderont en rien l'exécution de ses ordres, si Sa Majesté persiste à le vouloir absolument ; car on ne sauroit donner à ces pauvres gens-là moins de six ou sept jours pour retirer leurs effets. Un caractère honnête et faible, des sentiments droits et point de volonté, voilà l'homme.

Tandis que le courrier qui devait rapporter de Versailles ou l'ordre d'exécution ou les lettres de grâce, se hâtait sur les grands chemins, les villes condamnées étaient instruites de leur sort. J'ai passé à Spire, écrivait à Louvois l'intendant La Grange[31] ; j'y ai vu bien de la désolation de la part des habitants qui se retirent de tous côtés ; les uns vont à Strasbourg, les autres à Landau, à Philisbourg, et le reste à Weissembourg et dans les villages derrière Landau, et d'autres qui n'ont pas la force de prendre aucun parti, comme les religieux et religieuses qui sont en fort grand nombre. Il y en a quelques-uns même qui abandonnent ce qu'ils ont dans leurs maisons et s'en vont sans rien emporter ; et cela est dans un point que l'on ne le peut pas croire, à moins de l'avoir vu. Le lendemain, 28 mai, le courrier était de retour ; c'était l'ordre d'exécution qu'il rapportait.

M. de Duras ne pouvait plus désormais qu'obéir ; mais rien ne le forçait de s'humilier au point de demander à Louvois pardon de ses bons sentiments : Lorsque j'ai pris la liberté d'écrire au roi en faveur de ces malheureux de Spire, Worms et Oppenheim, la pitié seule a eu part à la très-humble remontrance que j'ai eu l'honneur de lui faire ; mais, dans le fond, je voyois que Sa Majesté, vu l'importance de ces postes et les suites fâcheuses que pourvoient avoir de semblables établissements, pourroit difficilement se dispenser d'ordonner la destruction de ces villes. Ce n'était pas ainsi, on peut s'en souvenir, qu'un collègue de M. de Duras, le maréchal de Bellefonds, justifiait ses résistances ; M. de Bellefonds, sans doute, bravait trop la disgrâce ; mais M. de Duras faisait plus qu'il ne fallait pour n'en pas courir la chance. Rien ne le forçait d'écrire à Louvois, le 29 mai, par excès de zèle : Je vous avois mandé, monsieur, que je ne ferois mettre le feu que mercredi ; j'ai ordonné qu'on le mit mardi, parce que toutes choses sont quasi en état pour cela, et j'ai fait partir tous les ordres il y a deux heures.

Ce fut donc le mardi, 31 mai, qu'Oppenheim et Worms furent livrées aux flammes ; Spire ne fut brûlée que le lendemain. Tout fut détruit, jusqu'aux églises et aux palais qu'on aurait voulu sauver ; mais le feu fut plus fort que les hommes. Trois jours après, Bingen paya pour Frankenthal, qui, seule des villes condamnées, eut sa grâce, on ne jugea pas que sa situation la rendit aussi coupable que les autres. Pour Bingen, comme M. de Duras avait décidé sa destruction de son propre chef, avant d'avoir reçu les ordres de la cour, il s'en fit beaucoup d'honneur auprès de Louvois[32].

Tel a été le grand incendie du Palatinat. Voilà comment l'Allemagne, déjà soulevée par la ruine de Manheim et de Heidelberg, put dénoncer avec plus de raison que jamais à l'indignation du monde un ennemi implacable et cruel, en attestant la misère de tant de fugitifs, et ces tristes et fumants débris des plus humbles comme des plus somptueux édifices, monuments éternels de la plus affreuse de toutes les cruautés ![33] Voilà comment un des plus éloquents publicistes de la coalition pouvait s'écrier[34] : On commence la guerre en pleine paix. On prend Philisbourg, on s'empare de Heidelberg, de Manheim, de tout le Palatinat, de Worms, de Spire, de Mayence et de tout le pays du Rhin. On traite avec ces villes, on les reçoit à capitulation, et ensuite on les brûle, on les rase, on réduit tout en cendres et en solitude, sans avoir égard aux lois de Dieu, ni à celles de la guerre, ni aux promesses, ni aux serments solennels. Les François passoient autrefois pour une nation honnête, humaine, civile, d'un esprit opposé aux barbaries ; mais aujourd'hui un François et un cannibale c'est à peu près la même chose dans l'esprit des voisins.

Cependant l'Allemagne voyait son ennemi frappé d'un châtiment fatal, en quelque sorte, et qui d'avance aidait au succès des vengeances qu'elle méditait et préparait elle-même. La destruction tournait contre les destructeurs ; la discipline était ruinée dans l'armée française. Écoutons un témoignage qui ne saurait être suspect ; c'est l'intendant qui dépose[35] : On n'a ouï parler d'aucun désordre jusqu'au jour que les villes de Spire, Worms et Oppenheim ont été brillées. Les cavaliers, grenadiers et dragons qui ont travaillé à la destruction desdites villes ont tant bu de vin que cela leur a fait faire mille désordres ; les autres voisins sont venus profiter du vin qui étoit à l'abandon, et tous ont cru que le pays étoit au pillage ; ce qui leur a fait prendre chevaux et vaches dans les villages voisins des lieux où ils fourragent. J'ai fait rendre les chevaux et j'ai fait payer les vaches. Ces troupes et surtout les grenadiers ont fait un gros butin dans la ville de Worms, ayant trouvé, en démolissant les maisons, quantité de meubles, nippes, habits, jusqu'à de l'argent monnoyé qui étoit caché ou en terre ou en des doubles caveaux. Le désordre des troupes a été jusqu'à un tel excès qu'il n'étoit pas sûr aux voituriers de marcher sur le grand chemin. J'ai fait mon possible pour pouvoir faire punir tous les coupables ; mais il n'y a pas eu moyen jusqu'à présent. La licence avait gagné les officiers eux-mêmes.

Quelle douleur pour Louvois, zélateur passionné de l'ordre et de la discipline ! Mais quel surcroît de douleur quand il apprenait que, parmi les officiers, c'était son fils aîné, Courtenvaux, qui donnait, par sa conduite et ses discours, les plus détestables exemples ! Je vous prie, écrivait-il au baron de Montclar, le 21 mai, d'envoyer mon fils aîné en prison au Fort-Louis pour quinze jours, et de lui faire faire ensuite de telles réparations à l'homme qu'il a maltraité de paroles, qu'il veuille bien les lui pardonner pour l'amour de moi. Et à son fils[36] : Le régiment de la Reine doit donner l'exemple, et vous me le mandez ainsi ; cependant les soldats font des mutineries sur les travaux ; vous les appuyez, et vous traitez indignement un gentilhomme chargé de la conduite des ouvrages, que vous deviez autoriser contre vos soldats. Vous apprendrez par M. de Montclar la punition que le roi a trouvé bon que vous subissiez ; après quoi, si vous n'allez pas demander pardon à ce gentilhomme-là chez lui, de manière et avec tant de soumission qu'il en soit content, vous verrez que nous n'aurons pas grand commerce ensemble.

Moins d'un mois après, le 19 juin, nouveaux reproches et plus vifs encore, car c'était Louvois lui-même, le ministre et le père tout ensemble, qui se sentait attaqué dans sa personne et dans son œuvre par les critiques de M. de Courtenvaux : M. de Tilladet m'a fait part des conversations que vous avez eues avec lui, qui sont remplies d'une infinité de sottises. Je sais encore que vous dites à qui veut l'entendre que vous ne savez pas comment l'on peut souffrir les mortifications que l'on reçoit dans le service. Si vous étiez capable de réflexion, vous connoîtriez combien ce discours est impertinent en soi, et combien il l'est encore plus dans votre bouche. Au surplus, comme je n'ai plus lieu d'espérer que vous vous corrigiez de vos défauts, je vous déclare pour la dernière fois que, si vous ne le faites, votre charge et votre régiment vous seront ôtés, et que je vous ferai mettre en lieu où vous ne serez point en état de continuer toutes les sottises que vous avez faites depuis votre départ[37]. Cruelle épreuve, comme si ce n'était pas assez, pour épuiser le courage de Louvois, de tous les soucis qui lui venaient à tout moment et de toutes parts !

Avec quelle anxiété ne regardait-il pas à tous les points de l'horizon ! Et s'il y voyait la moindre éclaircie, quel soulagement, ou du moins quel espoir ! Les Turcs font merveille, écrivait-il à son frère, le 25 avril[38] ; ils ne veulent plus de paix, et toutes les lettres de Vienne disent que M. de Lorraine ne viendra pas sur le Rhin. Mais s'il respirait un peu du côté de l'Allemagne et de l'Espagne, parce que les Espagnols n'étaient pas prêts, et parce que les Allemands, toujours méthodiques, n'avaient pas fait leurs dispositions définitives entre la guerre du Turc et la guerre du roi de France, Louvois avait à se préoccuper des menaces de l'Italie, dont on parlera bientôt, et surtout des affaires d'Irlande, qui étaient parmi les grands intérêts de l'heure présente.

Catholique et dévouée aux Stuarts, et, pour ce double grief, mise à sac par Cromwell et ses ravageurs sectaires, l'Irlande était restée naturellement fidèle au fils de Charles Ier, à Jacques Stuart, catholique et chassé d'Angleterre par une révolution qui rappelait à des milliers de témoins et de victimes le sanglant souvenir de Cromwell et des siens. Cependant, sans l'Irlande soumise de gré ou de force, la révolution anglaise de 1688 ne pouvait pas produire tous ses effets européens, et Guillaume d'Orange, mal assuré de ses deux couronnes d'Angleterre et d'Écosse, tant que la troisième n'y serait pas jointe, n'était pas libre de donner à la coalition formée contre Louis XIV le plein concours de son puissant génie. Jacques II, ayant l'Irlande pour lui, n'était pas absolument déchu, même  comme roi d'Angleterre. J'ai une pensée, disait Vauban ; c'est que, quand un homme joue de son reste, il le doit faire lui-même ou y être présent. Le roi d'Angleterre me paroît dans ce cas. Son reste est l'Irlande ; il me semble qu'il y devroit passer, où, avec les assistances que le roi lui donneroit, il pourroit remonter sur sa bête, à la faveur des sujets fidèles qui lui restent et qui se rangeroient près de lui, ou sauver ce morceau qui fait une partie considérable de ses États, ou du moins faire une diversion assez considérable pour empêcher ces messieurs-là de nous tomber tout à coup  et tous ensemble sur les bras.

Le jour même où Vauban adressait, de Brest, ces  réflexions à Louvois, le 25 février 1.689, Jacques II prenait congé de Louis XIV à Versailles, avant d'aller s'embarquer à Brest, pour passer en Irlande. Je viens de chez M. de Pomponne, écrivait à sa fille madame de Sévigné[39] ; je l'ai entendu raisonner sur les affaires présentes. Il trouve que toutes ces grandes montagnes s'aplanissent. L'affaire d'Irlande est admirable et occupe tellement le prince d'Orange qu'il n'y a rien à craindre sur nos côtes. Enfin il paraît que nous sommes si forts et si puissants que nous n'avons qu'à nous tenir à nos places et faire bonne mine. Je vous ai souhaitée à cette conversation. Quel homme admirable était ce M. de Pomponne, ce ministre déchu qui ne faisait point de chicane à son successeur, et trouvait, au contraire, tout bien de ceux qui avaient procuré sa disgrâce !

 Cette impartialité, ce parfait désintéressement, qui était vertu chez M. de Pomponne, pouvait, chez d'autres, dégénérer en vice d'esprit et de caractère. Quand madame de Sévigné disait de Jacques II, s'en allant en Irlande : Le voilà où il doit être ; il sera mieux là qu'ici ; elle commentait, en y ajoutant une pointe d'ironie, l'adieu solennel de Louis XIV : Je souhaite, monsieur, ne vous revoir jamais. Jacques II n'avait pas réussi à la cour ; on le trouvait bien froid et indifférent à ses propres affaires ; la comparaison qu'on faisait de lui à la reine sa femme n'était pas à son avantage. On est content de cette reine, disait madame de Sévigné, elle a beaucoup d'esprit ; tout ce qu'elle dit est juste et de bon sens. Son mari n'est pas de même ; il a bien du courage, mais un esprit commun, qui conte tout ce qui s'est passé en Angleterre avec une  insensibilité qui en donne pour lui. Il est bon homme et prend part à tous les plaisirs de Versailles[40]. Un peu plus tard, à propos d'un souper donné par le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, à Jacques II, madame de Sévigné disait encore : Il mangea, ce roi, comme s'il n'y avoit point de prince d'Orange dans le monde ; et tout de suite, par opposition : Quel diantre d'homme que ce prince d'Orange ! Quand on songe que lui seul met toute l'Europe en mouvement ! Quelle étoile ![41] Il y avait même des courtisans avérés, comme le maréchal de La Feuillade, qui osaient, non pas sans doute devant Louis XIV, mais dans des conversations particulières, exalter le génie de Guillaume d'Orange ; c'était à la médiocrité de Jacques II qu'il devait ce triomphe inouï.

Jacques II cependant, on a déjà fait cette importante remarque, avait le sentiment national. Réduit à solliciter l'assistance de Louis XIV, il en souffrait comme d'une obligation pénible. Il lui déplaisait que les Irlandais, ses derniers fidèles, eussent trop de haine pour l'Angleterre et trop de sympathie pour la France. Dans le temps que le duc de Tyrconnel, vice-roi d'Irlande et le plus dévoué partisan de Jacques II, attendait l'arrivée de son maitre, et cependant amusait le prince d'Orange par des semblants de négociation, le peuple de Dublin, qui n'y entendait pas malice, disait hautement qu'il irait le brûler dans son palais et se donnerait ensuite à la France. Mais à ces curieuses informations, le comte d'Avaux, chargé par Louis XIV d'accompagner Jacques II en Irlande, avait soin d'ajouter : Je vois, sire, que le roi d'Angleterre et milord Melford [son principal ministre] n'entrent pas tout à fait dans les bons sentiments des Irlandois pour la France ; et, quelques jours après, il disait plus nettement encore : Milord Melford a voulu donner dans les secrets sentiments du roi, qui, si j'ose le dire, a une jalousie étrange contre les François, et voudroit bien qu'il ne leur fût rien attribué de tout ce qui se fera ici[42]. Aussi Jacques II s'était-il bien gardé de demander à Louis XIV des troupes françaises que Louis XIV, dans les premiers mois de l'année 1689, eût été, pour- sa part, bien empêché de lui offrir.

De l'argent, des munitions et des armes, quelques officiers généraux pour diriger les opérations, quelques officiers subalternes pour aider les siens à former les Irlandais à la manœuvre, une escadre et des transports pour conduire tout cela en Irlande, Jacques II n'avait rien souhaité, on peut même affirmer qu'il n'aurait rien accepté au delà. Un lieutenant général, M. de Rosen, un maréchal de camp, M. de Maumont, trois brigadiers, MM. de Boisseleau, de Pusignan et de Léry, s'offrirent ou furent désignés par Louvois pour assister le roi d'Angleterre ; le comte d'Avaux, naguère ambassadeur en Hollande, fut accrédité auprès de lui comme ambassadeur extraordinaire, et chargé, en outre, de l'ordonnancement des fonds fournis par le Trésorier de la Guerre. M. d'Avaux se trouvait ainsi dépendre à la fois de Louvois et de M. de Croissy. Non content de l'influence que lui donnait nécessairement une expédition où la mer jouait un si grand rôle, Seignelay voulut être représenté spécialement en Irlande par un officier des bombardiers de la marine, M. de Pointis, qui fut exclusivement chargé du service de l'artillerie, des munitions et du matériel.

Partie de la rade de Brest, le 17 mars, la flotte qui portait Jacques II et sa fortune, abordait, après cinq jours d'une traversée sans orage ni rencontre, à Kinsale, au sud de l'île fidèle. Le 3 avril, Dublin saluait d'acclamations enthousiastes l'entrée de son roi. C'était à peine si Jacques Stuart y donnait l'attention et la reconnaissance qu'elles méritaient ; toutes ses pensées, toutes ses imaginations, pour mieux dire, le transportaient en Écosse, même en Angleterre. Dès le 26 mars, M. d'Avaux écrivait à Louis XIV : Il me semble, sire, qu'on se flatte trop ; car on compte de pouvoir passer, avant qu'il soit peu, en Écosse et de là en Angleterre, où l'on prétend être les maîtres avant qu'il soit trois mois. En même temps, ce roi si confiant, si léger, si enclin aux chimères, était le plus irrésolu des hommes ; il ne pouvait se fixer à rien, et comme il remettait toujours les affaires en discussion, sous prétexte de recueillir plus d'avis, en fin de compte rien ne se décidait. Il tâche, disait encore M. d'Avaux[43], de se cacher à lui-même tout ce qui lui peut faire de la peine ; il n'aime pas qu'on lui parle de ces sortes de choses-là, et il est content, pourvu qu'il vive au jour la journée.

Avec ses illusions et ses faiblesses, il rie devait sans doute pas être satisfait de ceux qui, comme Louvois, le rappelaient aux réalités et aux difficultés de la politique. J'attends avec beaucoup d'impatience, écrivait au ministre de Jacques II le ministre de Louis XIV[44], j'attends avec beaucoup d'impatience les nouvelles que vous me promettez sur les projets qu'il aura plu au roi d'Angleterre de faire pour la destruction de l'usurpateur. Ma pensée est que, pourvu que Sa Majesté maintienne l'Irlande cette année, il y a lieu d'espérer que les Anglois, se lassant de leur gouvernement présent et des dépenses qu'ils sont obligés de faire, seront disposés plus favorablement l'année prochaine pour leur roi légitime, et je craindrois que, si on se hasardoit légèrement à passer en Angleterre ou en Écosse, on ne perdit entièrement les trois royaumes.

