Effets extérieurs de la révocation de l'édit de Nantes. — Avènement de Jacques II. — L'Électeur de Brandebourg s'éloigne de Louis XIV. — Libelles contre la France. — Les Vaudois du Piémont. — Exigences de Louis XIV. — Victor-Amédée se résigne à les subir. — Catinat et Victor-Amédée. — Difficultés entre le duc de Savoie et Madame Royale. — Intervention des Suisses en faveur des Vaudois. — Expédition contre les Vaudois. — Dévastation des vallées. — Misère des prisonniers Vaudois. — Conclusion de la ligue d'Augsbourg. — Tentative de Louis XIV pour transformer en paix définitive la trêve de vingt ans. — Résistance de l'Europe. — Prudence de Louis XIV. — Voyage de Victor-Amédée à Venise. — Journal du marquis d'Arcy. — L'Électeur de Bavière et Victor-Amédée. — Conduite nouvelle de Victor-Amédée. — Réformes financières. — Affaire des fiefs impériaux. — Le marquis de Parelle. — Défiances du marquis d'Arcy. — Mécontentement de Louis XIV. Le marquis de Pianesse. — Légèretés de Victor-Amédée. — Etat des revenus et des forces militaires du duc de Savoie. — Ardeur belliqueuse de Victor-Amédée. — Situation critique de l'Europe. — Mouvements des réfugiés protestants. — Victor-Amédée affecte une vive irritation contre les Bernois. — Remontrances et modération de Louis XIV. La révocation de l'édit de Nantes n'a pas été seulement un acte insensé de politique intérieure ; elle a diminué en Europe le prestige de Louis XIV, ravivé les vieilles haines, et hâté les mauvais desseins de ses ennemis. Les États catholiques s'en sont réjouis comme d'un affaiblissement inespéré de la puissance française ; les États protestants s'en sont émus comme d'une menace à leur indépendance religieuse. Par une fatale coïncidence, cette année 1685 avait vu s'accomplir, en Angleterre, un changement de règne. Le feu roi, Charles II l'épicurien, avait été, disait-on, sourdement catholique ; et voici que Jacques II, son successeur, l'était ouvertement. Entre les premiers actes de l'ancien duc d'York pour réhabiliter ses coreligionnaires, et les persécutions de Louis XIV contre les calvinistes, on voulut voir un accord certain, une grande conjuration contre la Réforme. Le seul allié considérable que Louis XIV eût encore parmi les protestants d'Allemagne, l'Électeur de Brandebourg tourna tout à coup et se rangea parmi ses adversaires[1]. Dès lors il n'y eut plus, de l'autre côté du Rhin, qu'un
concert d'imprécations et d'excitations contre la France. Il semble, écrivait-on à Louvois, que MM. les Saxons se font une étude particulière de
choquer le roi par leurs écrits. Ils ont encore publié, depuis peu, trois
libelles qui tendent au même but, et qui sont imprimés tous trois à Leipsick.
Le premier doit contenir : Les larmes de l'Angleterre, par la mort de
son roi dernièrement défunt ; il menace ce royaume d'une infinité, de
malheurs, et, à la fin, il en rejette la cause sur la cour de France, avec
des réflexions fort empoisonnées contre le roi, au sujet des conversions qui
se font dans ses États. Le second fait état de développer les raisons qui
peuvent avoir empêché le roi de Pologne de ne rien entreprendre contre les
Turcs, ces dernières années ; il s'efforce de les faire retomber toutes sur
la France, et attribue particulièrement au roi tout le mal qui en peut arriver
à la chrétienté. Le troisième est fait tout exprès pour susciter contre le
roi la haine publique de toutes les puissances de l'Europe, reproduisant
toutes les vieilles chimères du dessein d'une monarchie universelle[2]. On ne douta plus
que le roi de France n'en voulût à l'indépendance politique et religieuse de
ses voisins, lorsqu'on le vit porter la persécution armée jusque sur les
terres et contre les sujets du duc de Savoie. Ce n'était plus l'abbé d'Estrades qui représentait Louis XIV à Turin ; c'était, depuis le mois de juillet 1685, le marquis d'Arcy. Autant Victor-Amédée s'était montré froid et roide envers le premier, alitant il s'ingéniait pour donner à celui-ci des impressions favorables ; il se mettait en garde contre les, rapports malveillants que l'abbé d'Estrades n'allait pas manquer de faire de lui à Versailles. Quand il parlait dé Louis XIV, son langage était excellent : Il étoit bien aise, disait-il[3], de se faire connoitre à Sa Majesté par lui-même, et non par les portraits peu avantageux et peu ressemblants qu'on lui en pourroit faire. Le marquis d'Arcy se laissa vraiment prendre à ces séductions, et, pendant quelque temps, il douta presque de l'intelligence ou de la bonne foi de son prédécesseur[4]. Dans les premiers mois de son ambassade, il ne vivait que parmi les divertissements et les fêtes. Comment une cour si occupée de ses plaisirs aurait-elle pu songer aux affaires sérieuses ? Des nobles vénitiens viennent à Turin ; ils ont passé par Milan, ils s'en vont à Gênes ; un esprit chagrin s'étonnerait, s'inquiéterait, soupçonnerait quelque intrigue politique ; mais ces Vénitiens ont -leurs femmes avec eux : c'est un voyage de pur agrément ; M. d'Arcy l'affirme. Un bruit court que les Génois cherchent à se lier avec le duc de Savoie, que le marquis Grimaldi est venu à Turin porter des paroles : bruit sans consistance, conjecture inadmissible ; est-ce que Piémontais et Génois sont capables de s'entendre[5] ? Tout à coup, au mois d'octobre, l'ambassadeur de France est violemment tiré de sa quiétude. Tout le Piémont était catholique, à l'exception de quelques vallées des Alpes où vivaient, sous le nom de Vaudois ou de barbets, quelques milliers de réformés, très-attachés à leurs croyances, mais doux, simples, dociles, obéissant au prince, payant bien les impôts, et n'ayant rien de cette turbulence qui agitait incessamment les cantons catholiques de Mondovi et de Ceva. Plusieurs fois ils avaient subi la persécution sans y. succomber ; naguère, en 1655, la lointaine, mais efficace protection du tout-puissant Cromwell s'était étendue jusque sur eux ; il avait suffi de quelques remontrances adressées par le Protecteur à la cour de Turin pour leur assurer une paix dont ils jouissaient encore en 1685. C'était contre ces populations si tranquilles que Louis XIV avait résolu d'exciter le duc de Savoie, parce que leur sécurité religieuse ne pouvait être que d'un mauvais exemple pour leurs frères du Dauphiné, parce que leurs vallées offraient un asile aux fugitifs de France, parce qu'enfin le Piémont, sous un semblant d'indépendance, n'était, ne devait plus être qu'une province française. Le 25 octobre 1685, le marquis d'Arcy reçut la lettre
suivante, datée du 16, et signée du roi : Je suis
bien aise de vous dire que, Dieu ayant donné tout le bon succès que je pouvois
désirer aux soins que j'apporte depuis longtemps à ramener tous mes sujets au
giron de l'Église, et les avis que je reçois tous les jours d'un nombre
infini de conversions ne me laissant plus lieu de douter que même les plus
opiniâtres ne suivent l'exemple des autres, j'ai interdit tout exercice de la
R. P. R. dans mon royaume par un édit qui doit être incessamment porté dans
tous mes parlements, et je serai bien aise que le duc de Savoie puisse
profiter d'une si favorable conjoncture pour ramener ses sujets à notre
religion. Victor-Amédée accueillit avec intérêt la communication que
le roi voulait bien lui faire des grandes choses qui s'accomplissaient en
France, mais avec froideur l'invitation qui s'adressait à lui-même[6]. Cependant cette
invitation n'était qu'un ordre, sous une forme polie. Les dépêches se suivent rapidement ; de l'une à l'autre le ton s'élève, de l'étonnement à l'irritation, de l'irritation à la menace. Victor-Amédée se propose de ramener ses sujets égarés par les voies de douceur : les voies de douceur sont mauvaises ; si le duc n'a pas assez de forces pour réduire les opiniâtres, on lui donnera des troupes du roi. Victor-Amédée publie une proclamation pour défendre aux gens des vallées de favoriser la désertion des religionnaires français : il ne suffit pas de parler, il faut agir ; si le duc n'agit point, le roi est décidé à ne pas s'arrêter aux limites de son territoire : Vous devez faire entendre à ses ministres que si on n'empêche pas 'effectivement mes sujets de passer en Savoie, j'ordonnerai au gouverneur de Pignerol de les reprendre jusque dans les États dudit sieur duc. Malgré toutes les précautions, des religionnaires français ont réussi à franchir la frontière ; le roi les réclame ; le duc consent à les rendre, à condition toutefois qu'ils ne subiront pas les peines édictées contre les fugitifs. Le roi ne peut point souffrir qu'on lui fasse de conditions ; ses ordres seront exécutés dans toute leur rigueur, et, si le duc s'opiniâtre, les effets du mécontentement royal ne se feront pas attendre[7]. Les troupes assemblées dans le Dauphiné n'ont qu'un pas à faire pour entrer en Savoie ; les garnisons de Pignerol et de Casal peuvent mettre le Piémont à contribution. Victor-Amédée jette les yeux autour de lui ; ses sujets catholiques n'ont aucune sympathie pour les Vaudois ; l'Italie tout entière a l'horreur de la Réforme ; une guerre nationale et italienne est donc impossible. Y a-t-il quelque chance d'une guerre européenne ? L'Empereur et le roi d'Espagne, souverains catholiques, ont de grands embarras ; les puissances protestantes sont trop éloignées, et d'ailleurs un roi catholique vient de monter sur le trône d'Angleterre. Le 5 janvier 1686, le marquis d'Arcy annonce à Louis XIV que le duc de Savoie s'est enfin résolu à travailler à la conversion de ses sujets, même par la force, si la persuasion n'y a point d'effet, même par les armes du roi, si les siennes y sont insuffisantes. En se soumettant, parce qu'il a reconnu sa propre impuissance et l'impuissance actuelle de l'Europe, Victor-Amédée a peine à étouffer la révolte de son orgueil et le murmure de sa conscience ; il a besoin de se prouver qu'il ne s'est pas trompé en appréciant, comme il a fait, la situation générale de la politique européenne ; et c'est à l'ambassadeur de Louis XIV qu'il va demander la preuve dont il a besoin. Il y a quelques jours, sire,
écrit, le 12 janvier, le marquis d'Arcy, que m'étant
trouvé avec beaucoup de monde dans le palais de M. le duc de Savoie, pour
savoir, comme eux, des nouvelles de la santé de madame la duchesse, ce prince
me sépara de la compagnie, et entra avec moi dans une conversation assez
aisée et de confiance sur beaucoup de choses dont il me parut désirer d'être
instruit, et particulièrement sur les affaires générales de l'Europe. Il me
demanda si je ne croyois pas que l'Empereur et le roi d'Espagne ne
remueroient fort la chrétienté s'ils faisoient bientôt la paix avec le Turc,
comme on savoit qu'ils en avoient beaucoup d'envie. Je lui répondis qu'ils la
fissent plus tôt ou plus tard, je pouvois l'assurer qu'il n'en arriveroit pas
d'autre changement à la chrétienté que celui qu'il plairoit à Votre Majesté,
et que, comme vous ne désiriez rien tant que de conserver à cette chrétienté
la paix que vous aviez eu la gloire de lui procurer, il ne falloit pas
craindre qu'elle fût de longtemps troublée. Suit l'énumération des
preuves, la faiblesse de l'Empereur et de l'Espagne, un nouveau règne en
Angleterre, l'épuisement des États-Généraux, les soupçons et les défiances
que leur donne l'ambition dix prince d'Orange, la fatigue générale de
l'Allemagne. Je lui montrai, continue
l'orateur, qu'ainsi vous étiez le seul monarque de
la chrétienté de qui on avoit à attendre amitié, protection, gloire,
avantage, et qu'il y avoit à féliciter les princes comme lui, duc de Savoie,
qui étoient dans votre amitié et dans votre alliance. Sur quoi, le duc
se confondit en protestations de respect, d'admiration et de reconnaissance
