HISTOIRE DE LOUVOIS

TOME PREMIER

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

La France et ses voisins. — L'Angleterre. — La Hollande. — Le prince d'Orange. — Conférence de Courtrai. — Réunion du comté de Chiny. — Prétentions de Louis XIV en Flandre. — Blocus de Luxembourg en 1682. — Les libelles politiques. — Levée du blocus de Luxembourg. — Fin de la conférence de Courtrai. — Le caractère français et l'esprit de conquête. — Querelle de Louis XIV avec Innocent XI. — Les Turcs en Hongrie. — L'assistance de Louis XIV repoussée par l'Empereur. — Alliance de l'Empereur et de Sobieski. — Délivrance de Vienne. — Les exécutions recommencent dans les Pays-Bas. — L'Espagne déclare la guerre à la France. — Propositions d'équivalent. — Opérations de guerre en 1683. — Prise de Courtrai, et de Dixmude. — Bombardement de Luxembourg. — Louvois, l'Électeur de Cologne et l'évêque de Strasbourg. — Campagne de 1684. — Bombardement d'Oudenarde. — Siège de Luxembourg. — Bulletins de Vauban. — Prise de Luxembourg. — Expéditions à Trêves et à Liège. — Guerre en Catalogne. — Le maréchal de Bellefonds. — Combat de Ponte-Mayor. — Passage du Ter. — Siège de Gironne. — Traité entre la Hollande et la France. — Congrès de Ratisbonne. — Trêve de vingt ans. — Affaire du gouvernement des Pays-Bas. — Irritation de Louis XIV contre les Gênois. — Bombardement de Gênes. — Le doge à Versailles. — Louis XIV et Victor-Amédée. — Projet de voyage à Venise. — Mariage du prince de Carignan. — Le prince Eugène. — Victor-Amédée puni. — Le duc de Mecklembourg à Vincennes. — Sentiments de l'Europe.

 

En Italie, sur le Rhin, aux Pays-Bas, la politique de Louvois était la même ; les procédés seuls variaient, selon les convenances locales, et surtout selon les considérations de voisinage. En Italie, les voisins étaient des Espagnols, ou de petits princes dont on ne s'inquiétait guère ; sur le Rhin, des Allemands, dont on ne se préoccupait pas davantage ; aux Pays-Bas, des Anglais et des Hollandais, dont il fallait au contraire s'inquiéter et se préoccuper beaucoup. Les Flamands et les Brabançons pouvaient dormir en sécurité, sous la protection de ces deux nations puissantes, sentinelles actives, toujours en éveil.

Déjà mécontent du triste rôle qu'il avait joué pendant les négociations de la paix comme pendant la guerre, le roi d'Angleterre, Charles II, avait conclu avec l'Espagne, en 1680, une alliance défensive pour la garantie du traité de Nimègue ; mais ses insatiables besoins d'argent ne tardèrent pas à le rapprocher de la France ; moyennant quelques millions, et sous la promesse que la politique française rie lui susciterait pas, du côté de la Flandre maritime, trop d'embarras vis-à-vis de son peuple, il se débarrassa, en 1681, de son parlement, et se mit encore une fois, comme un témoin ou comme un arbitre vendu d'avance, tout à la disposition de Louis XIV.

En Hollande, où la probité n'était pas moindre ni moins générale que la richesse, la corruption ne pouvait rien ; l'habileté de la diplomatie française s'exerça surtout à profiter des rivalités de parti. La faction orangiste et militaire était en minorité, la bourgeoisie des cités commerçantes ayant repris le dessus. Au fond, Louis XIV avait plus de goût pour les militaires ; mais le prince d'Orange était décidément irréconciliable. Comme on ne pouvait rien obtenir de lui dans le présent, rien espérer de lui dans l'avenir, on le traita sans ménagement, avec plus de rigueur même qu'on ne traitait les princes allemands, feudataires en Alsace. Sa principauté d'Orange, située entre le Languedoc et le Comtat-Venaissin, fut occupée, en 1680, par les ordres de Louis XIV, comme elle l'avait été déjà pendant la dernière guerre ; mais cette fois, la ville fut démantelée, la souveraineté dévolue au roi, et le domaine mis sous le séquestre, en attendant le jugement d'un procès intenté au prince par la duchesse de Nemours, qui revendiquait la propriété du fief. Lorsque Guillaume, indigné, envoya son ami Heinsius à Paris demander justice, et non grâce, justice lui fut refusée ; on lit même, dans les Mémoires de Torcy, qu'à la suite d'une vive altercation, l'envoyé du prince d'Orange fut menacé par Louvois d'être mis à la Bastille. Quand, vingt ans plus tard, héritier de l'influence et des haines de Guillaume, Heinsius se trouva être le premier magistrat de la Hollande et le chef de la Grande Alliance, ce ne fut pas sur Louvois, qui était mort, ce fut sur Louis XIV et sur la France qu'il vengea cruellement son injure.

En Hollande, ces façons d'agir excitèrent moins d'indignation que de surprise ; il ne déplaisait pas aux riches marchands d'Amsterdam que le stathouder, chef de la noblesse militaire, subit quelque humiliation, tandis qu'ils étaient eux-mêmes recherchés par la France. Louis XIV ne cessait pas de leur. garantir le maintien de la paix et la sécurité de leur commerce ; il les préparait insensiblement à voir ses troupes entrer dans la Flandre et dans le Brabant, en leur promettant qu'elles n'y feraient qu'une courte apparition, nécessaire pour rendre ailleurs les Espagnols plus traitables. Il fallut bien du temps, bien des ménagements et des caresses pour amener cette bourgeoisie, patriote malgré -tout, à prêter l'oreille aux insinuations du roi de Errance. Voilà pourquoi la conférence de Courtrai se perdait en lenteurs et en subtilités, à rendre jalouse la diète germanique la plus formaliste[1].

Du 18 décembre 1679 au 15 septembre 1680, les commissaires français et les commissaires espagnols avaient discuté cette question préliminaire, grave entre toutes, à savoir si le roi d'Espagne avait le droit de prendre, dans le protocole, le titre .de duc de Bourgogne. Ce titre malencontreux ayant enfin disparu du protocole, l'œil exercé de M. de Wœrden l'avait tout à coup retrouvé dans le sceau d'Espagne avec les armes de Bourgogne ; nouvelle discussion du 15 septembre 1680 au 30 juin 1681 ; puis enfin transaction, le sceau demeurant avec les armes, sans le titre. Ces longs et fastidieux débats n'avaient d'autre objet que de masquer, jusqu'à l'heure choisie par Louvois, un chef-d'œuvre de stratégie politique. Simple au fond, double dans la forme, l'action avait à la fois pour théâtre le duché de Luxembourg et la Flandre. A vrai dire, la conférence de Courtrai n'avait qu'une mission, aider au succès de la Chambre de Metz, prétendre des territoires en Flandre pour donner lieu d'en réunir en Luxembourg.

La Chambre de Metz frappait à coups redoublés sur ce duché de Luxembourg ; au mois de juillet 1681, la souveraineté du roi d'Espagne y reçut une blessure qui devait être mortelle. Des titres authentiques, découverts par le procureur général Ravaux, prouvaient que le fier le plus important du duché, le comté de Chiny, avait relevé jadis de l'Évêché, de Metz. La Chambre royale rendit un arrêt afin de réunir à la couronne de France le comté de Chiny. Aussitôt un officier français, le chevalier de Foudras, alla signifier l'arrêt au prince de Chimay, gouverneur du duché de Luxembourg, et le somma de retirer immédiatement les troupes espagnoles d'un territoire qui n'appartenait plus au roi Catholique. Repoussée par le prince de Chimay, repoussée plus énergiquement encore par le prince de Parme, gouverneur général des Pays-Bas, la sommation fut aussitôt suivie d'une exécution pacifique ; c'était du moins le style de Louvois, style, disaient amèrement les Espagnols, qui avait été inconnu jusqu'alors entre nations chrétiennes.

Quatre corps de cavalerie française passèrent simultanément la frontière, et vinrent camper en pays espagnol, les deux premiers en Luxembourg, sous les ordres des marquis de Boufflers et de Bissy, le troisième en Hainaut, sous le comte de Montbron, et le quatrième en Flandre, sous le chevalier de Sourdis. Ces quatre généraux avaient pour instruction de repousser la force par la force, s'ils étaient attaqués, et, s'ils ne l'étaient pas, de vivre grassement dans le pays, jusqu'à ce qu'il plût au roi d'Espagne d'épargner à lui-même et à ses sujets un surcroît de charges qui devait porter quelque préjudice à leur prospérité commune. C'était ainsi que, l'année précédente, Louvois avait  persuadé les Espagnols, dans l'affaire de Charlemont ; ces moyens de persuasion ne furent pas moins efficaces en 1681 ; au moins d'août, le prince de Chimay rappela les quelques agents civils et militaires qui administraient, sous ses ordres, le comté de Chiny[2]. Les Français en prirent possession ; mais alors on vit s'étendre avec une rapidité foudroyante ce mal justement redouté, ce chancre rongeur dont les victimes de la France avaient fait l'image cruellement vraie de la politique française.

Ii se trouva que le comté de Chiny avait eu jadis de nombreux arrière-fiefs dont les attaches s'étaient successivement rompues ; et lorsque les anneaux de cette chaîne féodale eurent été rassemblés par la Chambre de Metz, et ressoudés par les rudes ouvriers de Louvois, it se trouva que cette chaîne embrassait dans ses replis tout le duché de Luxembourg, sauf la -ville capitale et quatorze ou quinze villages isolés, dispersés çà et là, enserrés d'ailleurs et tenus sous la menace d'une dernière et fatale étreinte.

Tandis que ces faits s'accomplissaient en Luxembourg, la conférence de Courtrai quittait enfin les chicanes de protocole pour s'occuper des affaires sérieuses. Le 4 août 1681, le procureur du roi de France revendiquait pour son maître la châtellenie d'Alost, les villes de Grammont, Ninove, Lessines, et le territoire connu sous le nom de Vieux-Bourg-de-Gand. Il fondait cette revendication sur ce que, pendant la dernière guerre, le roi de France avait exercé dans ces lieux, conquis par ses armes, tous les droits d'un propriétaire et d'un souverain, droits qui n'auraient pu être légalement recouvrés par le roi d'Espagne qu'en vertu d'une stipulation expresse et formelle dont il n'y avait pas trace dans le traité de Nimègue. Mais, comme les territoires revendiqués étaient en Flandre, et particulièrement dans cette partie de la Flandre qui formait, d'après les traités, barrière entre la Hollande et la France, le procureur et les commissaires du roi Très-Chrétien s'empressaient de déclarer que leur maitre entendrait volontiers à des équivalents, tels que le roi Catholique les lui voudrait donner partout ailleurs qu'en Flandre[3].

Non-seulement les Espagnols refusaient de proposer des équivalents, mais encore, et avant tout, ils repoussaient, comme inique et mal fondée, la revendication du roi de France. lis soutenaient, en droit, que le passage ou le séjour plus ou moins prolongé des troupes françaises sur les territoires contestés n'avait pu, en quoi que ce fût, invalider la propriété du roi d'Espagne, qu'il n'y avait pas eu besoin dès-lors que ces territoires lui fussent restitués, par une clause expresse et nominative, et que, par conséquent, le silence du traité de Nimègue ne pouvait pas être interprété contre lui. Ils montraient, en fait, qu'au temps des négociations et de la conclusion du traité, c'est-à-dire, au temps où le roi de France aurait dû faire valoir ses prétendus droits, s'il eût alors imaginé qu'il en pût avoir, il avait purement et simplement, sans protestation ni réserve, évacué de lui-même les territoires dont il réclamait, tout à coup et si tard, la propriété directe ou la compensation par échange.

Tels étaient le fond du débat et les principaux arguments invoqués de part et d'autre. Cela dit, il serait aussi fastidieux qu'inutile d'analyser toutes les notes, remarques, répliques, dupliques et tripliques, dont il est fort probable que Louvois ne faisait pas beaucoup plus de cas que l'histoire n'en doit faire[4]. Aussi bien, l'un des commissaires espagnols, don Vaez, à bout de discussion, disait-il un jour à Wœrden, qu'après tout, les raisons espagnoles ne vaudroient jamais rien contre les françoises soutenues de 100.000 hommes de pied et de 25.000 chevaux, et que ses maîtres et lui s'attendoient bien d'être jugés par cet endroit-là[5]. Il y avait beaucoup d'apparence que don Vaez ne se  trompait pas dans ses conjectures, si ce n'est s'attendait à voir les troupes de Louis XIV prendre possession du pays d'Alost et du Vieux-Bourg-de-Gand ; et non-seulement il s'y attendait, mais encore il le souhaitait, parce que cette violation des traités forcerait la Hollande, malgré qu'elle en eût, à prendre parti contre la France. Le prince de Parme, tout matériel et presque perclus, disait Wœrden[6], se faisoit de temps en temps guinder à cheval pour s'accoutumer aux fatigues de la guerre ; et la nuit, il s'éveilloit parfois en sursaut, s'imaginant d'être aux mains et de donner des combats.

Cependant Louis XIV et Louvois n'étaient pas assez mal avisés pour faire la partie si belle à leurs adversaires ; ce n'était Pas en Flandre, c'était dans le Luxembourg qu'ils employaient la contrainte militaire, afin de mater l'obstination des Espagnols. La ville de Luxembourg était de tous côtés entourée de villages devenus français ; peu à peu ces villages se remplirent de troupes ; puis ces troupes se mirent à prendre des postes et à faire des patrouilles sur tous les chemins qui menaient à la ville. Les jours de marché surtout, la surveillance était incessante ; tout ce qui se présentait, charrettes, bêtes et gens, était arrêté au passage ; s'il y avait des vivres, ils étaient retenus, payés quelquefois, lorsque le propriétaire avait le courage de réclamer, mais toujours au-dessous de leur valeur, et confisqués sommairement, s'il y avait récidive, afin d'apprendre aux gens à n'y plus revenir. De la sorte, les provisions de bouche ne tardèrent pas à devenir rares dans la ville de Luxembourg ; les habitants et la garnison commencèrent à mourir de faim.

Sommés par le gouverneur espagnol de lui donner des explications sur leur étrange conduite, les officiers français répondirent qu'ils avaient bien le droit de faire, comme ils l'entendaient, la police des routes sur les terres du roi de France, qu'ils avaient aussi le devoir d'assurer la subsistance de leurs propres soldats, et qu'au surplus, Ils n'avaient pas de comptes à rendre au roi d'Espagne. Une certaine nuit, les Espagnols firent une sortie, tombèrent sur un poste français trop faible ou mal gardé, forcèrent le passage, et ramenèrent à la hâte un convoi de vivres, que le prince de Chimay avait fait préparer de longue main et cacher dans les bois du voisinage. A cette nouvelle, Louvois, furieux, prescrivit au chevalier de Sourdis d'entrer, aussitôt la dépêche reçue, dans la châtellenie de Courtrai et d'y faire tout le dégât possible. Ces ordres furent trop bien exécutés[7].

La guerre allait sortir de cet incident, lorsque le roi d'Angleterre, saisissant l'occasion de gourmander les Espagnols, qui s'étaient donné lé tort apparent de l'agression, les contraignit à faire des excuses à la France, à désavouer le gouverneur de Luxembourg, et à payer une indemnité pour les blessés français ou pour les parents de ceux qui avaient été tués dans la bagarre. Après quoi, le blocus de Luxembourg, avoué publiquement par Louvois, fut repris avec plus de rigueur qu'auparavant. Le prince de Parme jetait les hauts cris ; il se disait résolu à susciter toute la terre, et l'enfer même, si cela se pouvoit, pour arrêter les entreprises de la France. Wœrden lui-même, l'optimiste et complaisant Wœrden, était inquiet ; il voyait déjà se former une ligue générale contre Louis XIV. Et de fait, la Suède travaillait avec une activité furieuse à la formation de cette ligue, elle avait même obtenu un premier succès pratique, en décidant la Hollande et les États de l'Empire à faire quelques levées. Mais Louvois, de son côté, ne négligeait pas d'en faire[8], et la diplomatie française n'abandonnait pas le champ de bataille à la diplomatie suédoise.