Le ministre auquel s'adressait Louvois, avec cette ironie et ce bon sens, le comte de Melford, était le favori de Jacques II, dont il flattait tous les défauts. Écossais et presbytérien d'origine, il avait traversé, sous Charles II, l'Église épiscopale, pour passer au catholicisme, sous Jacques II[45]. Son maitre à part, il n'inspirait confiance à personne. Tous ceux qui sont auprès du roi d'Angleterre, écrivait M. d'Avaux, m'ont dit séparément, sans en excepter un seul, que milord Melford leur étoit suspect. On remarquait, non sans surprise, qu'il était épargné dans tous les libelles qui s'imprimaient à Londres[46]. L'estime et la considération générale entouraient, au contraire, le duc de Tyrconnel ; son esprit, par malheur, n'était pas à la hauteur de son caractère, ni sa vigueur physique en rapport avec sa santé morale. Entre l'honnête homme et le flatteur habile, c'était vers le flatteur que Jacques II inclinait.

Comme si la rivalité de Tyrconnel et de Melford n'eût pas assez mis de désordre dans les affaires, ils étaient l'un et l'autre battus en brèche par un ennemi qu'ils ne voyaient pas, mais dont ils sentaient les coups. C'était Lauzun, qui avait capté la confiance de la reine d'Angleterre jusqu'à lui faire accroire qu'il était le seul homme d'État, le seul général, le seul diplomate, le seul administrateur, en un mot le génie universel, nécessaire et tutélaire. Du château de Saint-Germain, comme d'une citadelle, il tirait incessamment sur Melford, sur Tyrconnel, sur d'Avaux, sur Rosen, sur tout le monde. Le métier de critique lui était bien facile ; toutes les nouvelles d'Irlande arrivaient déplorables, et, quand elles étaient adressées à Seignelay par M. de Pointis, tout à fait désespérantes. Ce M. de Pointis avait beaucoup d'esprit, mais du plus empoisonné. Dès le premier jour, M. d'Avaux, M. de Rosen, tous les généraux avaient eu à se plaindre de ses prétentions et de ses impertinences ; il croyait faire sa cour à Seignelay ; mais il en vint au point que Seignelay, trop bien servi, fut obligé de calmer son zèle.

Il convient de s'en tenir aux dépêches sages, modérées, du comte d'Avaux ; et déjà, quel spectacle ! S'il nous montre l'armée irlandaise, c'est une cohue de quarante à cinquante mille hommes mourant de faim, à moitié nus, brandissant pour toutes armes des bâtons et des faux. Ce n'est pas qu'on n'en puisse faire quelque chose ; mais il y a tout à faire. Ne faudrait-il pas renvoyer d'abord les tailleurs, bouchers et cordonniers qui se sont improvisés capitaines ? Parmi tous les corps de métiers qui ont fourni leur contingent d'ambitieux ; les boulangers seuls manquent, par la raison qu'il n'y en a pas en Irlande ; M. d'Avaux en demande à Louvois[47]. Quant aux bouchers, tous les Irlandais le sont, à la façon des peuplades sauvages. Le 23 avril, M. d'Avaux, écrit à Louis XIV, du château de Charlemont, près d'Armagh : Les voleurs pillent impunément tout le pays et le ruinent à un point qu'il ne se pourra remettre de dix ans, les, paysans qui vont en armes de tous les côtés ayant pris, depuis l'arrivée du roi seulement, plus de cinq mille bœufs qu'ils ne tuent que pour avoir la peau, les laissant pour la plupart au milieu des champs. Jamais on n'a vu un pays si désolé, si dénué de toutes choses, et avec cela si peu d'ordre à y faire apporter ce qui est nécessaire. Il n'y a point de pain ni de farine pour en faire ; ainsi il faut se réduire au pain d'avoine. Le roi a fait apporter de Dublin un peu de farine pour lui, et je lui ai donné mon boulanger qui fait du pain pour sa table ; on n'y trouve ni vin ni bière, de sorte que, excepté ceux qui mangent à la table du roi, auxquels on donne le pain et le vin par mesure, les autres sont obligés de manger du pain d'avoine et de boire d'assez méchante eau.

L'ambassadeur et les généraux français conseillaient à Jacques II de faire un choix parmi les cinquante mille volontaires désordonnés et affamés qui ne lui étaient d'aucun service, de garder seulement vingt mille hommes de pied, trois mille cavaliers, deux mille dragons, et de renvoyer le reste ; mais il ne put s'y résoudre, garda tout, laissa gaspiller l'argent et les armes que lui avait donnés le roi de France, crut avoir une armée formidable, et n'eut en réalité que quelques bandes sans organisation, sans instruction et sans discipline. Je n'ai pas le courage de vous rien dire d'Irlande, écrivait Louvois à quelqu'un de ses amis[48] ; ce mot m'échappera pourtant : c'est que les régiments d'infanterie sont de quarante-trois compagnies, et il y a plusieurs colonels qui sont arrivés avec huit et dix compagnies, disant qu'ils ne savent où sont les autres, et qu'ils n'en ont point de nouvelles. Il est arrivé aussi des majors de régiments que l'on ne connoissoit point, qui, voyant assembler les autres, sont venus demander ce que l'on vouloit faire d'eux et pourquoi on ne les faisoit point marcher.

Heureusement pour Jacques II, les protestants, qui n'étaient pas nombreux en Irlande, et qui avaient eu grande épouvante, s'étaient retirés à la hâte dans la partie septentrionale de l'île. La ville de Londonderry, qui pour toute fortification avait une simple muraille, était le principal des trois ou quatre postes qu'ils occupaient, et d'où ils réclamaient à grands cris des secours que Guillaume d'Orange n'était pas encore en état de leur envoyer. Cependant, pour leur faire prendre patience, il avait donné ordre à l'amiral Herbert de chercher et d'attaquer une escadre française qui était partie de Brest, avec un nouveau chargement de munitions et quelques centaines de réfugiés anglais et irlandais.

Cette escadre, forte de vingt-quatre vaisseaux, sous le commandement du comte de Château-Renaud, était au mouillage, le 11 mai, dans la baie de Bantry, au sud-ouest de l'Irlande ; elle n'avait mis à terre qu'une partie de son chargement, lorsque Herbert, avec vingt-deux vaisseaux d'un rang supérieur, parut tout à coup et l'attaqua dans la baie même. Malgré l'embarras de sa situation, Château-Renaud fit appareiller, vint au-devant de l'ennemi, riposta vigoureusement à son feu, et, après cinq heures d'une violente canonnade, le força de se retirer en fort mauvais état. S'il n'avait pas été retenu par l'obligation d'achever son débarquement, Château-Renaud aurait poursuivi ses avantages ; telle quelle, sa victoire n'en fut pas moins d'un grand effet.

Du fond de l'Irlande, l'envieux Pointis écrivait à Seignelay : Nous ne savons aucune particularité du combat naval ; mais l'air général de cette affaire est que ce ne peut avoir été qu'une escarmouche, la fuite soudaine des Anglois n'ayant permis que ce fût autre chose. Mais, monseigneur, ce qu'il y a de plaisant, c'est que, quelque avantage que le roi d'Angleterre doive tirer de la fuite des Anglois, les Anglois qui sont à la cour ou dans l'armée n'ont pas la force de s'en réjouir, parée que l'orgueil de la nation y est fort mortifié. Il n'en est pas de même des Irlandois ; leur joie est complète[49]. Par une coïncidence assez curieuse, Louvois, le même jour, 23 mai, adressait de Versailles à son cousin Tilladet des informations analogues[50] : Sa Majesté Guillelmine a reçu une petite mortification, le 11 de ce mois. Ce qu'il y a de remarquable ; c'est que le frère d'Herbert étoit sur le vaisseau de Château-Renaud, qui pleuroit à chaudes larmes de voir fuir son frère, et que les A nglois et les Irlandois que M. de Château-Renaud avoit mis à terre ne lui ont pas fait de compliment sur l'avantage qu'il a remporté sur la flotte angloise, les plus honnêtes gens d'entre eux lui ayant dit que cela étoit fort avantageux pour le roi leur maître, mais qu'ils ne pouvoient avoir de joie de l'affront que leur nation venoit de recevoir.

Louvois ajoutait une grande nouvelle : Le roi d'Angleterre est maître de l'Irlande et a soumis les protestants. Cette grande nouvelle, par malheur, était fausse.

Il y avait plus d'un mois que Jacques II, contre l'avis de M. de Rosen, de M. d'Avaux et de tous les gens sensés, avait fait commencer le siège de Londonderry, sans avoir pris soin de réunir le matériel le plus indispensable pour le moindre siège. Les moyens d'attaque étaient à ce point misérables et ridicules que les assiégés avaient repris courage et fait des travaux de défense à décourager les assiégeants à leur tour. Jacques II, s'imaginant que sa seule présence terrifierait les rebelles, était venu, malgré M. d'Avaux, au camp devant Londonderry ; mais les rebelles, excités par un ministre anglican, nommé Walker, qu'ils avaient choisi pour gouverneur, s'étaient moqués de Jacques II et de ses sommations.

Après deux jours d'attente, le roi s'en était revenu à Dublin, afin d'organiser, avec M. de Rosen, ce qu'il aurait dû faire d'abord, un vrai matériel de siège et de vraies troupes. M. de Rosen désespérait du roi, de ses ministres et de ses sujets. Presque tout cela est sans armes et tout nu, écrivait-il à Louvois[51] ; la plus grande partie des officiers qui sont à leur tête sont des misérables sans cœur, sans honneur, et un seul coup de canon, passant la hauteur d'un clocher, jette tout le bataillon par terre, sans qu'on puisse le faire relever qu'en leur passant les chevaux sur le ventre. Le roi ne s'occupe présentement qu'à donner le matin à son parlement et le soir à une promenade de vingt milles, aller et venir. Le duc de Tyrconnel s'est fait porter à deux ou trois milles d'ici pour changer d'air et tâcher de recouvrer la santé ; milord Melford s'occupe à garder sa femme, par une jalousie capable de lui faire perdre son peu de génie qui ne vous est pas inconnu.

Cependant le général à qui Jacques II avait donné le commandement du siège, Hamilton, y perdait beaucoup de monde, sans faire le moindre progrès. Les officiers français se dévouaient inutilement ; un jour c'était M. de Maumont qui était tué ; quelques jours après, c'était M. de Pusignan qui recevait une balle et mourait, parce qu'il n'y avait pas un chirurgien capable de soigner sa blessure. Dans une expédition au delà des mers, où Seignelay, soutenu par la reine d'Angleterre et flatté par Lauzun, prétendait le premier rôle, Louvois était demeuré d'abord sur la réserve ; mais, au reçu de ces déplorables nouvelles, il n'y tint plus, et, le 15 juin, il écrivit à M. d'Avaux une longue dépêche, une des meilleures qu'il ait jamais écrites.

Sa Majesté a appris avec bien du déplaisir le peu de soin qu'on prend, au pays où vous êtes, d'y mettre les affaires sur un bon pied, et le peu de créance que l'on a pour les conseils de M. Roze[52]. Si les affaires du roi d'Angleterre étoient en un autre état, on pourroit espérer que cela se raccommoderoit avec le temps ; mais il y a bien sujet d'appréhender que le temps qu'il perd ne lui coûte l'Irlande, après avoir perdu par sa faute l'Angleterre et l'Écosse. Il ne faut point se flatter ; le prince d'Orange s'apprête à faire passer en Irlande une vingtaine de mille hommes, sous les ordres de M. de Schönberg. Puisqu'on a manqué l'occasion de prendre Londonderry dès le début, il est bien important de ne pas achever d'y faire périr les troupes dont le roi d'Angleterre aura besoin pour résister à celles du prince d'Orange. Il faut donc faire un bon plan de défense et perdre toute idée de passer en Écosse ni en Angleterre qu'après s'être bien établi en Irlande.

L'essentiel est d'avoir de bonnes troupes, armées, disciplinées, et des magasins pour les faire vivre. Quant à s'opposer au débarquement de M. de Schönberg, il n'y a pas à y songer ; il faudrait, pour garder efficacement toutes les descentes, infiniment plus de monde que n'en a le roi d'Angleterre. Le mieux serait qu'il partageât ses forces en trois ou quatre corps, assez nombreux et assez bien postés chacun pour être en état d'arrêter l'armée ennemie, et pour donner aux autres le temps de rejoindre celui qui tiendrait tête aux envahisseurs. La descente, selon le plus probable, devant se faire au nord de file, c'est de ce côté qu'il faut poster le corps le plus considérable, un second aux environs de Dublin, et le reste entre Walerford et Limerick. Si l'on manœuvre bien, sans s'exposer aux chances d'une bataille, l'ennemi, attiré loin de la mer, dans un pays qu'on aura eu soin de fourrager d'avance, ne manquera pas de dépérir infailliblement par les maladies qui se mettent ordinairement parmi des troupes nouvelles, et dont les angloises sont plus affligées que d'autres. Celles d'Irlande, au contraire, vivront sur les magasins placés derrière les différents corps, mais à quelque distance, parce que si quelqu'un de ces corps étoit obligé de reculer vers celui qui viendroit à son secours, il ne faudroit pas que l'ennemi fût en état de profiter de ces magasins. Il doit être facile d'avoir des farines dans un pays où les moulins ne manquent sans doute pas sur tant d'eaux courantes, et les transports doivent s'y faire aisément, au moyen des bœufs qui sont en si grand nombre.

Il est certain que le roi d'Angleterre n'a rien de plus important à faire que de discipliner ses troupes ; car, sans cela, non-seulement il perdra l'amitié de ses peuples, mais encore il n'aura pas de bonnes troupes ; et ainsi les troupes et le pays périront ; au lieu que s'il veut établir une discipline exacte et un payement modique, mais régulier, les troupes seront bonnes, et l'argent qu'elles répandront dans le pays le rendra meilleur. Il faut espérer que l'on aura pris des mesures pour faire livrer les armes que M. de Château-Renaud a débarquées à Bantry ; et ce seroit une chose étrange que, ayant envoyé en Irlande de quoi armer les troupes de Sa Majesté Britannique, celles du prince d'Orange pussent arriver avant que ces armes leur eussent été délivrées. Rien n'auroit été même plus à propos que de les distribuer de bonne heure, afin qu'ils eussent pu apprendre à s'en servir ; car je suis bien trompé si plus des trois quarts des hommes qui composent les troupes de Sa Majesté Britannique ont jamais vu mousquet ni fusil ; et, quelque bonne intention qu'aient les Irlandois pour la conservation de leur pays et de leur religion, quand ils se battront, avec des bâtons de trois pieds de long, contre les troupes du prince d'Orange qui auront des épées et des mousquets, ils seront bientôt tués ou mis en fuite.

Le roi a parlé à la reine d'Angleterre tout le plus vivement qu'il lui a été possible sur le désordre où toutes choses sont en Irlande. Vous me mandez que tout y manque ; c'est tout comme si vous ne me disiez rien, et il me faut, s'il vous plaît, du détail de ce qui manque ; car, par exemple, vous me proposez d'envoyer des boulangers ; je ne puis comprendre qu'il n'y en ait point à Dublin, et il est certain que, s'il y en a, ils sont aussi capables d'apprendre aux soldats à faire du pain que ceux qu'on enverroit d'ici. Ayez donc, je vous conjure, attention à vous expliquer en détail. Il faut donner au plus tôt une forme à l'armée du roi d'Angleterre, ce qui ne se peut faire qu'en cassant les troupes qu'il ne peut entretenir, et remplissant celles qu'il conservera de bons officiers ; sans quoi, il lui arrivera la même chose qu'il a déjà essuyée en Angleterre.

C'est une grande pitié que tout ce qui s'est passé à Londonderry ; et si le roi d'Angleterre n'est corrigé par là de suivre de mauvais conseils, et de se conduire par d'autres avis que ceux de M. Roze, il ne faut pas espérer que ses affaires puissent prospérer. Il est pitoyable en vérité que le roi d'Angleterre confie des attaques de places à un homme comme M. d'Hamilton, qui n'a nulle expérience sur cela ; car si c'est celui qui est sorti de France le dernier, qui s'appeloit Richard, il n'y a jamais vu de siège, ayant toujours servi en Roussillon. La mauvaise conduite qu'on a tenue à Londonderry a coûté la vie à M. de Maumont et à M. de Pusignan ; il ne faut pas que Sa Majesté Britannique croie qu'en faisant tuer des officiers généraux comme des soldats, on puisse ne l'en point laisser manquer ; ces sortes de gens sont rares en tout pays et doivent être ménagés[53]. Si, par malheur, l'envie que les nationaux fassent tout dure encore à Sa Majesté Britannique, il est à désirer que vous la portiez à laisser tous les officiers généraux françois près de M. Roze, car autrement ils ne manqueront jamais de se faire tuer, dans les occasions que les officiers du roi d'Angleterre, qui n'en ont que le nom, entreprendront mal à propos.

Je ne doute point que le roi d'Angleterre ne se réduise à la fin à interdire tout commerce d'Irlande en Angleterre, et à faciliter le commerce avec la France, puisque l'un et l'autre conviennent également à ses intérêts ; et c'est une grande misère à ceux qui l'approchent de lui proposer de différer une pareille résolution[54]. En l'état où est le roi d'Angleterre, il ne doit penser qu'à ce qui le doit maintenir en Irlande, et être persuadé que, s'il en est chassé, il ne rentrera jamais en Angleterre. Il faut donc, oubliant qu'il a été roi d'Angleterre et d'Écosse, ne penser qu'à ce qui peut bonifier l'Irlande et lui faciliter les moyens d'y subsister ; et, si Dieu lui fait la grâce de revoir l'Angleterre, il se conduira en ce temps-là comme un roi d'Angleterre doit faire ; s'il agit d'une autre manière, il peut s'assurer qu'il ne fera que plaisir au prince d'Orange, en lui rendant moins difficile la conquête de l'Irlande. Mais si Sa Majesté connoissoit que les mauvais conseils continuassent à prévaloir contre lui, et que tout ce que Sa Majesté peut faire ne servit qu'à diminuer les forces de la France, sans être d'aucune utilité au roi d'Angleterre, il ne devroit pas espérer que Sa Majesté lui continuât ses secours ; c'est ce que vous devez expliquer en paroles fort honnêtes au roi d'Angleterre, dans les occasions où cela viendra à propos, et le dire plus nettement et plus fermement à ceux qui sont dans sa confidence.