pour le roi. En rendant compte de cette conversation, le marquis d'Arcy, qui venait de si bien parler, ne se doutait assurément. pas des raisons qui excitaient la curiosité du prince ; nous ne voyons pas davantage que Louis XIV en ait pénétré le motif, ni même qu'il s'en soit préoccupé. Louis XIV remarque seulement que le duc fait beaucoup de démonstrations, mais qu'il ne se hâte pas d'exécuter ses promesses[8]. Ce reproche est injuste. Le 2 février, M. d'Arcy joint à ses dépêches un édit que Victor-Amédée vient de lancer contre ses sujets dissidents, sur le modèle de la révocation de l'édit de Nantes. L'ambassadeur annonce en même temps qu'on a fait marcher dans la vallée de Luzerne neuf compagnies de grenadiers et deux de suisses, en tout 400 hommes des meilleures troupes de Savoie ; 3.000 autres vont bientôt suivre. Enfin il écrit, le 16 février, que Victor-Amédée demande officiellement l'assistance des troupes royales pour la réduction des Vaudois. L'attitude résolue des montagnards, qui tenaient déjà plus de 2.000 hommes sous les armes, avait fini par inquiéter le duc pour sa petite armée. Le corps que Louis XIV s'empressa de mettre à la disposition de son allié, se composait de cinq régiments d'infanterie, et de dix escadrons de chevau-légers et de dragons. Louvois fit donner le commandement de ce corps à Catinat, gouverneur de Casal[9]. Quoi qu'en aient dit certains historiens auxquels il a plu de représenter Catinat comme n'acceptant qu'avec douleur et n'exécutant qu'avec répugnance la mission qui lui était confiée, sa correspondance témoigne au contraire d'une ardeur, d'une allégresse, et, il faut bien le reconnaître, d'une rigueur toute militaire. Je ne saurois rien dire, monseigneur, écrit-il d'abord à Louvois[10], que vous exprimer mes sentiments sur l'honneur que vous m'avez procuré d'un si beau commandement. Je ne songe au monde qu'à m'en bien acquitter, pour mériter avec quelque justice cette marque de votre estime. A peine averti, Catinat courut à Turin, le 3 mars,
empressé de se renseigner sur l'ennemi qu'il allait combattre, sur ses
forces, ses ressources, ses moyens de défense, sur les postes qu'il fallait
occuper, enfin sur le terrain même qui devait servir de théâtre aux
opérations, et d'après lequel ses plans d'attaque devaient être conçus. Le
duc, auquel il s'adressa d'abord, ne lui parut ni
fort, ni assuré, ni en état de décider. Telle fut la première
rencontre de Catinat et de Victor-Amédée. L'homme de guerre, habitué aux
prescriptions nettes, fermes et sûres de Louvois, jugea mal son futur
adversaire ; il s'en tint au premier coup d'œil, négligeant ou dédaignant de
pénétrer ce caractère profondément secret. Il ne vit en lui qu'un enfant sans
vigueur, incapable de réduire les affaires dans sa
tête d'une manière à s'en pouvoir expliquer avec certitude et à prendre une bonne
et assurée résolution[11]. A quatre ans de
là, cet enfant devenait un rival dont l'opiniâtreté rehaussait la gloire de
son vainqueur et l'aidait à gagner le bâton de maréchal. Cependant Catinat trouva plus de lumières chez les ministres piémontais. Les vallées à réduire étaient celles de Luzerne, d'Angrogne et de Saint-Martin. Le plus grand nombre des Vaudois avaient abandonné leurs villages et s'étaient assemblés à Angrogne, où ils avaient amassé des vivres et des munitions de guerre Toutes les avenues, tous les sentiers étaient coupés ou fortement barricadés. En arrière, s'élevait à Pra del Torno une sorte de citadelle qui devait leur servir de réduit, s'ils étaient contraints d'évacuer Angrogne. Ceux de la vallée de Saint-Martin, qui n'avaient pas voulu quitter leurs villages, s'y étaient retranchés comme dans une série d'avant-postes. Impatient d'en savoir davantage, Catinat se rendit à Pignerol, pour conférer avec le marquis d'Herleville, gouverneur de cette place ; il poussa même jusqu'à La Pérouse, d'où il fit une reconnaissance sur la vallée de Saint-Martin ; puis il revint à Turin. En attendant que le duc et ses ministres eussent réuni leurs troupes et fait leurs dispositions, Catinat s'occupa de remplir une mission particulière et délicate, dont Louvois l'avait spécialement chargé. Dans les premiers jours de l'année 168G, le duc de Savoie avait retranché dix-sept mille écus sur la pension de sa -mère, et il menaçait encore de la réduire. Averti par madame de La Fayette, Louvois avait prescrit à Catinat de parler fortement au duc et de lui faire connaître les sentiments de pénible surprise qu'une telle conduite inspirait au roi[12]. D'abord Victor-Amédée avait paru renoncer à ses desseins ; puis de nouvelles difficultés s'étaient produites. Le 23 mars, on devait signer un contrat définitif qui garantissait le douaire de Madame Royale ; les ministres et les témoins étaient réunis dans l'antichambre de la princesse, attendant l'arrivée de M. le duc de Savoie. On l'attendit jusqu'à dix heures du soir : le duc, cependant, s'en était allé souper, et, lorsque, au dernier moment, quelqu'un des ministres prit sur lui de l'aller avertir, le duc répondit qu'il y avait dans le contrat une certaine clause d'entérinement au sénat qui lui avait échappé d'abord, mais qui ne lui permettait pas de signer, attendu qu'il ne convenait ni à sa propre dignité, ni à celle de sa mère, de livrer au public des règlements de dépense et des comptes de ménage. Le marquis d'Arcy et Catinat se mettaient en mesure de prêter à Madame Royale une assistance qui ne pouvait manquer d'être très-désagréable à son fils, lorsque cette princesse eut le bon sens de les engager à se contenir ; les ministres piémontais affirmaient, d'ailleurs, que cette difficulté n'était qu'une affaire de pure forme, et que le duc, tout en se refusant à laisser entériner au sénat le texte même du contrat, offrait de rédiger une patente qui contiendrait l'essentiel, saris les détails, et qui pourrait être soumise honnêtement à la vérification des magistrats. Le 6 avril, en effet, le contrat, sauf la clause qui blessait la délicatesse du prince, fut signé par les parties intéressées et par les témoins ; après quoi, la patente, revêtue des mêmes signatures, fut portée au sénat, qui l'entérina dans les formes légales. Cela s'est passé, disait Catinat[13], avec des manières très-agréables et très-obligeantes de la part de M. le duc de Savoie, et les parties ont paru parfaitement contentes l'une de l'autre. Incident peu considérable en soi, mais qui prouve que Louis XIV et Louvois n'abandonnèrent jamais aux ressentiments de son fils les intérêts d'une princesse qui avait pourtant refusé de subir et de servir toutes leurs volontés. On était au 7 avril ; il y avait plus d'un mois que Catinat avait quitté Casal, et rien n'était décidé, quant aux Vaudois. C'est que, peu de jours après l'arrivée du général français à Turin, deux envoyés suisses, Gaspard de Murat de Zurich, et Bernard de Murat de Berne, y étaient venus à leur tour, afin de solliciter, au nom. des Cantons protestants, en faveur de leurs coreligionnaires menacés[14]. Rien - ne convenait mieux à Victor-Amédée que cette intervention pacifique ; mais, engagé comme il était vis-à-vis de Louis XIV, il ne pouvait revenir sur le principe de son dernier édit, qui proscrivait, dans ses États, l'exercice du culte réformé. Tout ce qu'il souhaitait des envoyés suisses, c'était qu'ils portassent les Vaudois à se soumettre ou à prévenir les hostilités, en quittant volontairement le pays. Il ne fit donc pas difficulté de permettre aux médiateurs d'entrer en rapport avec les habitants des vallées. Du reste, ces négociations n'étaient connues de Catinat que par ouï-dire ; ni lui ni l'ambassadeur ne recevaient à cet égard aucune communication du duc ni de ses ministres. Tout ce qu'on savait avec certitude, c'est que les
montagnards, encouragés par tous ces pourparlers, par la médiation officieuse
des Suisses et par la mollesse du cabinet du Turin, paraissaient plus que
jamais déterminés à se défendre. Déjà même ils avaient commencé les
hostilités. Le 27 mars, ils s'étaient montrés en grosse troupe sur la rive
droite du Chison, torrent qui formait, du côté de Pignerol, leur première
ligne de défense, et ils avaient tiré quelques coups de fusil sur un
détachement de quarante cavaliers que le marquis d'Herleville envoyait en
observation, au village de Villars. Les troupes françaises brûlaient d'en
venir aux mains. M. de Saint-Rhue, qui s'était avancé jusque dans la vallée
de Pragelas, écrivait qu'il était urgent d'en finir, pour la sécurité du
Dauphiné. Il me paroit bien extraordinaire,
disait-il[15],
qu'un souverain entre en traité avec ses sujets
révoltés. Il seroit à souhaiter, pour le bien de la religion et pour rendre
l'esprit de nos nouveaux convertis plus docile, que ces canailles fussent
bien battus. Catinat s'irritait aussi ; mais il craignait surtout que l'ennemi ne lui échappât par une soumission qu'il regardait comme inévitable. Je crois voir que ceci se passera sans coup férir, écrivait-il à Louvois, et je tiens qu'il ne s'agit présentement que de délibérer sur les expédients pour établir une autorité certaine dans les vallées, ce qui sera facile, du moment que les troupes en auront pris possession, en les désarmant et châtiant de la mort, avec la dernière sévérité, ceux qui n'apporteront pas leurs armes ou qui s'en réserveront dans leurs maisons. Il se fait encore des allées et venues qui passent par les mains des ambassadeurs suisses. Ces mauvais manèges m'ont paru si peu convenables à l'état présent des choses qu'il y a plus de huit ou dix jours que j'ai pressé Son Altesse Royale de se mettre en état de faire marcher les troupes, et que l'espérance de la soumission de ces peuples ne suspendît pas l'exécution des mesures et résolutions qu'on avoit prises. Je ne serai pas fâché de les[16] voir dans le cas que je leur ai prédit, qui est que les Suisses ont trouvé moyen de les amuser. Je vous avoue que je suis dans une vraie impatience de toutes ces incertitudes. Mais qu'attendre d'un gouvernement qui vit au jour le jour, qui ne songe aux affaires que selon qu'elles se présentent le matin ou le soir, qui daigne quelquefois écouter les bons avis, refuse le plus souvent de les suivre, ou bien se les approprie et s'en donne le mérite, quand il n'est plus temps d'agir[17] ? La colère de Louvois, longtemps contenue, finit par éclater. Il se récrie. Le roi ne peut pas souffrir que son ambassadeur et le commandant de ses troupes soient traités avec si peu de considération ; ces négociations, dont on leur fait si étrangement mystère, sont pleines de honte et de dangers. Comment le duc de Savoie ne soupçonne-t-il pas le manège des envoyés Suisses ? Partis de leur pays pour sommer le duc de laisser aux Vaudois le libre exercice de leur culte, ils ont changé de dessein et adouci leur langage, lorsqu'ils ont su que le roi de France avait fait connaître aux Cantons, par une déclaration solennelle, l'assis-lance qu'il donnait au duc de Savoie, son allié. La médiation des Suisses n'a pour 'but que de faire conclure un traité dont ils réclameront ensuite la garantie. Souscrire tin pareil traité, ce serait leur fournir un excellent prétexte pour s'immiscer constamment dans les affaires du Piémont. D'ailleurs, les intérêts du roi veulent que la Religion Prétendue Réformée soit bannie des Etats de M. le duc de Savoie comme du royaume de France, et si M. le duc hésite à mener à bonne fin cette glorieuse entreprise, le roi n'hésitera pas à l'achever lui-même, et par ses propres forces ainsi qu'il a fait dans la principauté d'Orange[18]. Mais, avant que cette dépêche fût expédiée, les affaires s'étaient compliquées à Turin, et Catinat avait vu les chances de guerre se relever au niveau de ses désirs. Les Vaudois ne voulaient abandonner ni la foi ni le pays de leurs pères. Irrité par leur résistance, Victor-Amédée s'était enfin décidé à leur faire une dernière sommation : un édit, publié le 12 avril, leur accordait, pour tous les faits passés, une amnistie qu'ils devaient accepter sous huit jours, après avoir mis bas les armes et s'être retirés chacun dans sa demeure ; si ces conditions n'étaient pas absolument remplies, si, au 20 avril, leur soumission n'était pas complète, la force alors aurait son libre cours[19]. De leur côté, les envoyés suisses avaient tenté un dernier