Dès que la Suède avait paru se détacher de la France, la France s'était aussitôt rapprochée du Danemark et du Brandebourg ; ils avaient été gagnés l'un et l'autre par la perspective d'une revanche à prendre sur la Suède, et le Brandebourg, en outre, par des caresses habilement faites au Grand-Électeur, chez qui des ressentiments personnels contre l'Empereur échauffaient la passion, traditionnelle dans sa race, de balancer en Allemagne l'influence de la maison d'Autriche. Le Brandebourg se tenant à l'écart, l'Empire était paralysé. Enfin les fauteurs de coalition furent mis en déroute par une première déclaration du roi de France, qui se remettait de ses justes prétentions à l'arbitrage du roi d'Angleterre, et par une seconde déclaration du roi d'Angleterre qui, non-seulement acceptait l'arbitrage, mais encore trouvait juste que les Espagnols cédassent au roi de France la ville de Luxembourg, pour l'équivalent de ses justes prétentions en Flandre[9].

Vivement émue par le spectacle des événements, l'opinion publique, dans toute l'Europe, était encore excitée par une multitude de libelles, ou, comme nous dirions aujourd'hui, de brochures dans lesquelles toutes les questions du moment étaient agitées, débattues, et résolues en sens contraire. Louvois lui-même, si dédaigneux naguère de l'opinion publique, s'était laissé peu à peu entraîner à compter avec elle ; on le verra plus tard faire ou inspirer des articles de journal, fabriquer ou arranger pour la Gazette des nouvelles étrangères ; au temps dont nous faisons l'histoire, il s'en tenait encore aux libelles. Des publicistes qui ne manquaient pas d'habileté ni de talent, travaillaient à soutenir sa politique. Parmi ces brochures, il y en a une que nous avons déjà citée, que nous aurons l'occasion de citer encore, parce qu'elle est peut-être le plus remarquable exemplaire de la littérature politique de ce temps-là, et dans cette littérature, du genre que nous appellerons officieux.

Voici comment le publiciste aux gages de Louvois expliquait et justifiait le blocus de Luxembourg : Il est vrai que le roi avoit fait bloquer Luxembourg, non pas toutefois dans le dessein de rompre la paix, mais afin de se faire faire justice des prétentions qu'il avoit sur Alost et sur quelques autres terres dont les Espagnols sont aujourd'hui en possession. Il y avoit déjà plus de deux ans que cette affaire duroit, sans se pouvoir terminer, et le roi, considérant que les Espagnols ajoutoient à leur lenteur naturelle quelque chose de malicieux, se hâta de les faire parler, en répandant ses troupes dans les lieux qui lui appartenoient, lesquelles étoient disposées de manière qu'elles bloquoient la ville de Luxembourg. Cette action ne manqua pas d'exciter des murmures chez la plupart des princes voisins, qui, considérant plutôt la réputation du pays auquel ils commandent que les forces qu'ils peuvent mettre sur pied, croyoient que s'ils étoffent une fois bien unis, ils pourvoient secourir les Espagnols, qui se disoient opprimés par une puissance supérieure. Il se proposa donc plusieurs ligues, et même les principaux en conclurent une entre eux. Mais le roi ayant dissipé toutes leurs menées par sa prudence et par ses négociations, pour leur montrer que ce qu'il en faisoit n'étoit pas par violence, il s'offrit de remettre ses intérêts entre les mains du roi d'Angleterre, à qui naturellement la connoissance de la chose appartenoit, comme ayant été médiateur de la paix de Nimègue et en étant le garant. Or je laisse à penser à tout homme qui ne sera point préoccupé de passion, premièrement, s'il n'étoit point permis au roi de loger des troupes dans les villages qui lui appartenoient ; secondement, si, voyant les bruits que cela excitoit dans l'Europe, il pouvoir en user avec plus de modération que de remettre ses droits entre les mains du roi d'Angleterre ; et enfin si, ayant la force en main, ce n'étoit pas bien faire voir qu'il ne vouloit point de guerre, que de bloquer simplement une place, lorsqu'il étoit en état d'en prendre trois ou quatre, devant qu'on songeât seulement à s'y opposer. Il faisoit ce que font proprement ses pères et mères, lesquels montrent les verges à leurs enfants, pour les corriger seulement, de peur qu'ils ne se portent à des excès qui puissent leur attirer une autre punition. Mais, tout de même que la plupart de ces enfants accusent leurs pères et leurs mères de cruauté, pour ne les pas vouloir laisser dans le libertinage, ainsi le roi, pour vouloir ne rien céder de ses droits, passoit chez ses envieux pour un prince rempli d'ambition, et que rien ne pouvoit contenter[10].

En vérité, c'était bien de l'ingratitude aux Espagnols de ne pas reconnaître, sous les sévérités apparentes de Louis XIV, un grand fonds d'indulgence paternelle, et c'était une insigne méchanceté aux Suédois et consorts de dénoncer par toute l'Europe l'ambition du roi de France. Pour confondre les méchants et convaincre les incrédules, il ne fallait pas moins qu'un miracle ; Louis XIV en fit un. Au mois de mars 1682, le blocus de Luxembourg fut tout à coup levé. Jamais coup de théâtre n'éclata plus soudainement, et ne causa pareille surprise. Personne, ni en France ni en Europe, ne s'y attendait, à Courtrai moins qu'ailleurs. Cette résolution du roi, s'écriait l'intendant Le Peletier, mérite de si hautes louanges que la postérité la mettra au rang des plus éclatantes actions de son règne. On ne sauroit se représenter la surprise, la joie et l'admiration qui parut sur le visage du sieur Vaez. La santé du roi fut célébrée avec des éloges et acclamations très-sincères[11]. La santé du roi de France, portée par les commissaires du roi d'Espagne, servit d'épilogue aux procès-verbaux de la conférence de Courtrai. Elle prit fin, le roi d'Angleterre ayant, sur la proposition officielle de la France, officiellement accepté l'arbitrage.

Luxembourg délivré ! Cette nouvelle, rapide comme l'éclair, éblouit l'Europe ; l'éblouissement, sensation involontaire, devint un sentiment admiratif et réfléchi lorsqu'on sut le détail de l'événement. Le roi de France avait fait venir l'ambassadeur d'Espagne et l'ambassadeur de l'Empereur, et il leur avait dit qu'il ne voulait pas, lui, Roi Très-Chrétien, diviser la chrétienté qui était de nouveau menacée par le Turc, ni empêcher le roi d'Espagne de secourir l'Empereur.

Si l'Europe était dans l'admiration, il faut bien dire qu'en France l'applaudissement était loin d'être général. Aucun peuple, depuis les Romains, n'a eu ; à l'égal du nôtre, la passion des conquêtes. Qu'elles soient justes ou injustes, raisonnables ou folles, fécondes ou stériles, peu lui importe ; ces distinctions lui déplaisent, et, rien qu'à les faire, on passe à ses yeux pour un esprit chagrin, sans ardeur, sans grandeur, sans patriotisme. De ce que pensent du conquérant et de la conquête ceux qui la subissent, il ne s'inquiète pas un seul instant, parce qu'il ne met pas en doute qu'on ne soit fier de lui appartenir. Comme il a grande opinion de lui-même, de la supériorité de son génie, de ses institutions, de ses mœurs, et comme il est en même temps d'humeur sociable et généreuse, il ne demande qu'à faire part à autrui de ses propres avantages ; c'est parce qu'il veut du bien à ses voisins qu'il les conquiert. De ce que pensent les nations étrangères et rivales, il s'inquiète encore moins, par dédain et par superbe ; il lui plaît d'être redouté, et les menaces ne lui font pas peur. Dans la conquête, il ne voit que le succès de l'heure présente, son territoire agrandi, son orgueil satisfait. L'avenir ne le préoccupe jamais ; si ses conquêtes provoquent la guerre, il ne voit au bout de la guerre que des triomphes et des conquêtes nouvelles. Il est incapable de songer d'avance aux retours de fortune, aux revers, aux représailles, à sa puissance amoindrie, à son propre sol envahi, saccagé, retranché par le glaive. Dans l'histoire, il court volontiers aux princes, aux ministres, aux généraux qui ont promu ses frontières et propagé sa puissance ; il est sans pitié pour ceux qui ont cédé, reculé, abandonné quelque part de la terre conquise ; il n'a que de l'indifférence tout au plus pour les pacifiques sous lesquels le territoire est resté ce qu'il était d'abord, ni diminué ni agrandi. Et voyez, ceux-là mêmes qui contredisent, ils ont beau noter et blâmer cette ardeur à conquérir, ils sont de ce peuple, ils ont leur part de ses passions et de ses faiblesses, ils tressaillent de la même fièvre, ils ressentent, comme les plus belliqueux, le plaisir de l'agrandissement et l'émotion de la conquête. Combien ne faut-il pas de vertu au gouvernement d'un tel peuple pour résister à cet entraînement de nature, et pour se raidir sur une pente où il est si facile et si séduisant de se laisser aller !

Ce n'est pas au gouvernement de Louis XIV que l'on pourrait demander l'exemple de cette vertu ; il penchait du même côté que son peuple, et sur la pente fatale où ils ont roulé confusément ensemble, il est difficile de décider, à certains moments, qui des deux entraînait l'autre. L'époque des réunions est un de ces moments-Là. Jamais la popularité de Louvois n'a été plus grande, ni sa politique applaudie davantage. Mécontente des restitutions que la paix de Nimègue avait faites à l'Espagne, l'opinion avait bientôt  vu, avec une joyeuse surprise, ses pertes compensées, et même bien au delà de ses regrets. Il n'y avait pas de semaine où le bourgeois de Paris n'apprît la nouvelle flatteuse que le roi salué par lui du nom de Louis le Grand avait agrandi son royaume, ici aux dépens du Palatin, là aux dépens de l'Archevêque de Trèves, ou de l'Évêque de Spire, ou du landgrave de Hesse, ou du roi de Suède, çà et là aux dépens du roi d'Espagne.

Pour ce bourgeois patriote, mais ignorant, le moindre village était une ville, la moindre bicoque une place de guerre, le moindre canton toute une province ; quand il eut Deux-Ponts, qui appartenait au roi de Suède, il crut avoir la Suède ; quand il eut Strasbourg, il se crut maître de toute l'Allemagne, et de toute l'Italie, quand il eut Casal ; il prit au sérieux les chimères ou les railleries des libellistes sur la monarchie universelle, et il ne douta plus qu'un jour ou l'autre, monseigneur le Dauphin de France ne fût élu roi des Romains. Pour ce bourgeois patriote, mais économe, le plus admirable était que toutes ces conquêtes se faisaient sans levées extraordinaires ni d'hommes ni d'argent.

Cependant il était sensible à la gloire militaire, et cette gloire, dans la circonstance présente, manquait à son enthousiasme. Les difficultés dans les Pays-Bas et l'affaire de Luxembourg lui donnaient l'espoir que cette lacune allait être comblée, lorsqu'il apprit tout à coup qu'il lui fallait renoncer à ses rêves de gloire : le blocus de Luxembourg était levé, la diplomatie rentrait en scène, et l'appareil militaire dans la coulisse. Son désenchantement se traduisit aussitôt en propos assez vifs ; il se permit d'accuser le roi d'avoir péché grièvement contre la politique, et il osa le blâmer d'avoir si fort négligé les avantages que la fortune et la conjoncture lui offroient. Chamlay lui-même, le judicieux Chamlay, le type de ces esprits honnêtes et sensés qui regrettent les emportements de la passion française, ne pouvait s'empêcher, tout en justifiant le roi, de reconnaître que rien ne lui aurait été plus facile alors que de se rendre maître des Pays-Bas ; peut-être même, ajoutait-il avec un soupir[12], peut-être qu'il n'en trouvera jamais l'occasion si favorable, et que d'autres conquérants auroient été, dans ce rencontre, moins scrupuleux que lui. Mais enfin, quoiqu'il n'ignorât rien de ses intérêts et des avantages qu'il pouvait tirer de cette conquête, il les sacrifia sans balancer au bien de la religion.

Était-ce le bien de la religion qui était alors la préoccupation exclusive, ou même la principale préoccupation de Louis XIV ? Assurément ce n'était pas le bien de la papauté ; car Louis XIV était alors avec le pape Innocent XI en querelle sérieuse. Il ne s'agissait plus, comme en 1664, de poursuivre la réparation d'une injure diplomatique ; les questions qui s'agitaient étaient bien autrement graves ; les foudres de l'Église grondaient comme dans les temps orageux de Philippe le Bel et de Boniface VIII. Les discussions sur le droit de régale et sur les annates, les légistes aux prises avec les théologiens, des évêques poursuivis par les gens du roi, d'autres excommuniés par le pape, la souveraineté pontificale en lutte contre la souveraineté royale, les doctrines gallicanes se heurtant aux doctrines ultramontaines, l'autorité des conciles invoqués, l'infaillibilité du chef de l'Église contestée, le clergé de France assemblé solennellement et se déclarant pour le roi, le schisme prêt à déchirer l'unité catholique, tout, sauf la grande voix de Bossuet s'élevant et dominant sans comparaison possible, tout ce tumulte ramenait violemment les esprits en arrière, vers les premières tempêtes du quatorzième siècle[13].

Cependant, sans reculer si loin, l'année 1682 avait un singulier rapport avec l'année 1664 ; c'était, outre la querelle du pape et du roi de France, l'apparition des Turcs en Hongrie, la chrétienté menacée de nouveau par l'islamisme ; et naturellement alors se dressaient les souvenirs du Raab et de Saint-Gothard, de Coligny et de La Feuillade, et la grande image de la France sauvant l'Empire et l'Empereur. Elle était prête à les sauver encore. Quelle occasion pour Louis XIV ! Et combien, après ce grand service rendu, l'Allemagne serait ingrate, si, en attendant la vacance de l'Empire, elle ne proclamait pas roi des Romains le fils de son sauveur, ou si, tout au moins, elle s'obstinait, dans le présent, à contester la suprématie du roi de France ! Et d'avance, le succès n'était-il pas assuré ? Car ce n'était plus une poignée d'hommes que Louis XIV allait aventurer dans l'Empire ; c'était une grande armée, trente mille hommes qu'il offrait d'abord, trente mille autres, dont il ne parlait pas ; trente mille encore, s'il en était besoin ; et, ses forces établies au cœur de l'Allemagne, personne n'y était assez habile pour l'éconduire poliment, comme en 1664, ni de taille à l'en chasser par un violent effort.

Voilà pourquoi Louis XIV avait fait lever le blocus de Luxembourg ; voilà les secrets desseins dont les généreux dehors avaient surpris, au premier moment, l'admiration du monde. Quand l'intrigue fut éventée, on ne chercha pas à la nier tout à fait ; et si les aveux des publicistes français n'allèrent pas jusqu'au fond des choses, l'opinion publique ne put pas du moins se plaindre d'être abusée par des révélations comme celle-ci : Le roi ayant connoissance de longue main des brigues que faisoit l'Empereur, par toutes les cours de l'Europe, pour troubler la paix de Nimègue, chercha de son côté à l'assurer. Lé moyen lui en parut facile, d'abord que les Turcs eurent fait connoître leurs desseins. Car l'Empereur n'ayant point de troupes suffisantes pour leur opposer, il sembloit vraisemblable de croire que, dans la nécessité où il étoit, il se déferait de sa jalousie et auroit recours au roi. Pour l'obliger même à prendre ces sentiments, le roi lui fit offrir trente mille hommes de ses meilleures troupes[14].