Il paroit, par vos lettres, qu'elle est partagée entre mylord Tyrconnel et mylord Melford. Les dernières lettres d'Angleterre portent que la santé du premier n'est pas bonne ; il est fort respectable par le service qu'il a rendu au roi son maître ; mais est-il bien habile, et veut-il se donner toute la peine qu'il faut pour mettre l'ordre dans un pays où il paroît qu'il n'y en a jamais eu ? Le mylord Melford a paru ici avoir de l'esprit et une intention bien vive de servir son maitre ; mais il est fort haï de tous ceux qui sont auprès de lui, et davantage de M. de Lauzun, qui fait tout ce qu'il peut auprès de la reine d'Angleterre pour obliger le roi [son mari] de lui ôter sa confiance. Je ne sais pas s'il est du service du roi d'Angleterre de le faire ou non ; mais je suis en peine à qui il la peut donner, et s'il y a un sujet qui le puisse remplacer.

Jacques II, bien malgré lui, s'était vu forcé de demander à Louis XIV un secours de troupes françaises, en lui offrant en échange quelques milliers d'Irlandais. A cette proposition qu'appuyait le comte d'Avaux, Louvois répond : Il ne faut pas compter que l'on puisse envoyer des troupes au roi d'Angleterre avant la fin du mois de décembre prochain ; car toutes celles que Sa Majesté a présentement sur pied, sont sur les frontières de Flandre et d'Allemagne, d'où on ne les peut retirer qu'à la fin de la campagne. Vous pouvez faire assurer le roi d'Angleterre qu'il aura, au mois de janvier prochain, quatre ou cinq mille hommes de pied des troupes du roi en friande. En échange, le roi demande six à sept mille Irlandois en régiments de seize compagnies chacun, et chaque compagnie de cent hommes chacune. On leur donnera des armes en arrivant en ce pays-ci, et les régiments françois qui passeront en Irlande ne laisseront pas d'y porter les leurs. Le sieur de Pointis doit avoir reçu ordre très-exprès d'exécuter tous ceux que lui donnera M. Roze, et de lui rendre compte, et à vous aussi, de tout ce qu'il fera. Je vous supplie de faire pari de tout ce que contient cette lettre à M. Roze, et je la finis en répétant que ; hors un miracle, si le roi d'Angleterre ne songe à régler et assurer l'Irlande, auparavant que de songer h passer en Angleterre, il est perdu[55].

Louer le génie organisateur de Louvois, ce serait tomber dans les redites ; louer sa délicatesse en fait d'argent, ce serait lui faire injure. Dans une lettre confidentielle du 16 avril, M. d'Avaux lui avait parlé de l'avantage qu'il y aurait à transporter en France des laines d'Irlande. Comme il y auroit un très-gros profit à faire là-dessus, avait-il ajouté, je vous supplie de me faire l'honneur de me mander si vous voudriez vous rendre le maitre de cette sorte de commerce ; je puis vous en faciliter les moyens. Si ces propositions, monsieur, ne vous plaisent pas, je vous prie au moins d'agréer le zèle que j'ai pour votre service qui me les a fait faire. — Je vous suis fort obligé, lui répondait Louvois[56], de ce que vous me mandez sur le commerce des laines, que je regarde comme une marque de votre amitié ; mais je dois en même temps vous dire que je suis bien éloigné de songer à prendre aucune part en ce commerce, et que je ne vous conseille pas d'y en prendre non plus, et que je vous puis assurer que le roi notre maître le trouveroit fort mauvais ; mais en même temps que je vous donne ce conseil que je prends pour moi-même, je vous conjure de ne rien oublier pour faciliter ce commerce avec la France, qui seul peut soutenir l'Irlande. Si amical et modéré que fût le reproche, M. d'Avaux avait fait une faute ; il fallut bien qu'il s'en excusât : Pour ce qui est des laines, monsieur, je vous suis très-obligé d'avoir pris pour un témoignage de mon attachement la proposition que je vous ai faite à cet égard. Je n'ai jamais eu d'autre intention en cela que d'aller au-devant de tout ce que j'ai cru pouvoir vous être agréable ; pour moi, je n'aurois garde de songer à y entrer, n'ayant pas dix pistoles devant moi pour faire des avances.

Après s'être tiré le moins mal possible de ce pas difficile, M. d'Avaux rendait compte à Louvois de l'effet qu'avait produit sa grande dépêche ; l'effet, à ne se point flatter, était aussi mauvais que la dépêche était bonne. On devait bien s'y attendre, étant donnés les personnages. Mylord Melford, qui se voit en butte à tout le monde, disait M. d'Avaux, et qui n'a ni l'application, ni la capacité qu'il faudroit avoir pour expédier les affaires dont il se charge, ne manqué pas d'animer le roi sur les moindres remontrances qu'on lui fait, comme si on manquait au respect qui lui est dû ; par là, mylord Melford se met à couvert des reproches que le roi son maître lui devrait faire, et Sa Majesté Britannique, qui n'aime pas qu'on lui représente le mauvais état de ses affaires, prend aisément le change et entre aveuglément dans les sentiments que son ministre lui inspire. Je suis obligé de vous dire que M. Roze est poussé à bout et que je l'ai vu vingt fois au désespoir contre ce ministre, disant qu'il ne lui était pas possible de pratiquer avec un homme qui n'avait ni foi ni parole et qui ne dit pas un mot de vrai ; et assurément M. Roze est si rebuté que, si les ordres du roi ne l'attachaient ici, rien au monde n'aurait pu l'y faire demeurer.

Vous connoissez, monsieur, parfaitement mylord Tyrconnel ; il n'est pas aussi habile qu'il seroit à souhaiter, et n'aime la peine ni le travail ; mais il ne laisse pas de faire beaucoup de bien, parce qu'il agit sur de bons principes, qu'il consulte les gens du pays et qu'il leur donne à faire les choses qui leur conviennent ; il est très-fâcheux qu'il soit tombé malade ; il aurait pu m'aider à remédier aux désordres présents ; car il ne se prévient point, il écoute la raison, et, toutes les fois que je lui ai témoigné qu'il était à propos de faire telle ou telle chose, il les a tout aussitôt ordonnées. Mylord Melford est tout le contraire ; on lui trouve assez d'esprit pour une première conversation, et un homme surtout comme vous, monsieur, qui pensez juste et qui vous expliquez nettement, vous le croiriez habile, parce qu'il entrerait dans tous vos sentiments ; mais si, dans la suite, vous vouliez approfondir les siens, vous ne trouveriez pas ce que vous vous seriez imaginé. Cependant, monsieur, c'est un homme d'une vanité insupportable ; vous en serez assez persuadé lorsque vous apprendrez qu'il veut régler toutes les affaires de ce royaume, dont il n'a aucune connoissance, sans consulter qui que ce soit du pays, et sans avoir pris aucune connoissance des finances, des affaires de la guerre, ni de celles de police. Il ordonne de toutes choses au hasard, et de dix affaires il n'en vide pas trois, et ces trois se trouvent souvent décidées contre les règles et les formes de ce pays. Il me parla hier du mémoire que j'ai donné au roi, et me dit que vous ne connoissiez pas la constitution de ce royaume, lorsque vous proposez de faire des magasins, qu'on n'a ni mousquets ni épées pour y mettre, et, pour ce qui est du bled et de la farine, que cela n'étoit pas nécessaire, et que j'avois vu que, sans faire de magasin, on avoit trouvé dans le pays de quoi fournir les troupes devant Londonderry. Jugez, monsieur, ce que l'on doit attendre d'un secrétaire d'État de la guerre qui fait un pareil raisonnement[57].

Cependant M. de Rosen était allé visiter cet interminable siège que l'on s'obstinait à ne vouloir pas finir de quelque manière que ce fût ; pour toutes les troupes assiégeantes et pour tous les travaux de tranchée, il n'y avait plus qu'une trentaine de pics et de hoyaux ; plus de canon même ; les batteries étaient absolument désarmées, parce que les quelques pièces de campagne qui formaient le parc de siège avaient été portées du côté de la mer, afin de barrer le passage à des secours qui venaient d'Angleterre[58]. M. de Pointis avait belle occasion d'exercer sa malice aux dépens de tout le monde. Je vous ai mandé, monseigneur, écrivait-il à Seignelay[59], comme M. Roze étoit arrivé ici ; mais j'oubliai de vous dire que les officiers qui l'ont suivi sont au désespoir contre lui, parce que son activité étant incompatible avec leur paresse, comme il s'emporte aisément, il en a menacé plusieurs de leur faire couper la tête, et ils ne sont point accoutumés à ces manières.

L'irascible général avait pris sur lui de lancer une proclamation dans laquelle il menaçait de faire payer à tous les protestants d'Irlande la résistance qu'opposaient ceux de Londonderry. En cela il avait grand tort, d'autant plus qu'il donnait à Jacques II et à lord Melford un excellent prétexte pour rejeter sur lui tout le mauvais succès dont leur imprévoyance était vraiment la cause. Vainement le comte d'Avaux s'efforçait-il d'excuser M. de Rosen ; vainement disait-il, entre autres choses, qu'ils n'avaient jamais su, ni lui ni Rosen, que Jacques II eût fait une déclaration toute contraire en faveur des protestants d'Irlande. Ces raisons, mandait-il à Louvois, ne firent aucune impression sur l'esprit du roi, et mylord Melford m'a dit que l'honneur du roi et l'exécution de sa parole devait être préférée à la conservation de tous ses royaumes, et que, si M. Roze étoit sujet du roi d'Angleterre, on le ferait pendre. Je trouvai l'expression bien forte, mais je ne voulus rien répondre, car le roi s'étoit déjà fort emporté ; et d'ailleurs je voulus éviter toutes sortes de contestations particulières[60]. Cela n'empêchait pas que Jacques II, quelques jours après, ne donnât à M. de Rosen le commandement en chef, sans lui accorder, il est vrai, plus de confiance qu'auparavant.

Toutes les nouvelles étaient que l'armée commandée par M. de Schönberg s'apprêtait à passer d'un jour à l'autre en friande. Rien de ce que Louvois avait conseillé n'était fait ; M. d'Anaux ne pouvait que se plaindre à lui de ses vains efforts. Comme je pressais, il y a cinq ou six jours, le roi d'Angleterre, écrivait-il le 9 août, de faire revenir incessamment M. Roze, afin de travailler avec lui à faire un plan pour la disposition des troupes et des magasins, et pour la défense de ce pays, le roi d'Angleterre ne me répondit rien. Je le pressai encore davantage, et lui remontrai qu'il étoit absolument nécessaire qu'un homme qui étoit chargé de la défense de son royaume, fût non-seulement informé de l'état où étaient toutes choses, mais encore qu'il les ordonnât, et qu'il étoit homme de bon conseil, surtout en fait de guerre. Le roi d'Angleterre s'emporta et me dit qu'il ne voulait point des avis de M. Roze, et qu'il lui avait écrit d'une manière qu'il se passerait de lui autant qu'il pourroit. Je n'insistai pas davantage, car c'est se casser la tête contre les murailles ; mais j'ai écrit secrètement à M. Roze et l'ai conjuré de revenir le plus tôt qu'il le pourrait.

Il n'avait pas été possible d'empêcher que Londonderry ne reçût du secours ; le siège fut levé le 10 août, et l'armée ramenée vers Dublin. Pour comble de disgrâce, un détachement qui avait été envoyé contre les protestants d'Ennis-Killin, se laissa honteusement battre et s'enfuit, abandonnant à l'ennemi son commandant blessé, Mac-Carthy, un excellent officier qui avait servi en France avec beaucoup de réputation. Tout accablait Jacques II ; mais Jacques II avait-il droit au respect qui entoure les grandes infortunes ?

Le 19 août, M. d'Avaux adressait à Louis XIV ces informations graves : Le roi d'Angleterre n'a plus l'affection de ses peuples d'Irlande qui, à son arrivée, se seroient tous sacrifiés pour lui ; et, si je l'ose dire à Votre Majesté, il est si peu estimé de toutes les autres personnes qui l'ont approché, qu'il n'y a plus que leur intérêt propre qui les fasse agir. Un homme qu'on ne pouvait soupçonner de connivence avec M. d'Avaux, Pointis écrivait de son côté à Seignelay[61] : Les Irlandois croient à présent le roi capable de tous les partis et plein de foiblesse ; et il est étonnant combien tout ce zèle et toute cette affection qu'ils avoient pour lui se sont  changés en dédain, depuis qu'il est avec eux ; et s'il n'y avoit d'autres intérêts que les siens, on ne feroit peut-être guère pire qu'en Angleterre. Quant à M. de  Rosen, qui avait à refaire, ou plutôt à créer de toutes  pièces une armée pour la défense de Dublin, voici ce  qu'il en disait à Louvois[62] : Vous pouvez juger de  l'embarras où je me trouve, avec une cohue de paysans  ramassés ou, pour mieux dire, des ours sauvages. L'esprit du prince, le génie du ministre et le pitoyable gouvernement qui surpasse l'imagination, met M. d'Avaux et moi dans une peine et inquiétude que je ne saurois assez exprimer.

Il y avait partout des sujets de trouble. Entre l'Irlande et la France, les communications n'étaient plus libres ; depuis la fin du mois de juin, les flottes d'Angleterre et de Hollande croisaient à la hauteur d'Ouessant, devant la rade de Brest. Déjà le maréchal d'Estrées était à son bord, prêt à sortir et n'attendant qu'un ordre de la cour pour livrer bataille, lorsqu'il vit arriver, au lieu du courrier qu'il attendait, Seignelay lui-même. Le secrétaire d'État de la marine avait quitté subitement Versailles, le 3 juillet ; ambitieux, ardent, l'imagination hantée par des rêves de gloire que le bombardement de Gênes n'avait pas satisfaits, le fils de Colbert avait repris, en l'agrandissant, un projet recommandé par Louvois l'année précédente, la jonction des flottes de l'Océan et de la Méditerranée.

En vertu de son titre, le maréchal d'Estrées aurait dû prendre le commandement suprême au-dessus de Tourville qui venait de Toulon, et de Château-Renaud qui était à Brest ; mais comme on jugeait avec quelque raison d'ailleurs, le génie du maréchal inférieur à celui de ses lieutenants, et comme il était difficile en même temps qu'il cédât ses droits à l'un ou à l'autre, Seignelay s'était offert pour déposséder honnêtement le maréchal, et faire à sa place, en vertu des ordres du roi, le premier personnage. M. de Seignelay, disait madame de Sévigné[63], me paroît comme Bacchus, jeune et heureux, qui va conquérir les Indes. Quand on revient au maréchal d'Estrées, qu'on a laissé à Brest, et qu'on a fait sortir de son bord où il étoit établi, pour lui faire voir partir la flotte sous la conduite de M. de Seignelay, j'avoue que la plus fine politique ne pourra jamais donner d'autre nom à l'état violent de ce maréchal que le plus grand dégoût qu'un homme de cette dignité puisse avoir. Au lieu de l'amoindrir, cette disgrâce, par la façon dont il la supporta, le grandit dans l'estime générale ; il ne fit aucune plainte, et tout le monde le plaignit.

On attendait impatiemment Tourville ; après l'avoir contrarié longtemps, les vents lui devinrent favorables, et, tandis que les flottes ennemies étaient emportées loin des parages d'Ouessant, il entrait heureusement, le 30 juillet, dans la rade de Brest. Le 15 août, Seignelay dépêchait vers Louis XIV un de ses aides de camp ; la flotte française était au moment d'appareiller ; le 17, Louis XIV mandait au comte d'Avaux : Mon armée navale doit, au premier bon vent, sortir de la rade de Brest pour aller chercher celle des ennemis ; et si celle-ci a autant d'envie de combattre, elle éprouvera bientôt que mes forces sont aussi formidables par mer que par terre. Quinze jours se passèrent ; les armées navales ne se rencontrèrent pas ; le vent repoussa vers Belle-Ile les vaisseaux français ; après deux mois d'absence, M. de Seignelay rentra, le 14 septembre, à Versailles, ayant goûté la jouissance du commandement et le plaisir d'une belle promenade en mer, mais n'ayant vu qu'en mirage les flottes ennemies, la bataille et la victoire[64].

Autant que Seignelay lui-même, le comte d'Avaux avait compté sur un grand succès maritime, parce qu'un tel succès aurait eu d'abord son effet en Irlande. On y était en pleine crise. Le 22 août, M. de Schönberg avait fait sa descente au nord-est de l'ile, à Carrick-Fergus. Dans tout Dublin, et parmi les troupes réunies aux alentours, grondait une émotion de plus en plus violente. Enfin l'orage tomba sur l'Écossais Melford. Dénoncé au roi par les principaux officiers et les principaux gentilshommes du pays, comme suspect à toute la nation irlandaise, déchu des affaires et ne se croyant plus en sûreté, même auprès du roi, Melford, le 5 septembre, s'embarqua précipitamment pour la France[65]. A dater de ce jour, tout changea de face. Délivrée de son mauvais génie, l'Irlande reprit confiance et vigueur ; les soldats, les officiers, les généraux, le roi lui-même, chacun fit mieux son devoir.

Ce réveil plein d'allégresse étonna M. de Schönberg, ralentit d'abord et finit par arrêter sa marche ; il n'alla pas plus loin que Dundalk. L'armée irlandaise s'était portée à sa rencontre ; elle bordait, à Drogheda, la rive droite de la Boyne ; mais elle était si mal pourvue, et tel était le désordre où Melford avait abandonné toutes choses, qu'il n'y avait pas, pour le service de l'infanterie et de l'artillerie, plus de soixante-dix barils de poudre ; il est vrai que les mousquets étaient rares dans l'infanterie, et que toute l'artillerie ne dépassait pas dix petites pièces de campagne[66]. La cavalerie seule était assez bonne. M. de Rosen ne laissa pas de s'approcher encore de l'armée ennemie ; le 1er octobre, la bataille fut même offerte à M. de Schönberg qui la refusa ; mais on ne lui fit pas violence. Sa Majesté Britannique, écrivait à Louis XIV M. d'Avaux, n'étoit pas partie dans le dessein d'attaquer les ennemis dans leurs retranchements ; elle a voulu seulement donner par cette démarche de la réputation à ses armes et animer ses troupes qui ont fait paroître beaucoup d'envie d'en venir aux mains, quoique, à dire le vrai, une bonne partie aient des mousquets inutiles et manquent d'autres armes. Cependant, sire, c'est une chose qui pare presque inconcevable que, dans si peu de temps, les affaires du roi d'Angleterre aient passé d'un état désespéré à celui où il se voit à cette heure, de pouvoir se présenter devant l'armée de M. de Schönberg et même de le défier, avec des troupes qui se croient assez bonnes pour le battre.