effort. Le 11 avril, ils avaient adressé aux principaux des Vaudois une
lettre qui, sous une forme grave, attendrie, d'une tristesse éloquente, leur
conseillait la résignation. Nous avons vu,
leur disaient-ils, que vous avez beaucoup de peine à
vous résoudre de quitter votre patrie, qui vous est d'autant plus chère que
vos ancêtres l'ont possédée par plusieurs siècles et défendue valeureusement
avec la perte de leur sang ; que vous vous confiez que Dieu, qui les a
soutenus plusieurs fois, vous assistera aussi, et que vous appréhendez même
qu'une déclaration pour la sortie ne soit qu'un piège pour vous surprendre et
accabler. Nous vous dirons pour réponse que nous convenons avec vous que la
loi qui oblige à quitter une chère patrie est fort dure ; vous avouerez que celle
qui oblige à quitter l'Éternel et son culte est encore plus rude, et que de
pouvoir faire le choix de l'un avec l'autre est un bonheur qui, en France,
est refusé à des personnes de haute naissance et d'un éminent mérite, et qui
s'estimeroient heureuses si elles pouvoient préférer une retraite à
l'idolâtrie, et le moindre mal au plus grand de toutes les choses de ce monde
; et, par ainsi, la possession de la patrie est sujette à des révolutions et
à des changements ; les rois et les princes sont obligés de céder à la guerre
et de quitter leurs couronnes et les États que leurs ancêtres ont possédés et
soutenus avec la perte de leur sang. Il faut subir les lois de la Providence divine qui, par les révolutions, met la foi de ses enfants à l'épreuve pour leur détacher les cœurs de ce monde, afin de chercher avec d'autant plus d'ardeur la patrie et cité permanente du ciel. Il est vrai que le bras de Dieu, qui vous a soutenus dans les guerres passées, n'est pas encore raccourci ; mais si vous faites réflexion qu'un puissant roi s'est joint aux forces de votre prince, que les provisions, les officiers et l'union vous manquent, et que même vos obstinations vous feront abandonner de tous les princes et États protestants, qui vous conseillent de quitter plutôt que de résister témérairement par les armes, pour devenir criminels d'État, vous ne pouvez pas espérer que la Providence divine, qui- n'agit pas miraculeusement, comme autrefois parmi les Israélites, veuille faire de vos ennemis ce qu'elle fit de Sennacherib ; et la parole de Dieu vous apprend que de se jeter dans les dangers sans prévoir humainement aucun moyen d'en sortir, c'est tenter Dieu qui laisse périr ceux qui aiment témérairement le danger. Nous prions le Tout-Puissant de vous illuminer par son Saint-Esprit, pour faire le bon chemin et l'avancement de sa gloire, et votre salut temporel et spirituel, et de vous conserver dans sa digne protection[20]. Tous les habitants des vallées s'assemblèrent pour entendre la lecture de cette admirable épître. Ils furent touchés sans être ébranlés ; mais ils ne voulurent pas donner à leurs amis le chagrin de voir leurs conseils absolument repoussés. Ils demandèrent qu'on ne leur imposât point un temps déterminé pour la vente de leurs maisons et de leurs terres ; autrement leur résolution était prise de mourir les armes à la main[21]. Ils savaient bien que cette concession ne leur serait pas faite ; elle ne fut pas même discutée. Toutes les allées et venues des ambassadeurs suisses, écrivait Catinat, le 14 avril, n'ont point eu de succès ; le prince ne les écoute plus que pour leur dire que sa volonté paroît par son dernier édit. Enfin il s'est mis sur son trône, et commence à se conduire comme un maître qui a la force à la main. Victor-Amédée avait seulement exigé que le délai de huit jours qu'il avait donné aux Vaudois tût scrupuleusement observé. De part et d'autre on se préparait à combattre[22]. La journée du 20 avril s'étant écoulée sans que les Vaudois eussent consenti à subir la grâce d'un éternel exil, le 21, les troupes françaises concentrées à Pignerol, et les Piémontais concentrés à Bricherasco, se disposèrent à commencer leurs opérations. Victor-Amédée commandait son armée en personne ; elle se composait de vingt compagnies du régiment des gardes, et de sept régiments d'infanterie, formant, avec les officiers, un effectif de 3.969 hommes ; il y avait de plus un régiment de dragons de trois cents hommes, un escadron de soixante gendarmes, et deux cents gardes du corps. Les troupes combinées de France et de Savoie présentaient une force d'environ sept à huit mille hommes, double de celle qu'on supposait aux Vaudois. Les unes et les autres devaient marcher en colonnes convergentes vers Pra del Torno, qui était signalé comme le centre de la résistance. Le 22, le village de Saint-Germain, à l'entrée de la vallée de Luzerne, fut emporté par les Français, ruais non sans perte ; neuf officiers y furent tués ou blessés. Catinat fit garder ce poste par trois cents hommes, sous les ordres de M. de Villevieille, lieutenant-colonel du régiment de Limousin. Le lendemain, on continua d'avancer dans ce pays difficile, au milieu d'une fusillade incessante. Le 24, Catinat occupa le village de Pramol, où il ne -trouva pas la moindre résistance. Mais, tandis qu'il s'étonnait et se félicitait de cette facile conquête, comme d'un signe de découragement parmi ses adversaires, les barbets avaient résolu de se jeter en masse sur ses derrières et de couper ses communications avec Pignerol. Ils faillirent y réussir. Instruits par leurs éclaireurs que M. de Villevieille se gardait assez mal dans Saint-Germain, et que ses trois cents hommes s'étaient dispersés pour piller, cinq cents montagnards tombèrent tout à coup. sur ce village, le 24 au soir. Les premiers maraudeurs qu'ils rencontrèrent furent facilement égorgés. M. de Villevieille n'eut que le temps de se jeter dans le temple avec une trentaine d'hommes, mais il sut par son énergie racheter sa négligence. Pendant cinq heures, il soutint l'effort des assaillants qui montaient jusque sur le toit pour abîmer sa petite troupe sous un feu plongeant. Cette défense héroïque dura jusqu'au moment où la garnison de Pignerol, avertie, vint le dégager et chasser les Vaudois, qui furent obligés d'abandonner une grande partie de leurs morts et de leurs blessés dont le nombre était considérable[23]. La funeste issue de cette entreprise, et surtout le défaut d'unité dans le commandement, commencèrent à jeter le désordre parmi les montagnards. Lorsque les Piémontais qui, de leur côté, avaient emporté Angrogne sans trop de peine, eurent joint les Français devant Pra del Torno, ils furent tous également surpris de le trouver évacué. Le poste tant vanté de Pra del Torno, écrivait Catinat le 26 avril, et toute la vallée d'Angrogne s'est rendue à discrétion, à la vue des troupes du roi et de S. A. R. sur les hauteurs. Tout est rendu ; il ne reste plus que quelques opiniâtres au haut de la vallée de Luzerne, dans les villages de Bobbio et de Villars, contre lesquels S. A. R. envoyera un gros détachement de ses troupes. Je nie dispose à marcher vers Prali, au haut de la vallée de Saint-Martin. Ainsi, à la fin d'avril, tout semblait terminé. Les troupes avaient ramassé plus de six mille prisonniers de tout âge et de tout sexe ; mais tant qu'on n'avait pas enlevé jusqu'au dernier de celte race généreuse et vivace, on n'avait rien fait. Madame Royale s'en doutait bien, quand elle écrivait à madame de La Fayette[24] : Les vallées ont plus de dix lieues d'étendue ; elles étoient fort peuplées. Il s'agit de les purger tout à fait et de n'y pas laisser un seul habitant. Vous voyez assez que tout cela ne se peut pas faire sans beaucoup de soin. Car ce sont gens plus difficiles de trouver que de vaincre, fuyant de montagne en montagne, et ayant de tous côtés des lieux quasi impénétrables où se cacher. La défense méthodique, régulière, que les chefs avaient voulu organiser dans un certain nombre de postes, ayant échoué devant la tactique et la discipline des troupes réglées, l'instinct du paysan reprenait le dessus. Vif, agile, intelligent, l'œil au guet, la main sûre, il ne comprenait que la guerre de surprise et d'embuscade, seul ou par petites bandes, la vraie guerre de montagne. Familier dès l'enfance avec toutes les ressources du pays, avec tous les accidents du sol, il tirait son coup de fusil, disparaissait dans un ravin, s'embusquait derrière une pierre, un buisson, un tronc d'arbre, tirait encore, tirait sans cesse, de ci ou de là, tenant l'ennemi toujours en alerte et toujours en peine de répondre sûrement au feu de ce tirailleur invisible. Telle était la guerre qui recommença dans les premiers jours de mai. Les Français ne trouvèrent personne à Prali, les Piémontais, personne à Bobbio[25]. Il fallut changer d'allures ; les troupes furent divisées en un grand nombre de petites colonnes mobiles qui eurent l'ordre de faire des battues continuelles et minutieuses dans tous les recoins des vallées et des montagnes ; on leur avait distribué des grappins de fer pour les aider à gravir les escarpements. Point de quartier pour tous ceux qu'on trouverait armés ; pendus, sans différer, à quelque arbre du voisinage. Dès le 9 mai, Catinat annonçait à Louvois les premiers résultats de ces ordres impitoyables : Ce pays est parfaitement désolé ; n'y a plus du tout ni peuple ni bestiaux. Les troupes ont eu de la peine par l'âpreté du pays ; mais le soldat en a été bien récompensé par le butin. M. le duc de Savoie a autour de 8000 âmes entre ses mains. J'espère que nous ne quitterons point ce pays-ci, que cette race de barbets n'en soit entièrement extirpée. J'ai ordonné que l'on eût un peu de cruauté pour ceux que l'on trouve cachés dans les montagnes, qui donnent la peine de les aller chercher, et qui ont soin de paroître sans armes, lorsqu'ils se voient surpris étant les plus foibles. Ceux que l'on peut prendre les armes à la main, et qui ne sont pas tués, passent par les mains du bourreau. Notez que ces procédés et ce langage sont dé l'homme qui a toujours passé pour le plus humain entre les généraux du dix-septième siècle. Cela dura pendant tout le mois de mai. Plusieurs des malheureux Vaudois cherchaient à s'échapper à travers les mille dangers des Alpes ; mais le petit nombre de ceux qui parvenaient à les franchir, trouvaient, sur l'autre versant, dés troupes françaises qui les rejetaient sans pitié dans leur misère, ou les livraient aux gens du duc de Savoie. M. de Tessé, qui commandait à Grenoble, se félicitait d'en avoir ainsi renvoyé plus d'un à ses juges naturels ; mais il se plaignait que la réciprocité ne fût pas égale de la part des officiers piémontais, qui laissaient passer, chaque jour, quelque fugitif de France[26]. Traqués, cernés, accablés par la supériorité du nombre, les barbets étaient menés par troupeaux, et entassés pêle-mêle dans les forteresses du Piémont. Au commencement de juin, il ne restait plus dans les montagnes un être vivant, si ce n'est les bêtes fauves et les oiseaux de proie, qui se disputaient les cadavres laissés sans sépulture. Les troupes n'avaient plus rien à faire. Le duc de Savoie, qui avait montré une grande ardeur à s'instruire, jusque dans le moindre détail, des choses militaires, témoignait à Catinat beaucoup de considération et d'estime ; il voulut, avant la séparation des troupes, lui en donner une marque publique, en venant s'asseoir à la table du général français[27]. De retour à Turin, il lui fit cadeau de son portrait enrichi de diamants ; les autres officiers généraux et, supérieurs reçurent aussi, en souvenir de cette campagne, des présents plus ou moins magnifiques. Le 14 