Le publiciste français allait bien plus loin encore ; car il avouait tranquillement les relations de la France avec les Hongrois insurgés contre l'Empereur, c'est-à-dire le grief le plus propre à soulever l'indignation de l'Allemagne, puisque les Hongrois et Tekéli, leur chef, alliés du sultan, avaient frayé aux Turcs le chemin vers la terre allemande. Quoi qu'il en soit, disait le défenseur de la politique française, que peut-on inférer de là au désavantage du roi ? Si c'est une honte à un prince de fomenter la rébellion des sujets contre leur prince légitime, il y a longtemps que la maison d'Autriche nous en a montré le chemin, elle qui n'a jamais manqué aucune occasion d'exciter des troubles dans le royaume et d'y jeter de la division. Si c'est donc un usage établi entre les souverains de se nuire les uns aux autres le plus qu'il leur est possible, pourquoi nous attribuer une faute qui nous est commune avec toute la terre ?[15]

On peut bien croire qu'il ne fut pas difficile aux ministres de l'Empereur, dans toutes les cours d'Allemagne, de démasquer la fausse générosité du roi de France et le double jeu de la politique française, encourageant sous main les Turcs à pénétrer dans l'Empire, et proposant ses secours à l'Empire pour en chasser les Turcs. Jeter les gens dans le péril pour avoir occasion de leur venir en aide, mettre le feu chez son voisin pour courir à l'incendie, c'est un moyen dangereux de se rendre utile, et certainement un moyen malhonnête. L'Empereur cependant ne repoussa pas d'abord .les offres de Louis XIV ; il usa, vis-à-vis de lui, des lenteurs habituelles de la diplomatie allemande ; mais en même temps il déployait une activité dont on ne le croyait pas capable, pour gagner un auxiliaire moins dangereux que le roi de France ; c'était le roi de Pologne, Jean Sobieski.

Soustraire à l'influence française un prince qui avait dû en grande partie son élection à cette influence même, et qui avait épousé une Française, c'était une entreprise qui paraissait difficile ; cependant l'Empereur y réussit. Lorsqu'il eut conclu son traité d'alliance avec le roi de Pologne, il écarta froidement l'assistance que lui offrait Louis XIV. Battue à Varsovie, la politique française essaya d'expliquer son échec par un incident futile. La reine de Pologne était fille d'un gentilhomme français, le marquis d'Arquien ; elle souhaitait qu'il fût créé duc et pair ; Louis XIV lui refusa cette grâce ; et ce contre-temps étant venu tout à propos pour l'Empereur, disait-on afin d'éclairer l'opinion publique, la reine de Pologne se joignit à lui, pour faire réussir son traité, et en pressa l'exécution avec tant de chaleur qu'on eût dit qu'en sollicitant cette affaire, elle eût sollicité la sienne propre[16]. Chamlay, qui raconte cet incident, ajoute à son récit les réflexions suivantes : On a jugé à propos d'insérer ici cette digression pour faire voir le cours des affaires du monde, même les plus importantes, qui roulent sur des circonstances et sur des événements de la plus petite conséquence. En effet, que le roi accorde un brevet de duc au marquis d'Arquien, le roi de Pologne ne conclut point de traité avec l'Empereur, et par conséquent Vienne ne peut pas être secourue et est perdue. C'est la théorie des petites causes et des grands effets, théorie de courte vue, historiquement fausse, politiquement dangereuse et moralement mauvaise. Les grands événements, comme les grands fleuves, ont leurs sources lointaines ; il faut de gros orages, amoncelés lentement, pour les faire déborder sur le monde.

Les traditions, les intérêts, le salut même de la Pologne ne permettaient pas qu'elle souffrit, au dix-septième siècle, le triomphe des Turcs en Autriche : la chute de Vienne eût ébranlé Varsovie. Spectatrice impuissante de l'invasion musulmane en 1664, parce qu'alors elle gisait affaiblie, déchirée, pantelante, la Pologne, en 1683, avait toutes ses forces ; elle se sentait vigoureuse, elle avait confiance en son chef, et elle marcha, Le 12 septembre 1685, Sobieski tomba des hauteurs de Kalenberg sur le camp du grand vizir, et Vienne fut délivrée, après deux mois de siège.

Cette merveille était d'un tout autre effet que la merveille de Luxembourg. Quel fut le sentiment de Louis XIV ? Écoutons Chamlay[17] : Quoique la perte de Vienne eût pu procurer de grands avantages au roi par rapport à sa propre gloire et aux intérêts de son État, Sa Majesté, qui étoit animée d'un autre esprit, et qui regardoit le bien en général de la chrétienté préférablement à tout ce qui pouvoit lui convenir, apprit avec un plaisir infini le secours de cette place. C'est trop se dévouer que de parler ainsi. L'hostilité franche a de la grandeur, et la défendre peut être un devoir patriotique ; rien n'oblige tin honnête homme à défendre l'hypocrisie. Non, le salut de Vienne n'a pas causé à Louis XIV un plaisir infini ; c'est à la voir perdue au contraire, et la maison d'Autriche avec elle, que Louis XIV et son peuple auraient pris un infini plaisir. Voilà, la vérité.

Encore une fois, si c'était le bien de la chrétienté qui eût été, le principal souci de Louis XIV, pourquoi ce même roi qui, l'année précédente, déclarait solennellement à l'ambassadeur d'Espagne qu'il ne voulait pas empêcher son maître de porter secours à l'Empereur, pourquoi n'avait-il pas attendu la délivrance de Vienne avant de recommencer ses exécutions dans les Pays-Bas ? C'est le 12 septembre que Sobieski chassa les Turcs des abords de Vienne, el, dès le 1er septembre, trente-cinq mille hommes de troupes françaises étaient rentrés sur le territoire espagnol. Et déjà bien auparavant, Louvois avait pris des dispositions militaires qui avaient paralysé l'Espagne et l'Allemagne, si bien que les anxiétés de l'Europe chrétienne se partageaient également entre le Turc et le roi. Très-Chrétien[18]. Le roi de France, disait-on, vouloit bien lever le blocus de Luxembourg, un an avant que les Turcs se jetassent en Hongrie ; cependant, quand il a vu qu'ils s'y jetoient véritablement, il a fait faire un camp en Alsace, pour tenir l'Empereur en alarmes ; il a fait faire un camp en Flandre, pour obliger les Espagnols à se tenir sur leurs gardes ; il a fait faire un camp sur la Sarre, pour faire trembler les Électeurs ; et enfin il a fait faire un camp sur la Saône, pour tenir le reste de l'Europe en jalousie. Il veut, témoigne-t-il, devenir moins ravissant, en considération du malheur qui doit affliger bientôt la chrétienté ; et quand il voit qu'elle est affligée réellement et de fait, il tonne, menace, fait dire à la Diète, par son ambassadeur, qu'il ne donne plus qu'un certain délai pour lui accorder ses injustes prétentions, sinon qu'il verra à se faire raison par les armes. Et, pour joindre l'effet aux paroles, il se présente armé sur la frontière, tout prêt à engloutir tout d'un coup plusieurs provinces. Il ne fait pas la guerre véritablement, mais il fait autant de mal que s'il la faisoit ; car il empêche que les princes, qui l'appréhendent autant que le Turc, ne disposent de leurs troupes en faveur de l'Empereur. L'Empereur même est obligé de laisser les siennes à la garde du Rhin, pendant que les infidèles entrent dans son pays, ravagent le cœur de ses États, emmènent cent mille hommes en esclavage, brûlent ses maisons, désolent la campagne, et enfin mettent le siège devant Vienne[19]. A cela, que répondait Louvois ? Simplement que des camps d'instruction n'étaient pas chose nouvelle dans la pratique militaire de la France, et que le roi était parfaitement le maître d'y exercer ses troupes, aussi bien que de les y visiter, comme il fit en effet pendant les mois de juin et de juillet.

Louvois avait raison, sans doute, et il eut raison jusqu'au jour où, les camps étant levés tout d'un coup, les troupes furent acheminées vers la frontière des Pays-Bas. Le 31 août, dans la soirée, le baron d'Asfeld se présenta devant le marquis de Grana, qui avait remplacé à Bruxelles le prince de Parme, et il lui déclara au nom de Louis XIV, que, puisque le roi d'Espagne avait repoussé l'arbitrage du roi d'Angleterre et refusé de donner satisfaction au roi de France, vingt mille hommes d'infanterie et quinze mille cavaliers allaient entrer, dès le lendemain, sur les terres de son gouvernement et y vivre, jusqu'à ce qu'il plût au roi d'Espagne de l'aire cesser cette occupation. Le baron d'Asfeld eut soin d'ajouter expressément qu'au premier feu qui seroit mis par représailles dans les terres de l'obéissance du roi, le maréchal d'Humières avoit ordre de brûler cinquante villages à la porte de Bruxelles. L'intendant Le Peletier avait ordre, pour sa part, d'imposer à la Flandre espagnole une contribution de trois millions de florins. Quelle rançon ! Mais cette rançon, si énorme qu'elle soit, ne sera pas pour les malheureux Flamands un gage de salut ; qu'ils payent ou ne payent pas, ils n'en .seront ni plus ni moins pillés et volés. Cela est ainsi. Le 24 août, Louvois écrit à Le Peletier : Je dis que l'intention du roi ne seroit pas que l'on tint ce que l'on promettroit aux châtellenies, parce que Sa Majesté veut que l'on les mette en état de ne rien donner de longtemps au marquis de Grana, ce qui ne se peut faire qu'en y faisant beaucoup de désordre[20]. Et ce n'est là qu'une occupation pacifique ! Que sera donc la guerre[21] ?

La guerre est inévitable ; mais jusqu'où et par qui sera-t-elle faite ? Dans l'instruction qu'il avait adressée au maréchal d'Humières, Louvois disait : Il y a bien de l'apparence qu'en l'état présent des affaires de l'Europe, les États-Généraux éviteront fort de se commettre avec Sa Majesté ; au moins lui a-t-on donné avis, dès que les affaires de l'Empereur ont commencé à baster mal, que les Hollandois ont déclaré aux ministres d'Espagne que tant que l'Angleterre ou l'Empereur ne se joindroit point à eux pour la défense des Pays-Bas, ils ne se mettroient point au hasard d'avoir la guerre contre le roi pour les défendre, et n'y enverroient pas même les huit mille hommes qu'ils ont promis à la première irruption ; mais, comme il se pourrait faire que les avis que Sa Majesté a reçus sur cela ne seraient pas véritables, ou que l'autorité du prince d'Orange feroit changer d'avis aux États-Généraux, le sieur maréchal d'Humières aura soin de faire les diligences nécessaires pour être informé de la qualité des troupes que les États-Généraux enverront au marquis de Grana[22].

Les États-Généraux ne purent pas faire autrement que de remplir leurs obligations ; les huit mille hommes furent envoyés au gouverneur des Pays-Bas, et le prince d'Orange se fit fort de lui en envoyer d'autres. Alors le marquis de Grana donna, le 12 octobre, dans toute l'étendue de son gouvernement, l'ordre général de repousser la force par la force. D'Oudenarde, de Courtrai, de Luxembourg, des partis espagnols sortirent aussitôt pour piller à leur tour les villages français ; des intendants espagnols lancèrent des mandats dé contributions sur les terres françaises. Louis XIV défendit à ses sujets de contribuer, sous peine des galères, et il écrivit lui-même au maréchal d'Humières[23] : Je vous ordonne de faire toujours brûler cinquante maisons ou villages pour un qui l'auroit été dans mes États. Six semaines après, c'était cent pour un[24]. Le 26 octobre, le conseil d'Espagne avait solennellement déclaré la guerre à la France.

En France, chose inouïe, cette résolution de l'Espagne eut, dans l'opinion publique, un succès de surprise : il est vrai que cette surprise même était une dernière humiliation pour l'Espagne. Si l'on veut savoir ce qui se disait à Paris, non pas entre petits bourgeois, mais dans le monde le plus éclairé, il faut lire ce passage d'une lettre de Corbinelli à Bussy-Rabutin : On raisonne à outrance sur cette fierté fanfaronne d'une nation que nous avons insultée tant de fois impunément, et qui le peut être encore de même. Les politiques disent que c'est un coup de désespoir aux Espagnols qui n'est pas sans habileté, et qu'ils ne veulent pas être chargés de la garde du reste de la Flandre, qui ne leur est d'aucune utilité, et ne leur sert qu'à leur attirer des affaires ; qu'ainsi, les Hollandois et les Flamands entreront dans la guerre et défendront les intérêts communs, ou ils refuseront d'y entrer, et l'Espagne sera bien aise de leur donner un maître, et d'être déchargée de la garde de provinces qui n'ont plus que la peau et les os. Voilà comme on raisonne ici sur cette audace inespérée[25]. Le fait est que les Flamands ne se défendirent pas du tout, que les Hollandais les défendirent aussi peu et les Espagnols aussi mal que possible.

Dès que la déclaration de l'Espagne fut connue de Louis XIV, il s'empressa de faire désavouer à La Haye, par le comte d'Avaux, son ambassadeur, tout dessein de rompre la barrière établie par le traité de Nimègue, selon le vœu des États-Généraux. Comme le principal but de Sa Majesté, disait M. d'Avaux, a toujours été et est encore d'affermir la paix dans toute l'Europe, elle a été bien aise de faire savoir à Vos Seigneuries les conditions dont elle veut bien se contenter pour l'équivalent de ses droits et prétentions sur Alost, Vieux-Bourg de Gand et autres. Suivaient cinq propositions d'équivalent, au choix des Espagnols : 1° la ville capitale et les autres débris du duché de Luxembourg ; 2° en Flandre, mais en deçà de la barrière, Dixmude et Courtrai démantelés, et, en outre, Beaumont, Bouvines et Chimay ; 3° en Catalogne, Puycerda, la Sen d'Urgel, Campredon et Castel-Follit, avec leurs dépendances ; 4° en Catalogne également, Roses, Gironne et Cap-de-Quiers, avec leurs dépendances ; 5° en Navarre, Pampelune et Fontarabie, avec leurs dépendances. Le roi donnait aux Espagnols, pour se décider, un délai, sans armistice, d'environ sept semaines, jusqu'au 31 décembre 1685[26]. Louis XIV gagna d'abord ce point important que les États-Généraux, malgré les efforts du prince d'Orange, qui voulait faire une levée de seize mille hommes, refusèrent pour le moment d'armer davantage ; ils stipulèrent même que les troupes envoyées par, eux au marquis de Grana seraient exclusivement employées à la garde des places espagnoles les plus voisines de la frontière hollandaise.

A peine les propositions d'équivalent étaient-elles faites à La Haye, par l'ambassadeur de France, que déjà Louvois avait mis Louis XIV en possession du second de ces équivalents. La ville de Courtrai, investie le 1er novembre, se rendit, le 5, au maréchal d'Humières assisté de Vauban, et la citadelle, attaquée le 5, capitula le 6, avec une telle hâte que les assiégeants en furent un peu honteux pour les assiégés. Nous vîmes hier sortir la garnison de la citadelle de Courtrai forte de plus de 800 hommes, écrivait à Louvois l'intendant Le Peletier ; nous ne sommes pas plus éclaircis que nous l'étions des raisons qui ont obligé M. le marquis de Wargnies à se rendre sitôt. Il faut croire, pour l'honneur du gouverneur, qu'il a eu des raisons secrètes et indispensables de se rendre, ainsi que nous l'ont dit quelques-uns des principaux officiers de la garnison[27]. Dixmude tint encore moins, ou plutôt ne tint pas du tout ; mais, pour celle-ci, la raison de se rendre était absolument indispensable sans avoir besoin d'être secrète, attendu que dix-sept hommes n'ont jamais passé pour être, quelque part que ce soit, une garnison suffisante. J'ai trouvé à une demi-lieue d'ici les députés de la ville, mandait, le 10 novembre, le maréchal d'Humières ; ils avoient demandé à capituler à la brigade de Saint-Silvestre que j'avois fait avancer d'Ypres. Il ne s'est trouvé dans la place que dix-sept cavaliers démontés et un officier ou deux. Deux jours après, le maréchal sépara ses troupes et les mit en quartiers d'hiver.