Jacques II et le général de Guillaume III demeurèrent ainsi quinze jours face à face ; jamais on n'a vu, disait M. d'Avaux[67], deux armées si proches l'une de l'autre, se faire si peu de mal ni de peur. Enfin, le 16 octobre, l'armée irlandaise se replia sur le camp de Drogheda ; M. de Schönberg ne fit aucun mouvement pour la suivre. Louvois avait admirablement prévu ce qui lui arrivait ; à peine débarquée en Irlande, l'armée d'invasion avait été atteinte et de plus en plus ravagée par les maladies qui se mettent ordinairement parmi les troupes nouvelles, et dont les angloises sont plus affligées que d'autres. Cependant ni Jacques II ni M. de Rosen, qui était un meilleur juge, n'avaient pas cru prudent de donner l'assaut à ces troupes même affaiblies. Un échec aurait tout perdu ; mieux valait attendre l'arrivée des secours promis par Louis XIV. Après tout, on avait recouvré l'ascendant moral, et c'était bien assez qu'une campagne, dont les débuts avaient été si misérables, se terminât en quelque sorte à l'avantage de Jacques II.

Louis XIV, sur le continent, n'avait pas cette fortune. Ce n'est pas que les opérations de guerre entre la France et l'Espagne n'eussent été bien conduites ; mais elles n'étaient que secondaires et, pour ainsi dire, à l'arrière-plan. Sur la frontière de Catalogne, le duc de Noailles, avec un petit corps d'armée composé de neuf bataillons, de trois régiments de cavalerie, de deux régiments de dragons, et d'un équipage d'artillerie qui consistait en quatorze bouches à feu de divers calibres, avait attaqué au mois de mai, et pris, en cinq jours, la place de Campredon. Trois mois après, les Espagnols ayant voulu la reprendre, le duc de Noailles, sur les ordres de Louvois qui ne tenait pas à la conserver, en fit sauter les fortifications, à la grande surprise et au grand dépit du duc de Villa-Hermosa qui l'attaquait depuis huit jours. C'était la première fois, suivant une remarque de Dangeau, qu'on avait démoli une place pendant qu'elle était assiégée[68]. Campredon démantelé ne pouvait plus fermer aux Français l'entrée du Lampourdan ; c'était tout ce qu'on avait souhaité de ce côté-là.

Du côté des Pays-Bas, le maréchal d'Humières avait rassemblé ses troupes vers le milieu du mois de mai ; pendant longtemps, il s'était tenu, fidèle à ses instructions, sur la défensive devant un ennemi qui n'était pas d'ailleurs en état de l'attaquer ; car les forces réunies du marquis de Castanaga, gouverneur des Pays-Bas espagnols, et du prince de Waldeck, général des troupes de Hollande, étaient notablement inférieures aux siennes. Ce fut justement cette infériorité de l'ennemi qui tenta, pour son malheur, le maréchal d'Humières. Après avoir fourragé à loisir le pays espagnol aux environs de Mons, tandis que le prince de Waldeck se tenait à distance, sous le canon de Namur, le maréchal apprit, vers le milieu du mois d'août, que le général hollandais avait remonté la rive gauche de la Sambre jusqu'à Charleroi, et pris pied sur la rive droite. Le maréchal passa la rivière à son tour, près de Thuin, et se trouva sur le même terrain que l'ennemi. Comme il se croyait assuré du succès, il sollicita vivement et obtint de la cour la permission de combattre.

Le 24 août, les Français, campés à Bossu, et les alliés, sous la petite ville de Valcourt, n'étaient plus qu'à deux lieues les uns des autres. Le lendemain, de très-bonne heure, le maréchal fut averti que l'ennemi faisait un fourrage entre les deux camps. Aussitôt quatre escadrons montèrent à cheval, débouchèrent à l'improviste au milieu des fourrageurs, culbutèrent les gardes, les piquets, les escortes, et pourchassant devant eux une cohue de fuyards, ils eurent, en un rien de temps, balayé la plaine jusqu'à Valcourt. Qu'était-ce que Valcourt ? une bicoque, au gré du maréchal. Un succès si heureux, c'est lui-même qui parle, me porta à voir si on ne pourroit pas en chasser l'ennemi, étant persuadé, par le rapport de tous les gens du pays, que les murailles étoient ruinées et qu'on y pourroit entrer racilement. Tous les mouvements que fit l'armée des ennemis, qui me parurent mauvais, m'y engagèrent encore, et ce qui acheva de me déterminer à le faire attaquer, c'est que, si l'on avoit pu emporter ce poste-là, il est assuré que leur armée auroit eu beaucoup de peine à se retirer, et qu'il leur en auroit coûté leur canon, leur bagage et même leur arrière-garde[69].

Il est bien d'avoir des informations, mais il est mieux d'en vérifier l'exactitude ; ce fut le tort du maréchal de s'en tenir aux premiers mots. Les gens du pays ne l'avaient pas trompé, sans doute, car il y avait certainement des brèches à Valcourt ; mais ils avaient négligé de lui dire où étaient ces brèches ; le fait est qu'elles se trouvaient du côté de l'ennemi. Si bien que, tandis que les bataillons des gardes, les premiers que le maréchal eût trouvés sous sa main, s'en allaient gaiement, croyant marcher à l'attaque d'une ville ouverte, ils furent tout surpris de se heurter contre une grande muraille, haute, solide, flanquée de tours, garnie de monde, et, du haut en bas, percée d'embrasures et de meurtrières d'où les gens du prince de Waldeck mitraillaient et fusillaient à bout portant de braves troupes qui brisaient leur valeur contre des murs. Le maréchal fit comme les mauvais joueurs ; il s'entêta ; n'ayant pas de gros canon, il fit avancer sept ou huit pièces de campagne dont les boulets impuissants ne faisaient que meurtrir la pierre. Cependant les bataillons défilaient les uns après les autres, gardes françaises, gardes suisses, brigade de Champagne, régiment de Greder ; toute l'infanterie suivait, lorsque les manœuvres du prince de Waldeck qui menaçait de tourner l'armée française rappelèrent enfin le maréchal d'Humières à la raison ; il fit sonner la retraite. Les troupes se replièrent tristement, mais en bon ordre, quoique le canon de l'ennemi, disposé sur des hauteurs, ouvrit de longues trouées dans la profondeur des colonnes. Un maréchal de camp, M. de Saint-Gelais, fut frappé d'un boulet qui lui emporta la tête. Quand on  compta les morts et les blessés, il se trouva, des uns, dix officiers, cent sept soldats, des autres, quatorze officiers, cent cinquante-six soldats, pour le seul régiment des gardes françaises ; le régiment de Champagne avait perdu tous ses officiers supérieurs, colonel, lieutenant-colonel, major, sept capitaines, huit lieutenants. L'armée, au total, était affaiblie d'un millier d'hommes. Le roi, écrivit Louvois au maréchal d'Humières[70], a été bien mortifié d'apprendre la perte que l'on a faite devant Valcourt.

Cette misérable affaire, cette échauffourée eut, dans toute l'Europe, le retentissement d'une grande bataille. Satisfait de son avantage, le prince de Waldeck ne voulut pas le compromettre ; il décampa silencieusement, une belle nuit, repassa la Sambre, et, la droite appuyée à Charleroi, il attendit. Cette manœuvre acheva de ruiner la petite réputation du maréchal d'Humières, qui s'était vanté de prendre, sur le même terrain, la revanche de son échec. Le 5 septembre, il s'avança jusqu'au bord de la Sambre, et se contenta d'engager avec son adversaire, la rivière entre deux, un combat d'artillerie sans aucun effet. Cependant, comme il avait appelé à lui les détachements qui gardaient la Flandre, des partis espagnols entrèrent sur les terres de France et pillèrent à leur aise les châtellenies de Lille et de Tournai. Ainsi se termina la campagne de 1689 dans les Pays-Bas.

Il n'était pas difficile au maréchal de Duras de faire mieux, sur les bords du Rhin, que le maréchal d'Humières sur les bords de la Sambre. C'était, depuis le mois de mai précédent, un bruit général, à Vienne et dans tout l'Empire, que les Allemands devaient chasser les Français de Bonn et de Mayence. Louis XIV et Louvois en étaient bien avertis ; ils avaient mis dans ces deux places, assez mal fortifiées d'ailleurs, de lions gouverneurs, des officiers éprouvés, des troupes d'élite, et des approvisionnements à suffire, d'après l'expérience des guerres passées, aux plus longs sièges. De toutes les entreprises que pouvaient tenter les Allemands, c'était celle qui non-seulement déplaisait le moins à Louis XIV et à Louvois, mais encore leur agréait davantage, parce qu'ils étaient persuadés que l'ennemi devait, grâce à leurs précautions, y user et ruiner le plus assurément ses forces. Ces sentiments, nous les retrouvons exactement notés dans un passage du Journal de Dangeau[71] : L'on dit toujours dans l'armée de M. de Lorraine qu'il assiégera Mayence ; on le souhaite fort ici, et on ne croit pas qu'il l'ose.

Dès le 30 mai, quelques troupes de Saxe, de Hesse et de Brunswick s'étaient montrées aux environs de Mayence et n'avaient pas cessé d'escarmoucher avec les partis détachés de la garnison ; mais la place n'était ni investie ni bloquée même. La première quinzaine de juin s'écoula sans que les confédérés allemands parussent avoir pris leurs résolutions dernières. Enfin, vers le 15, il y eut à Francfort un grand conseil de guerre entre le duc de Lorraine, général en chef des troupes de l'Empereur, les Électeurs de Bavière et de Saxe, le landgrave de Hesse, et l'un des fils de l'Électeur Palatin. Les forces réunies de ces princes pouvaient s'élever à quatre-vingt-dix mille hommes, dont quarante-cinq mille de troupes impériales. Jaloux de son indépendance, l'Électeur de Brandebourg avait résolu d'agir à part, avec les vingt mille hommes qui lui appartenaient. Somme toute, c'était une armée de cent dix mille hommes que les confédérés allaient porter sur le Rhin.

Celle que Louis XIV pouvait leur opposer, avec l'obligation de laisser de grosses garnisons dans les places, atteignait à peine le chiffre de quarante mille hommes. Aussi Louvois ne se lassait-il pas de recommander aux chefs de cette armée la plus grande circonspection. Chamlay avait ouvert l'avis d'attaquer l'Électeur de Bavière, dont le corps était demeuré sur la rive droite du Rhin, mais couvert par le Neckar, tandis que le duc de Lorraine, avec le gros de ses forces, avait passé le fleuve à Andernach, le 1er juillet. Sa Majesté voit avec peine, lui répondait Louvois, que Nous ne vous souveniez point de ce qu'elle vous a tant de fois dit à votre départ, qui est qu'il ne convenoit point à son service de rien hasarder, et que, au contraire, Sa Majesté vouloit que l'on s'appliquât uniquement à la conservation de ses troupes, et à prendre sur ses ennemis les avantages que l'on pourra, sans se commettre à des actions incertaines. Comme il n'y en a pas une dans la guerre qui le soit davantage que d'aller percer des forêts, pour attaquer une armée postée derrière une bonne rivière et apparemment retranchée, si elle attend M. de Duras, il faudra donner un combat désavantageux, ou perdre bien du temps à demeurer en présence, et ensuite se retirer comme l'on est venu.

Le maréchal de Duras devait s'en tenir à ses ordres, qui étaient, dès qu'il saurait Bonn, Mayence ou Mont-Royal assiégés, de ruiner le pays de Bade et la partie du Palatinat où M. de Montclar n'avait pas fait assez de ravages à la fin de l'année précédente[72]. Et comme Chamlay lui-même y trouvait à redire, au moins pour la gloire : Au surplus, répliquait Louvois[73], vous faites un des faux raisonnements qu'il y ait au monde, quand vous dites qu'il ne conviendroit pas à la réputation des armes du roi de passer le Rhin pour détruire les postes d'entre la rivière qui passe à Rastadt et le Mein ; rien ne seroit plus utile au service de Sa Majesté ; et, quant à la réputation de ses armes, ce sera le bon état où seront ses armées au mois d'octobre prochain qui l'établira ; et quand vous raisonnez sur un autre principe, vous raisonnez extrêmement faux.

Il convient d'ajouter que le maréchal de Duras n'était plus, pour sa part, aussi pressé de livrer une bataille avec la cavalerie qu'il avait. Ce sont des troupes, disait-il[74], qui fondront à la première fatigue. Il est aisé d'en juger, à voir les cavaliers, la plupart pâles, tristes et exténués, quoiqu'ils n'aient pas essuyé de grandes fatigues, et que l'on ait eu soin de leur faire donner de la viande.

Les alliés avaient enfin commencé d'agir à l'extrémité la plus éloignée de leur ligne d'opération. C'était l'Électeur de Brandebourg qui avait attaqué, le 18 juin, et pris, le 26, la ville de Kaiserswerth, un méchant poste où il n'y avait qu'une centaine de Français et cinq cents Allemands du régiment de Fürstenberg, lesquels, à peine rendus, s'étaient hâtés de prendre parti dans les troupes Électorales. De Kaiserswerth, l'armée de Brandebourg avait marché vers Bonn, dont les fortifications n'étaient pas beaucoup meilleures, mais dont la garnison valait infiniment mieux. S'attaquer dans les formes à six mille Français commandés par le baron d'Asfeld, c'était hasarder beaucoup ; rien que pour prendre une redoute séparée de la place par le cours du Rhin, et défendue seulement par soixante hommes, il fallut sept jours de tranchée ouverte[75]. Au lieu d'un siège, l'Électeur essaya d'un bombardement ; il mit en batterie jusqu'à cent canons et mortiers. Il réduisit la ville en poudre ; mais la garnison, abritée dans des souterrains, ne souffrit guère de ce feu terrible.

Tandis que l'Électeur de Brandebourg hésitait à passer le Rhin, pour former, autour de Bonn, une attaque régulière, le duc de Lorraine s'était enfin décidé à faire investir Mayence, le 17 juillet ; il avait quarante-cinq mille hommes, auxquels vinrent s'ajouter, huit jours après, les troupes de l'Électeur de Bavière. La place, au confluent. du Rhin et du Mein, ou plutôt en face du confluent, puisqu'elle occupait la rive gauche du fleuve, était grande, bien bâtie, entourée d'une bonne enceinte bastionnée, mais à peu près sans dehors ; il n'y avait pas à compter sur la citadelle, qui était beaucoup trop petite. La garnison était de neuf mille hommes d'excellentes troupes, sous les ordres du marquis d'Huxelles, commandant en chef. Un très-habile ingénieur, M. de Choisy, dirigeait les travaux de défense, et M. de Vigny, colonel des bombardiers, le service de l'artillerie. Les assiégeants n'ouvrirent la tranchée que le 24 juillet ; ils firent deux attaques, l'une qu'on appelait l'attaque de Lorraine, contre le front sud-ouest de la place ; l'autre, l'attaque de Bavière, au sud-est, contre la citadelle et les ouvrages situés entre la citadelle et le Rhin.

Les ingénieurs allemands multipliaient les précautions ; ils n'avançaient un pied que lorsqu'ils avaient bien assuré l'autre ; et cependant, le terrain qu'ils croyaient avoir gagné, M. d'Huxelles le reprenait souvent, à leur grand déplaisir ; il les incommodait par des embuscades ; il tirait du canon, faisait des sorties, bouleversait les travaux d'approche, frappait des coups étourdissants ; il était déjà rentré dans la place que l'ennemi n'était pas encore revenu de sa surprise. Pour moi, disait Louvois à Vauban[76], je ne crois point, à moins d'un accident que je ne prévois pas, que les Allemands se rendent maîtres de Mayence d'ici à trois mois. Quand il s'adressait à d'autres qu'à Vauban, c'était, avec un peu plus de forfanterie et de légèreté peut-être, le même langage[77] : Je suis persuadé que M. de Lorraine ne croit pas se rendre maître de Mayence en six semaines, et j'ai si bonne opinion de lui que je compte qu'il ne croit point prendre cette place. C'est un misérable métier, pour un homme comme lui, que de commander une armée de pièces rapportées. L'esprit de raillerie avait gagné Dangeau lui-même ; il écrivait dans son journal[78] : M. de Brandebourg demande à M. de Lorraine de l'infanterie pour le siège de Bonn, et M. de Lorraine en demande à M. de Brandebourg pour le siège de Mayence.

Quelle que fiât la sécurité de la cour et la confiance de Louvois en particulier, le ministre ne laissait pas de songer que cette ligne du Rhin, si vaillamment défendue, mais si puissamment attaquée, pourrait bien être forcée, quelque jour, et donner passage à l'ennemi jusqu'à la Meuse. Il résolut donc, afin d'empêcher le duc de Lorraine de séjourner et de vivre sur cette partie de la frontière française, de refaire ce qu'il avait fait jadis, contre le même adversaire, dans la vallée de la Sarre. Cependant il n'ordonna pas, comme en 1677, une dévastation absolue ; il se réduisit à défendre aux riverains de la Meuse, entre Verdun et Mézières, d'ensemencer en blé, pendant deux ans, les terres situées sur les deux rives, à moins de quatre lieues du fleuve[79]. Quand cette résolution de Louvois lui fut connue, Chamlay se récria : il y voyait, dans un avenir prochain, le dépeuplement et la ruine d'une fertile province ; il y voyait, dans le présent, un témoignage de crainte, un aveu de faiblesse, et, pour ainsi dire, un acte de désespoir[80]. Louvois lui répondit qu'il exagérait à plaisir, puisque, le blé seul étant exclu, mais non pas les autres grains, le sacrifice imposé aux gens du pays n'allait qu'à diminuer leurs profits d'un tiers tout au plus ; et quant à l'effet moral, c'est, ajoutait-il[81], un raisonnement bien faux que de dire qu'il vaille mieux laisser aux ennemis les moyens de subsister sur la Meuse que de montrer qu'on appréhende qu'ils y viennent.