juin, Catinat prit congé du duc pour retourner à Casal. Dans cette dernière entrevue, Victor-Amédée le combla d'amitiés et lui exprima en termes très-vifs les sentiments de reconnaissance et de respect dont il se disait pénétré à l'égard du roi de France[28]. Louvois, en retour, ne put se dispenser de marquer à Catinat qu'on était satisfait du duc à Versailles : Il n'y a, disait-il[29], rien à désirer davantage à tous les termes d'attachement et de zèle dont il nous a paru que Son Altesse Royale s'est servie à l'égard de Sa Majesté. Pendant l'absence de son mari, la jeune duchesse avait mené une vie fort triste et fort retirée, n'osant pas même chercher auprès de sa belle-mère quelque distraction évidemment interdite. Celle-ci s'en amusait avec madame de La Fayette : Madame Son Altesse Royale, lui écrivait-elle[30], est dans une retraite tout extraordinaire, ce voyage-ci, et nous ne nous voyons qu'aux promenades et aux églises où nous allons beaucoup ensemble. On lui a fait la leçon avant de partir apparemment, et elle y est si exacte et craint tellement, qu'elle ne feroit pas un pas ni ne diroit pas un mot pour toute chose au monde ; et, quoiqu'elle meure d'ennui, elle ne m'en dit rien, et je ne fais pas semblant de m'en apercevoir. Le retour de Victor-Amédée ne ramena pas beaucoup de gaieté dans cette cour. Une fois l'excitation du combat cessée, il n'eut plus devant les yeux que les suites de cette guerre déplorable que Louis XIV l'avait contraint de faire à des sujets confiants et paisibles. Sans doute la responsabilité de tant de sang et de ruines remontait, devant Dieu et devant les hommes, jusqu'au roi de France ; mais le duc avait été le complice de cette mauvaise œuvre, et les conséquences immédiates en retombaient sur lui seul. Il essayait de repeupler, avec des familles catholiques, les vallées dévastées par la guerre ; tentative lente et difficile. Mais cette multitude de captifs, qu'en allait-il faire ? Les vendrait-il aux Vénitiens, qui, en vrais marchands à l'affût de toutes les occasions, avaient offert de les lui acheter pour les mêler aux Turcs de leur chiourme ? Sa conscience et ce qu'il pouvait avoir d'humanité se révoltaient contre ce trafic de chair vivante et chrétienne. Mais enfin, qu'allait-il faire ? Dès la fin de juin, Catinat écrivait à Louvois[31] : La maladie et l'infection s'est mise dans ce malheureux peuple ; la moitié en périra cet été. Ils sont mal couchés, mal nourris, et les uns sur les autres ; et celui qui se porte bien ne peut respirer qu'un air empesté. Par-dessus tous ces maux, la tristesse et la mélancolie causée avec justice par la perte de leurs biens, par une captivité dont ils nb voient point la fin, la perte ou au moins la séparation de leurs femmes et de leurs enfants, qu'ils ne voient plus et qu'ils ne savent ce qu'ils sont devenus. Beaucoup, dans cet état, tiennent des discours séditieux qui les consolent de leurs malheurs et de leurs misères. Quatre mois après, à la fin d'octobre, le marquis d'Arcy écrivait au roi que la mortalité était si grande parmi les prisonniers calvinistes qu'à Verrue, où ils étaient neuf cents d'abord, il n'en restait plus, disait-on, que cent cinquante, et sur ce nombre si terriblement réduit, à peine dix ou douze qui ne fussent pas malades[32]. A cette douloureuse communication, Louis XIV ne trouvait rien à répondre, si ce n'est une sorte de raillerie sinistre[33] : Je vois que les maladies délivrent le duc de Savoie d'une partie de l'embarras que lui causoit la garde des révoltés des vallées de Luzerne, et je ne doute point qu'il ne se console facilement de la perte de semblables sujets qui font place à de meilleurs et de plus fidèles. On ne trouvera pas, que nous sachions, dans l'histoire, beaucoup de paroles aussi froidement cruelles. Une chose nous étonne, c'est que Louis XIV, pour débarrasser entièrement le duc de Savoie, n'ait pas réclamé ces misérables débris pour les joindre, sur ses galères, aux protestants français. Enfin, le 7 décembre, le marquis d'Arcy annonce que le duc a résolu d'abandonner aux sollicitations des Bernois ce qui lui reste de prisonniers, c'est-à-dire quatre ou cinq mille hommes, femmes et enfants, de dix ou douze mille qu'il y avait d'abord. On dit, ajoute l'ambassadeur, qu'on les fera passer en Allemagne, et surtout dans le Brandebourg. Lorsque Victor-Amédée eut pris, trop tard sans doute, le seul parti que la politique d'un côté, l'humanité de l'autre, lui eussent permis de prendre, il parut comme soulagé d'une triste préoccupation ; son esprit libre ressaisit le fil interrompu de ses idées ; la gaieté même éclaira son visage assombri ; il est vrai que, chez Victor-Amédée, tout servait à la politique, la gaieté comme le reste. D'ailleurs, s'il n'aimait pas la France, il avait de grands sujets de se réjouir. Rassurée, du côté du Turc, par de nombreux et importants succès des armées impériales, pendant la campagne de 1685, l'Allemagne s'organisait fortement, afin de résister à son autre ennemi, le roi Très-Chrétien. Outre plusieurs conventions particulières entre différents membres du corps germanique, une grande coalition, déjà plus que germanique, presque européenne, s'était nouée définitivement sous le nom de ligue d'Augsbourg, le 9 juillet 1686. Il n'est pas vrai que Louis XIV soit demeuré longtemps sans en être instruit. A la date du 31 juillet, trois semaines après la conclusion de la ligue, Dangeau y a consacré, dans son journal, la note suivante, exacte à très-peu près : Nous apprenons d'Allemagne que, le 9 de ce mois, l'on signa, à Augsbourg, une ligue qui paroit faite uniquement contre la France. Ceux qui la composent sont l'Empereur, les rois d'Espagne et de Suède, pour les États qu'ils ont dans l'Empire, l'Électeur de Bavière, les princes de la maison de Saxe, les Cercles de Bavière, de Franconie et du Haut-Rhin. Ils disent, dans le traité, qu'il n'est fait que pour la conservation de l'Allemagne, et l'exécution des traités de Westphalie, de Nimègue, et de la trêve de 1684 ; mais ils y ont inséré des clauses par lesquelles l'Empereur prétendra, quand il voudra, les obliger à déclarer la guerre à la France. Ils s'engagent à entretenir une armée de soixante mille hommes, dont .l'Empereur doit fournir seize mille, le roi d'Espagne six mille, l'Électeur de Bavière huit mille, le Cercle de Bavière, deux mille, celui de Franconie et celui du Haut-Rhin, chacun quatre mille ; on ne sait pas encore combien la Suède et la maison de Saxe fourniront. Ils ont choisi pour général le prince de Waldeck ; le marquis de Bareith sera général de cavalerie, et le comte de Tinghen général-major de l'infanterie. Il est aisé de voir que ces princes craignent la puissance du roi et sont jaloux de sa gloire. Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis la formation de cette ligue, qu'un triomphe éclatant des ducs de Lorraine et de Bavière, chefs des troupes impériales, venait resserrer et consacrer le nœud qui joignait en un faisceau les confédérés d'Augsbourg. Après un siège long et sanglant, Bude était emporté d'assaut, le 2 septembre 1686 ; mais si, dans toute l'Allemagne, ce glorieux événement exaltait jusqu'au délire le sentiment national, ce n'était pas le sultan qui était le grand vaincu, c'était, pour tous et avant tout, le roi de France. De Ratisbonne, siège de la diète, le ministre français, M. de Verjus, écrivait à Louvois[34] : On fait à Nuremberg un grand nombre de médailles sur la prise de Bude ; il y en a une, entre autres, impertinente, et qui attaque ouvertement Je roi. Je vous enverrai une médaille de toutes les conquêtes de l'Empereur en Hongrie, avec ces mots : Reunio justissima, dont on a prétendu, selon l'humeur et la capacité de la nation, faire une satire contre la France. On se donne maintenant bien du mouvement ici ; les ministres de l'Empereur, et encore plus celui d'Espagne, y témoignent bien de l'aigreur et de l'animosité ; mais celui de Suède les surpasse tous. Louis XIV avait toujours souhaité que la trêve de vingt ans fût convertie en un traité définitif, par lequel l'Europe lui aurait cédé ou reconnu un droit de propriété sur les territoires qu'il détenait seulement par un fait de possession temporaire et caduque. Au mois de janvier 1687, il fit présenter à la diète de Ratisbonne une proposition formelle sur ce sujet, en demandant une réponse décisive avant le 1er avril. Le 11 février, voici ce que M. de Verjus écrivait à Louvois : Quelques-uns des ministres d'ici, qui ont toujours été les plus ardents pour faire le traité d'Augsbourg, reconnaissant la pente que les plus sages ont ici à donner satisfaction au roi, tâchent d'encourager les ministres d'Autriche, et de les engager à ne se pas démentir en ce rencontre de leur opiniâtreté naturelle. C'est le ministre de Suède qui est le plus grand architecte de ces avis et de ces discours que les ministres d'Autriche avalent à longs traits avec le vin qu'ils boivent ensemble, et mandent pour véritables et sûrs à l'Empereur. Comme cela est reçu, sans examiner si ces ministres étaient à jeûn ou non, quand ils ont cru et écrit de tels avis, ou si ceux dont ils les ont reçus ne l'étaient pas, cela produit des difficultés qu'on ne devrait pas trouver. De Vienne, Louvois recevait en même temps des nouvelles qui concordaient parfaitement avec celles de Ratisbonne. Les ministres, lui mandait l'ambassadeur de France[35], paraissent dans une grande tranquillité, espérant que Sa Majesté ne s'attachera pas au pied de la lettre pour vouloir qu'on s'explique entre ci et le commencement d'avril. On n'a pas laissé de me dire qu'on avait dessein de faire marcher dix ou douze régiments vers Égra. Quoi qu'il en soit, je trouve que le temps s'avance et que les affaires reculent à un tel point que je crois qu'il n'y a que la Providence qui puisse remédier aux besoins de ces gens-ci. Ce fut Louis XIV qui joua lui-même le rôle de la Providence ; quand il vit bien que l'Europe n'était pas en disposition de lui céder, il n'insista pas ; il laissa glisser ses prétentions ; il se garda surtout de faire des menaces, et il eut bien raison de n'en point faire, n'étant pas en mesure, ni décidément en volonté de les soutenir. Il n'y a pas de pire politique que la politique d'épouvantail ; dans les temps de grande prospérité, elle peut réussir, parce qu'elle effraye alors les timides qui la prennent au sérieux ; mais quand les difficultés commencent, elle devient, pour qui s'en sert, un embarras et un danger. Si celui qu'elle veut intimider résiste et n'en tient compte, il met son adversaire dans la nécessité d'exécuter ses menaces ou de les retirer, entre une honte ou une folie. Louis XIV eut le bon sens d'éviter ce fatal dilemme, et il sut se contenir, non-seulement vis-vis de l'Europe, mais encore, chose inouïe, vis-à-vis du petit duc de Savoie, qui était, il est vrai, cousin de l'Électeur de Bavière, le vainqueur des Turcs, et l'un des principaux confédérés d'Augsbourg. Le 28 janvier 1687, au moment où finissait le cercle de la jeune duchesse de Savoie, Victor-Amédée retint le marquis d'Arcy qui allait sortir, le tira dans m coin de la chambre, et lui dit qu'il avait à lui faire une confidence, laquelle s'adressait, ajouta-t-il, autant son ami qu'à l'ambassadeur de France. Après ce petit exorde, il lui expliqua qu'il avait résolu d'aller faire un tour à Venise, afin d'y voir l'Électeur de Bavière, son proche parent, et de s'y divertir quelques jours avec lui. Surpris et ému, malgré les précautions oratoires de son interlocuteur, M. d'Arcy commença des remontrances que le duc interrompit aussitôt pour lui demander s'il avait quelque ordre de s'opposer à ce voyage. L'ambassadeur répondit qu'il n'en avait pas, mais qu'il connaissait assez les intérêts et les sentiments du roi pour se croire autorisé à parler ainsi au duc de Savoie, sans