Louvois cependant était bien résolu à ne pas laisser aux Espagnols le loisir de délibérer en repos sur les conditions qui leur étaient faites ; il s'imaginait qu'un peu d'aide violente était nécessaire pour hâter leur choix, et que cinq ou six villes flamandes brûlées par les bombes françaises feraient crier les Flamands qui feraient parler les Espagnols. Louvois demanda l'avis de Vauban. Vauban n'aimait pas la bombarderie ; il l'avait blâmée l'année précédente, même à propos d'Alger, bombardé par Duquesne ; à plus forte raison la blâmait-il à propos de villes chrétiennes. Ce n'est pas que, dans un siège, il dédaignât l'effet des bombes pour hâter la réduction d'une place, bien au contraire ; mais bombarder pour bombarder, et s'en aller après, lui semblait une satisfaction barbare, inutile et dangereuse. Ces sortes d'expéditions, que je n'approuve pas autrement, disait-il[28], à cause des retours qu'elles peuvent avoir, ne sont bien praticables que dans les saisons qu'on peut tenir la campagne, et quand on peut les exécuter comme en passant ; non qu'il y ait de l'impossibilité à le pouvoir faire présentement, mais c'est que le dommage en surpassera tellement le profit, que je ne vois pas de raison qui nous doive obliger de les tenter.

Ce furent les difficultés pratiques, et non les obstacles moraux, qui sauvèrent pour quelques mois les villes de Flandre menacées de bombardement. Le plat pays paya pour elles ; du 20 au 25 décembre, le maréchal d'Humières mit au pillage la riche contrée qui s'étendait au delà du canal de Bruges ; quelques jours après, le marquis de Boufflers et le comté de Montai firent des courses du même genre jusqu'aux portes mêmes de Bruxelles. Mais enfin, hors de Flandre, Louvois eut cette bombarderie dont il avait décidé de se passer le caprice. Du 22 au 26 décembre, le maréchal de Créqui jeta trois ou quatre mille bombes dans la. ville de Luxembourg. Si le prince de Chimai avait eu alors quelques bonnes troupes sous la main, il aurait pu en coûter cher au maréchal de Créqui, dont la retraite, embarrassée par le lourd attirail de ses mortiers, fut singulièrement lente et pénible. Nous avons été si attaqués du mauvais temps, mandait-il à Louvois, le 31 décembre, dans des pays si difficiles et avec de si méchants chevaux, qu'il n'y a pas eu moyen de faire en vingt-quatre heures plus d'une lieue.

Le 31 décembre était venu, les Espagnols n'avaient point parlé ; il fallait, pour la campagne de 1684, aviser à de nouvelles mesures. Déjà Louvois avait pris les ordres du roi pour une levée de 26.000 hommes de pied et de 14.000 chevau-légers et dragons[29]. La question principale était de savoir à quels ennemis on aurait affaire, et sur quel terrain ou aurait à les combattre. Du côté de l'Allemagne, il y avait peu à craindre ; la bataille de Vienne, malgré son grand résultat, n'avait fait que rejeter les Turcs d'Autriche en Hongrie. Les Suédois criaient fort, mais ils étaient bien loin et tenus en bride par l'Électeur de Brandebourg et le roi de Danemark. Restait la Hollande, que le prince d'Orange ne cessait de travailler et d'exciter contre la France ; il y avait peu d'apparence qu'il réussît dans ses efforts ; mais un revirement d'opinion n'était pas impossible, et contre toute surprise il était bon de se mettre en garde.

De même qu'en 1672, Louvois avait résolu de se servir au besoin de l'Électeur de Cologne, qui était dans le flanc des hollandais, et de le diriger, comme toujours, par l'entremise de son conseiller le plus intime, le prince Guillaume de Fürstenberg, nommé récemment par Louis XIV à l'évêché de Strasbourg, en remplacement de son frère Égon, mort en 1682. Le nouvel évêque avait déjà fait de lui-même un grand plan de campagne, dont il était très-fier, et qu'il avait communiqué triomphalement à Louvois. Ce plan ne convenait pas au ministre, et, sans le moindre égard pour l'amour-propre de l'évêque de Strasbourg, il le lui déclara nettement. J'ai lu au roi, lui dit-il, ce que vous me mandez des projets que vous faites, en cas que la mauvaise conduite des Hollandois oblige M. l'Électeur de Cologne, en exécution du traité qu'il a avec le roi, de leur déclarer la guerre. Rien n'est plus dangereux que d'entreprendre par delà ses forces, et de s'exposer à un mauvais succès dans un commencement de guerre. N'y ayant que l'opiniâtreté des Espagnols et l'intérêt particulier de M. le prince d'Orange qui puisse engager les Hollandois à la guerre, par l'espérance de la soutenir dans les Pays-Bas, où elle leur est bien moins coûteuse que dans leur propre pays, ceux qui veulent sincèrement la paix ne peuvent trop tôt et trop clairement faire connoitre aux États Généraux qu'ils auront à soutenir la guerre dans leur pays, s'ils s'engagent à soutenir les Espagnols dans leur opiniâtreté ; ce qu'on ne peut mieux faire qu'en leur faisant voir dans l'Électorat de Cologne des troues du roi prêtes à entrer dans leur pays, si la campagne se commence en Flandre. Il est certain que, pourvu qu'on ne laisse pas lieu aux États-Généraux de douter qu'ils seront attaqués par M. l'Électeur de Cologne, si la réponse qu'ils feront à l'ambassadeur de Sa Majesté l'oblige à leur déclarer la guerre, ils prendront le parti de faire la paix ou de rappeler leurs troupes, auquel cas le marquis de Grana changera assurément de langage et deviendra le solliciteur d'une paix qu'il a refusée si opiniâtrement depuis la déclaration de la guerre. Ce n'est point aux Espagnols que vous devez songer à donner de l'inquiétude, si vous voulez les réduire à la paix ; c'est aux Hollandois seuls ; et ce n'est point dans les terres qu'ils ont en Brabant qu'il faut leur donner de l'inquiétude, mais bien dans les provinces d'Over-Yssel et de Groningue ; tout le mal que l'on fera dans le Brabant hollandois, ne regardant que la Généralité, leur sera fort peu sensible, tandis qu'un village pillé dans l'Over-Yssel ou dans la province de Groningue fera crier les hauts cris à la Haye[30].

L'évêque de Strasbourg put d'ailleurs garder toutes ses illusions sur la supériorité de ses conceptions militaires, le plan de Louvois, pas plus que le sien, n'ayant été soumis à l'épreuve des faits, parce que les Hollandais ne jugèrent pas à propos d'associer plus étroitement leur fortune -à celle des Espagnols. Ceux-ci demeurèrent donc seuls exposés aux coups de leur impitoyable ennemi. Un dernier avertissement leur avait été donné en Flandre, avant l'ouverture régulière de la campagne de 1684 ; du 23 au 25 mars, les bombes du maréchal d'Humières avaient abîmé la ville d'Oudenarde. Cependant le marquis de Grana ne se décida pas encore à parler.

Enfin, le 28 avril, des troupes venues de tous les points de l'horizon parurent à la fois sous les murs de Luxembourg. Il s'agissait, non plus d'une bombarderie en passant, mais d'un siège en règle ; le maréchal de Créqui avait, pour le faire, trente-quatre bataillons d'infanterie, 8.000 chevaux, un grand parc d'artillerie, des munitions et des vivres à souhait, soixante ingénieurs, et Vauban par-dessus tout[31]. Du dehors il n'y avait rien à craindre ; et cependant contre un secours impossible, contre une chimère qui hantait plus encore l'imagination de Louvois qu'elle n'exaspérait le sombre désespoir du prince d'Orange ou du marquis de Grana, toutes les précautions étaient prises. Sous Sedan, le marquis de La Trousse campait avec 5.000 chevaux ; entre Sambre et Rieuse, le comte de Montal avec 3.000 ; enfin, trente-deux bataillons et soixante-dix escadrons, une armée royale, commandée par Louis XIV en personne, était rangée sur les rives de l'Escaut, aux environs de Condé[32]. En quelques marches, Louis XIV pouvait être à Bruxelles.

Le siège de Luxembourg était une entreprise digne de ceux qui en avaient la charge. La place n'avait pas une grande étendue ; mais le site était naturellement fort, et l'art y avait ajouté comme s'il eût été nécessaire de suppléer au site. Deux cours d'eau qui, sans être considérables, faisaient l'effet d'un fossé naturel, baignaient de trois côtés à peu près le pied des hauteurs escarpées et couronnées par les fortifications de la place ; le Gromp ou la basse ville était seule en dehors de cette ligne de défense. Les fronts ouest et nord-ouest, plus directement accessibles, présentaient une sorte d'escalier gigantesque dont chaque degré développait un rang d'ouvrages formidables, presque tous taillés dans le roc même. Au sommet, les bastions de l'enceinte, surmontés de cavaliers et protégés en avant par des contre-gardes ; les demi-lunes accoutumées en avant des courtines ; au-dessous, un chemin couvert, puis un glacis, puis, au-dessus d'un autre glacis, un autre chemin couvert fortifié, à tous les angles saillants, par des redoutes en maçonnerie épaisse. Voilà ce qu'on pouvait voir ; ce qu'on ne voyait pas et ce qu'il serait impossible de décrire, c'était, sous le roc excavé en tous sens, un inextricable réseau de communications et de galeries, avec des contre-mines et des fourneaux chargés. La garnison était de 2.500 hommes, tous vieux soldats, commandés par des officiers d'élite, irrités des humiliations qu'avaient eu depuis si longtemps à souffrir les serviteurs du roi d'Espagne ; au-dessus d'eux, le gouverneur, le prince de Chimai, menacé dans ses intérêts, dans sa dignité, dans sa fortune, mais moins soucieux de ses intérêts que de son honneur. Telle était la place et tels étaient ses défenseurs.

Après l'investissement, il fallut au maréchal de Créqui près de quinze jours pour achever sa ligne de circonvallation ; la tranchée ne fut ouverte que le 8 mai ; la principale attaque était dirigée contre le front nord-ouest. Le récit d'un siège ne peut être fait que par les gens et pour les gens du métier ; mais Vauban adressait à Louvois des bulletins qui contenaient autre chose que des détails techniques ; sans être ingénieur ni militaire, il y a plaisir et profit à les connaître[33]. Chez Vauban, l'homme de guerre n'absorbe jamais l'homme. Ce soir, écrivait-il le 8 mai, nous ouvrirons la tranchée par quatre endroits différents, ce qui, joint à la situation de la garde de cavalerie, fera une espèce de contre-vallation à la place qui les réduira tout d'un coup à ne pouvoir pas mettre le nez hors de la contrescarpe. Dans trois ou quatre jours, j'espère que nous serons maîtres de la ville basse, moyennant quoi, il n'y aura plus que les oiseaux du ciel qui pourront y entrer et sortir ; et tous seront renfermés et amoncelés dans la ville haute où nous les écraserons à plaisir. Toutes les batteries ensemble contiendront trente-cinq à trente-six pièces de canon avec lesquelles nous ferons un terrible ravage. La disposition est la plus belle que j'aie faite de ma vie ; les ingénieurs sont tous instruits, et les troupes savent ce qu'elles ont-à faire. On monte quatre bataillons à la grande attaque, un à Paffendal, un au Cronte[34], et un détachement de 500 hommes sur la hauteur de Bonnevoie ; trois escadrons à la grande attaque, et trois aux trois autres : 5.000 travailleurs tant pour la nuit que le jour. Voilà qui est violent pour une médiocre armée ; mais cela ne durera pas que les deux ou trois premiers jours. Les ingénieurs qui sont ici s'attendent que vous aurez la bonté de leur faire payer le mois d'avril ; de ma part, je vous supplie très-humblement de le faire, parce qu'ils sont d'une gueuserie qui n'est pas croyable. Trois jours après, le 11 mai : On peut vous assurer que la première nuit de tranchée a été l'une des plus belles qui se soit jamais faite, que la deuxième ne l'a pas, moins été, et que la troisième ne leur a pas cédé S[35].

Louvois, toujours impatient, aurait voulu qu'on lui indiquât dès le début, à quelques jours près, le terme probable du siège ; à quoi Vauban, avec son admirable bon sens, faisait cette réponse simplement éloquente : Quand je verrai jour à pouvoir vous faire des pronostics sur l'avenir avec quelque apparence de certitude, je ne manquerai pas de le faire ; mais trouvez bon que je ne m'érige pas en mauvais astrologue. Il y a de certains événements dont-Dieu seul sait le succès et le temps qu'ils doivent arriver. C'est aux hommes à y apporter tout ce qu'ils savent de mieux pour les faire réussir, comme je ferai, Dieu aidant.

Dans la nuit du 13 au 14 mai, les assiégeants étaient parvenus à se loger en face d'une des redoutes qui servaient à la défense du premier chemin couvert. Cela a fait un grand bruit et produit une fort grande tiraillerie, disait Vauban ; cependant de tout ce tintamarre, il n'y a pas eu un seul des grenadiers de la gauche de blessé et fort peu de la droite, et sans la mort du marquis d'Humières[36], le tout se seroit passé en risée. Ce pauvre garçon étoit de garde avec son régiment ; toute la soirée il m'avoit suivi jusqu'à n'en pouvoir plus ; ma disposition faite, je le laissai à la tête de son bataillon d'où il ne sortit que par la curiosité de voir cette action où, ayant fort longtemps regardé par-dessus le parapet, malgré tout ce que lui put dire M. de Maumont, qui fit tout ce qu'il put pour l'en dissuader aussi bien que le comte du Plessis, il y reçut enfin un coup de mousquet qui le tua tout roide.

Vauban lui-même ne s'exposait que trop. C'était sa grande querelle avec le maréchal de Créqui, lequel était, devant le roi, responsable de sa personne. Un de mes principaux objets, disait le maréchal[37], c'est de ménager M. de Vauban et de le contenir ; mais je ne le fixe pas autant qu'il seroit à désirer ; il m'a pourtant promis fort sérieusement qu'il ne s'attacheroit qu'au nécessaire, retranchant tout le reste. Louvois ne manquait pas de venir au soutien du maréchal : Conservez-vous mieux que vous n'avez fait par le passé, écrivait-il à Vauban, l'emploi que vous avez vous obligeant assez à vous exposer, sans que vous vous amusiez à carabiner de dessus des cavaliers[38]. Vauban promettait toujours d'en moins faire, et il en faisait d'autant plus : La nécessité où je me trouve, disait-il le 16 mai, de faire tous les jours réglément deux voyages à la tranchée, de six ou sept heures chacun, me met dans l'impuissance de faire de longs discours. Présentement je fais percer pour entrer dans l'Arabie Pétrée, c'est-à-dire dans ce large avant-chemin couvert où on ne trouve plus que le roc vif. Ne vous ennuyez point, monseigneur, et soyez, s'il vous plaît, persuadé que, de ma part, je n'épargnerai ni soins ni industrie pour faire que le roi ait une entière satisfaction de cette affaire ici dont je suis pour le moins aussi entêté que lui. Les bombes font toujours parfaitement bien ; en un mot, quinze mortiers font beaucoup plus d'effet, à l'égard d'imposer et de faire du désordre, que soixante pièces de canon des mieux servies. Et deux jours après : Un dragon rendu de ce matin m'a assuré, foi de dragon, qui est un grand serment, qu'il y avoit plus de trois cents morts ou blessés dans la place, et qu'une bombe en avoit hier tué huit d'un coup ; qu'ils étoient extrêmement consternés, et que les bombes tournoient tous les dedans des ouvrages sens dessus dessous. Voilà comment Vauban, dans un siège, entendait et pratiquait la bombarderie.