Cependant, pour la sécurité de Strasbourg, de Philisbourg et de Landau, Chamlay voyait et faisait lui-même dévaster la terre allemande, et non-seulement il ne s'apitoyait pas, mais encore il s'étonnait et s'indignait de la résistance des populations. M. de Mélac revint hier au soir sans avoir rien fait, écrivait-il à Louvois ; il a trouvé tout le pays des Deux-Ponts armé et plein de schnapans qui tiroient sur lui de tous les buissons et à tous les passages. Il faut absolument mettre ces peuples-là à la raison, soit en les faisant pendre, soit en brûlant leurs villages. Jamais, dans les guerres précédentes les plus aigries, il n'y a eu un déchaînement pareil à celui de ces maudits paysans-là. Une chose qui doit surprendre est qu'ils ne veulent pas de quartier, et, quand on n'a pas pris la précaution de les désarmer en les prenant, ils ont l'insolence de tirer au milieu d'une troupe[82].

Dans cet itinéraire jalonné de ruines, où l'armée française, en tournée de ravage, devait parfaire son œuvre et marquer son passage par de nouveaux dégâts, la première étape et la plus considérable, c'était Heidelberg. M. de Duras y marcha dès les premiers jours du mois d'août ; mais il se trouva qu'en effet M. de Tessé avait si mal accompli, cinq mois auparavant, son office de destructeur, qu'il y avait tout à refaire ; Si ce n'est le château qui était perdu, la ville de Heidelberg avait relevé ses maisons et réparé ses murs ; elle venait de recevoir une garnison de trois mille hommes des troupes de Bavière. Elle était hors d'insulte ; pour l'assiéger dans les formes, il fallait plus de temps et de moyens que n'en avait le maréchal de Duras. Après trois jours de halte en vue de la place, il se retira. Un intendant, qui voulait faire sa cour à Louvois, lui dénonça cette retraite comme l'effet d'une cabale parmi les officiers généraux, et cela, malgré les vains efforts de Chamlay pour leur persuader d'attaquer la ville[83]. C'était une calomnie. Chamlay n'avait pas été d'un autre avis que les généraux. Je suis très-fâché, disait-il, du contre-temps d'Heidelberg, et du chagrin et de la mortification que ce mauvais succès donnera au roi ; mais son regret n'allait pas plus loin ; il reconnaissait lui-même qu'il n'y avait rien à faire[84].

Quant au maréchal de Duras, averti de ces méchants bruits et d'autres encore, il écrivait à Louvois, quelques jours après : Je ne sais pas où est le dégoût que j'ai pu avoir sur Heidelberg ; je n'ai jamais songé à y aller que pour voir s'il étoit aussi mauvais que l'on vous l'avoit dit. J'ai vu, par une lettre que vous avez écrite à M. de Chamlay, que l'on avoit mandé à Paris les desseins que l'on avoit, avant qu'ils aient été exécutés. Je m'étonne que vous en soyez surpris, vous qui êtes nourri parmi les courtisans qui veulent deviner, et qui écrivent pour l'ordinaire tout ce qui est apparent. Il faudroit avoir plus de vieux officiers dans l'armée, et moins de courtisans qui sont accoutumés à écrire et à vouloir deviner[85].

Ce que M. de Duras n'avait pas pu faire à Heidelberg, il l'avait fait à Sinzheim, à Wisloch, à Bruchsal, à Dourlach ; il était en train de le faire à Pforzheim, Bade, Offenburg et Stolhofen ; tous ces lieux furent pillés, détruits et brûlés. Quelques pièces de canon, des armes, trois ou quatre mille hommes pris sans résistance, telle était la part du roi ; les troupes s'étaient d'abord fait la leur. Si M. de Duras m'avoit voulu croire, disait Chamlay, il n'auroit jamais souffert qu'on entrât dans les lieux que l'on vouloit brûler. Dourlach, par exemple, qui étoit plein de toute sorte de biens, a été abandonné aux troupes pendant le séjour que l'on y a fait. Il est sûr que, pendant ce temps-là, aucun cavalier n'a eu soin de son cheval et ne lui a donné à manger, sans compter le poids excessif de toutes sortes de nippes dont ils surchargeoient leurs chevaux dans les marches. Comme je sais par expérience que rien n'est plus dangereux pour les troupes que cet excès de pillage, je ferai ce que je pourrai pour empêcher M. de Duras de le permettre dans la suite[86].

Tandis que l'armée du maréchal de Duras s'avilissait et s'affaiblissait par ces tristes exploits, le corps du marquis de Boufflers, dans l'Électorat. de Trèves, relevait, par une action d'éclat, l'honneur des armes françaises. Seize cents hommes, en grande partie des troupes de l'Empereur, étaient venus occuper la ville et le château de Kocheim, sur la Moselle, entre Mont-Royal et Coblentz. Irrité de ce voisinage auquel il attribuait un redoublement marqué d'effervescence parmi les gens du pays, M. de Boufflers marcha sur Kocheim, avec quatre bataillons, de la cavalerie et de l'artillerie, enfonça les portes à coups de canon, lança ses troupes à l'assaut, tua huit ou neuf cents hommes, et fit prisonnier le reste. Six drapeaux conquis l'épée à la main furent envoyés à Louis XIV[87]. Ils ont fait une fort jolie action, disait madame de Sévigné des soldats du marquis de Boufflers[88], ils ont fait une fort jolie action pendant que le maréchal d'Humières se faisoit battre à Valcourt. C'était le même jour en effet, le 25 août, que les deux généraux, sur la Sambre et sur la Moselle, avaient eu des fortunes si diverses.

Le succès de Kocheim, venant par dessus l'échec de Valcourt, parut décider Louis XIV à donner un peu moins d'attention aux affaires de Flandre, un peu plus aux affaires du Rhin. Il y avait longtemps déjà que Louvois pressait Louis XIV de s'occuper de Mayence. Il me semble, lui écrivait-il le 11 août, qu'il vaut mieux penser au secours de Mayence que d'empêcher une course dans la châtellenie de Lille. Cependant, le 29, Louvois mandait encore à Chamlay : Je ne réponds rien sur ce qui regarde le secours de Mayence, parce que je ne sais point encore la résolution que Sa Majesté prendra 3[89]. Mais le lendemain, le courrier de M. de Boufflers est arrivé ; Louis XIV a pris sa résolution. Le 31 août, Louvois donne expressément à M. de Duras l'ordre formel de marcher vers Mayence ; en ralliant sur son passage tous les détachements de son armée, il aura vingt-huit bataillons et cent quarante-deux escadrons, c'est-à-dire une force de quarante mille hommes, que l'arrivée prochaine du duc de Choiseul, avec quatorze bataillons et dix-huit escadrons détachés de l'armée de Flandre, portera bientôt à plus de cinquante mille.

La dépêche suivante, adressée par Louvois à Chamlay, le 2 septembre, indique parfaitement ce qu'on attendait du maréchal : Vous aurez vu, par la dernière lettre que j'ai écrite à M. de Duras, que le roi pense tout de bon à faire secourir Mayence, et les raisons pour lesquelles il ne croit point qu'il faille délivrer Bonn avant Mayence, puisque tout ce que l'on a à appréhender, en allant secourir Mayence, c'est que M. de Brandebourg ne quitte Bonn pour aller faciliter la continuation du siège de Mayence. M. de Lorraine ne peut venir au-devant de M. de Duras qu'avec de fort mauvaises troupes, de manière que, pourvu que M. de Duras veuille approcher de Mayence avec les mesures nécessaires pour que M. de Lorraine ne le puisse attaquer ou dans une marche ou étant mal posté, il y a de l'apparence que M. de Lorraine sera battu ou obligé de lever le siège. Il n'y a que deux seuls cas auxquels il seroit nécessaire de l'attaquer dans ses lignes, qui est si la place étoit en état d'être emportée d'assaut dans vingt-quatre heures, ou qu'il fût absolument impossible à M. de Duras de subsister auprès de lui.

Mais voici qu'au lieu d'apprendre la marche de M. de Duras, on ne reçoit de lui que des remontrances. Naguère c'était de la cavalerie qu'il se plaignait ; maintenant c'est de l'infanterie ; sur quinze bataillons qu'il a dans son camp, il y a plus de dix-huit cents hommes à l'hôpital, et plus de huit cents qui traînent et qui retomberont à la première fatigue[90]. Chamlay lui-même voit bien des difficultés : Il faut convenir, dit-il en homme découragé, que l'Empire n'a jamais été si uni qu'il est, que son engagement au siège de Mayence est terrible[91].

Ces doléances à peine reçues, Louvois dépêche un courrier à Bordeaux où commande le maréchal de Lorge, frère de M. de Duras ; ordre au maréchal de se jeter dans une chaise de poste et d'accourir à Versailles, au plus vite et tout d'une traite : Et afin de vous tirer de la peine où un pareil ordre pourroit vous mettre, ajoute le ministre, Sa Majesté veut bien que je vous explique qu'elle n'a pas trouvé en M. votre frère ce qu'elle s'étoit attendue pour le commandement de son armée d'Allemagne, lequel, après avoir été informé par Sa Majesté de la' conduite qu'elle désiroit qu'il tint dans tous les cas qui pourroient arriver, a paru avoir oublié tout ce que Sa Majesté lui avoit dit elle-même, dès qu'il a été en Alsace, et l'a accablée de propositions toutes plus opposées les unes que les autres à ce que Sa Majesté lui avoit expliqué de ses intentions. Cela n'a pas causé un grand préjudice à son service, jusqu'à ce qu'il a été question de passer le Rhin ; mais, depuis ce temps-là, il est impossible que vous n'ayez appris tous les contre-temps qui se sont passés qu'il est inutile que je vous explique, présentement que Sa Majesté a envoyé ses ordres pour faire marcher son armée du côté de Mayence pour essayer de le secourir. Sa Majesté croit qu'il est nécessaire de fortifier M. votre frère de vos avis pour bien exécuter ce qu'elle a projeté sur cela ; et c'est pourquoi elle m'a commandé de vous dépêcher ce courrier en toute diligence, pour vous faire comprendre qu'il n'y a pas de temps à perdre[92].

En attendant que le maréchal de Lorge fût à portée de recueillir la succession de son frère, car le partage du commandement n'était que pour la forme, Louvois ne laissait pas de presser de toute son énergie la marche de M. de Duras[93]. Ce n'est pas qu'il ne crût le marquis d'Huxelles en état de prolonger sa défense. Les dernières nouvelles du siège étaient du 5 septembre ; on savait qu'à cette date le marquis d'Huxelles en était à sa vingt-deuxième sortie, qu'il avait tué beaucoup de monde aux assiégeants, et qu'enfin ceux-ci n'avaient pas encore attaqué la contrescarpe. Comme Mayence s'est bien défendu jusqu'à présent, écrivait Louvois à Chamlay, le 8 septembre, il y a lieu d'espérer que tout ce que MM. de Bavière et de Lorraine ont essuyé, pendant le mois passé, ne sont que des fleurs au prix de ce qu'ils trouveront à l'attaque du chemin couvert, au passage du fossé et aux assauts qu'il faudra donner aux bastions.

Le 9, Chamlay mandait à Louvois que l'infanterie et l'artillerie s'apprêtaient à marcher décidément, le 11, des environs du Fort-Louis, et la cavalerie le lendemain. Du Fort-Louis à Mayence, la distance était grande ; il y avait à peu près dix jours de marche, et c'était ces dix jours-là que M. de Duras avait déjà perdus. Le roi, lui écrivait le ministre irrité, continue à voir avec bien du déplaisir que le temps que vous avez différé à exécuter ses ordres le mette au hasard de ne point secourir Mayence et de ne pouvoir même retirer la garnison de Bonn. Cette garnison, c'était le maréchal de Lorge qui devait l'aller chercher à la tête des troupes détachées de Flandre, et la mener, avec ce puissant renfort, à l'armée d'Allemagne.

En même temps qu'il gourmandait la lenteur du maréchal de Duras, le 12 septembre, Louvois expédiait au marquis d'Huxelles une dépêche encore plus importante : Le roi, lui disait-il[94], avoit envoyé ses ordres à M. de Duras, dans les derniers jours du mois passé, pour se mettre en état de secourir Mayence. M. de Duras, au lieu de se conformer aux ordres de Sa Majesté et de représenter, en marchant, ce qu'il a cru de contraire au service du roi dans l'exécution de cet ordre, a pris le parti de différer de marcher jusqu'à ce qu'il eût réponse d'un courrier qu'il a dépêché, de manière qu'au lieu d'arriver du 15 au 20 de ce mois, comme il auroit pu faire, s'il s'étoit conformé aux ordres de Sa Majesté, il ne pourra arriver que dans les derniers jours de ce mois. Nous avons appris que M. de Brandebourg a reçu des lettres si pressantes de MM. de Bavière et de Lorraine, qu'il s'est résolu à se contenter de bloquer Bonn et à envoyer une partie de ses troupes devant Mayence, dès qu'il apprendra que M. de Duras se mettra à portée de s'en approcher. Les renforts de M. d'Hanovre et de M. de Brandebourg rendront le secours de Mayence extrêmement difficile, et comme Sa Majesté ne veut point que vous couriez risque d'être prisonnier de guerre, Sa Majesté m'a commandé de vous donner avis de l'état des choses, afin que vous vous régliez sur le temps de capituler. Vous connoissez la conséquence dont il est, pour la réputation de ses armes, et pour empêcher que les ennemis ne fassent d'autres progrès cette campagne, de pousser la défense de Mayence tout aussi longtemps qu'il sera possible, sans vous exposer, et votre garnison, à être prisonniers de guerre. Aussi Sa Majesté est bien persuadée que vous ne capitulerez pas qu'après avoir continué à causer aux ennemis tout le dommage qui vous sera possible. Vous ne sauriez lui rendre un service plus agréable ni plus utile au bien de son État.

Le lendemain, 15 septembre, la cour voyait arriver, d'un côté, le maréchal de Lorge qui accourait de Bordeaux, et de l'autre, le courrier d'Allemagne qui annonçait, à la fois, une victoire du marquis d'Huxelles et la capitulation de Mayence. C'était à n'y rien comprendre. Les assiégeants eux-mêmes n'y avaient rien compris d'abord.

Après avoir, pendant douze heures, le 6 septembre, fait un feu roulant de toutes leurs batteries, armées de cent dix pièces, canons et mortiers, ils avaient, des deux attaques de Lorraine et de Bavière, assailli la contrescarpe, vers quatre heures du soir, avec vingt-cinq ou trente bataillons à la fois. Pendant deux heures et demie, on s'était pris corps à corps, fusillé à bout portant, chargé et rechargé à la baïonnette ; jamais, de mémoire de brave, ou n'avait vu un tel acharnement de part et d'autre ; enfin, la nuit venant, les assiégés avaient fait un suprême effort et les assaillants s'étaient retirés, laissant dans les boues sanglantes du chemin couvert et sur les glacis labourés par le canon, cinq mille des leurs tués ou blessés. Après quarante-huit jours de tranchée ouverte, après vingt-deux sorties, l'héroïque garnison de Mayence n'avait pas remporté, sans le payer de beaucoup de sang, ce dernier triomphe ; cependant elle était forte encore, confiante et résolue ; elle avait des provisions de courage, mais les armes et les munitions lui manquaient ; plus de poudre et des mousquets à peine.

Depuis le commencement du siège, on n'avait reçu aucune nouvelle de France ; les Allemands étaient si nombreux et faisaient si bonne garde que rien n'avait pu pénétrer dans la place. Isolé, désarmé, responsable de tant de braves gens dont leur chef disait qu'ils étaient tous des Césars, que pouvait, que devait faire le marquis d'Huxelles ? Conserver ces braves gens, leur ménager, à l'extrême limite de la défense, une glorieuse retraite, leur épargner de cruelles appréhensions, épargner à l'ennemi lui-même l'horrible tentation des vengeances sur des prisonniers à merci. Vainqueur, il résolut de capituler dans sa victoire, et il fit bien. A peine eut-il dicté ses conditions, le 8 septembre, on laissa passer jusqu'à lui un émissaire du maréchal de Duras. Il répondit sur le champ au maréchal : L'homme qui m'a rendu vos lettres du 2 et du 3, est venu trop tard ; car n'ayant reçu aucune lettre de la cour ni des vôtres de tout le siège, et ne me restant plus de poudre et de mousquets que ce qu'il m'en falloit pour disputer une capitulation, j'avois envoyé des otages à l'armée ennemie et j'en avois reçu des leurs, quand il est arrivé. J'ai cru même que, ne me restant pas assez de munitions pour attendre le temps que vous me marquez, je ne devois faire nul incident à la capitulation qui avoit été proposée. Je sortirai dimanche matin d'ici avec toute la garnison pour aller à Landau[95].

Il sortit en effet, le 11 septembre, tambour battant, drapeaux au vent, avec six pièces de canon, deux mortiers et les bagages. Il emmenait avec lui cinq mille hommes valides, et trois cent cinquante malades ou convalescents qui s'étaient trouvés en état de le suivre. Il y avait eu, pendant le siège, soixante officiers et huit cents soldats tués, cent trente officiers et douze cents soldats blessés. La capitulation portait que les blessés seraient embarqués sur le Rhin et conduits à Philisbourg ; il en mourut environ deux cents pendant la route ; mais tous ne moururent pas seulement de leurs blessures[96]. On vit bien, par un atroce exemple, quel eût été le sort de la garnison, si le marquis d'Huxelles n'avait pas capitulé. Malgré la vigilance du duc de Lorraine, homme de cœur et d'honneur, il y eut, dans son armée, des furieux qui portèrent des mains violentes sur les blessés français. Les Saxons, écrivait Chamlay, le 25 septembre, les Saxons en ont dépouillé dix ou douze à Mayence et les ont jetés vivants dans le Rhin. Aussitôt qu'on aura quelque avantage sur les Saxons, il faudra les traiter avec toute la cruauté et toute la barbarie possible, afin de se venger de ces gens-là qui n'ont que la figure et la face d'hommes. Quelle guerre !