instruction spéciale. Il lui rappela qu'au mois d'octobre 1684, dans une circonstance toute semblable, les représentations de l'abbé d'Estrades l'avaient empêché de courir une pareille aventure. Victor-Amédée n'y contredit point ; il se mit seulement à faire l'éloge du roi, qu'il entremêla de protestations de respect, de dévouement et de reconnaissance ; puis il conclut que ce voyage n'étant qu'une partie de plaisir, la politique n'avait, qu'y faire, et qu'il comptait bien partir le surlendemain[36]. L'ambassadeur, espérant que la nuit porterait conseil, n'insista pas ; mais, le lendemain matin, il trouva le duc tout aussi décidé que la veille ; et, en effet, Victor-Amédée se mit en route, le jour qu'il avait dit, le jeudi 30 janvier. Il voyageait incognito, sous le nom de comte de Mende, à la suite du comte Rovero ; qu'il avait nommé pour complimenter officiellement l'Électeur de Bavière. L'administration des affaires était confiée, pendant son absence, à la duchesse de Savoie. Les bruits de la cour, l'opinion des ministres, celle même de Madame Royale, assurément moins suspecte, tout s'accordait pour considérer ce coup de tête comme une fantaisie de jeunesse ; il s'agissait simplement, disait-on, d'aller voir une jeune dame, naguère fille d'honneur de Madame Royale, et qui était depuis un mois à Venise[37]. Le jour de son départ, Victor-Amédée avait eu soin d'envoyer un courrier à Monsieur, son beau-père, pour le prier de prévenir le roi contre les mauvaises impressions qu'on ne manquerait pas de lui vouloir donner au sujet de ce voyage. Néanmoins Versailles fut en émoi. Louis XIV n'aimait pas les surprises ; celle-ci devait l'irriter d'autant plus qu'elle était une désobéissance formelle, une violation des engagements que Victor-Amédée avait pris naguère, vis-à-vis de l'abbé d'Estrades. Quelle punition le roi de France allait-il infliger au duc de Savoie ? Allait-il envoyer en Piémont dix mille hommes, comme il en avait fait la menace en 1684 ? La situation générale des .affaires était bien différente. En 1684, Louis XIV parlait en maître, en victorieux, et se faisait obéir dans toute l'Europe. Gênes ruinée et humiliée, l'Espagne et l'Empire forcés d'accepter l'interprétation des traités telle que la donnait Louis XIV, attestaient la domination incontestée de la France. En 1687, cette domination n'était plus ni aussi respectée ni aussi solide. Que s'était-il passé dans l'intervalle ? Peu de chose en Europe ; un grand événement en France, la révocation de l'édit de Nantes. Le coup, violemment frappé dans le royaume, produisait sa réaction au dehors. En s'efforçant d'établir l'unité religieuse, Louis XIV avait détruit le vrai fondement de sa grandeur, l'union de la patrie française. Au dedans, en présence de ces populations forcées dans leur vieille croyance et mal soumises à leur foi nouvelle, le pouvoir lui-même se sentait, inquiet ; la guerre civile devenait possible ; il fallait, pour la prévenir ou pour l'écraser, une armée à l'intérieur. Au dehors, outre cette foule d'artisans, de commerçants, d'agriculteurs, qui, malgré la rigueur des édits, avaient eu le courage ou la fortune d'échapper à l'oppression de leur conscience, des ministres de l'Évangile, des magistrats allaient dénoncer dans toute l'Europe la violation de leurs droits religieux et civils, des officiers, des marins, des ingénieurs, lui donnaient le secret de la supériorité militaire de la France. Les États protestants s'indignaient contre la persécution ; les États catholiques s'applaudissaient de voir leur ennemi consommer sa propre ruine. L'éducation politique et militaire des uns et des autres s'achevait rapidement. On connaissait la faiblesse de la nouvelle diplomatie française et les habiletés de l'ancienne ; on savait comment jusqu'ici Louis XIV avait prévenu les coalitions, et comment, lorsqu'elles s'étaient tardivement formées, il les avait dissoutes. On savait aussi le secret de ses combinaisons stratégiques. Toujours prêt à combattre, grâce au, génie de Louvois, il commençait brusquement la guerre, écrasant ses adversaires l'un après l'autre, à mesure qu'ils se présentaient surie champ de bataille, ajoutant à l'énergie de ses soldats l'enivrement du premier succès. Mais alors l'Europe n'entendait plus lui abandonner l'avantage de l'agression. La coalition se formait et s'organisait, défensive en apparence, mais prête à prendre rapidement l'offensive. Telle était la ligue d'Augsbourg. Surpris d'abord par la conclusion d'un acte auquel il ne s'attendait pas, Louis XIV en. avait bientôt pénétré le sens et compris la gravité. Quel que fût son ressentiment contre le duc de Savoie, il n'était pas d'une bonne politique de le pousser entre les bras des ennemis de la France ; mieux valait en user doucement avec lui. Le voyage à Venise fut donc accepté, de la même façon qu'il était présenté, comme un simple voyage d'agrément. Le roi était porté à croire, écrivait-il au marquis d'Arcy, que les divertissements et les plaisirs en faisaient le principal objet. Cependant, dès les premières nouvelles, il avait ordonné à son ambassadeur de suivre le duc de Savoie, d'observer de près sa conduite, et de l'empêcher au moins d'aller ailleurs qu'à Venise[38]. L'ambassadeur n'avait pas attendu cet ordre ; à peine Victor-Amédée avait-il quitté Turin qu'il s'était mis sur sa trace. On eut donc à Versailles un journal, qu'on put croire exact, des faits et gestes de Victor-Amédée. Arrivé le 1er février à Milan, il en était reparti le 5, après
avoir été régalé par le comte de Fuensalida, gouverneur général du Milanais,
qui lui avait donné l'opéra et le bal. Il était, le 7, à Venise, et, dès le
lendemain, le comte Rovero venait trouver l'ambassadeur de Louis XIV et lui
donner, sans provocation, l'assurance que les plaisirs seuls les avaient
retenus deux jours à Milan. Démarche parfaitement gracieuse et courtoise, au
gré de M. d'Arcy, mais d'ailleurs tout à fait inutile ; elle ne lui a rien
appris dont il ne fût convaincu d'avance. Plus il observe la conduite du prince
à Venise, plus il est persuadé qu'il n'y a qu'un esprit
d'indépendance et d'indocilité qui l'a porté à faire tout ce qu'il a fait.
Le soin même avec lequel le duc et l'Électeur affectent de ne se point
rechercher, et qui est singulièrement noté par l'ambassadeur, ne lui donne
aucun soupçon de quelque secret commerce. Ils se
sont, dit-il[39], quelquefois rencontrés en masque, aux opéras, au réduit où
l'on joue, et à la place Saint-Marc, où toute la ville se promène fort en vue
d'un chacun, et je remarque encore qu'à cette heure qu'ils sont demeurés ici
pour voir ce qui y est de curieux, ils se font informer des jours qu'un
chacun y doit aller, pour ne s'y pas rencontrer ensemble ; en sorte, sire,
que je m'imagine, avec MM. de La Have, de Gombauld[40] et d'autres, que ces deux princes ne s'en aimeront et
estimeront pas davantage pour s'être vus ici. Dès qu'il ne s'agit pas de politique, la correspondance du marquis d'Arcy ne peut ressembler qu'au registre du maître des cérémonies à Versailles, ou, mieux encore, au journal du marquis de Dangeau. On y voit, en effet, que le duc et l'Électeur se sont donné mutuellement à souper, et que, le mardi gras, après l'opéra, l'abbé Grimani, noble Vénitien, a traité magnifiquement les deux princes dans les loges d'un théâtre qui lui appartient ; l'Électeur a pris sans difficulté la place d'honneur, et le duc, ou plutôt le comte de Tende, s'est assis modestement au-dessous du comte Rovero, qui est un personnage officiel. Tout de suite après le souper, il y a eu, dans le parterre du théâtre, un bal masqué où l'Électeur est descendu se mêler et danser parmi la foule des nobles et des gentilles dames, tandis que le duc de Savoie s'est contenté de regarder le spectacle, pendant une demi-heure, de la loge où il avait soupé. Cette fête a terminé le carnaval. Que va faire Victor-Amédée ? Ira-t-il, comme le bruit court, à Rome, ou à Notre-Dame de Lorette, ou même à Naples ? M. d'Arcy lui conseille sagement de rè tourner à Turin. Le duc répond à M. d'Arcy qu'il a grande envie de voir Rome et Naples, mais qu'il y renonce, puisque cela peut déplaire au roi ; cependant il tient à faire œuvre pie en visitant le sanctuaire de Lorette. Ainsi va la vie italienne ; on quitte le masque pour l'habit de pèlerin ; après avoir couru les folles joies, on se sauve dans la pénitence. L'ambassadeur de Louis XIV ne laisse pas d'être embarrassé de cet accès de ferveur ; cependant il fait front de ce côté comme de l'autre. Il lui tarde que le duc de Savoie soit rentré chez lui au plus vite et par le plus court chemin[41]. Mais les Vénitiens ont d'autres intérêts ; la présence des deux princes attire les étrangers à Venise ; il en est venu jusqu'à dix mille qui font grande -dépense ; il convient donc aux Vénitiens de retenir les princes. Dans cette foule d'étrangers, le marquis d'Arcy avait négligé d'abord de remarquer et de signaler le prince Eugène de Savoie, qui était venu tout exprès de Vienne, afin de saluer son cousin. L'Électeur et le duc de Savoie se sont transformés ; ce ne sont plus des jeunes gens avides de plaisirs, ce sont des voyageurs intelligents et curieux qui veulent connaître à fond les arts, l'industrie, les usages du pays qu'ils visitent. Tour à tour et séparément, les deux princes se font montrer l'arsenal, la verrerie, les galeries, les églises, etc. Ils ont vu les fêtes de la noblesse, ils verront les divertissements nationaux et populaires, les regattes et les pugni, qui est, dit M. d'Arcy, un combat d'hommes à coup de poing, de dessus un pont sans bords, à qui en demeurera le maître. L'Électeur de Bavière était arrivé le premier ; il partit le premier. Dans les huit derniers jours, les deux princes avaient encore une Ibis mangé ensemble ; mais, selon la remarque de l'ambassadeur, c'étoit bienséance plus qu'inclination. Cependant, après le départ de l'Électeur, Victor-Amédée eut comme un remords de l'avoir si peu recherché ; il se jeta dans la gondole d'un des nobles qui l'accompagnaient, fit vigoureusement nager les rameurs, rejoignit son cousin à trois ou quatre milles, et se donna le plaisir de dîner avec lui dans sa barque ; après quoi il revint à Venise. Il y fit encore quelque séjour, partit enfin le 7 mars, et s'en alla droit à Turin, où il rentra, le 10, sans s'être arrêté qu'une heure à Milan, où il ne vit même pas le comte de Fuensalida. Le marquis d'Arcy eut grand'peine à le suivre, et n'arriva que trois jours après lui[42]. Peu de jours avant de quitter Venise, le duc de Savoie, devisant avec l'ambassadeur de France, avait fini par lui avouer qu'après le temps du carnaval passé en ce pays, un comte de Tende goûtoit volontiers le plaisir de retourner chez lui, et qu'il n'étoit pas même des plaisirs et des divertissements de Venise ce qu'on en publioit en tant d'endroits. Ce désenchantement des joies frivoles, ce retour aux sérieuses pensées, en un mot cette conversion faisait grand plaisir au marquis d'Arcy. Louis XIV n'en était pas moins satisfait. Il y a bien de l'apparence, disait-il[43], que ces princes ne se sont laissé engager à ce voyage que pour satisfaire leur curiosité, et qu'il servira à les rebuter d'en faire de semblables. Depuis son retour, en effet, Victor-Amédée avait changé toutes ses habitudes. Au lieu de consacrer, comme autrefois, beaucoup de temps aux fonctions de cour et à la chasse, il passait de longues heures dans son cabinet, seul, examinant les papiers d'Etat, faisant de grandes réductions dans les charges dé sa maison et même dans les offices militaires, sans toucher cependant à l'effectif ni aux emplois sérieux. C'était la même ardeur aux affaires qu'il avait montrée au commencement de son règne, mais cette fois avec plus de réflexion et de suite, la même tendance à l'épargne, mais plus judicieuse