Cependant la défense des assiégés était si bien conduite, si vigoureuse, et leur situation si forte que Vauban regrettait de n'avoir pas à sa disposition des moyens d'attaque plus énergiques. Si ceux qui ont réglé le nécessaire avec vous, écrivait-il à Louvois[39], avoient été de bons assiégeurs de places, ils auroient dû prévoir que, pour faire un siège de Luxembourg, il falloit du moins douze ou treize cents milliers de poudre avec cinquante pièces de batterie. Les assiégés disputaient le terrain avec une obstination sans pareille ; lors même qu'ils avaient abandonné la surface, ils étaient encore maîtres par dessous ; alors les fourneaux jouaient, et le sol conquis s'abîmait sous les pieds des conquérants ; si les dedans des ouvrages, comme disait Vauban, étaient tournés sens dessus dessous, les dehors n'étaient pas moins bouleversés. Le 27 mai, l'assiégeant n'avait gagné encore que les deux chemins couverts ; mais le lendemain, un furieux assaut fut livré à l'ouvrage à corne qui servait de contre-garde au bastion situé le plus au nord. Cet ouvrage était d'une telle étendue que, derrière ses parapets, mille hommes pouvaient se déployer en bataille, sans compter 'ceux qui s'abritaient sous ses vastes casemates.

Trois colonnes, chacune de quinze cents hommes, s'élancèrent à la fois et gravirent par trois brèches différentes ; la lutte fut terrible, sans pitié, mais héroïque. On vit une troupe de quinze officiers espagnols, tous à cheval, déboucher tout à coup d'une poterne, et charger, dans le fossé même, les grenadiers français ; sous la pluie de feu qui jaillit de la crête du fossé, cet escadron de preux eut bientôt fourni sa carrière, achevée sur les fers des pertuisanes et sur les lames des baïonnettes. Quand les assaillants victorieux croyaient qu'il n'y avait plus qu'à se reposer d'une si rude victoire, il fallut combattre et vaincre encore ; les assiégés revinrent à la charge, et, pendant trois heures d'un feu sans répit, ils s'acharnèrent à reprendre l'ouvrage qu'ils avaient perdu. Le combat de main ne dura environ que trois quarts d'heure, dit un historien militaire[40] ; mais il n'y eut presque point de coups perdus de part ni d'autre. Cet assaut a été l'action la plus mémorable qui se soit passée à ce beau siège, et peut-être du règne du roi. Elle fut décisive, sans l'être immédiatement. Moins découragés qu'affaiblis par la perte de leur sang, les assiégés tinrent à honneur de prolonger pendant quelques jours encore une résistance qui n'était plus que pour la gloire.

Le 30 mai, Vauban croyait pouvoir clore et envoyer à Louvois la liste des ingénieurs tués et blessés[41]. Vous trouverez ci-joint, disait-il, un état des ingénieurs blessés. Comme ce sont ceux de l'armée qui s'exposent le plus, et, à proprement parler, les victimes des autres, j'espère que vous voudrez bien avoir quelque bonté pour eux. Voici bientôt le siège qui va finir, ce qui m'oblige à vous demander en grâce de venir en poste faire un tour ici pour la satisfaction de votre propre curiosité et pour ma justification ; sans quoi je me brouille avec vous pour le reste de mes jours. Songez, monseigneur, que je soutiens la plus grande fatigue du monde depuis le 25e d'avril, et que, si vous ne  me donnez pas deux ou trois jours de repos après le siège, je suis un homme confisqué, et, de l'heure qu'il est, je suis si las et si endormi que je ne sais plus ce que je dis.

Dans la nuit du 31 mai au 1er juin, vers trois heures, on entendit le tambour des assiégés battre la chamade ; cette nouvelle, aussitôt portée au maréchal de Créqui, fut par lui aussitôt expédiée par un courrier exprès à Louis XIV, qui aussitôt fit tirer les salves de réjouissance, chanter le Te Deum, et tout préparer pour son retour à Versailles. Il se trouva que tout le monde s'était un peu trop pressé. Le prince de Chimai avait bien demandé à capituler, mais sous la condition qu'on lui donnerait huit jours pour faire avertir le marquis de Grana ; le maréchal de Créqui, mal satisfait, avait répondu qu'il n'avait rien à démêler avec M. de Grana ; là-dessus, pourparlers rompus, otages rendus de part et d'autre, et la canonnade avait repris de plus belle, le 1er juin, à huit heures du soir, à la grande joie des soldats, qui voyaient déjà la ville emportée d'assaut et mise à sac[42].

Le 2 juin, Vauban écrivait à Louvois : Hier je vous chantai la paix de bon matin ; aujourd'hui je vous annonce la guerre. On recommença la guerre fort gaiement de notre côté. Cependant ce pourparler nous a fait perdre une journée de travail ; car ces marauds ne voulurent jamais souffrir que l'on remuât une fascine ; le travail des mines n'alla même que fort lentement. Tout cela fut bientôt remis en train hier au soir. Le 3 au matin, les assiégés battirent de nouveau la chamade ; mais, pour les punir, on feignit longtemps de ne rien entendre. Cependant tous leurs tambours réunis firent de tels roulements, avec tant de signaux et tant de drapeaux blancs agités en l'air qu'il fallut bien se décider à comprendre. Cette fois l'offre de capituler fut sérieuse et sans condition. Les articles furent signés le 4, et le 7, la garnison, réduite à quinze cents hommes, sortit par la brèche avec armes et bagages, tambour battant, enseignes déployées, emmenant avec elle un mortier et quatre canons approvisionnés à six coups par pièce. L'armée française rendit les honneurs de la guerre à ces rudes ennemis, qui lui avaient tué ou blessé environ trois mille hommes. Le marquis de Lambert, désigné d'avance par le roi, prit aussitôt possession du gouvernement de Luxembourg.

Voici enfin ce terrible Luxembourg réduit au point que vous désiriez, écrivait Vauban à Louvois[43] ; je m'en réjouis de tout mon cœur pour le grand bien qui en reviendra au service du roi. C'est la plus belle et glorieuse conquête qu'il ait jamais faite en sa vie, et celle qui lui assure le mieux ses affaires de tous côtés. Je vous demande par grâce spéciale de vouloir bien vous donner la peine de venir voir les tranchées avant qu'on les ait rasées. J'ai tellement cela dans la tête que je crois que, si vous n'y venez, je déserterai les sièges et la fortification. Louvois lui répondit avec une cordialité très-sincère[44] : J'ai appris avec toute la joie possible que Luxembourg soit soumis à l'obéissance du roi et que vous vous portiez bien. Cette conquête me paroît d'un prix inestimable pour la gloire du roi et pour l'avantage de ses sujets ; il me paroit que Sa Majesté la connoit telle qu'elle est, et je lui ai vu une joie sensible quand Sa Majesté a appris la fin du siège sans qu'il vous fût arrivé d'accident. La satisfaction que Sa Majesté a du service que vous lui venez de rendre l'a portée à vous donner trois mille pistoles par gratification. J'aurois été de tout mon cœur voir les ouvrages de la place, si le roi m'en avoit laissé la liberté ; mais ne le pouvant faire présentement, j'y ai envoyé mon lits et le sieur d'Augecourt pour me rapporter quelque idée de ce que j'aurais vu avec beaucoup de plaisir.

Vauban n'était qu'à moitié satisfait : Je commencerai ma réponse par vous rendre très-humbles grâces et vous remercier de tout mon cœur de la gratification qu'il vous a plu me procurer, dont je vous supplie très-humblement de vouloir remercier le roi de ma part. Elle m'est d'autant plus agréable que je m'y attendois moins ; mais elle ne me console point de la douleur que j'ai de ne vous point voir ici ; car M. le marquis de Courtenvaux ni M. d'Augecourt ne m'apporteront pas ici des yeux comme les vôtres, et, de bonne foi, le spectacle mériteroit du moins leur présence pour vingt-quatre heures, et je vous aurais fait voir de justes sujets d'admiration. Eu un mot, j'achèterois de bon cœur ce voyage de moitié de la gratification qu'il a plu au roi de me faire. Je ne manquerai pas de faire ce que vous m'ordonnez touchant les réparations de Luxembourg ; et, quoique la poitrine échauffée avec une douleur de reins et les jambes roides à force de les avoir démenées, je ne me donnerai aucun repos avant que cela ne soit fait[45]. Et il se mit tout de suite à l'œuvre pour fermer les plaies béantes qu'il avait lui-même ouvertes dans les flancs de la place[46].

 Vauban toutefois avait un souci ; ni l'argent que le roi venait de lui donner, ni la charge importante de commissaire général des fortifications qu'il avait eue naguère, après la mort du chevalier de Clerville, ne satisfaisaient sa légitime ambition ; il n'était que maréchal de camp ; et pour son honneur, pour l'honneur de tout le corps des ingénieurs, il voulait être lieutenant général. Déjà il avait demandé ce grade, sans pouvoir l'obtenir ; deux mois avant le siège de Luxembourg, Louvois lui prêchait ainsi la patience : Je vous adresserai au premier jour les lettres de cachet nécessaires pour lever les difficultés que vous trouvez à l'enregistrement de vos lettres de commissaire général des fortifications. Je ne réponds point au surplus de ce que vous m'écrivez, pour ne vous  pas mander quelque chose qui vous déplaise. Je vous dirai seulement, par l'amitié que j'ai pour vous, qu'il faut regarder derrière soi, et que, pour peu que vous y fassiez réflexion, vous aurez sujet d'être content des grâces que Sa Majesté vous a faites, et que vous devez attendre avec patience et soumission celles que vous lui demandez[47].

Après la prise de Luxembourg, Vauban se crut en état de revenir à la charge ; il y revint en effet, mais sans violence, avec ce tour de bonhomie fine et spirituelle qui est sa marque originale, et ce fut à Louvois, surintendant des postes, autant qu'à Louvois, ministre de la guerre, qu'il fit sa réclamation : Je ne sais, monseigneur, comme quoi le monde l'entend ; mais je rue trouve obligé de vous demander justice sur une forfanterie que l'on me fait depuis le siège de Luxembourg, et dont je ne peux arrêter le cours. On m'écrit de toutes parts pour me féliciter, dit-on, sur ce que le roi a eu la bonté de me faire lieutenant général ; même on l'imprime dans les gazettes d'Hollande et journal historique de Wœrden[48] ; cependant ceux qui le doivent mieux savoir n'en mandent rien. Faites donc, s'il vous plaît, monseigneur, ou qu'on me rende le port de quatre-vingts ou cent lettres que j'en ai payé, ou que tant de gens de bien n'en soient point dédits, en procurant auprès de Sa Majesté que je le sois effectivement. Vous ne devez point appréhender les conséquences ; je n'en ferai aucune, et le roi n'en sera pas moins servi à sa mode. Tout le changement que cela produira est que j'en renouvellerai de jambes, et toute la suite que j'en attends est un peu d'encens chez la postérité, et puis c'est tout. Au reste, si vous doutez de ce que j'ai l'honneur de vous mander, je vous enverrai toutes mes lettres, car il ne m'en manque pas une[49]. Cependant Vauban ne fut fait lieutenant général que quatre ans après, en 1688.

Comment expliquer une si longue attente ? Il y a de ce retard plusieurs explications, toutes plausibles. D'abord, c'était une nouveauté que demandait Vauban, et Louis XIV n'aimait pas les nouveautés ; il fallait qu'il prît son temps afin d'y accoutumer peu à peu son esprit. Vauban demandait une chose inouïe, qu'un ingénieur, il n'y avait pas si longtemps confiné dans les bas grades, pût s'élever comme les autres, au faîte de l'armée. Vauban sentait bien qu'il faisait cette impression sur Louis XIV, et c'est pourquoi, si pénétré qu'il fût de son bon droit, il évitait de heurter le maître, affectait les formes respectueuses et soumises, et prenait des détours aimables, de peur de rencontrer le roi de face et sur ses gardes. Il y avait encore ce fait, grave aux yeux de Louis XIV, c'est que le public faisait Vauban lieutenant général ; or Louis XIV n'aimait pas que le public devançât ses grâces ; cela lui paraissait une atteinte à son autorité souveraine. Enfin, le maréchal de Créqui fut peut-être celui qui, sans le vouloir et sans le savoir, empêcha le plus que Vauban ne fût lieutenant général ; c'est qu'il demanda pour lui-même la charge de maréchal général, qui avait, été créée pour Turenne, qui était morte avec lui, et que ni Louis XIV ni Louvois ne voulaient, en ce temps-là, ressusciter au profit de personne. Et parce que le maréchal de Créqui, commandant en chef de l'armée qui avait pris Luxembourg, ne put pas obtenir la haute dignité qu'il souhaitait, Vauban, qui avait servi sous les ordres du maréchal, ne put pas gagner son titre de lieutenant général[50].

M. de Créqui avait tout fait cependant pour se rendre Louis XIV favorable ; après le grand rôle qu'il venait d'achever avec tant d'éclat, il avait consenti à reparaître dans une de ces petites pièces qui d'ordinaire sont abandonnées aux doublures. Louis XIV était mécontent de l'Électeur de Trèves, et la cause de son mécontentement était que l'Électeur ne se montrait pas-satisfait d'avoir été dépouillé par Louis XIV d'une partie de son Électorat. Avant la réduction même de Luxembourg, le maréchal de Créqui reçut l'ordre d'envoyer à Trèves le baron d'Asfeld afin de conseiller à l'Électeur de raser les fortifications de sa ville capitale[51]. Ce conseil amical n'ayant pas été suivi d'effet, le maréchal se chargea de suppléer lui-même à la mauvaise volonté de l'Électeur, et dans les derniers jours de juin, les fossés de Trèves furent comblés avec les débris de ses remparts.

A quelque temps de là, le maréchal de Schönberg, qui avait pris, après le départ de Louis XIV, le commandement de l'armée royale, fut chargé d'une autre exécution destinée, comme la précédente, à inspirer aux voisins de la France une estime salutaire de sa puissance et ce sentiment de juste crainte qui est le commencement de la sagesse. Depuis neuf ou dix ans que la citadelle de Liège avait été rasée, les Liégeois s'étaient peu à peu soustraits à l'autorité de leur évêque-prince qui était en même temps Électeur de Cologne. Celui-ci n'avait pu voir sans déplaisir les franchises municipales de la cité transformées en libertés politiques. On sait qu'il avait offert ses services à Louis XIV en cas de guerre avec la Hollande ; cette seule marque de bonne volonté lui fut payée au centuple ; les troupes du maréchal de Schönberg renversèrent en un tour de main les faibles assises de la république liégeoise, et la souveraineté du prince-évêque fut restaurée par l'intervention française[52]. L'Électeur de Cologne et l'Électeur de Trèves, l'un relevé, l'autre abaissé, deux exemples vivants de ce que pouvait Louis XIV pour châtier les malveillants et récompenser les fidèles.

Si le roi de France avait fait, aux Pays-Bas, un grand étalage de sa puissance militaire, c'est qu'il avait voulu donner à réfléchir à la Hollande et à l'Allemagne ; les Espagnols tout seuls n'auraient pas mérité tant d'efforts ; on les méprisait. De peur qu'ils ne sentissent pas assez toute l'humiliation de ce mépris, Louis XIV et Louvois avaient affecté de n'envoyer contre eux, cri Catalogne, qu'une poignée d'hommes ; et pour commander cette poignée d'hommes, ils n'avaient trouvé personne qui convînt mieux qu'un général depuis dix ans écarté du service, le maréchal de Bellefonds. Sortir de disgrâce, même pour un tel commandement, c'était plus que n'avait espéré le maréchal ; la retraite ne lui avait enlevé pas une qualité ni pas un défaut ; c'était en 1684, comme en 1674, le même caractère fier, indépendant et résolu jusqu'à l'aventure, le même esprit étroit, obstiné, impatient des conseils. Le contraste de ses instructions et de ses ressources était extrême ; prendre Girolle, Roses, Campredon, Castel-Follit et la Seu-d'Urgel, avec vingt-cinq escadrons et huit bataillons, les uns étrangers ; les autres de ceux qu'on appelait vulgairement bataillons de salade, parce qu'ils étaient formés de  compagnies appartenant à différents corps, c'était un problème à décourager les plus hardis[53]. Le maréchal de Bellefonds ne se découragea pas ; bien au contraire, il sut inspirer à ses soldats de rencontre une telle confiance qu'ils se crurent en état de disputer aux assiégeants de Luxembourg l'honneur de l'attention publique.