Il faut rendre ce témoignage aux troupes du maréchal de Duras, qu'après la triste campagne qu'elles venaient de faire, l'espoir de secourir Mayence les avait soudain tirées de leur affaissement physique et moral ; elles n'étaient déjà plus les mêmes. C'était le tort du maréchal de s'être trop défié d'elles ; et comme elles surent que cette défiance avait été la cause des retards déplorables auxquels on pouvait attribuer en grande partie la chute de Mayence, elles ne la pardonnèrent pas à leur chef[97]. Le maréchal de Duras ne s'en releva jamais. A Versailles, à Paris, dans toute la France, l'émotion fut la même que dans l'armée. Mayence rendue ! s'écriait, du fond de la Bretagne, madame de Sévigné ; Mayence rendue ! Cette nouvelle nous a surprises ; on étoit si aise de ce siège que je me moquois toujours de M. de Lorraine. Le marquis d'Huxelles a manqué de poudre et de mousquets ; il nous sembloit aussi que les secours étoient un peu lents[98].

Comment la poudre avait-elle manqué ? L'approvisionnement était tel que les hommes les plus autorisés l'avaient déclaré plus que suffisant. Chamlay n'hésitait pas à dire que, trois mois auparavant, il avait proposé au maréchal de Duras d'envoyer à Mayence toute la poudre qui se trouvait dans l'armée, mais qu'ayant su de M. de La Frezelière, un maître en fait d'artillerie, qu'il y en avait plus de deux cent cinquante mille livres dans la place, il avait retiré sa proposition, parce qu'une telle quantité de poudre lui avait paru raisonnable ; et M. de La Frezelière n'hésitait pas davantage à confirmer le témoignage de Chamlay[99]. Dès le 15 septembre, Louvois avait écrit à M. de Duras[100] : Sa Majesté compte que, après que M. d'Huxelles sera arrivé à Landau, il lui rendra compte de ce qui s'est passé pendant le siège, durant lequel deux cent cinquante milliers de poudre et cinq mille mousquets de rechange eussent pu être mieux ménagés.

Le marquis d'Huxelles n'eut pas de peine à démontrer que, par la durée des attaques, le nombre des assiégeants, la violence et la continuité du feu, le siège de Mayence ayant dépassé tous ceux qu'on avait encore vus, toutes les anciennes règles, toutes les proportions, tous les calculs avaient été renversés, et que de ce fait imprévu, inouï, où tout le monde avait été surpris, où personne, par conséquent, n'était en faute, il n'y avait qu'à tirer un nouvel enseignement pour l'avenir. On n'y manqua pas ; dès le 20 septembre, Louvois faisait doubler, à Mont-Royal, l'approvisionnement de poudre, qui n'était que de deux cent vingt mille livres[101].

Madame de Sévigné, renseignée de Versailles, écrivait à sa fille : On dit que le marquis d'Huxelles sort de ce siège avec l'estime des amis et des ennemis. C'était l'opinion des gens sensés, justes, éclairés, c'est-à-dire du petit nombre ; mais les jaloux, les envieux, les sots, les badauds, les ignorants, la grande foule, en un mot, rendit un arrêt tout contraire ; médiocrement accueilli à Versailles, le marquis d'Huxelles le fut tout à fait mal à Paris ; on décida que la plus belle défense du monde était la plus pitoyable, et que celui qui l'avait faite en demeurait déshonoré dans toute l'Europe.

Injuste dans ses ressentiments contre les personnes, l'opinion publique avait raison contre l'événement qui l'avait soulevée. La chute prématurée de Mayence était un grave échec pour le gouvernement de Louis XIV. Louvois, ferme devant le monde, découvrait dans l'intimité ses chagrins et ses inquiétudes. La reddition de Mayence, écrivait-il à Tilladet, change fort la face des affaires ; je ne vous en dis rien, parce que ce n'est pas une matière à traiter par écrit. Il y a apparence que l'année prochaine ne sera pas meilleure que celle-ci ; car s'il est vrai que les Turcs aient été battus, ils feront assurément la paix cet hiver ; et, si cela est, la compagnie augmentera sur le Rhin ; et comme apparemment le prince d'Orange n'aura plus d'inquiétude du côté d'Irlande, il faut compter que l'on verra aussi de ses troupes en Flandre[102].

Il y avait une conséquence beaucoup plus prochaine : c'était la perte de Bonn. Tous les projets qui avaient été faits pour en retirer la garnison n'étaient plus praticables ; le duc de Lorraine, aussitôt après la capitulation de Mayence, avait rejoint l'Électeur de Brandebourg ; et quand bien même l'armée du maréchal de Duras eût été assez forte pour affronter les forces réunies de l'Allemagne, il lui aurait fallu vingt jours de marche avant d'arriver aux environs de Bonn. L'éloignement de cette place, Mayence ayant succombé, la rendait d'ailleurs inutile ; elle ne valait pas la chance d'une bataille perdue.

Enfermé depuis trois mois dans de mauvais remparts, bombardé longtemps, puis bloqué, puis enfin assiégé dans les formes, le baron d'Asfeld prolongea jusqu'au 10 octobre sa défense opiniâtre ; une violente attaque ayant, la veille, mis les assiégeants en possession de la contrescarpe, il capitula. Le 13 octobre, dix-huit cents hommes valides et douze cents blessés ou malades sortirent de Bonn pour être reconduits à Thionville, avec les honneurs de la guerre. C'était pour ces braves gens un mortel chagrin de ne pas voir à leur tête en ce moment leur chef héroïque ; ils ne devaient plus l'y voir jamais. Le baron d'Asfeld, grièvement blessé le dernier jour du siège, n'eut pas même la consolation d'atteindre, avant de mourir, la terre française ; en arrivant à Aix-la-Chapelle, il expira. Louis XIV et Louvois le regrettèrent profondément ; il y avait dans cet homme de guerre un général en chef. Les envieux, parce qu'il était mort, voulurent bien rendre justice à son mérite.

Tandis que les armées allemandes étaient réunies au siège de Bonn, Louvois avait recommandé au maréchal de Duras de profiter du terrain libre, de rentrer dans le Palatinat, d'achever la ruine de Worms, d'Oppenheim, de Kreutznach, et de détruire Alzey et Frankenthal, deux villes épargnées naguère[103]. Pour finir la campagne comme il l'avait commencée, le maréchal accepta cette mission d'abord, puis il hésita et s'arrêta ; il dépêcha des courriers, il demanda de nouveaux ordres[104]. Enfin, ne pouvant s'y décider lui-même, il envoya le duc de Villeroi prendre et détruire Alzey. Quand cela fut fait, il remit le commandement à son frère, le maréchal de Lorge, qui, cependant, avec un corps séparé, couvrait la frontière entre la Meuse et la Moselle. D'ailleurs la campagne était finie ; peu de jours après la prise de Bonn, les princes allemands avaient séparé leurs troupes.

Dans cette année si malheureuse, il n'y avait eu qu'un événement favorable à Louis XIV ; le 12 du mois d'août, le pape Innocent XI était mort. Dès qu'il l'avait su malade, Chamlay s'était hâté d'écrire à Louvois : S'il est permis de pouvoir se réjouir de la mort prochaine de quelqu'un, ce doit être de celle du pape, qui, pendant qu'il a vécu, a causé tant de désordre par son opiniâtreté et par son emportement. Le roi ne doit rien omettre des moyens qu'il a entre les mains, et doit employer l'adresse et les insinuations, et même l'argent, qui est un moyen plus court et plus sûr qu'aucun autre, et qui est en usage depuis longtemps à la cour de Rome, pour se procurer un pape plus sage et moins partial que le dernier. Il faut encore que le roi s'applique à établir une bonne intelligence entre ses cardinaux nationaux ; je connois assez le génie de ces messieurs pour pouvoir parler ainsi[105].

On n'avait pas attendu les avis de Chamlay. Le duc de Chaulnes était dans son gouvernement de Bretagne, dont il faisait les honneurs à madame de Sévigné, lorsqu'il reçut un courrier dépêché de Versailles, le 8 août. Ce courrier, c'est madame de Sévigné qui fait ce récit à sa fille, ce courrier portoit une lettre du roi que j'ai vue, toute remplie de ce qui fait obéir et courir, et faire l'impossible. Nous reconnûmes le style et l'esprit décisif de M. de Louvois, qui ne demande point pouvez-vous faire un voyage à Rome ? Il ne veut ni retardement ni excuses ; il prévient tout. Le roi mande qu'il a résolu de l'envoyer à Rome, parce qu'il n'a jugé que lui capable de faire la plus grande chose qui soit dans l'Europe, en donnant à l'Église un chef qui puisse également gouverner l'Église et contenter tout le monde, et la France en particulier ; que la satisfaction qu'il a eue des deux autres exaltations que M. de Chaulnes a faites lui fait croire qu'il n'en aura pas moins de celle-ci, qui est la plus importante ; qu'ainsi M. de Chaulnes parte incessamment pour venir recevoir ses ordres[106]. Le duc de Chaulnes s'en alla donc à Rome pour la troisième fois, et contribua beaucoup à l'élection du cardinal Ottoboni, qui prit le nom d'Alexandre VIII[107]. Le compliment que fit au successeur d'Innocent XI l'ambassadeur de Louis XIV ne consista pas seulement en belles paroles ; Avignon et tout le Comtat restitués, ou plutôt cédés gracieusement au nouveau pape, étaient bien de quelque valeur, sans compter que le roi de France y joignit bientôt l'abandon des franchises[108].

Il est certain que le rapprochement des cours de France et de Rome fut, pour la politique de Louis XIV, un de ces succès qu'un gouvernement ne saurait payer trop cher, et pour les alliés un échec dont ils ne cherchèrent pas à dissimuler l'importance, ni l'inquiétude qu'ils en avaient. Alexandre VIII, disait un de leurs publicistes[109], est entièrement sorti de son véritable intérêt en rentrant en alliance avec le roi ; s'il n'est pas encore tout à fait engagé, il ne sauroit prendre un meilleur conseil que celui de ne passer pas plus avant. Si le pape se contente de je ne sais quelle soumission ambiguë, il se rendra le mépris de toute l'Europe et l'objet de la haine de toute l'Église, parce qu'on fera une opposition de sa conduite avec celle de son prédécesseur, ce grand pontife Innocent XI, dont la conduite a été si ferme, si vigoureuse, et a fait tant d'honneur au Saint-Siège. Mais quand le pape continueroit à se laisser flatter par la France, et entreprendroit de porter les princes catholiques à se détacher de la ligue, ils ne devroient pas l'en croire.

C'était ce même publiciste dont les éloquentes invectives, publiées sous ce titre hardi : Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, sonnaient la charge contre le despotisme de Louis XIV, usurpateur des droits de la nation. C'était le temps où la monarchie personnelle de Louis XIV était nettement distinguée de la couronne de France, où l'on montrait à l'Europe la différence qu'elle avait à faire entre les deux, et comment elle devait conserver celle-ci en détruisant celle-là[110]. Je sais, disait à ce propos un autre publiciste encore plus hardi, je sais que les historiens les plus animés contre le roi, à mesure qu'ils exhortent tous les princes et tous les États de l'Europe à détruire la monarchie, les exhortent en même temps à ne toucher point à la couronne. Mais qui sait si les alliés entendroient cette distinction, s'ils venoient à avoir le dessus, ou s'ils la voudraient mettre en pratique, supposé qu'ils l'entendissent ? Et de là, l'auteur du Salut de la France à monseigneur le Dauphin prenait texte pour inviter le propre fils de Louis XIV à détrôner lui-même le roi son père. C'est un Phaéton qui doit être arraché du char du soleil ; il y a longtemps qu'il est incapable de le conduire, s'écriait-il ; ne voyez-vous pas tout le royaume en feu ? Si vous ne le faites, monseigneur, le peuple le fera lui-même, car il ne peut plus souffrir la tyrannie. Si le peuple ne le fait point, les princes étrangers le feront ; ils s'en sont expliqués les armes à la main ; ils ne peuvent plus supporter la fureur d'un roi qui les brûle, qui les massacre, et qui fait des déserts de leurs plus belles villes, partout où ses troupes peuvent entrer. Et si ses propres sujets ou ses ennemis ne le peuvent pas, le Dieu des vengeances le fera, car il est jaloux de sa gloire ; il ne la donne pas à un autre. Vous y aviserez, monseigneur ; il s'agit du salut de tout un royaume, il s'agit de conserver une couronne qui vous appartient. C'est ici que vous devez vous souvenir qu'il y a de certaines circonstances où un fils peut détrôner son père sans crime, et où il y aurait même du crime à ne prendre point ce parti. Et là-dessus, après avoir énuméré tous les précédents, depuis Jupiter qui enchaîna Saturne, jusqu'au récent exemple du prince et de la princesse d'Orange, l'auteur conclut en ces termes : Un roi est assez puni de se voir obligé de descendre du trône, et c'est une impiété à son fils d'insulter à ses infortunes, quoiqu'il se les soit attirées. Il faut donc choisir à Louis XIV une sainte et douce retraite, le faire vivre dans l'abondance, et lui déférer de si grands honneurs qu'il soit contraint de demeurer d'accord que ce n'a pas été le désir de régner qui vous a poussé à le dépouiller du gouvernement, que ce n'a été que son propre salut et la conservation de son royaume.

Sans aller aussi loin, l'auteur des Soupirs se contentait de plaindre le triste sort du fils de Louis XIV : Avec l'intérêt des peuples, disait-il, je ne saurai m'empêcher de regarder l'intérêt du prince, légitime héritier de la couronne, à qui l'on va laisser un squelette de royaume et une couronne imaginaire. On exclut de la connoissance et de l'administration de toute affaire jusqu'à monseigneur le Dauphin, qui a plus d'intérêt que personne à ce que les affaires soient bien administrées. On aime mieux écouter des ministres violents jusqu'à la fureur, qui donnent dans tous les foibles du roi, que de prendre les conseils d'un fils qui sans doute auroit horreur de la conduite que l'on tient au dedans et au dehors. Outre l'injustice qu'il y a à traiter ainsi un Dauphin qui n'a jamais fait paroitre la moindre inclination à la révolte, il y a aussi de l'imprudence. C'est ainsi qu'on fait les rois fainéants. Quand un prince, né pour l'administration des affaires, a été nourri jusqu'à trente ou trente-cinq ans à faire son affaire de la chasse du loup, qui sait si, après cela, il pourra se résoudre à se charger du plus pesant joug qui soit au monde, qui est le gouvernement d'un grand État ? Aussi est-ce la vue de ce ministre ambitieux qui possède et qui gouverne l'esprit du roi. Il l'entretient dans cet esprit -de jalousie contre monseigneur le Dauphin, et éloigne ce prince du conseil privé pour l'accoutumer à ne rien faire, afin que, changement arrivant par la mort de Louis XIV, Louis XV se repose de tout sur lui et le laisse régner sous son nom. Mais on espère qu'il sera trompé dans ses vues, et que Dieu ne tardera pas à rompre une tête si chargée de crimes énormes[111].

Il s'était formé contre Louvois une conjuration terrible, du dehors et du dedans. Dès l'année précédente, la police de M. de La Reynie avait mis la main sur quelques misérables, accusés de mauvais desseins contre la personne de Louis XIV, et qui n'avaient pas craint de compromettre le nom de Louvois dans leurs prétendues révélations[112]. Évidemment ils songeaient bien moins à perdre le ministre qu'à se sauver eux-mêmes en s'accrochant, pour ainsi dire, à lui ; mais la seule invention de cette complicité imaginaire ne leur serait pas venue à l'esprit, quelques années auparavant, lorsque entre Louis XIV et Louvois, au su de tout le public, l'intelligence était parfaite. Elle n'était pas mauvaise encore, quoique troublée par quelques orages, pendant la première partie de l'année 1689. C'est ainsi que, au mois d'août de cette année, Louvois avait reçu à Meudon d'augustes visiteurs. Monsieur vint hier ici, écrivait-il à Tilladet[113], le 26, et tout se seroit passé à merveille si, en trois reprises, je ne lui avois pas gagné quatre cent quatre-vingt-dix pistoles. Je crois que le roi viendra aujourd'hui tirer dans le parc de Meudon, et qu'il verra beaucoup de perdrix rouges. Nous savons, en effet, par Dangeau, que Louis XIV y vint ce jour-là, et qu'il trouva le parc admirable.

Trois semaines plus tard, Louis XIV n'eût certainement pas donné à son ministre cette marque d'honneur et d'affectueuse confiance. La catastrophe de Mayence faillit abîmer Louvois ; s'il ne resta pas écrasé sous cette ruine, il n'en sortit qu'à grand'peine, meurtri et affaibli. Depuis le commencement de la guerre, ses rapports avec madame de Maintenon étaient devenus froids, gênés, difficiles. L'obligation de travailler avec le roi, dans la chambre et, sous les yeux de cette confidente qui s'imposait à lui comme à tous les secrétaires d'État, lui pesait d'un poids de plus en plus lourd. Tant qu'il ne s'était agi que des services de la surintendance ou des menus détails de l'administration militaire, il s'y était résigné ; mais avoir à traiter des plus grandes affaires du monde, à préparer les dépêches et à lire les correspondances les plus secrètes, à discuter les plans de campagne, à régler des expéditions que le plus léger indice pouvait faire échouer, avoir enfin à dire sa dernière pensée sur les hommes et sur les choses, et cependant voir toujours, à cette même place, ce personnage muet, cette figure de marbre qui semblait ne rien voir et ne rien entendre, et qui rie perdait rien, ni un mot, ni un geste, quelle importunité ! quel supplice ! Madame de Maintenon s'en apercevait bien : Ma présence gène Louvois, écrivait-elle à madame de Saint-Géran, le 4 novembre 1688 ; je ne le contredis pourtant jamais ; le roi lui a dit plusieurs fois qu'il pouvoit parler en toute liberté.