et plus raisonnée. Un jour que le marquis d'Arcy était venu saluer le duc, au milieu des courtisans un peu étonnés et attristés de la gravité toute nouvelle qui devenait le ton général de la cour, Victor-Amédée lui dit en plaisantant que, se trouvant trop vieux présentement pour faire des maîtresses et pour songer à plaire, il vivoit aussi plus retiré chez lui et n'en alloit point chercher au cours ni ailleurs[44]. Louis XIV en vint lui-même à craindre que la cc-inversion de son neveu ne fût trop complète ; si le roi de France s'était décidé, lui aussi, à donner à ses peuples l'exemple d'une vie plus sévère, s'il avait rompu avec les traditions d'une jeunesse prolongée bien au delà de ses limites, c'est qu'il avait cinquante ans, c'est qu'il portait, depuis un quart de siècle, le lourd fardeau des affaires de la France et du monde, c'est enfin qu'il avait épuisé, jusqu'à la satiété, toutes les jouissances du pouvoir, de la gloire et de l'amour. Mais, en s'éloignant des fêtes, il ne les épargnait pas à sa cour, et, bien loin de se soustraire aux ennuis de la représentation, il la regardait comme une des principales obligations de la royauté. Victor-Amédée, qui avait vingt et un ans à peine, pouvait-il connaitre les vrais devoirs d'un prince ? Louis XIV ne croyait pas qu'il les connût, et il se plaisait à les lui enseigner avec une sorte de bonté paternelle et majestueuse. J'apprends, écrivait-il au marquis d'Arcy, le 15 mai 1687, j'apprends, par votre lettre du 3, le penchant que le duc de Savoie témoigne avoir à mener une vie solitaire et peu convenable à son âge et à sa qualité de prince souverain ; mais je ne doute point qu'une plus longue expérience ne lui fasse connoitre que les soins indispensables du pouvoir absolu doivent obliger celui qui l'exerce, non-seulement à se communiquer à ceux qui sont honorés de l'exécution de ses ordres, et dont les conseils lui peuvent être utiles, mais aussi à se faire voir souvent à tous les autres sujets, dont il veut être aimé et obéi. Leçon précieuse à, recueillir du prince qui n'a sans doute pas usé le mieux du pouvoir, mais qui a le mieux pratiqué l'art de régner. Victor-Amédée reçut ces conseils avec respect, mais il ne se mit pas en peine de les suivre. Tous les divertissements cessèrent ; la jeune duchesse, qui ne cherchait qu'à plaire à son mari, renonça peu à peu au très-petit jeu qu'elle avait coutume de jouer, et même à la danse, pour laquelle elle avait assez de goût[45]. En même temps, le duc continuait à faire de l'argent par tous moyens ; il frappait d'une taxe les armoiries légitimes, d'une taxe plus forte les armoiries usurpées. L'augmentation des recettes, la diminution des dépenses faisaient monter rapidement le niveau des finances. On se demandait où s'arrêterait cette crue extraordinaire, et surtout de quel côté elle s'écoulerait ; car on ne croyait pas que Victor-Amédée se contentât de thésauriser, comme un avare de comédie. Les princes ne thésaurisent guère ; leurs épargnes, quand ils en fonts sont presque toujours l'indice de quelque grand dessein. Il y avait, sur la frontière méridionale du Piémont, entre Savone, Nice et Mondovi, certains domaines, enclavés dans les États de Victor-Amédée, dépendant politiquement de sa couronne, mais relevant féodalement de l'Empereur. Ces fiefs impériaux, comme on les appelait, étaient les débris d'un autre âge, les restes fossiles d'une organisation antérieure ; ils dataient du temps des Guelfes et des Gibelins. Leur existence était donc un anachronisme ; elle était de plus un embarras pour les ducs de Savoie, sans être d'aucun avantage pour l'Empereur. Soustraits par leurs privilèges à la juridiction piémontaise, ces domaines, situés dans les montagnes, étaient un asile connu de tous les malfaiteurs, un repaire de contrebandiers et de faux monnayeurs qui exerçaient leurs industries au grand préjudice de la douane et de la monnaie ducales. Les seigneurs de ces fiefs avaient droit de haute et de basse justice ; niais ils se gardaient bien d'exercer ce droit, au risque de compromettre le plus clair de leur revenu ; quant à la justice impériale, à supposer même qu'elle eût jamais existé, elle n'était plus même un souvenir. Plusieurs fois déjà les ducs de Savoie avaient réclamé des Empereurs qu'ils renonçassent à leur prétendue suzeraineté ; mais les lenteurs traditionnelles de la chancellerie impériale, et surtout la prudente habitude de ne rien abandonner de ces vieilleries inutiles, sans un bénéfice quelconque, avaient empêché jusqu'alors les négociations d'aboutir. On doit rappeler ici que, vers le milieu de l'année 1682, un grand seigneur piémontais, le marquis de Parelle, colonel du régiment des gardes, s'était retiré à Ferrare, après avoir inutilement essayé de renverser le gouvernement de Madame Royale. Depuis l'avènement réel de Victor-Amédée, il avait d'abord reparu à Turin ; mais, comme il était suspect à la France, à cause de ses inclinations ouvertement espagnoles, le duc lui avait permis ou même conseillé d'aller servir comme volontaire en Hongrie dans les armées impériales. Son exil, sort rang, son alliance avec l'un des ministres de l'Empereur, dont il était beau-frère, lui avaient fait trouver grande faveur à Vienne. De retour à Turin, au commencement de l'année 1687, on remarquait qu'il avait de fréquentes conférences avec le duc de Savoie. Quelques-uns disaient qu'il se préparait à retourner en Hongrie avec une troupe considérable de volontaires piémontais, pour le départ desquels il sollicitait l'agrément du prince ; mais le bruit le plus général était qu'il avait renoué les négociations au sujet des fiefs impériaux, et qu'il avait disposé les ministres de l'Empereur à les céder au duc de Savoie, moyennant quatre cent mille livres de France. Ainsi s'expliquaient, et les audiences que le duc lui accordait, et les, réformes extraordinaires que Victor-Amédée faisait dans ses finances[46]. Instruit de ces faits et de ces rumeurs par le marquis d'Arcy, Louis XIV donna d'abord toute son approbation aux projets de Victor-Amédée : Il ne peut pas, disait-il[47], mieux employer ce qu'il lève sur ses sujets et ce qu'il amasse par son épargne qu'à faire des acquisitions qui sont si fort à sa bienséance. Cependant l'ambassadeur -n'était déjà plus si confiant. Les avances qu'on faisait à la maison d'Autriche et à ses amis s'accordaient avec un éloignement chaque jour plus marqué de la France et des Français. Ainsi, en même temps qu'on traitait à Vienne et à Turin Parfaire des fiefs, Victor-Amédée donnait au prince Eugène une nouvelle pension, et parlait d'envoyer un agent diplomatique en Espagne ; mais si le roi demandait qu'on lui rerni1, comme autrefois, les gens condamnés aux galères par la justice piémontaise, afin de les employer dans la chiourme de Toulon, on s'en excusait, sous prétexte de travaux extraordinaires à la citadelle de Turin ; si quelque officier français entrait en Savoie, on l'accusait d'y venir faire subrepticement des recrues. Le marquis de Parelle surtout donnait de l'inquiétude au marquis d'Arcy ; celui-ci croyait savoir que si la duchesse, qui était près d'accoucher, mettait au monde un prince, c'était le marquis de Parelle qui devait être envoyé officiellement à Vienne pour en faire part. La disposition particulière de la cour de Turin, jointe à l'aspect général des affaires en Italie et en Europe, inspirait à l'ambassadeur de Louis XIV les réflexions suivantes[48] : Rassemblant comme je fais, sire, cet emploi du marquis de Parelle, la vente des fiefs impériaux, les complaisances des Autrichiens pour ce prince, leur impatience de faire la paix avec le Turc, le voyage de M. le duc de Mantoue à Vienne, les bizarreries et chagrins mal fondés du pape à l'égard de Votre Majesté, et la jalousie si ordinaire des ennemis de la grandeur et de la prospérité de la France, je m'en crois d'autant plus obligé à mettre mon application à tâcher de pénétrer ce qui peut arriver de tout cela. Ce concours de circonstances frappa l'esprit de Louis XIV ; l'affaire des fiefs, qu'il approuvait quelques semaines auparavant, lui parut grosse de dangers pour sa politique. Comme il ne doutait plus que Victor-Amédée n'entrât par cette voie dans de grands engagements avec la cour de Vienne, il prescrivit' à M. d'Arcy de témoigner au cabinet de Turin combien il était surpris et mécontent qu'on ne lui eût pas fait part d'une pareille négociation, et combien il importait au duc de Savoie de ne point donner au roi de tels sujets de défiance ; enfin, M. d'Arcy eut ordre de s'opposer de toute sa force à l'envoi du marquis de Parelle à Vienne[49]. Mais avant que M. d'Arcy eût reçu cette dépêche, il se trouva que ses principales inquiétudes s'étaient évanouies. Ainsi, la duchesse était accouchée d'une fille, et le duc n'envoyait plus personne à Vienne ; fait plus considérable, l'affaire des fiefs avait encore une fois échoué. Cependant l'ambassadeur ne crut pas devoir se dispenser d'exécuter les ordres du roi ; il le fit même avec un air d'insistance et de solennité dont il voulut conserver, en écrivant à son maître, la représentation expressive : Cette dépêche sera une des plus importantes que je me sois donné l'honneur de vous écrire depuis que je suis de votre part en ce pays. Après cet avertissement, il entre en scène ; il a vu le marquis de Saint-Thomas, secrétaire d'État pour les affaires étrangères ; il lui a témoigné la- surprise qu'avaient causée au roi les négociations secrètes du duc de Savoie avec la cour de Vienne. Le roi, a-t-il ajouté, pourroit prendre des précautions et des mesures qui pourroient faire repentir trop tard le duc et ceux qui l'auroient assisté de mauvais conseils. Le marquis de Saint-Thomas ayant protesté qu'il n'y avait rien de fondé dans ces reproches, M. d'Arcy a repris l'un après l'autre tous les griefs du roi : les galériens qu'on refuse de livrer, les officiers qu'on accuse de faire des recrues, les persécutions dont Madame Royale est victime, le voyage de Venise, etc. La conversation s'est arrêtée là d'abord ; mais, le lendemain, M. de Saint-Thomas est venu chez l'ambassadeur, afin de désavouer, au nom de son maître, toute négociation avec la cour de Vienne, même au sujet des fiefs impériaux. On a déjà remarqué quel faible avait M. d'Arcy pour les développements oratoires ; comme il s'attendait à la visite du ministre piémontais, il avait préparé un discours en règle que M. de Saint-Thomas dut subir depuis l'exorde jusqu'à la péroraison, et que Louis XIV et ses ministres subirent à leur tour. C'était un discours historique dans la première partie, pathétique dans la seconde. Il y était parlé d'abord de tous les rois de France et de tous les ducs de Savoie qui avaient eu des démêlés ensemble. Proposition principale : Jamais les ducs de Savoie ne se sont tant soit peu détachés de la France qu'ils n'aient payé cette faute de presque toute la perte de leurs États ; suivent les preuves. Argument de transition : combien le roi est plus puissant que ses prédécesseurs. Conclusion : conseils directs à Victor-Amédée ; avantage d'une alliance intime avec la France ; dangers du parti contraire. Je fis voir au ministre que, si le génie de son maître et son amour pour la gloire le portoient à ne pouvoir se contenter de l'état de vivre obéi et aimé de ses sujets, honoré et redouté de ses voisins, qui pourtant étoit naturellement le sort le plus convenable à un duc de Savoie, il ne pouvoit se mettre en meilleure compagnie qu'en la vôtre, pour le temps que les conjonctures se trouveroient propres à faire quelque chose[50]. On ne voit pas que M. de Saint-Thomas ait rien répondu à cette harangue ; on ne voit pas davantage que Louis XIV ait applaudi à l'éloquence de son ambassadeur. Le roi ne relève qu'un seul fait, égaré à la suite de cet interminable récit. Mieux éclairé