Après avoir fait une pointe en Navarre pour dérouter les Espagnols, M. de Bellefonds courut à l'autre bout des Pyrénées, s'attaquer à Gironne. Gironne était couverte par le Ter, et le Ter défendu par le duc de Bournonville, vice-roi de Catalogne. Le 13 mai, la petite armée française se présenta pour forcer le passage à Ponte-Mayor. Les cavaliers découvrirent sur la gauche un gué profond ; les fantassins s'y jetèrent à la suite ; quelques-uns furent emportés par le courant ; les autres passèrent, mais leurs munitions étaient mouillées. Cependant la cavalerie espagnole venait sur eux à la charge ; ils la reçurent sur la pointe des baïonnettes et des piques, la mirent en désordre, et l'achevèrent avec les crosses de leurs mousquets. En même temps, le régiment de Sainte-Maure attaquait le-pont, coupé de distance en distance par des barrières ; la première fut brisée à coups de hache ; mais il fut impossible de renverser la seconde, qui était soutenue par un terrassement ; alors les officiers, M. de Calvo, lieutenant général, en tête, sautèrent sur les garde-fous, et tout le régiment défila de la sorte, à droite et à gauche des barrières[54]. Les Espagnols reculèrent en désordre ; la nuit protégea leur retraite, et, le lendemain, le duc de Bournonville put faire entrer la plus grande partie de son infanterie dans Gironne. C'était plus qu'il ne fallait pour mettre cette place à l'abri d'une surprise.

Le maréchal de Bellefonds n'avait rien préparé pour faire un siège en règle. Le bon sens lui conseillait de se jeter d'abord sur quelque autre poste moins bien garni ; mais Gironne était la première des places indiquées dans ses instructions ; il s'entêta, quoi qu'on pût lui représenter, à prendre Gironne la première. Tout se fit à la hâte, l'investissement, la tranchée, les batteries. Dès qu'il y eut une brèche à peu près praticable, le maréchal y lança presque tout sort monde : c'était le 24 mai, à huit heures du soir. Les assaillants, emportés par une ardeur inouïe, pénétrèrent jusqu'au milieu de la ville ; mais, accablés par les forces supérieures de la garnison et de la population armée, ils furent rejetés hors de la place, après quatre heures d'une lutte corps à corps ; le lendemain, les débris de cette troupe héroïque se retirèrent : l'ennemi n'osa pas les poursuivre. Le 7 juin, Louvois écrivait à Louis XIV[55] : J'envoie à Votre Majesté une nouvelle fort désagréable, mais qui ne la surprendra point ; c'est la levée du siège de Gironne, après y avoir fait donner un assaut par la plus grande partie de l'armée, où l'on a fait une perte considérable tant d'officiers que de soldats.

Cependant le maréchal de Bellefonds ne se tint pas pour battu ; deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis son échec, qu'il l'avait en partie réparé par la prise du Cap-de-Quiers et de Campredon. Du moins s'était-il donné la satisfaction de tirer le dernier coup de canon de cette guerre. Je ne puis m'imaginer qu'elle continue, avait écrit Louvois à Vauban aussitôt après la prise de Luxembourg[56], quand je fais réflexion à la puissance de Sa Majesté et à la foiblesse de ceux qui portent le nom de ses ennemis. Louvois n'en prenait pas moins toutes ses dispositions pour faire assiéger Namur par le maréchal de Schönberg[57], lorsque les Hollandais, les seuls dont l'intervention fût à craindre, se décidèrent à signer, le 29 juin, une convention par laquelle ils s'engageaient à rappeler leurs troupes des Pays-Bas et à refuser à l'avenir toute assistance au roi d'Espagne, si quelque accommodement, soit par un traité définitif, soit par une trêve de longue durée, n'intervenait pas entre lui et le roi de France. Louis XIV, de son côté, s'engageait à ne pas pousser plus loin ses avantages dans les Pays-Bas.

Abandonnés par les Hollandais, les Espagnols se tournèrent du côté de l'Empereur, auquel ils se remirent absolument du soin de leur fortune. Un congrès qui s'était réuni depuis longtemps à Ratisbonne pour régler les différends de la France et de l'Empire, y ajouta donc le règlement des affaires espagnoles. On y délibérait encore plus lentement que de coutume, lorsque Louis XIV, avisé par Louvois, prit un certain moyen de hâter la délibération. Le roi, écrivait le  ministre au maréchal de Créqui[58], fait marcher cent vingt escadrons en Alsace pour obliger l'Empereur à finir promptement cette négociation, sur laquelle, quoique ses ambassadeurs à Ratisbonne parlent assez bien, Sa Majesté a cru qu'il ne pouvoit qu'être à propos de leur montrer une armée sur le Rhin pour les obliger à conclure promptement. Le scandale fut grand, mais l'effet immédiat.

Les ministres de l'Empereur, qui avaient les pleins pouvoirs du roi d'Espagne, signèrent d'abord, le 11 août, un premier traité par lequel Louis XIV restait en possession de la ville et du duché de Luxembourg, de Beaumont, de Bouvines et de Chimay, sous la condition de rendre à l'Espagne Dixmude et Courtrai démantelés ; puis, le 15 août, au nom de l'Empereur et de l'Empire, un second traité qui laissait le roi de France en possession de toutes les réunions opérées jusqu'au 1er août 1681, et, en outre, de Strasbourg et de Kehl. Louis XIV, toutefois, ne put pas obtenir que ces cessions lui fussent consenties à titre définitif ; ce n'était pas un traité de paix qui était conclu entre la France d'un côté, l'Espagne et l'Empire de l'autre c'était seulement une trêve pour vingt années. L'agrandissement de la France, depuis la paix de Nimègue, demeurait un fait, sans être reconnu comme un droit. Ainsi l'Espagne et l'Empire, en signant la trêve de Ratisbonne, n'acceptaient pas pour l'avenir l'humiliation qu'ils subissaient dans le présent. Louis XIV ne pouvait pas douter de leurs secrets desseins ; mais il les bravait et se complaisait à leur donner de nouveaux griefs, comme s'ils ne lui devaient déjà pas assez de vengeances.

Au mois de mars 1685, il courut un bruit que l'Électeur de Bavière allait épouser une fille de l'Empereur, et que le roi d'Espagne se proposait de donner, comme présent de noces, les Pays-Bas aux deux époux. Aussitôt Louis XIV gronda ; son ambassadeur à Madrid attaqua sans hésiter la grosse question de la succession d'Espagne ; il déclara que le Dauphin de France étant, du fait de la reine Marie-Thérèse, sa mère, l'héritier naturel de la monarchie espagnole, Louis XIV ne souffrirait pas que la moindre part en fût distraite au profit de qui que ce fût. En même temps, Louvois faisait marcher deux mille cinq cents chevaux en Béarn, et il écrivait au marquis de Boufflers, qui les commandait : N'oubliez rien de tout ce qui pourra le plus inquiéter les Espagnols et leur faire connoitre que, s'ils donnent au roi le moindre sujet de mauvaise satisfaction, les verges sont prêtes pour leur châtiment[59].

Transférer à l'Électeur de Bavière les Pays-Bas en toute propriété, c'était chose grave, sans doute ; on n'en disconvenait pas à Madrid, mais on niait qu'il eût jamais été question de rien de semblable ; s'il y avait quelque projet en l'air, c'était peut-être de confier à l'Électeur le gouvernement des Pays-Bas, comme on avait fait naguère pour le prince de Parme. Réduite à ces proportions, l'affaire n'en déplut pas moins à Louis XIV ; il donna formellement l'exclusion à l'Électeur de Bavière[60], et il demeura comme un fait acquis à l'histoire, que le roi d'Espagne ne pouvait plus disposer du gouvernement des Pays-Bas sans l'agrément du roi de France. Il n'est pas besoin de dire quels ressentiments de pareils procédés excitèrent à Madrid, à Munich et à Vienne, et quelles réflexions furent échangées entre les trois cours. Louis XIV en dut être d'autant mieux et plus vite instruit que Louvois, surintendant des postes, bisait voler à main armée, sur les grands chemins, la correspondance de l'Empereur et du roi d'Espagne[61].

Incapables de se défendre eux-mêmes, les Espagnols avaient encore eu la douleur de voir châtier sous leurs yeux des alliés, des faibles qui s'étaient compromis pour leur cause. Il y avait longtemps que les Génois, ces Hollandois de l'Italie, mécontentaient, froissaient, irritaient Louis XIV. Leurs traditions, depuis André Doria, leurs intérêts politiques et commerciaux, la rivalité croissante de Marseille, les progrès de l'influence française dans la Péninsule. et de la marine française dans la Méditerranée, tout les éloignait de la France et les rapprochait de l'Espagne.

Au mois de décembre 1681, l'abbé d'Estrades avait adressé à Louvois un mémoire qu'un de ses amis venait de rédiger au sortir de Gênes : Me trouvant sur les terres de la République, disait ce voyageur anonyme, je ne saurois exprimer les imprécations que j'y ai ouï faire contre les progrès et les entreprises des armes du roi, mais particulièrement contre l'acquisition de Casal, qui a tellement consterné les esprits en ce pays-là qu'il leur semble d'être proches de leur entière ruine. L'on parle avec plus de réserve à Gênes ; mais ce n'est pas par les égards que l'on Ÿ a pour la France, c'est plutôt par la crainte de son ressentiment et de sa puissance. La République fait cependant de grandes provisions de guerre, et j'ai rencontré dans le chemin une grande quantité de piques et de mousquets qu'elle fait venir continuellement de Brescia. A ce mémoire l'abbé d'Estrades ajoutait, pour son compte, les détails suivants : J'ai appris que, des troupes qui sont dans l'État de Milan, les Gênois en payent six mille hommes pour s'en servir à la première occasion ; que les Espagnols- amassent dans le Milanois le plus d'argent qu'ils peuvent, qu'ils en reçoivent encore plus de Gênes que d'ailleurs ; que les Vénitiens, qui ont été jusqu'à cette heure ennemis irréconciliables des Génois, leur offrent présentement d'assez grandes sommes, et que ceux-ci les ont acceptées en cas qu'ils en aient besoin[62].

Aussitôt ces informations reçues, Louvois avait donné ordre à Catinat, gouverneur de Casal, de faire reconnaître par un officier de son état-major te terrain aux alentours de Gênes, afin de savoir s'il seroit possible, sans ouvrir de tranchée, d'établir une batterie de mortiers assez proche des fortifications de la ville pour y jeter des bombes tant que l'on voudroit[63].

Deux années, toutefois, se passèrent sans que l'orage éclatât sur la ville ainsi menacée ; mais on le sentait, on l'entendait sourdement gronder, et les libellistes en dénonçaient de tous côtés l'approche. Il y avait, à la cour de Louis XIV, un comte de Fiesque, descendant du fameux conspirateur qui avait failli, en 1547, changer le gouvernement de la République ; le résident de France eut ordre de réclamer du sénat, au nom du comte, la restitution de tous les biens de la maison de Fiesque, avec tous les intérêts depuis plus d'un siècle. Jamais demande, s'écriait un libelliste en 1683, ne parut plus extraordinaire que celle-là, pour ne pas dire plus injuste et plus déraisonnable. Car la France vouloit obliger un État à rendre aux successeurs d'un traître des biens qui avoient été confisqués sur lui à cause de ses méchantes actions, comme si elle n'avoit pas confisqué elle-même et ne confisquoit pas encore tous les jours les biens de ceux qui s'écartent de leur devoir. Enfin, quoique cette affaire n'ait pas eu encore beaucoup de suites, il ne faut pas croire cependant qu'elle soit tout à fait assoupie c'est un feu qui se couve sous la cendre, et qui consumera un jour toute l'Italie, si Dieu n'y met la main[64]. Pour ce qui est de Gênes, faisait répondre Louvois, il y a bien de la mauvaise grâce à vouloir blâmer le roi d'avoir témoigné quelque ressentiment à cette république qui, dans la dernière guerre, lui avoit donné de si grandes marques de sa méchante volonté. C'est le moins, ce me semble, que pouvoit faire un grand roi, à l'égard d'une petite république, sur laquelle j'ose dire que nous avons des droits assez légitimes, sans être obligés d'emprunter ceux du comte de Fiesque[65].

Lorsque la guerre éclata, vers la fin de 1683, entre l'Espagne et la France, les Génois ne dissimulèrent pas leur sympathie pour l'Espagne ; ils reçurent dans leur ville des troupes espagnoles ; ils armèrent toutes leurs galères, ils en construisirent de nouvelles. Louis XIV leur ordonna de cesser leurs armements, et spécialement d'arrêter la construction de quatre galères qui étaient notoirement disait-il, destinées pour le service de l'Espagne. Les Génois continuèrent d'armer.

Depuis bien des années, Seignelay, secrétaire d'État de la mariné, guettait l'occasion de disputer à Louvois, auprès de Louis XIV, le mérite des exécutions violentes. Deux fois, en 1682 et 1683, la flotte, commandée par Duquesne, avait essayé de détruire Alger ; ces deux tentatives incomplètes, sans succès décisif, n'avaient fait qu'exciter les railleries de Louvois et de ses intimes[66]. En 1684, au mois de mai, tandis que Louvois était absorbé par les soins du siée de Luxembourg, Seignelay courut à Toulon, et, pour assurer lui-même son triomphe, il parut tout à coup devant Gènes avec Duquesne et la flotte. Après une brève sommation brièvement repoussée, le feu commença ; il fut terrible : la ville chrétienne souffrit en une seule fois plus que n'avaient souffert ensemble tons les repaires des pirates africains[67].

Si jamais M. de Seignelay se sentit vengé des dédains de son rival, ce fut assurément le jour où il put lire cette lettre adressée par Louvois au maréchal de Créqui : Il vient d'arriver un courrier de M. de Seignelay, parti de devant Gènes, le 25C du mois de mai, par lequel le roi a été informé de ce qui suit : que l'on avoit déjà tiré dix mille bombes, lesquelles ont fait un si surprenant effet dans la ville de Gènes, que les trois quarts d'icelle étoient entièrement consumés du feu qui, ayant commencé le 19e du même mois, duroit encore ce jour-là, et étoit si grand qu'à sa lueur l'on pouvoit lire la nuit sur les vaisseaux du roi, qui en étoient éloignés plus que de la portée du canon ; que, dans cet embrasement, la maison du doge, autrement de la République, avoit été ensevelie, la moitié de Saint-Georges, le magasin aux armes, celui où l'on dépose toutes les marchandises, et plus de trois mille maisons ; que tout le monde abandonne la ville pour se retirer aux montagnes, et que les bandits et milices qu'ils ont appelés pour leur défense pillent impunément les maisons que les maîtres ont abandonnées toutes meublées. Le 23e du mois passé, deux heures devant le jour, quatre cents hommes, commandés par le sieur d'Amfreville, ont tenté un débarquement du côté de Bisagno, où, le terrain s'étant trouvé fort escarpé, il n'a pu descendre que quinze gardes de marine avec un capitaine de vaisseau nommé Lamotte, lesquels, n'ayant pas été suivis, ont été enveloppés et se sont retirés dans une maison où ils se sont rendus, à condition d'être traités comme prisonniers de guerre. Le sieur d'Amfreville n'ayant pu réussir de ce côté-là, quoique blessé d'un coup de mousquet à la cuisse, est retourné à la principale descente qui se faisoit du côté de Saint-Pierre d'Arène, où trois mille hommes, commandés par M. de Mortemart, le chevalier de Tourville et le chevalier de Léry, ont mis pied à terre et forcé un régiment de mille hommes des troupes d'Espagne et cinq cents Suisses de la garnison de Gènes, qui étoient retranchés sur le bord, et occupoient des maisons qui soutenoient leur retranchement. L'on en a tué plus de trois cents sur la place, et le reste a été poussé jusqu'aux portes de la ville ; après quoi, au moyen des feux d'artifice que l'on avoit préparés, ce beau faubourg, rempli d'édifices de marbre, a été totalement brûlé, de manière que, sur les une heure après midi, tout le monde s'est rembarqué sans être inquiété des ennemis et sans avoir laissé un mousquet à terre. Nous avons perdu dans cette occasion le chevalier de Léry, soixante-dix hommes tués et cent quarante-neuf blessés. M. de Seignelay marque que l'on continuoit à jeter les cinq mille bombes qui restoient ; après quoi, l'armée navale devoit se mettre à la voile pour aller sur les côtes de Catalogne. Il y a bien de l'apparence qu'un si rude châtiment apprendra aux Génois à devenir sages, et donnera une grande terreur à tous les princes qui ont des villes considérables sur le bord de la mer[68]. Louvois se trompait ; ce n'était pas une grande terreur, c'était un grand et fatal exemple que Louis XIV venait de donner aux puissances maritimes de l'Europe contre les ports de son propre royaume. Louvois et Seignelay sont morts l'un et l'autre avant le jour des représailles ; mais la vie de Louis XIV s'est assez prolongée pour qu'il ait pu voir toutes ses inventions destructives retournées contre lui-même.