Plus Louvois s'éloignait d'elle, plus Seignelay tendait au contraire à s'en rapprocher. Les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, ses sœurs, étaient entrées tout à fait dans la confidence de madame de Maintenon ; elles lui frayèrent la voie et l'y introduisirent après elles ; l'affaire d'Irlande le mit au cœur de la place. Quoique son voyage à Brest et son excursion maritime eussent été sans effet, madame de Maintenon lui en tint compte comme de la victoire la plus décisive. Tandis que tout défaillait autour de Louvois, tout venait à bien pour la famille de Colbert. C'était  le 13 septembre que la capitulation de Mayence avait  éclaté dans Versailles, comme un coup de foudre ; huit  jours après, l'ami, le confident, le second de Louvois  dans le ministère, le contrôleur général Le Peletier,  épuisé, hors d'état de suffire aux besoins du Trésor,  abandonnait l'administration des finances et cédait la  place à M. de Pontchartrain[114] ; il demeurait cependant  ministre, mais de nom seulement et sans autorité. En  même temps, M. de Croissy obtenait la survivance de sa charge de secrétaire d'État pour son jeune fils, le marquis de Torcy ; enfin, quinze jours plus tard, le 4 octobre, Seignelay, déclaré ministre, prenait place au conseil.

Ce fut un signal. Toutes les haines, jusque-là contenues par la crainte, se déchaînèrent contre, Louvois. Que de griefs donnait à ses ennemis la malheureuse campagne qui venait de finir, et la catastrophe de Mayence plus que tout le reste ! Ce manque de poudre, n'était-ce pas le plus formel démenti donné par l'événement à cette réputation de prévoyance et d'infaillibilité dont jouissait le trop heureux ministre ? N'était-ce pas la preuve que son génie faiblissait ? Et ce génie même, à quoi se réduisait-il ?

Qu'est-ce que produisaient, en fin de compte, ces fameuses réformes et ces institutions tant vantées ? Est-ce que les armées d'autrefois ne valaient pas autant, sinon mieux, que les armées d'aujourd'hui ? Celles-ci coûtaient davantage, voilà tout ; le roi dé- pensait beaucoup, les officiers plus encore ; et quand ils avaient été bien rudoyés et ruinés dans le service, on laissait mourir de faim leurs enfants et leurs veuves[115].

Ainsi parlaient les mécontents, les officiers surtout ; mais les politiques, les habiles, ne s'arrêtaient pas à ces questions de détail, à ces querelles de métier, de ménage, en quelque sorte. Dans l'affaire de Mayence, ils voyaient bien autre chose qu'une faute ; ils y découvraient un crime, un complot infâme entre Louvois, auteur, et le marquis d'Huxelles, complice d'une trahison envers le roi et la France. La poudre avait manqué tout exprès, et la place n'avait été rendue sitôt qu'afin de prolonger la guerre, dans l'intérêt de Louvois qui redoutait par-dessus tout de la voir finir. A peine jetée dans le public, l'insinuation y fit son chemin avec une rapidité terrible.

Cette calomnie en attira d'autres ; si Louvois avait tant d'intérêt à prolonger la guerre, c'est qu'il en avait eu d'abord à la commencer ; de là tous les contes sur les origines de la guerre de 1688 ; de là tous ces bruits, échos des dernières rumeurs de l'année 1689, et qui, dans leur fluidité misérable et méprisable, se seraient justement perdus avant d'arriver jusqu'à nous, si l'art magique du duc de Saint-Simon ne les avait recueillis quelques années phis tard, et si, condensés et transformés en récits magnifiques, il ne les avait relancés dans l'histoire qu'ils animent et qu'ils faussent.

A la fin de l'année 1689, après les grands et déplorables incendies du Palatinat, les habitants de Trèves redoutaient un pareil sort pour eux-mêmes. De ce qu'ils craignaient d'être brûlés, on décida qu'ils avaient dû l'être, et, pour glorifier Louis XIV en chargeant Louvois, on décida que la ville Électorale, déjà condamnée par l'odieux ministre, n'avait dû son salut qu'à la magnanimité royale. Vienne Saint-Simon, et l'on aura bientôt le plus dramatique des récits, cette scène fameuse à trois personnages, Louis XIV qui saisit les pincettes pour en frapper Louvois, Louvois qui gagne la porte, et madame de Maintenon qui se jette entre deux[116]. Quelle furie d'imagination !

Voici les faits dans leur simplicité. Le 29 octobre 1689, le maréchal de Lorge, consulté par Louvois sur l'état de la ville de Trèves, lui répond qu'il est difficile de s'y maintenir sans un très-gros corps de troupes ; seulement il ajoute : Tous les bons bourgeois ont quitté et fait emporter ce qu'ils y avoient, s'attendant à être brûlés 2[117]. Louvois, le 1er novembre, écrit au maréchal : Sa Majesté croit d'une nécessité absolue à son service d'occuper Trèves pendant l'hiver, pour maintenir la communication avec le Mont-Royal, soit en retranchant toute la ville, soit en mettant les troupes dans trois ou quatre réduits. Le parti des réduits est beaucoup meilleur, pour la sûreté desquels il ne faut pas hésiter d'abattre des édifices et des maisons, s'il est nécessaire. Le 31 janvier 4690, Louvois écrit au marquis de Boufflers[118] : La première chose à examiner, c'est ce que l'on doit faire de Trèves, lorsqu'on le quittera. Le projet de Sa Majesté, jusqu'à présent, est de bien faire raser ce que vous avez fait pour y établie les troupes, et la partie de l'enceinte qui n'avoit pas été détruite l'année passée. Il est bien important que personne ne sache quel est le projet de Sa Majesté à l'égard de Trèves, et il ne peut être que fort utile que les habitants les plus considérables s'imaginent que l'on brûlera la ville à la première approche des ennemis, afin que M. l'Électeur de Trèves emploie le crédit qu'il a auprès d'eux à empêcher que l'on ne fasse aucun projet de ce côté-là. M. de Boufflers est d'avis qu'il n'y a rien de mieux à faire[119], d'autant qu'il sera très-facile, lorsque, au mois de novembre prochain, on voudra rétablir les troupes du roi dans Trèves, de faire faire à l'avance le nombre de palissades nécessaires pour cela. Du surplus, ajoute M. de Boufflers, les principaux habitants de la ville paroissent si persuadés qu'on la brûlera, dès que les armées ennemies en approcheront, que je ne doute pas qu'ils ne fassent toutes les instances possibles auprès de M. l'Électeur de Trèves, pour qu'il tâche de les en éloigner par ses sollicitations auprès de l'Empereur et des alliés. Enfin, le 22 avril, M. de Boufflers annonce que les travaux faits pour la sûreté des troupes qui ont passé l'hiver à Trèves seront entièrement rasés, le 3 ou le 4 mai.

Le point essentiel est celui-ci : Trèves importait surtout à la communication de Mont-Royal avec la France ; jusqu'à ce que l'ennemi se fût emparé de Mont-Royal, il était impossible que Louvois, toujours guidé, même dans ses plans d'incendie, par l'intérêt militaire, songeât sérieusement à brûler Trèves. Mais la raison, pas plus que la justice, n'était la qualité  maîtresse des gens de cour. Peu soucieuse du vrai, beaucoup du mal, leur sagacité s'exerçait d'ailleurs avec un merveilleux succès.

Un grand poète, qui n'avait rien d'un politique, s'était laissé persuader de composer, pour l'amusement des jeunes filles que madame de Maintenon faisait élever à Saint-Cyr, une sorte d'exercice dramatique et lyrique sur un sujet tiré de l'Écriture Sainte. Racine, par ordre de madame de Maintenon, fait un opéra dont le sujet est Esther et Assuérus ; tout ne sera pas en musique. Telle est, dans les notes de Dangeau, le 18 août 1688, six semaines avant le siège de Philisbourg, trois mois pour le moins avant la révolution d'Angleterre, la première mention du chef-d'œuvre biblique de Racine. Esther fut représentée pour la première fois, le 26 janvier 1689, devant un petit nombre d'élus, parmi lesquels était Louvois. Il y eut cinq autres représentations ; madame de Sévigné, qui avait vu la dernière, le 19 février, écrivait, deux jours après, à sa fille : Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce. Tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant ; cette fidélité de l'histoire sainte donne du respect[120]. Après un succès incontesté devant un public restreint, la pièce, imprimée, ne souleva pas d'abord, parmi le grand public, un tel concert d'éloges. Madame de Sévigné, qui remarquait cette froideur, n'en était ni surprise ni émue. L'impression a produit son effet ordinaire, écrivait-elle à sa fille[121] ; vous savez que M. de La Feuillade dit que c'est une requête civile contre les approbations excessives.

Ainsi le public était froid ; mais voici que dans les-derniers mois de l'année 1689, et surtout pendant le mois de janvier 1690, lorsque les représentations d'Esther eurent été reprises à Saint-Cyr, on vit le public échauffé, l'applaudissement de plus en plus vif, et l'admiration poussée jusqu'à l'enthousiasme. C'est que les événements politiques et militaires de l'année 1689 avaient servi de commentaire à la pièce ; c'est qu'on y avait découvert des allusions qu'on s'étonnait de n'y avoir pas vues d'abord, tant elles paraissaient claires ; c'est qu'en un mot la cour se croyait transportée sur le théâtre, et que Racine était salué-comme le plus audacieux à s'attaquer à Louvois, comme un chef de meute.

Cependant le perfide Aman accumulait crime sur crime ; non-seulement avait provoqué la guerre, non-seulement il la prolongeait à dessein, mais encore-il s'ingéniait, disait-on, à susciter contre son maître et contre sa patrie de nouvelles haines, à leur attirer-de nouveaux agresseurs. Après l'Angleterre, la Hollande, la Suède, l'Espagne et l'Allemagne tout entière, c'était le duc de Savoie qu'il poussait dans les rangs de la Grande Alliance.

 

 

 



[1] Lettres des 29 et 31 décembre 1688, 5 janvier 1689.

[2] La déclaration de la diète est du 24 janvier 1689.

[3] Il est certain que Vauban n'était pas d'avis qu'on rasât les fortifications inachevées de Cherbourg. Il ne faudroit pas aller si vite en besogne, écrivait-il à Louvois, le 25 janvier 1689, mais se contenter de faire miner pour être en état de les faire sauter au besoin. Louvois lui répondait, le 2 février : Je vous ferai convenir, quand je vous verrai, que rien n'est plus contraire au service du roi que ce que vous proposez à l'égard de la conservation de Cherbourg. Il ne s'agissait point, qu'on veuille bien le remarquer, du port qui n'était pas encore fait. Cependant, après la regrettable affaire de la Hougue, en 1692, Saint-Simon a trouvé moyen de rejeter sur Louvois, par une accusation posthume, la responsabilité de ce malheur d'ailleurs fort exagéré. Il lui a reproché d'avoir empêché, par jalousie contre Seignelay, la création d'un grand port de refuge dans ces parages. Était-ce à la Hougue même, comme Saint-Simon veut bien le dire ? Nous savons au contraire que, neuf ans après la mort de Louvois, Vauban discutait contre les marins cette question qui n'était pas encore réglée, tant s'en faut. Était-ce à Cherbourg ? D'après le témoignage même de Vauban, le port dont il avait fait le projet n'aurait été capable de recevoir que des navires d'un tonnage très-inférieur à celui des grands vaisseaux de Tourville. Le 2 novembre1699, Vauban écrivait à Le Peletier de Souzy, surintendant, des fortifications : Cherbourg est une peuplade assez grosse tant. par elle que par ses environs, située à la tête d'un pays qui se présente trop à l'ennemi pour ne lui pas donner envie de s'en accommoder et d'entreprendre par là quelque chose de grand contre le royaume ; c'est pour quoi je suis d'avis de le rebâtir tout comme il étoit. Le rétablissement de Cherbourg présuppose aussi celui de son port tel qu'il avait été projeté avec son bassin et ses écluses. Ce port ne peut être que de marée : mais il seroit aisé d'y ajouter un bassin où des vaisseaux da quarante canons pourroient demeurer à flot. Voir sur cela le vieux projet ; il n'y a qu'à le suivre en tous ses points. Aucun des vaisseaux de Tourville ne portait moins de cinquante canons.

[4] Louvois à Vauban, 14 février 1689. D. G. 838.

[5] Vauban à Louvois, 19 août 1688. D. G. 1115.

[6] Il condamnait, sur la frontière du Nord, dans le Hainaut, la Flandre et l'Artois, Avesne, Cambrai, Bouchain, Arras, Dourlens, Béthune et Aire.

[7] D. G. 827.

[8] D. G. 826.

[9] D. G. 871.

[10] Louvois à Montclar, 19, 20, 29 novembre, 6 décembre 1688. D. G. 871.

[11] Feuquières à Louvois, 7 décembre. D. G. 829. Le marquis de Feuquières avait poussé les contributions jusqu'aux portes d'Ulm et de Donawerth. — État des contributions levées au delà du Rhin, à la fin de 1688, montant à 2.061.216 livres. D. G. 852.

[12] 18 décembre. D. G. 871.

[13] Tessé à Louvois, 1er janvier 1689. — La Grange à Louvois, 7 janvier : Ce qui à donné lieu à l'alarme qui a causé le prompt abandonnement d'Heilbronn et des places du Virtemberg, ce sont les paysans de ce duché qui ont pris les armes, et auxquels deux régiments de cavalerie et de dragons des troupes du Cercle se sont joints, dans l'appréhension qu'en abandonnant les places dont ils avoient avis, on ne brûlât tous leurs villages ; et les troupes du roi n'ont pas été plutôt sorties qu'ils s'en sont retournés. Montclar à Louvois, 4, 9, 12 janvier. D. G. 874.

[14] Louvois lui écrivait encore, le 1er mars : Il est inutile de parler des affaires passées ; mais je vous dirai seulement, à cette occasion, que si vous aviez exécuté ponctuellement les ordres que Sa Majesté vous avoit envoyés à l'égard des postes que l'on occupoit dans le Virtemberg, vous ne seriez pas tombé dans l'inconvénient qui vous est arrivé et qui a tort déplu au roi. D. G. 872.

[15] Louvois à Vauban, 19 novembre 1688 : Le roi sera bien aise que vous alliez faire un tour à Heidelberg, pour lui donner votre avis sur ce qu'il y a à faire pour le rasement ou la conservation du château, Sa Majesté voudroit bien, en le rasant, ne pas désoler absolument le palais de l'Électeur. D. G. 813.

[16] D. G. 875.

[17] Parmi les Lettres nouvelles et inédites de la Princesse Palatine, publiées par M. A. Rolland, en voici une, du 20 mars 1689, qui montre bien, à l'honneur de Madame, le profond chagrin et la pénible situation de cette princesse : Dût-on m'ôter la vie, il m'est cependant impossible de ne pas regretter, de ne pas déplorer d'être, pour ainsi dire, le prétexte de la perte de ma patrie. Je ne puis voir de sang-froid détruire d'un seul coup, dans ce pauvre Manheim, tout ce qui a coûté tant de soins et de peines au feu prince Électeur mon père. Oui, quand je songe à tout ce qu'on y a fait sauter, cela me remplit d'une telle horreur que, chaque nuit, aussitôt que je commence à m'endormir, il me semble être à Heidelberg ou à Manheim, et voir les ravages qu'on y a commis. Je me réveille en sursaut, et je suis plus de deux heures sans pouvoir me rendormir. Je me présente comme tout étoit de mon temps, et dans quel état on l'a mis aujourd'hui ; je considère aussi dans quel état je suis moi-même, et je ne puis m'empêcher de pleurer à chaudes larmes. Ce qui me désole surtout, c'est que le roi a précisément attendu pour tout dévoiler que je l'eusse imploré en faveur de Heidelberg et de Manheim Et l'on trouve encore mauvais que je m'en afflige !

[18] La Grange à Louvois, 17 mars.

[19] Montclar à Louvois, 22 mars.

[20] Louvois à Montclar, 16 mai. D. G. 872.

[21] Journal, 3 février 1689.

[22] La déclaration de guerre est du 15 avril.

[23] Louvois à Boufflers, 22 avril 1689. D. G. 872. — Voici, d'après une lettre de Louvois au maréchal d'Humières, du 15 avril, le détail de l'armée de Flandre : Corps principal, 24 bataillons, 62 escadrons de cavalerie, 15 de dragons. D'Artagnan, major général ; Villars, commandant la cavalerie ; Bagnols, intendant de l'armée. Corps détaché sous Calvo : 6 bataillons, 22 escadrons. L'équipage des vivres est de 1.700 chevaux ; celui d'artillerie de 1.096 chevaux, pays à raison de dix-sept sous par jour. D. G. 864.

[24] Vauban à Louvois, 30 décembre 1688. D. G. 829.

[25] 15 avril 1689. D. G. 864.

[26] 3 mai. D. G. 872.

[27] 26 avril 1689. D. G. 875.

[28] Voici, pris entre mille, un exemple de cette conformité parfaite

DURAS À LOUVOIS, 28 MAI 1689 : Les officiers qui ont dit au roi que Franckendal étoit plus voisin du Rhin que Spire et Worms, sont fort mal informés ; car ces deux dernières places sont sur le bord de ce fleuve, comme Chatou ou Saint-Cloud sont sur le bord de la Seine ; et la première en est éloignée de plus d'une demi-lieue.

CHAMLAY À LOUVOIS, 28 MAI 1689 : Les officiers qui ont parlé au roi de la situation de Franckendal, Worms et Spire, ne l'ont pas bien examinée. Les deux dernières sont tout à fait sur le bord du Rhin, comme Saint-Cloud sur le bord de la Seine ; et la première en est éloignée d'une grande demi-lieue. D. G. 876.

[29] Les archives de la Chambre Impériale, qui appartenaient à l'Allemagne, avaient été envoyées à Strasbourg ; c'était un des principaux griefs des Allemands contre la France.

[30] Duras à Louvois, 12 mai 1689. D. G. 876.

[31] 27 mai.

[32] Duras à Louvois, 28, 29, 31 mai, 2 et 5 juin. — Chamlay à Louvois, 28 mai, 6 juin. D. G. 876.

[33] Mandement du comte de Flodorf, général au service des Provinces-Unies.

[34] Soupirs de la France, 13e Mémoire.

[35] Delafond à Louvois, 10 juin. D. G. 876.

[36] 22 mai. D. G. 848.

[37] Il était un peu plus satisfait de Souvré : Je vois, écrivait-il à Tilladet, le 21 juin, que mon fils de Souvré se conduit mieux que son frère. Sollicitez-le, je vous prie, d'être un peu moins paresseux et de suivre les généraux le plus souvent que faire se pourra. D. G. 851.