sans doute sur le compte du marquis de Parelle, M. d'Arcy avait écrit qu'il vaudrait mieux éloigner de la familiarité du duc de Savoie son colonel des gardes, homme à visions et d'esprit inquiet, lequel, après tout, serait moins dangereux à Vienne même qu'à Turin. Sur quoi le roi répond qu'il ne s'oppose plus au voyage du marquis de Parelle[51]. Mais il n'était déjà plus question de le faire partir, au moins pour cette année. Par une coïncidence remarquable, un autre homme d'intrigue, un ancien ami de la France, devenu, comme M. de Parelle, son ennemi implacable, le marquis de Pianesse sortait pour la seconde fois d'une profonde disgrâce. Vers la fin de l'année précédente, il avait obtenu d'être transféré du donjon de Montmélian dans la cité d'Aoste, avec une demi-liberté, tandis que le comte de Druent, son neveu et son complice, quittait le château de Nice pour résider dans une de ses terres[52]. Cette double faveur accordée, sans la participation de Madame Royale, à deux hommes qu'elle regardait comme des traîtres, avait fort affecté la princesse. Au mois de janvier 1687, Pianesse perdit son fils unique, élevé dans un collège de Paris ; il ne lui restait plus qu'une fille, riche héritière qui devait avoir un jour deux ou trois millions. Cette considération hâta peut-être le retour du marquis ; au mois d'octobre, il eut permission de s'établir au château de Pianesse, à trois lieues de Turin. Sur cette nouvelle, Louis XIV défendit à son ambassadeur d'avoir aucun commerce avec un homme qui avait mérité à tout jamais sa colère, lui recommanda de surveiller ses démarches, et lui prescrivit de s'opposer à ce qu'il rentrât dans les conseils du duc de Savoie[53]. Il n'y avait pas apparence, d'ailleurs, que Victor-Amédée songeât à rétablir la fortune politique du marquis de Pianesse ; mais qui pouvait se flatter de pénétrer les desseins de Victor-Amédée ? Le marquis d'Arcy, d'abord si prévenu en faveur du jeune duc, en était arrivé, comme ses prédécesseurs, à l'extrême défiance. On peut dire de ce prince, écrivait-il, ce qu'on disoit de Charles-Emmanuel Ier, que son cœur étoit couvert de montagnes comme son pays. Et, à l'appui de son opinion, il citait une parole de Victor-Amédée que Madame Royale tenait du marquis Morosso ; le prince avait dit à son ancien gouverneur que dorénavant il voudroit, s'il lui étoit possible, négocier et traiter d'affaires sous terre[54]. Le mystère où Victor-Amédée souhaitait d'envelopper sa politique ne lui paraissait pas si nécessaire pour sa conduite privée. Quoiqu'il eût affecté de dire qu'il se trouvait trop vieux pour faire des maîtresses, la jeune duchesse, toute à ses devoirs, passait bien des nuits dans les latines, tandis que l'époux infidèle courait les aventures. Après avoir eu d'abord la sagesse de ne vouloir point se mêler de ces questions délicates, Louis XIV finit par céder aux obsessions de Monsieur, son frère, et chargea sort ambassadeur de faire au duc de Savoie des représentations sérieuses sur le peu de considération qu'il avait pour sa femme. Le duc se montra fort surpris et peu content d'une telle intrusion dans ses affaires domestiques ; il se plaignit même assez vivement que le roi eût accueilli de faux rapports[55]. Cette intervention malheureuse eut d'ailleurs un résultat tout contraire à celui qu'on attendait. Piqué au vif, Victor-Amédée sembla prendre à tache de défier ses censeurs par un redoublement de galanterie. Jusque-là renfermé dans cette retraite excessive d'où Louis XIV avait inutilement tenté de le faire sortir, l'année précédente, par de sages conseils, il s'en élança tout à coup, et de lui-même, par esprit de contradiction. Pendant le carnaval de 1688, la cour de Savoie revit des plaisirs dont elle était sevrée depuis longtemps ; elle en fut accablée. Et pour rendre plus piquante encore cette subite métamorphose, c'était le roi de France qui devait en payer les frais. Dans la même dépêche où M. d'Arcy détaillait le programme de ces divertissements, il annonçait que le duc réclamait du roi une somme de cent mille écus, complément de la dot de sa femme[56]. Si toutes ces fêtes s'étaient adressées à la duchesse, Louis XIV aurait volontiers payé son triomphe ; mais elle y présidait pour la forme, et n'en était pas la vraie reine[57]. Très-mécontent de toutes ces légèretés, Louis XIV avait contre Victor-Amédée des griefs plus sérieux. le marquis d'Arcy avait annoncé, l'année précédente, que l'intention du cabinet de Turin était de rétablir à Madrid une mission permanente ; le 21 février 1688, le marquis de Saint-Thomas fit, sur ce sujet, une communication officielle à l'ambassadeur de France. Le roi, répondit, le 11 mars, qu'un pareil dessein lui étant justement suspect, il fallait s'y opposer encore plus fortement qu'on n'avait fait pendant la régence de Madame Royale. Après un mois d'hésitation, le marquis de Saint-Thomas finit par déclarer que, puisque ce projet déplaisait au roi, il n'y serait pas donné suite[58]. Cette condescendance calma l'irritation du roi, mais ne détruisit pas ses soupçons. Louis XIV avait précédemment ordonné à M. d'Arcy de lui envoyer des mémoires très-exacts des revenus du duc de Savoie et de ses forces militaires. Le président Truchi, général des finances, auquel M. d'Arcy s'adressa d'abord, ne fit pas difficulté de lui dire que tous les revenus du duché ne montaient pas à plus de sept ou huit millions de livres, monnaie de Piémont, qui valaient à peine six millions de France[59], et que, les dépenses des troupes, de la maison ducale et des apanages étant faites, il ne restait pas au duc plus d'un million de France. Afin de contrôler ce témoignage, l'ambassadeur alla trouver Madame Royale ; cette princesse lui remit en grand secret un état relevé sur les bilans de 1687. Le chiffre total des recettes était de sept millions trente-cinq mille neuf cent cinquante-trois livres quatre sols huit deniers, monnaie de Piémont, faisant cinq millions cent quarante-huit mille deux cent cinquante-huit livres dix sols de France. Un autre état, dont l'ambassadeur n'indiquait pas l'origine, augmentait cette somme de trois cent mille livres environ[60]. Qu'il y avait loin de ce misérable budget aux richesses de Louis XIV ! Même disproportion entre les forces des deux princes. La maison militaire du duc se composait de quatre cent vingt-cinq maîtres ; point d'autre cavalerie ; un régiment de trois cents dragons ; huit cents hommes du régiment des gardes ; quelques compagnies suisses ; neuf régiments d'infanterie de quatre cent vingt hommes chacun[61]. Toutes ces troupes réunies, en supposant l'effectif très-complet, ne donnaient qu'une force de cinq mille huit cent soixante-quinze hommes, qui pouvait être à peu près doublée en temps de guerre[62]. Six millions et dix mille hommes, telles étaient les ressources que pouvait opposer à la colossale puissance de Louis XIV ce petit prince, cet enfant de vingt ans, qui, suivant le mot très-juste du duc de Saint-Simon, devint, par sa situation, l'ennemi de la France le plus coûteux et le plus redoutable. Il se jeta dans le flanc de la France, comme le moucheron dans le flanc du lion. Les plus à craindre sont souvent les plus petits 5[63]. En 1688, lorsqu'il recevait les preuves de la faiblesse de son chétif voisin, Louis XIV souriait encore de pitié ; il se défiait plus qu'il ne craignait. Victor-Amédée, cependant, faisait tout comme le grand roi ; il avait rassemblé, au mois de juin, sept régiments, presque toute son infanterie, dans un camp de manœuvres, à Saluggia. Ce camp dura six semaines. Les troupes étaient belles ; le duc infatigable, à cheval par tous les temps, mettait à bout de forces les plus vigoureux[64]. Évidemment ce jeune homme travaillait à se donner cette constitution robuste que la nature lui avait refusée, en même temps qu'elle lui avait inspiré la passion de la guerre. La guerre ! il la sentait venir, et il avait des impatiences belliqueuses que Louis XIV était forcé de calmer, quoiqu'il n'eût pas absolument sujet de s'en plaindre. Une sorte de tremblement agitait le sol de l'Europe. L'Angleterre recommençait à secouer le trône des Stuarts ; le prince d'Orange armait en Hollande des vaisseaux et des soldats ; et tandis que l'Espagne elle-même faisait effort pour se mettre au moins en défense, des régiments impériaux, vainqueurs des Turcs, s'acheminaient du fond de la Hongrie vers le Rhin. En même temps, des bandes de réfugiés protestants, Vaudois ou Français, sortaient du Brandebourg et du Wurtemberg, passaient en Suisse, recevaient les encouragements des Bernois et s'approchaient du lac de Genève. C'était contre eux que le duc de Savoie prenait des dispositions de guerre ; il faisait occuper militairement les duchés d'Aoste et de Chablais ; des barques armées devaient croiser sur le lac ; deux régiments se tenaient en réserve. Victor-Amédée affectait contre les Cantons protestants, et surtout contre les Bernois, une irritation très-vive[65]. Au milieu de cette émotion universelle, Louis XIV paraissait le plus calme ; il armait lentement ; il faisait appel à tous les sentiments de justice, de modération et de paix. Quel changement dans les rôles ! Quel personnage nouveau est ce Louis XIV de 1688 ! C'est lui qui redoute les emportements du duc de Savoie et qui lui conseille de dissimuler. Victor-Amédée ne peut-il pas faire parler aux Bernois d'une manière qui ne l'oblige pas à oublier entièrement ce qu'ils ont fait contre lui ?[66] Le duc persiste ; son ambassadeur demande officiellement au roi de France le concours de ses armes. Louis XIV répond par un refus dont il explique ainsi les motifs : Comme toutes les affaires de l'Europe sont aujourd'hui dans une disposition à donner lieu de croire que le moindre incident seroit capable d'y exciter une grande guerre, et que, plus les princes protestants se réunissent pour l'augmentation de leur religion, plus la cour de Home travaille à augmenter les divisions entre les princes catholiques, j'ai dit à cet ambassadeur que la conjoncture ne me paroissoit pas bien favorable au duc, son maître, pour témoigner son ressentiment aux Bernois, et que je suis bien aise d'empêcher, aussi longtemps qu'il me sera possible, que la paix de l'Europe ne soit troublée, principalement dans les Cantons suisses qui pourroient s'intéresser à ce qui regarde celui de Berne. Le désir que j'ai toujours de maintenir la trêve ne me permet pas de négliger les mouvements que j'apprends qui se font chez les princes et États voisins de mon royaume, et ce n'est que pour empêcher de nouveaux troubles que je viens d'ordonner une levée de dix mille hommes de pied et six mille chevaux, pour en faire encore de nouvelles dans la suite des temps, si je le juge nécessaire pour la conservation de la paix[67]. Tous les orages amoncelés, provoqués, depuis dix ans, par la politique insolente de Louis XIV, sont prés d'éclater ; et voici que le persécuteur des protestants, le destructeur de l'édit de Nantes, est forcé de reconnaître qu'il a contre lui tout le monde, même les catholiques, même le pape ! |
[1] Louvois à Le Tellier, 17 septembre 1685. Le roi a trouvé bon de moire dépêcher un courrier à M. de Rébenac, pour lui donner ordre d'essayer de traiter avec la maison de Lunebourg, quand même il en devroit coûter au roi trois ou quatre cent mille livres par an. S. 11. a été portée à prendre cette résolution sur le compte que lui a rendu M. de Rébenac de ce qui se passe à la cour de Brandebourg, dont les manières paroissent fort changées qu'il y a lieu d'appréhender que l'on ne soit sur le point changer de parti. D. G. 740. — Le 10 février 1686, traité entre l'Electeur de Brandebourg et le roi de Suède, pour maintenir la paix de religion ; le 7 mai, traité entre l'Electeur de Brandebourg et l'Empereur, pour maintenir l'intégrité du territoire germanique.