Gênes, foudroyée, n'avait pas demandé grâce ; plus courroucé que jamais, Louis XIV refusa durement à l'Espagne de comprendre les Génois dans la trêve de Ratisbonne. A la fin de l'année 1684, Louvois faisait ses dispositions pour achever l'œuvre de Seignelay, ruiner des ruines. Quoiqu'il n'y ait pas d'apparence, écrivait-il à Catinat[69], que les Génois soient assez fous pour obliger le roi à faire marcher une armée contre leur ville, Sa Majesté, qui doit commencer, dans les premiers jours du mois prochain, à régler ce qu'il y a à faire pour les contraindre à se soumettre, s'ils ne sont pas assez sages pour le faire d'eux-mêmes, m'a commandé de vous demander des éclaircissements.

En effet, dans les premiers jours de l'année 1685, tout était réglé : vingt-quatre mille hommes d'infanterie et six mille chevaux, vingt-cinq mortiers, douze mille bombes et six cent mille livres de poudre[70]. Le nonce du pape étant venu, sur ces entrefaites, intercéder en faveur des Génois, Louis XIV lui déclara qu'il ne voulait prendre ni la ville de Gênes ni aucune place de leur État, de peur de troubler la paix qu'il venait de donner à l'Europe, mais qu'il faisoit marcher ses troupes pour désoler leur pays, et laisser un exemple mémorable de sa vengeance à tous ceux qui oseraient  l'offenser[71].

Gènes avait assez longtemps et noblement protesté contre la violence qui lui était faite ; elle subit les conditions du roi de France[72] et l'ingénieuse punition qui atteignait tout un peuple dans ce qui lui était le plus sensible, ses traditions, ses institutions, ses usages. Ii fallut que le doge, en violation des lois de son pays, quittât- le territoire de la République, et qu'il vînt à Versailles réciter à Louis XIV un discours composé par les ministres de Louis XIV. Cela fut fait ainsi ; le roi de France eut la satisfaction de voir, parmi ses courtisans, le doge et les sénateurs de Gènes, en même temps que les ambassadeurs du czar de Moscovie, et de les montrer les uns aux autres comme des personnages vraiment curieux et rares[73]. Deux mois auparavant, les députés d'Alger étaient venus donner le ton à tout ce monde, étrangers ou sujets ; ils avaient salué le roi d'une harangue fort soumise, et dont, grâce à Dangeau, nous connaissons le plus précieux passage : Leur dey, avaient-ils dit, prenoit la hardiesse de faire au roi de France un petit présent qu'il espéroit que Sa Majesté ne dédaigneroit pas, puisque Salomon avoit bien reçu la cuisse de la sauterelle que la fourmi lui avoit présentée[74].

S'il y avait au monde un prince et un peuple à qui dit plaire l'humiliation de Gènes, c'étaient sans doute le duc et le peuple de Savoie ; Piémontais et Génois s'étaient toujours complu les uns aux disgrâces des autres. Naguère il en était comme cela ; mais ces jalousies de voisinage n'étaient plus la grande affaire de l'heure présente ; l'action de la France en Italie avait tout effacé, tout nivelé, tout rapproché : Gènes et Turin, Milan et Venise, Florence et Rome, ne vivaient que d'un seul sentiment, la haine de la tyrannie française, que d'une seule pensée, le moyen de s'y soustraire. Là même où Louis XIV se croyait le plus certain d'être obéi, l'esprit de révolte faisait sourdement son chemin.

Le 7 mai 1684, Victor-Amédée était venu recevoir, sur la frontière de France et de Savoie, sa jeune femme, Anne-Marie d'Orléans, nièce du rôi de France. Le duc allait avoir dix-huit ans ; la princesse n'en avait pas quinze. Quelle soumission Louis XIV n'était-il pas en droit d'attendre de ces deux enfants, et du peuple gouverné par ces deux enfants ? Le 20 mai, à deux heures du matin, le duc et les deux duchesses avaient fait leur entrée dans la ville de Turin, brillamment illuminée ; au bruit des cloches, du canon et des clameurs d'une population toute en joie. Dès le lendemain, Victor-Amédée se donnait aux affaires. Les premiers rapports de l'abbé d'Estrades lui étaient assez favorables. Il a, disait l'ambassadeur[75], toutes les dispositions nécessaires à s'acquérir un jour beaucoup de réputation ; mais il sera fort sévère, et il a plus de dispositions à l'économie qu'il ne convient peut-être à un prince de son rang. Quelques jours se passent ; le langage de l'ambassadeur est déjà moins bienveillant ; il blâme cette humeur sévère et retirée qui le rend d'un abord très-difficile à ses propres sujets, et cette opiniâtreté qui ne supporte pas la contradiction[76]. Un peu plus tard, il accuse le duc de négliger déjà les affaires. La cour s'était installée à la Vénerie pour y passer l'été. Le duc n'allait qu'une fois par semaine à Turin pour tenir le conseil ; tout le reste du temps se dissipait en revues de troupes, en chasses, en promenades avec quelques jeunes seigneurs, compagnons de plaisir et seuls familiers du prince.

Enfin, vient la grosse accusation : le duc n'a plus assez d'empressement pour la duchesse royale. Louis XIV s'inquiète et veut tout savoir ; sa nièce aurait-elle déjà une rivale ? Hélas ! elle en avait une bien avant le mariage : c'était mademoiselle de Saluce, devenue comtesse de Prié. Louvois, à cet égard, pouvait renseigner le roi ; dans les derniers temps de son séjour à Turin, M. de La Trousse lui avait écrit : Son Altesse Royale a beaucoup de chagrin du mariage de mademoiselle de Saluce ; il a bien voulu m'en faire la confidence ; et, quinze jours après : L'attachement de ce prince paroit plus vif que jamais pour madame de Prié[77]. Louis XIV gémissait ; toutefois il ne jugeait ni convenable ni prudent d'intervenir dans des questions d'intérieur. Madame Royale paraissait affligée de ces désordres ; mais elle en triomphait : on avait voulu marier son fils malgré elle ; on l'avait marié trop jeune : ces mariages hâtifs ne sont pas des mariages raisonnables. Elle était d'ailleurs bien disposée pour sa belle-fille, dont l'humeur douce et affectueuse, la tristesse intéressante et l'angélique résignation n'inquiétaient pas la vanité de la fière duchesse.

La politique était muette. Vers la fin de l'année seulement, deux incidents de quelque importance vinrent rendre un peu de chaleur à la correspondance de l'abbé d'Estrades. Au mois de septembre, un soulèvement dans le canton de Ceva avait attiré de ce côté les armes du duc de Savoie ; mais, à son approche, les factieux s'étaient hâtés de faire leur soumission. En annonçant la prompte issue de ce petit événement, l'abbé d'Estrades ajoutait, comme une nouvelle sans intérêt, que Victor-Amédée se proposait d'aller passer quelques semaines à Venise[78]. Aussitôt Louis XIV se récrie ; sa politique soupçonneuse entrevoit dans ce projet tout autre chose qu'une affaire de plaisir ; il éveille l'attention de ses agents à Mantoue et à Venise ; il leur ordonne d'éclairer de près les démarches du duc de Savoie, de tenir exactement note de tous les incidents publics ou secrets de ce voyage. Deux jours après, ces précautions minutieuses ne lui suffisent plus. Le 1er octobre, il écrit à l'abbé d'Estrades que ce voyage est impossible, qu'il faut s'y opposer énergiquement ; que si le duc de Savoie ne veut pas absolument changer de résolution, le roi fera passer les Alpes à sept ou huit mille hommes, dont le séjour en Piémont lui garantira la sûreté de Pignerol et de Casal.

A la lecture de cette dépêche, l'abbé d'Estrades fut épouvanté ; la disproportion entre le châtiment et la faute, s'il y en avait une, lui parut énorme et déraisonnable. Heureusement il ne fut pas obligé d'exécuter ses instructions dans toute leur rigueur. Après avoir renvoyé ses troupes dans leurs garnisons, Victor-Amédée était revenu à Turin sans qu'il parût songer davantage à s'en aller à Venise. L'abbé, toutefois, ne put se dispenser de lui toucher quelques mots de ces bruits de voyage ; mais il le fit en termes mesurés, sans parler aucunement des précautions que Louis XIV avait résolu de prendre, si le duc s'opiniâtrait dans ses desseins[79]. Victor-Amédée l'écouta fort attentivement et sans l'interrompre ; puis il répondit qu'il avait eu, en effet, quelque pensée de faire une excursion à Venise ; il s'étonnait seulement qu'une pareille misère fût allée jusqu'au roi. Sa Majesté pouvait tenir pour certain qu'il n'aurait point entrepris ce voyage sans lui en donner avis, et que, puisqu'elle ne l'approuvoit pas, il n'y penseroit plus, et ne feroit jamais plus de semblable projet qu'il ne sût auparavant si Sa Majesté l'auroit pour agréable. Tout cela fut dit d'un ton poli, simple, avec, une nuance d'ironie, mais sans émotion apparente[80]. Louis XIV parut satisfait, et l'abbé d'Estrades ne fut pas gourmandé pour la liberté qu'il avait prise de supprimer quelque chose de ses instructions.

L'autre incident était relatif à un projet, non plus de voyage, mais de mariage. C'était le prince de Carignan qui, persécuté par sa mère et par sa sœur, la princesse de Bade, avait fini par se résoudre à épouser une princesse de la maison de Modène. Quoique, de toutes les maisons souveraines d'Italie, celle-ci dût être la plus agréable à Louis XIV, puisqu'il avait naguère conseillé au duc d'York d'y prendre femme, il suffisait que ce fût en Italie, et non en France, que le prince de Carignan songeât à se marier, pour qu'une telle alliance lui déplût, et par conséquent lui parût impossible. Il avait fait connaître son mécontentement à la princesse de Carignan et à la princesse de Bade, qui étaient à Paris, et l'abbé d'Estrades avait eu ordre d'en informer le duc de Savoie. Victor-Amédée avait promis aussitôt de tout faire pour dissuader son cousin de ce projet d'alliance. Tout à coup l'abbé d'Estrades écrit, le 11 novembre, que le prince de Carignan étant dans une de ses terres, à Raconiggi, la princesse de Modène y est arrivée soudain, cette nuit même, à trois heures, qu'aussitôt le mariage a été béni, consommé un moment après, et que les époux viennent d'arriver à Turin ; le duc de Savoie se défend d'y avoir eu part et affirme avoir été, comme tout le monde, surpris par l'événement. Louis XIV est outré ; un prince italien, de cette maison de Savoie qu'il daigne traiter presque à l'égal de la maison de France, a eu l'audace de se marier contre son gré ! Et cependant M. de Croissy est allé tout récemment trouver les princesses de Carignan et de Bade, et il leur a dit, entre autres choses, — c'est le roi lui-même qui fait ce récit à l'abbé d'Estrades, — il leur a dit que les plus grands princes de l'Europe ont assez reconnu qu'on n'offense pas impunément le plus grand monarque du monde. Sur-le-champ la princesse de Bade est exilée à Nantes ; défense à madame de Carignan de se présenter à la cour ; ordre au résident de Modène de quitter le royaume, et à l'abbé d'Estrades de presser le duc de Savoie pour qu'il fasse déclarer nul le mariage de son cousin[81].

Victor-Amédée parut d'abord partager la colère du roi ; il fit sortir de ses États le prince de Carignan ; mais, quant à l'annulation du mariage, il répondit que les lois canoniques ne lui permettant pas d'agir de pleine autorité, il allait prendre l'avis des casuistes[82]. Le conseil de conscience se réunit, en effet, sous la présidence de l'archevêque de Turin ; mais, après plusieurs séances, il fut décidé à l'unanimité qu'on ne pouvoit point déclarer nul ledit mariage, ni les enfants qui en naîtroient incapables de succéder. Louis XIV fut obligé de se contenter de cette réponse qui était loin de le satisfaire, et d'ordonner à l'abbé d'Estrades de ne pas insister davantage[83]. Quelques mois après, il voulut bien, sur les instances de l'ambassadeur de Savoie, permettre à Victor-Amédée de rappeler le prince de Carignan[84]. Cette affaire, où ses exigences maladroites devaient nécessairement succomber, avait fait grande sensation en Italie ; et quand on songe que ces procédés inouïs à l'égard des maisons d'Este et de Savoie, toutes deux souveraines, toutes deux alliées de la France, se produisaient entre le bombardement de Gènes et l'humiliation du doge à Versailles, il est facile de comprendre à quel petit nombre devaient se réduire les partisans de l'alliance française dans la Péninsule.

Au fond, Louis XIV était très-irrité de ce dernier échec, surtout contre Victor-Amédée, quoiqu'il n'y eût pas eu moyen de le prendre en faute. Un court voyage que le prince Eugène fit à Turin, dans les derniers jours de l'année 1684, mit le comble aux ressentiments du roi. Le prince Eugène de Savoie, dernier fils de la comtesse de Soissons, avait quitté la France, mécontent de la cour où l'on affectait de le traiter comme un petit abbé sans mérite et sans avenir, plus mécontent du roi, qui, l'enveloppant injustement dans la disgrâce de sa mère, lui avait refusé la permission d'acheter une compagnie, permission banale qu'il était d'autant plus humiliant de ne pas obtenir qu'elle ne se refusait, pour ainsi dire, à personne. En Allemagne, au contraire, il avait trouvé faveur. L'Empereur lui avait donné du service et témoigné beaucoup de considération. C'était le premier de ces grands transfuges qui, comme le maréchal de Schönberg et le marquis de Ruvigny, devaient si cruellement rappeler à Louis XIV ses injustices et ses fautes, sans parvenir jamais à l'en faire repentir. En attendant la guerre contre la France qu'il souhaitait comme une vengeance personnelle, Eugène de Savoie affectait à son tour de n'avoir commerce ni avec le ministre de Louis XIV à Vienne ni avec aucun de ses sujets. Aussi, lorsqu'on apprit à Versailles qu'il s'en allait à Turin, l'abbé d'Estrades eut-il ordre d'observer exactement sa conduite. Elle ne donna lieu à aucune remarque importante. L'abbé nota seulement, comme un fait exceptionnel, que Victor-Amédée, contrairement à ses habitudes parcimonieuses, avait fait présent à son cousin d'un beau cheval d'Espagne et de vingt mille livres de Piémont[85]. Cette magnificence déplut à Louis XIV ; il ne donnait pas au duc de Savoie un subside annuel de cent mille écus pour que le duc en fit des libéralités aux ennemis de la France.