[38] D. G. 846.

[39] Lettre du 28 février 1689.

[40] Lettre du 14 janvier 1689.

[41] Lettre du 11 mars.

[42] D'Avaux au roi, 4 et 27 avril. — Dans une autre dépêche du 23, d'Avaux disait expressément : Il est certain que ce pays-ci, tant la noblesse que le peuple, n'ont d'autre désir que de se donner à Votre Majesté, s'ils perdoient le roi d'Angleterre. D. G. 963.

[43] D'Avaux à Louvois, 10 juillet. D. G. 893.

[44] Louvois à Melford, 13 avril. D. G. 845.

[45] Pointis à Seignelay ; 13 juin. D. G. 963.

[46] D'Avaux au roi, 23 avril, 27 mai. D. G. 963.

[47] D'Avaux à Louvois, 14-16 avril.

[48] Louvois à Tilladet, 4 juillet. D. G. 852.

[49] 23 mai. D. G. 963.

[50] D. G. 849.

[51] 20 mai. D. G. 802.

[52] C'était ainsi qu'on appelait d'habitude M. de Rosen.

[53] Cependant Louvois annonce le départ pour l'Irlande de M. de Gacé, maréchal de camp, de M. Descots, brigadier, et de MM. de Saint-Pater, d'Hocquincourt et d'Amanzé, tous trois colonels d'infanterie.

[54] Sous prétexte qu'un acte du parlement d'Angleterre interdisait le commerce direct entre l'Irlande et les pays étrangers.

[55] D. G. 850-960. — Quelle que soit l'étendue de cette analyse mêlée de citations, elle n'est rien en comparaison de la dépêche elle-même ; afin de donner une meilleure vue de l'ensemble et de ménager l'enchainement des idées, nous avons dis, en quelques endroits, intervertir l'ordre des paragraphes.

[56] Louvois à d'Avaux, 13 juin.

[57] 10 juillet. D. G. 893.

[58] D'Avaux au roi. 10 juillet.

[59] 5 juillet. D. G. 963.

[60] 15 juillet.

[61] 30 août. D. G. 963.

[62] 18 août. D. G. 895.

[63] Lettres à madame de Grignan, 20 juillet et 21 août 1689.

[64] Madame de Sévigné à madame de Grignan, 5 octobre 1689 : Vous demandez, ma fille, ce que nous avons fait de vos trente vaisseaux ; hélas ! ce qu'on en fait toujours. On fut ravi de les recevoir à Brest ; c'étoit la plus grande affaire du monde. Ils sont tous sortis ensemble ; ils ont croisé jusqu'à l'ile d'Ouessant ; après quoi ils sont revenus à Belle-Île, puis à Brest, et voilà tout. Vous voyez bien que cette personne qui dit qu'il n'y a jamais eu rien de décidé sur mer depuis la bataille d'Actium, a tout à fait raison.

[65] Le 5 septembre, jour du départ de Melford pour la France, Pointis rend compte à Seignelay d'une conversation qu'il vient d'avoir avec lui au sujet du comte d'Avaux. Il me dit, par exemple, qu'il lui avoit cru quelque religion, quelque probité et quelque vérité dans ses paroles, qu'il espéroit faire voir clairement qu'il s'étoit abusé quand il avoit eu ces sentiments. Enfin l'excès de Ce chagrin et de cette animosité pour des seules matières d'État m'ayant surpris, j'ai trouvé, eu cherchant à m'éclaircir, que milord est jaloux de madame sa femme, et, sur ce fondement, sans faire un roman au lieu d'une lettre, on peut croire qu'il y a eu beaucoup d'aigreur dont les intérêts d'État ne sont pas les seuls motifs. Le 21 septembre, Pointis, égaré par ses mauvais sentiments, veut faire croire à Seignelay que d'Avaux est dévoré du désir d'être premier ministre de Jacques II. D. G. 965.

[66] D'Avaux à Louvois, 20 septembre.

[67] D'Avaux au roi, 2 et 21 octobre.

[68] Journal de Dangeau, 12 septembre 1689.

[69] Humières à Louvois, 26 août. D. G. 888.

[70] 20 août. D. G. 865.

[71] A la date du 12 juillet 1689.

[72] Louvois à Duras, 26 juin. D. G. 872.

[73] 6 juillet. D. G. 873.

[74] Duras à Louvois, 18 juillet. D. G. 877.

[75] Journal de Dangeau, 18 juillet.

[76] 2 août. D. G. 854.

[77] Louvois à Tilladet. 6 août.

[78] Journal de Dangeau, 15 août.

[79] Louvois aux intendants de Champagne, de Lorraine et de la Moselle, 29 juillet 1689. D. G. 853.

[80] Chamlay à Louvois, 22 août. D. G. 878. Chamlay proposait, en cas d'invasion, de créer une seconde frontière sur l'Aisne, en fortifiant Sainte-Menehould, Vouziers, Rethel.

[81] Louvois à Chamlay, 29 août. D. G. 873.

[82] 22 juillet. D. G. 877. — Louvois à Duras, 16 août : S'il est vrai que le sieur Rabutin, après avoir pris des fourrageurs et les avoir déshabillés. les ait fait tuer, vous ne devez point manquer de donner ordre aux partis que vous enverrez d'en user de même, jusqu'à ce que les Allemands se soient mis sur le pied de faire autrement la guerre ; et s'ils vous en font faire des plaintes, vous devez leur répondre que tout le monde sait que les François ne commettent de pareilles inhumanités qu'à regret ; mais que, tant que les Allemands leur donneront de mauvais exemples sur cela, on ne manquera pas de les suivre. D. G. 873.

[83] Delafond à Louvois, 7 août.

[84] Chamlay à Louvois, 8 août.

[85] 18 et 19 août. Je n'ai jamais vu de troupes si remplies d'officiers qui ne savent rien, ni pour maintenir leurs compagnies, ni pour maintenir leurs soldats ; ils ne savent pas les premiers principes. Parmi cela, il y a quantité de vieux officiers de mérite, mais qui ne sont pas en assez grand nombre pour empêcher cet abus-là. D. G. 878. — Vers le même temps, Boisseleau se plaignait à Louvois de beaucoup d'officiers que les inspecteurs avaient désignés pour passer en Irlande, et qui n'étaient bons, disait-il, ni à rôtir, ni à bouillir.

[86] 19 août. — Dubourg à Louvois, 24 août. État des pertes de la cavalerie en hommes et en chevaux, depuis l'entrée en campagne jusqu'au 21 août. 439 hommes, 662 chevaux. D. G. 878.

[87] Boufflers à Louvois, 26 août ; Louvois à Chamlay, 31 août. D. G. 873-878.

[88] Lettre du 11 septembre 1689.

[89] D. G. 854-873.

[90] Duras à Louvois, 4 septembre. — Delafond à Louvois, camp d'Erlach, 5 septembre, — Infanterie : officiers malades, 55 ; soldats aux hôpitaux, 1.697 ; malades au camp, 575 ; tués ou disparus, 425 ; total pour l'infanterie, 2.552. Gendarmerie : officiers malades, 8 ; gendarmes aux hôpitaux, 36 ; malades au camp, 17 ; tués ou disparus, 25 ; total, 86. Cavalerie : officiers malades, 121 ; cavaliers à l'hôpital, 725 ; malades au Camp, 655 ; tués ou disparus, 155 ; total, 1.656. Total général, 4.274. Les soldats aiment mieux rester malades au camp que d'aller à l'hôpital où ils sont mal traités. — Trois jours auparavant, le 2 septembre, le même intendant écrivait à Louvois qu'il était allé visiter l'hôpital de Strasbourg ; il avait vu la plupart des malades à trois dans un même lit, c'est-à-dire par terre, sans matelas, sur une paillasse. Ces pauvres malheureux meurent et mourront, s'ils ne sont autrement soulagés, la plus grande partie étant malades du flux de sang, qui se corrompront, étant couchés trois dans un lit. D. G. 879. — Le maréchal de Large à Louvois, 29 octobre : Je m'informerai des plaintes que les troupes font des hôpitaux de Mont-Bord et de Sarrelouis. Je sais qu'en gros elles disent que la plupart des soldats ne sont couchés que sur la paille, trois dans le même lit ; que les chirurgiens sont des ignorants, fort paresseux à soigner les malades, et que, de la moindre chose qu'ils ont, ils coupent bras et jambes sans nécessité. Aussi, ce qui est certain, c'est que tous les malades et blessés y meurent, généralement parlant. Il y a un capitaine qui doit visiter tous les jours les hôpitaux ; cependant l'abus est que le capitaine, crainte de prendre la maladie, ne visite pas les malades ; je crois que le commissaire ne va pas plus avant que le capitaine. D. G. 880. — Louvois à La Grange, 10 janvier 1690 : Il n'est point nécessaire de mettre des contrôleurs dans les hôpitaux, puisque les commissaires des guerres sont payés pour cela. Tout ira bien quand l'intendant et le commissaire tiendront la main à ce que l'entrepreneur fasse son devoir ; mais si on l'en laisse le maitre, tout ira toujours en désordre. D. G. 935. — Au sujet des hôpitaux et de la déplorable administration des entrepreneurs, il n'est pas inutile de citer une dépêche antérieure de Louvois à l'intendant La Grange, du 7 mai 1683 : J'ai vu ce que vous avez découvert jusqu'à présent des friponneries du P. Montellier [directeur des hôpitaux d'Alsace] ; comme il n'est point nécessaire de plus grandes preuves pour sa punition, puisqu'il a avoué sa faute, le roi trouve bon que vous le fassiez condamner à être promené dans tous les hôpitaux d'Alsace par l'exécuteur, avec un écriteau devant et derrière qui dise : Fripon public, et que l'on le bannisse ensuite de l'Alsace pour toute sa vie. Vous ferez retenir sur les appointements des commandants des bataillons, l'argent dont ils ont profilé de concert avec le P. Montellier. D. G. 695.

[91] Chamlay à Louvois, 4 septembre.

[92] 6 septembre. Le maréchal de Lorge répond, le 8, qu'il va partir aussitôt pour Versailles. D. G. 873-879.

[93] Louvois à Duras, 8 septembre : Sa Majesté désapprouve fort le raisonnement que fait M. de Chamlay qu'il ne faut pas que l'armée du roi s'avance assez près de Mayence pour être témoin de la prise de cette place, le service de Sa Majesté voulant que, si elle venoit à se rendre, l'armée de Sa Majesté soit à portée de couvrir la Sarre et d'empêcher que lis ennemis ne puissent regarder Mont-Royal.

[94] D. G. 856.

[95] Huxelles à Duras, 8 septembre. D. G. 879.

[96] Chamlay à Louvois, 17 septembre ; La Grange à Louvois, 24 septembre ; Duras à Louvois, 25 septembre. D. G. 879.

[97] Chamlay à Louvois, 12 septembre : Je n'ai jamais vu tant de joie et tant de bonne volonté que j'en ai remarqué dans les troupes à l'occasion du secours de Mayence, et je vous assure que la consternation et la tristesse ont été pareilles, lorsque la nouvelle de la prise de cette place est arrivée. D. G. 879. — On ne saurait dire tout ce qu'il y a, dans les recueils du temps, de chansons satiriques faites contre le maréchal de Duras, et la plupart dans son armée même.

[98] Lettres du 18 et du 21 septembre 1689.

[99] Chamlay à Louvois, 13 septembre. — La Frezelière à Louvois, 23 septembre. Il donne le chiffre exact de l'approvisionnement au 1er mai : 256.248 livres.

[100] D. G. 873.

[101] Louvois à Boufflers, 20 septembre. D. G. 873.

[102] 14 et 20 septembre. D. G. 856-857.

[103] Louvois à Duras, 15 et 23 septembre. D. G. 873.

[104] Louvois à Chamlay, 6 octobre : Je souhaite de tout mon cœur que M. de Duras ne change point encore de résolution sur le rasement d'Alzey. — Louvois à Duras, 13 octobre : Le roi est fort surpris de vous voir différer si longtemps d'envoyer à Alzey, et ce d'autant plus que vous ne pouvez ignorer qu'il n'y a pas un ennemi à vingt lieues dudit Alzey, en état d'empêcher l'exécution de ce que je vous marque que Sa Majesté a ordonné à l'égard de ce poste, dont vous ne pouvez ignorer combien il est important de se défaire. D. G. 955.

[105] 24 août. D. G. 878.

[106] Lettre du 17 août 1689.

[107] Il fut élu le 6 octobre 1689.

[108] Voici, au sujet de cet accommodement avec le nouveau pape, un couplet de chanson annoté par un homme de cour. Couplet et note sont extraits d'un recueil manuscrit qui appartient à l'auteur de ce livre. — Le nom de Jean de Vert ou de Werth, qu'on retrouve souvent dans les chansons du dix-septième siècle, était celui d'un général allemand très-redouté pendant la guerre de Trente Ans, et dont l'approche, en 1636, avait causé beaucoup d'alarme aux Parisiens. Jean de Vert était resté, dans les souvenirs populaires, comme un personnage de légende.

Qu'a-t-on gagné de se moquer

De Rome et du Saint-Père ?

Il faut maintenant lui céder,

Et l'on craint sa colère.

Les Romains sont de fines gens :

On les connoissoit mieux du temps

De Jean de Vert.

NOTE. Il n'y a rien de si étonnant que les deux extrémités où s'est jeté notre gouvernement, depuis un an, à l'égard de la cour de Borne. Il n'y a pas huit mois que nous tenions une espèce d'armée dans Borne pour soutenir les franchises de notre ambassadeur, et que nous avions des troupes dans Avignon dont nous nous étions emparés ; et si nous avions voulu rendre l'un et, céder l'autre, le défunt pape nous auroit accordé des bulles, la régale, et tout ce que nous pouvions souhaiter. A peine ce pape a-t-il eu les yeux fermés que, sans-mettre l'affaire en négociation, et sur la seule parole du duc de Chaulnes, nous avons jeté à la téta de son successeur Avignon et ces mêmes franchises que nous venions de soutenir avec tant de bruit et de dépense ; aussi le bon Saint-Père, le plus habile et le plus goguenard de tous les Italiens, nous traite-t-il suivant notre mérite ; il se moque du duc de Chaulnes et de tout ce qui s'ensuit. — L'affaire des bulles et la question de la régale demeurèrent en effet pendantes.

[109] Soupirs de la France, 12e Mémoire.

[110] La Monarchie universelle de Louis XIV, traduite de l'italien de M. Gregorio Leti, où l'on montre en quoi consiste cette monarchie, par quels moyens elle s'est établie, la nécessité de la détruire, comment elle peut être détruite, les malheurs dans lesquels l'Europe tomberoit, si on ne le faisait au plus tôt, les moyens dont ce monarque se sert pour se défendre et pour attaquer, la différence que l'on doit mettre entre la couronne de France et la monarchie de Louis XIV, et par quelles raisons on doit conserver l'une et détruire l'autre. Amsterdam, 1689, 2 vol. in-12.

[111] 1er et 5e Mémoires.

[112] Louvois à La Reynie, 9 décembre 1688 : J'ai reçu les interrogatoires par lesquels le roi a vu que le projet de m'accuser de desseins exécrables contre sa personne est certain, et que pendant un long temps les prisonniers que l'on tient se sont recordés tout ce qu'ils devoient dire lorsqu'ils me seroient confrontés ; lequel projet étant fait par des gens que je ne connois point et auxquels je n'ai jamais fait ni bien, ni mal, ne peut avoir été conçu par eux. Aussi Sa Majesté s'attend-elle qu'après être venu à bout de développer ce mystère et d'en tirer l'aveu des coupables, vous ferez en sorte de tirer d'eux le nom de ceux qui les y ont induits. D. G. 814. — C'est probablement à cette même affaire que se rapportent deux lettres de La Reynie à Louvois, du 30 juillet et du 5 août précédent. Un certain prieur Lemière, ancien aumônier de régiment, avait écrit à un gentilhomme français, M. de Boisdavid, réfugié en Allemagne pour crime de duel, des lettres que celui-ci s'était hâté d'envoyer à Louvois ; il y était dit, entre autres choses, qu'aussitôt que le gros arbre seroit tombé, Lemière enverrait un exprès à M. de Boisdavid. Il y avait encore cette phrase singulièrement compromettante : Celui que vous voulez bien appeler votre maitre et le mien nous tient alerte d'une manière extraordinaire pour les grands jours qui s'approchent. Lemière arrêté prétendait que cette phrase s'appliquait en effet au roi, mais dans un sens tout différent de celui qu'on supposait, attendu qu'il travaillait lui-même à la conservation de Louis XIV qui avait dû, un certain jour, être brûlé dans le château de Maintenon. Il n'accusait qu'indirectement Louvois de ces machinations ; mais c'était Louvois, disait-il, et non pas Louis XIV, qui était le gros arbre dont il parlait à M. de Boisdavid. D. G. 1116.

[113] D. G. 835.

[114] M. de Pontchartrain, naguère premier président du parlement de Bretagne, puis intendant des finances, était un Phélypeaux, comme M. de Châteauneuf, mais d'une autre branche.

[115] Voir tous ces griefs résumés dans une chanson du temps.

[116] Mémoires, chap. 407, t. XXIV, édit. de 1843.

[117] D. G. 880. — Deux jours après, le 31, Dangeau note qu'on laisse M. de Nangis pour commander cet hiver dans Trèves, où l'on mettra 6.000 hommes de pied en garnison.

[118] D. G. 935.

[119] Boufflers à Louvois, 16 mars 1690. D. G. 968.

[120] Déjà, le 7 février, parlant d'après M. de Pomponne, elle disait : La Sainte-Écriture est suivie exactement dans cette pièce ; tout y est beau, tout y est grand, tout y est traité avec dignité. Trois fois avant la première représentation, et quinze fois depuis, il est parlé d'Esther dans les lettres de madame de Sévigné ; nulle part, dans ces dix-huit passages, écrits du 31 décembre 1688 au 23 mars 1689, il n'y a la moindre allusion aux prétendues allusions de la tragédie de Racine. On ne s'en était pas encore avisé.

[121] Lettres du 9 et du 23 mars 1689.