[2] Obrecht à Louvois, 22 octobre 1685. D. G. 795. — Günzer à Louvois, 7 janvier 1686 : On m'écrit qu'on étoit assuré, du côté de l'Empereur, des Etats de Hollande et de ceux des alliés de l'Empire, que la Suède joindroit une partie de ses forces à eux, sitôt qu'elle n'auroit plus rien à craindre des Moscovites, pour s'opposer aux entreprises de la France vers le Rhin. D. G. 793.
[3] D'Arcy au roi, 11 août 1685. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[4] Il pas jusqu'aux vertus conjugales de Victor-Amédée que le marquis d'Arcy n'ait pris à tâche de réhabiliter et de célébrer. Le 6 décembre 1685, la duchesse de Savoie mit au monde une tille qui fut depuis la duchesse de Bourgogne. Deux jours après, le bon ambassadeur écrivait, dans naïve admiration : M. le duc de Savoie continue à faire voir une fort grande joie de la naissance de la princesse. Il fait tous ses devoirs de bon mari et de bon père, avant fait porter un petit lit de camp dans la chambre de sa femme pour y coucher, et ne cessant point de monter à la chambre de la princesse. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[5] D'Arcy au roi, 14 et 21 juillet. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[6] D'Arcy au roi, 21 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[7] Le roi à d'Arcy, 16 novembre ; 19 décembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[8] Le roi à d'Arcy, 25 janvier 1686. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[9] En outre, M. de Saint-Rhue, qui commandait en Dauphiné, reçut l'ordre d'établir un cordon de troupes sur l'extrême frontière. — Louvois à Catinat, à Mélac, à Saint-Rhue, 25 février 1686. D. G. 776.
[10] 5 mars. D. G. 776.
[11] Catinat à Louvois, 7 avril. D. G. 776.
[12] Louvois à Catinat, 25 février. D. G. 776.
[13] Catinat à Louvois, 25 mars et 7 avril. D. G. 776.
[14] D'Arcy au roi, 6 mars. Aff. étr., Corr. de Savoie, 81.
[15] Saint-Rhue à Louvois, 29 mars. D. G. 776.
[16] Le duc et ses ministres.
[17] Catinat à Louvois, 30 mars, 4 et 7 avril. D. G. 776.
[18] Louvois à Catinat, 15 avril. D. G. 776.
[19] Catinat à Louvois, 11 avril. D. G. 776.
[20] D. G. 776.
[21] Herleville à Louvois, 15 avril. D. G. 776.
[22] Un peu plus tard, lorsque la guerre eut désolé ces malheureuses contrées, l'intendant de Pignerol trouva, dans quelque village, et s'empressa d'envoyer à Louvois une pièce qui fut enregistrée sous le titre de Règlement des Huguenots de Savoie. C'est un acte à la fois militaire et religieux, une instruction pour le combat et une profession de foi ; c'est pour nous le testament où ces hommes ont laissé le dépôt de leur croyance et de leurs héroïques vertus. Le règlement est divisé par articles ; nous en donnons ici quelques-uns avec la prière qui suit, en forme de conclusion ... III. Puisque la guerre qu'on intente contre nous est un effet de la haine contre notre religion, et que nos péchés en sont la cause, il faut que chacun s'amende, et que les officiers aient soin de faire lire de bons livres dans leurs corps de garde, à ceux qui demeurent er, repos, et de faire faire la prière, soir et matin, qui se trouve écrite à la lin de ces articles. IV. Il est défendu, sous des peines rigoureuses, de ne s'injurier point les uns les autres et de ne point blasphémer le sacré nom de Dieu, et d'insulter l'ennemi par des paroles outrageuses et crieries inutiles. V. La débauche, le larcin, et autres semblables actions contraires à la loi de Dieu et à la société civile, sont absolument défendus, sous des peines rigoureuses, ordonnées par le conseil de guerre... XX. Les femmes et filles se porteront sur les postes pour emporter les morts ou blessés, et rouleront des pierres aux lieux qui leur seront assignés..... PRIÈRE. Notre aide soit au nom de Dieu qui a fait le ciel et la terre. Ainsi soit-il. Seigneur, noire grand Dieu et Père de miséricorde, nous nous humilions devant ta face pour te demander le pardon de nos péchés, au nom de ton fils J. C. N. S., afin que par :on mérite ton ire soit. apaisée envers nous qui t'avons tant offensé par notre vie perverse et corrompue ; nous te rendons aussi nos très-humbles actions de grâce de ce qu'il t'a plu nous avoir conservés jusqu'à présent contre tant de sortes de dangers et de malheurs, et te supplions très-humblement de nous continuer ta sainte protection et bonne sauvegarde contre tous nos ennemis, de la main et de la malice desquels nous te prions aussi de nous vouloir garantir et délivrer ; et puisqu'ils attaquent la vérité Pour la combattre, bénis nos armes pour la soutenir et la défendre, et étends toi-même notre force et notre adresse dans tous nos combats, afin que nous en sortions victorieux et triomphants ; et s'il arrivoit à aucun d'entre nous de mourir dans le combat, reçois-le, Seigneur, en ta grâce, en lui pardonnant tous ses péchés, et fais que son finie soit recueillie dans ton paradis éternel. Seigneur, exauce, Seigneur, p adonne, pour l'amour de ton fils J. C. N. S. au nom duquel nous te prions en disant : Notre Père qui êtes aux cieux... Seigneur, augmente-nous la foi, et nous fais à tous la grâce de t'en faire une franche confession de cœur et de bouche jusqu'à la fin de notre vie, en disant : Je crois en Dieu, le l'ère tout-puissant, etc. La sainte paix et bénédiction de notre bon Dieu et Père, l'amour et la grâce de N. S. et ta conduite, consolation et assistance de J. C. nous soit donnée et multipliée, dès maintenant et à tout jamais. Ainsi soit-il. Dieu soit loué. Cette pièce intéressante se trouve au f° 350 du T. 765. D. G.
[23] Catinat à Louvois, 24 avril. — Murat à Louvois, 23 avril. D. G. 776.
[24] 4 mai. D. G. 776.
[25] Catinat à Louvois, 5 mai. D. G. 776.
[26] Tessé à Louvois, 8 juin. D. G. 776.
[27] D'Arcy au roi, 6 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 82.
[28] Catinat à Louvois, 15 juin. D. G. 776.
[29] Louvois à Catinat, 30 juin. D. G. 776.
[30] 4 mai. D. G. 776.
[31] 29 juin. D. G. 776.
[32] 26 octobre. Aff. étr., Correspondance de Savoie, 82.
[33] Le roi au marquis d'Arcy, 8 novembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 82.
[34] 30 octobre 1686, 28 janvier 1687. D. G. 793.
[35] La Vauguyon à Louvois, 5 février 1687. D. G. 795.
[36] D'Arcy au roi, 29 janvier 1687. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[37] D'Arcy au roi, 1er février. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[38] Le roi à d'Arcy, 2 et 13 février 1687. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[39] D'Arcy au roi, 15 février. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[40] Envoyés de France à Venise et à Mantoue.
[41] D'Arcy au roi, 15 février. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[42] D'Arcy au roi, 22 février, 1er et 15 mars. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[43] Le roi à d'Arcy, 13 mars. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[44] D'Arcy au roi, 3 mai. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[45] D'Arcy au roi, 19 juillet. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[46] D'Arcy au roi, 19 juillet 1687. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[47] Le roi à d'Arcy, 31 juillet. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[48] 26 juillet. Aff. étr., Corr. de Savoie, 85.
[49] Le roi à d'Arcy, 28 août.
[50] D'Arcy au roi, 15 septembre.
[51] Le roi à d'Arcy, 25 septembre 1687.
[52] D'Arcy au roi, 25 novembre 1686.
[53] Le roi à d'Arcy, 9 octobre 1687.
[54] D'Arcy au roi, 15 décembre.
[55] D'Arcy au roi, 3 janvier 1688. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.
[56] D'Arcy au roi, 10 janvier.
[57] Ce n'était plus la marquise de Prié. Il y avait depuis quelque temps, à la cour, une jeune femme de dix-sept à dix-huit ans, d'une gaieté charmante et d'un esprit étincelant, belle, et jusque-là fort sage ; c'était la comtesse de Verrue, française de naissance et fille du duc de Luynes. Victor-Amédée avait beaucoup d'attention pour elle. Pendant les temps de neige, assez fréquents dans le voisinage des Alpes, c'était un plaisir favori parmi la noblesse de Turin que d'aller en traîneau ; on remarquait que, de toutes les femmes de la cour, Victor-Amédée n'en menait guère qu'une, qui était madame de Verrue. Les jours d'opéra, il allait toujours dans la loge de cette dame, où ils faisaient des éclats de rire entendus de tout le monde. Le duc redoublait de soins et d'assiduités, sans sortir néanmoins des bornes d'une admiration permise, lorsque on ne sait à quel propos, il vint dans l'esprit au comte de Verrue de demander au duc la permission de faire campagne en Hongrie avec le marquis de Parelle. Le duc lui accorda cette permission ; le comte partit au mois de mai et ne revint qu'au mois de novembre. il avait eu tort de partir.
[58] D'Arcy au roi, 24 avril.
[59] L'écu blanc de 3 livres, monnaie de France, valait exactement 4 livres 2 sous, monnaie de Piémont.
[60] 7.329.000 livres de Piémont, valant 5.562.683 livres de France. D'Arcy au roi, 21 février, 20 et 27 mars 1688.
[61] L'un de ces régiments, celui de la Croix-Blanche, créé depuis treize ou quatorze ans seulement par le feu duc, comptait un grand nombre de Français. Tous les officiers de ce régiment devaient être chevaliers de Malte ; le lieutenant colonel était alors le chevalier de Simiane, de même maison que le marquis de Pianesse, mais d'une branche établie à Aix, en Provence. Six autres capitaines étaient également Provençaux.
[62] D'Arcy au roi, 20 mars.
[63] La Fontaine, livre II, fable 9.
[64] D'Arcy au roi, 12 et 19 juin. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.
[65] D'Arcy au roi, 31 juillet.
[66] Le roi à d'Arcy, 13 août. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.
[67] Le roi à d'Arcy, 20 août. Aff. étr., Corr. de Savoie, 88.