Le 9 mars, Louis XIV envoya l'ordre à son ambassadeur de dénoncer sur-le-champ le traité du 24 novembre 1682, quoiqu'il eût encore près de quatre années à courir, et de déclarer aux ministres piémontais, sans autre explication, que le roi de France, ayant résolu d'arrêter, dès la fin du présent mois, le payement du subside, laissait le duc de Savoie maître de réformer, à son choix, une partie de ses troupes. A cette communication soudaine, Victor-Amédée impassible ne fit aucune objection ; il s'occupa aussitôt de licencier deux mille hommes d'infanterie environ et sept ou huit cents chevaux[86]. Mais, en lisant les correspondances que Louvois recevait de plusieurs villes d'Italie, on peut juger de l'effet que produisirent, dans le Piémont et dans toute la Péninsule, la brusque résolution du roi et la notification sommaire qu'il en avait fait faire à Turin. Publiquement, le duc de Savoie ne témoignait aucun déplaisir ; mais, dans le particulier, il se plaignait amèrement qu'on en usât avec lui comme avec un colonel de petite condition dont on réforme le régiment, sans daigner l'avertir. Parmi ses courtisans, et dans toute l'Italie, on estimait que le roi le traitait comme un sujet, non comme un souverain. Il me semble, disait un des correspondants de Louvois, qu'un peu plus de ménagement dans les suites ne feroit point de tort à la gloire du roi, qui, sans doute, à l'égard de ses alliés, aime autant de régner sur les cœurs que de ne devoir qu'à sa seule grandeur et à sa puissance la soumission et l'attachement qu'on a pour lui[87].

Le conseil était sage et ne manquait certainement pas d'à-propos. Plus Louis XIV avait besoin de se faire des alliés parmi les petits princes de l'Europe, afin de  contenir l'hostilité des grands, plus il redoublait envers tous de hauteur et de procédés insupportables. En 1684, le duc de Mecklembourg était venu faire un voyage d'agrément en France ; où s'imagine-t-on qu'il passa la saison des beaux jours ? Dans le donjon de Vincennes, où Louis XIV lui donna, pendant trois mois, une hospitalité forcée, afin qu'il pût se rappeler à loisir certains engagements qu'il avait oublié de tenir envers le roi de Danemark[88]. Incarcérer le duc de Mecklembourg, comme un débiteur négligent à la requête d'un créancier rigoureux, empêcher le duc de Savoie d'aller se divertir à Venise, c'était faire, non plus de la politique, mais de la police en Europe. Comment Louis XIV s'en attribuait-il le droit, et comment l'Europe le souffrait-elle ?

L'Europe se recueillait ; elle remarquait que le roi de France était un bien puissant monarque, et que, même après avoir réduit ses armements de guerre, il entretenait encore 162.000 hommes[89]. Mais l'Europe s'instruisait en même temps ; elle s'exerçait aussi, à former et à nourrir de grandes armées ; elle suivait curieusement les expériences qui se faisaient en France et les appliquait à son profit. Insensiblement elle regagnait l'avance que Louvois avait donnée d'abord et qu'il s'efforçait de conserver aux troupes françaises sur les troupes étrangères. Les élèves, chaque jour, se rapprochaient un peu plus du maitre ; mais le maître avait toujours sur eux la supériorité de son génie.

 

 

 



[1] Voir les analyses : 1° de vingt-six dépêches de Louvois aux commissaires Français à la conférence de Courtrai ; 2° de quarante-cinq dépêches des commissaires à Louvois. D. G. 687.

[2] Bissy à Louvois, 15 août 1681. D. G. 671.

[3] Louvois aux commissaires, 31 juillet et 6 août. D. G. 687.

[4] 1° Déclara lion du procureur du roi Très-Chrétien, avec la liste des châtellenies, villes, bourgs, etc., appartenant au roi, délivrée le 4 août 1681.

2° Réponse et défense à la déclaration du procureur du roi Très-Chrétien, fournie par le procureur du roi Catholique, et délivrée le 1er septembre 1681.

3° Réplique du procureur du roi Très-Chrétien à la défense du procureur du roi Catholique, délivrée le 2 septembre 1681.

4° Duplique ou réplique du procureur du roi d'Espagne à la réplique du procureur du roi de France, etc., délivrée le 5 novembre 1681.

5° Remarques du procureur du roi de France sur la duplique du procureur du roi d'Espagne, délivrées le 20 novembre 1681.

6° Triplique ou remarques du procureur du roi de France sur la duplique du procureur du roi d'Espagne, délivrée le 12 décembre 1681.

Le 30 janvier et le 30 avril 1682, les commissaires français annoncent encore à Louvois la publication de deux écrits espagnols, l'un desquels, le premier, leur a paru plus étudié, plus recherché, plus épuré que les autres, et plutôt fait pour avoir cours dans les pays étrangers et pour susciter des ennemis au roi que pour établir les droits du roi d'Espagne dans la conférence de Courtrai. D. G. 687.

[5] Le Peletier à Louvoie. 20 septembre 1681. D. G. 687.

[6] Wœrden à Louvois, 27 octobre 1681. D. G. 671.

[7] Wœrden à Louvois, 5 et 20 décembre 1681. D. G. 687.

[8] Il y a, au Dépôt de la Guerre, t. 668, n° 280, un Mémoire sur la cavalerie, daté du mois de décembre 1681. La minute de ce Mémoire, dictée par Louvois, porte des additions et des corrections de sa main. Je donne ici cette pièce qui est intéressante au point de vue militaire. Le roi a 18.000 chevaux sur pied, en gendarmerie, cavalerie et dragons. Il en faut pour- sa garde : 260 gardes du corps, 110 gendarmes et chevau-légers, 500 mousquetaires ; ce qui faisant 870 chevaux, il ne restera plus que 17.130 chevaux. On ne peut se dispenser de laisser 2.000 chevaux du côt4 de Roussillon, les Espagnols ayant près de 3.000 chevaux eu Catalogue. Je crois qu'il en faudra 400 du côté de Bayonne ; au moins autant à Casal. Il en faudra au pays d'Aunis. On n'en pourra laisser moins de 500 pour garder la frontière du côté de Luxembourg. Il en faudra au moins 1.500 dans les places de Flandres, et 1.000 en Lorraine et Alsace pour tenir le pays dans l'obéissance et, avoir fa communication. Ce qui fait, sans compter le pays d'Aunis, 5.800 chevaux. Partant, il ne restera prias que 11.500 chevaux pour les armées, sur quoi il faudra prendre ce que Sa Majesté voudra augmenter à Casal et mettre au pays d'Aunis. De sorte que je ne crois pas que l'on puisse compter pour les armées sur plus de 10.000 chevaux. Les Espagnols ont présentement 2.700 à 800 chevaux ; et comme ils ont encore 2.000 cavaliers à pied, on peut compter qu'en dépensant 50.000 écus, ils auront 4.000 chevaux, à 100 près. Les Hollandois, y compris la levée qu'ils viennent de résoudre, auront 5,500 chevaux ; le duc d'Hanovre, 2.000 ; ce qui fera 11.500 chevaux, sans comprendre les troupes de l'Empereur qui, sans aucune augmentation, font plus de 8.000 chevaux, ni les troupes que l'Empire lève, lesquelles, sur le pied des 4.000 hommes premièrement résolus, doivent avoir M000 chevaux ou dragons.'Si, après avoir fait réflexion sur ce que dessus, Je roi juge à propos d'augmenter sa cavalerie, il y a 580 compagnies entretenues sur le pied de 20 maîtres chacune, lesquelles étant mises à 50 maîtres par compagnie, donneroient 9.120 chevaux d'augmentation ; étant mises à 40 maîtres, en donneroient 5.320 ; et étant mises à 36, en donneroient 3.800. Le roi a 126 compagnies de dragons qui, sur le pied de 36 maîtres par compagnie, comme elles sont présentement entretenues, font 4.536 chevaux, lesquels, suivant mon opinion, ne doivent, pas être augmentés qu'après que Sa Majesté aura mis sa cavalerie à 50 maîtres par compagnie.

[9] Louvois à Le Peletier, 18 février 1682. D. G. 687.

[10] Réponse au livre intitulé : La conduite de la France depuis la paix de Nimègue, pages 23-26.

[11] Le Peletier à Louvois, 25 et 26 mars 1682. D. G. 687.

[12] Mémoire sur les événements de 1678 à 1688. D. G. 1183.

[13] Au contraire des Colbert qui s'étaient jetés dans ce grand mouvement, les Le Tellier se sont tenus à l'écart. Louvois particulièrement s'est contenté du rôle de spectateur ; voici une lettre curieuse qu'il écrivait, le 30 mars 1682, à son frère, l'archevêque de Reims, président de l'assemblée du clergé : Le roi a toujours estimé qu'il n'était point de son service de faire faire aucune offre au pape, pour le porter à terminer l'affaire de la régale ; et, au contraire, Sa Majesté a cru que rien ne pouvoit plus nourrir la mauvaise humeur de Sa Sainteté que de lui faire voir que l'on est en peine de cette affaire ; et bien loin que M. le cardinal d'Estrées se conduise avec la sécheresse que vous me marquez, j'ai entendu aujourd'hui lire une lettre de lui, par laquelle il rend compte des conversations qu'il a eues avec plusieurs cardinaux, desquels le cardinal Ricci en étoit un, dans lesquelles il ne s'est que trop expliqué des facilités qu'il avait ordre d'apporter, si le pape entroit en négociation ; mais cela n'a produit aucun bon effet. Ces lettres ont été apportées par le courrier qui a porté la lettre du clergé : elles sont du 19 et du 21 de ce mois. Elles portent que le paquet, dans lequel étoit la lettre du clergé au pape, a été quatre jours fermé sur sa table ; qu'il croit, mais qu'il ne le sait pas certainement, que, pendant ce temps-là, on a examiné si l'on renverroit ce paquet tout fermé, et que l'avis contraire ayant prévalu, Sa Sainteté l'ouvrit et remit la lettre à Favoriti pour la lui traduire, qu'ensuite il a ordonné qu'elle ait communiquée aux cardinaux Azolin, Ottoboni, Colonna et Cazanatta ; que ces quatre cardinaux se sont assemblés chez le cardinal Ludovisio ; après quoi, Favoriti a fait une réponse qui doit être envoyée au premier jour, par laquelle le pape, en répondant au clergé, fait de grands éloges de la piété du roi et parle durement l'assemblée. C'est tout ce que contiennent plus de quarante pages d'écriture. J'oubliois seulement de vous dire que ceux qui proposoient de renvoyer le paquet sans l'ouvrir, appuyoient leur proposition sur les différentes matières que l'assemblée a ordonné qui fussent examinées. Les réguliers continuent à prendre soin d'écrire les dernières résolutions de l'assemblée, et cela passe jusqu'aux courtisans, et assurent que le pape interdira quelques prélats de l'assemblée pour avoir osé établir une pareille doctrine de laquelle on n'a parlé â l'assemblée que pour avoir occasion de sanctifier Jansénius, en déclarant que le pape n'est pas infaillible. D. G. 675.

[14] Réponse à La conduite de la France, pages 85-86.

[15] Réponse à La conduite de la France, pages 55-56.

[16] Réponse à La conduite de la France, page 91.

[17] Mémoire déjà cité.

[18] Parmi les libelles d'origine allemande, l'un des plus curieux porte ce titre significatif : La cour de France turbanisée. Nous avons deux ennemis irréconciliables, s'écrie le libelliste : les Turcs d'un côté, et la France de l'autre ; l'un est le bourreau et l'autre la torture. Ailleurs, l'auteur rapporte ce passage d'un sermon vrai ou supposé : Prions Dieu, du fond de notre âme, qu'il veuille bénir les armes de l'Empereur et de ses alliés, et que par sa bonne et grande miséricorde, il lui plaise d'extirper et chasser le Grand Turc de devant Vienne et ailleurs, et de délivrer aussi notre pays du Petit Turc français qui nous saccage et nous ruine par le fer et par le feu. Grand Dieu ! veuille nous en sauver ! Dans ce même libelle, la forfanterie allemande n'est pas en reste avec la forfanterie française, témoin ce passage : Je puis dire avec vérité que, si les Allemands unis, sans aucun autre secours, avaient à faire avec les Français seuls, l'on les verrait, en dépit de leur bravoure, dépêcher en si peu de temps que je serais sûr de les visiter â Paris en moins de trois mois et fort commodément, et de planter l'aigle impériale sur le Louvre. Cependant, un peu plus loin, l'auteur est d'avis qu'il y a plus de sûreté dans une coalition générale de l'Europe contre la France. Parlant des desseins de Louis XIV sur la couronne impériale, il dit : Je ne veux point douter que le roi Très-Chrétien ne fût d'humeur à venir en Allemagne et même jusqu'en Autriche avec M. le Dauphin ; cependant, si j'avais à souhaiter que le roi de France Fût à Vienne, ce serait, dans la qualité de Français Ier à Madrid. Malgré qu'il raille, il est très-préoccupé de l'élection possible du Dauphin comme roi des Romains ; il n'a pas assez d'objurgations pour détourner les Allemands d'une si dangereuse erreur. Si l'on ne s'oppose unanimement aux insultes de la France, s'écrie-t-il après vingt-cinq pages de raisonnements, et qu'on ait la faiblesse de songer à élever M. le Dauphin à l'empire, que je prévois de malheurs qui arriveront infailliblement !

[19] La conduite de la France, pages 124-127.

[20] D. G. 700.

[21] Je lis, dans un libelle daté de 1681, l'État des contraventions à la paix : A la première entrée que M. de Bissy fit pour avoir la prévôté de Verton, tout fut rançonné et branscaté, les églises pillées, les cloches enlevées, les pauvres paysans persécutés jusques au fond des phis grandes forêts et déserts de l'Ardenne, pour leur quitter la dernière bouchée de pain ; il y eut des paysans bâtonnés depuis la tête jusqu'aux pieds, jusqu'à leur arracher la barbe, les pendre à la cheminée., leur brûler les plantes des pieds. C'est la paix. Je ne sache rien de plus éloquent que ces trois mots-là.

[22] Louvois à Humières, 21 août. D. G. 700.

[23] Le roi à Humières, 24 octobre. D. G. 722.

[24] Louvois à Humières, 11 décembre. D. G. 700.

[25] 4 décembre 1685, dans les Lettres de madame de Sévigné.

[26] Mémoire présenté aux États-Généraux, le 5 novembre 1683.

[27] 8 novembre 1683. — Humières à Louvois, 5 novembre : Je n'ai jamais pu empêcher M. de Vauban d'aller dans la ville (pendant l'attaque de la citadelle) ; il m'a promis positivement qu'il ne bougeroit de son logis, où il se feroit rendre compte par ses ingénieurs de ce qui se passeroit. J'ai même chargé M. le marquis d'Huxelles de ne le point quitter et de l'empêcher d'approcher de la citadelle. Nous avons pensé nous brouiller là-dessus ; vous savez qu'on ne le gouverne pas comme on voudroit ; et si quelqu'un mérite d'être grondé, je vous assure que ce n'est pas moi. D. G. 704.

[28] Vauban à Louvois, 2 décembre 1683. D. G. 704.

[29] Louvois à Chamlay, 27 septembre 1683 : Le roi résolut hier au soir de lever 14.000 chevaux, dont 5.800 se feront en mettant les compagnies à 40 maîtres ; et le reste se fera en levant 205 compagnies de cavalerie, dont 25 seront des compagnies franches de dragons que l'on mettra dans les places les plus avancées, et le reste composera 15 régiments de 42 compagnies chacun, desquels Sa Majesté disposera cette semaine. L'argent de la levée des 10 maîtres par compagnie se donnera le 20 du mois prochain, et celui de la levée des 205 compagnies se délivrera le 15 novembre. Sa Majesté a en même temps résolu de faire lever 26.000 hommes de pied ; elle réglera, dans la fin de cette semaine, dans quels régiments se fera cette augmentation. D. G. 688.

[30] 18 mars et 28 avril 1684 ; D. G. 711-712.

[31] L'instruction préparatoire pour le siège de Luxembourg est du 5 janvier 1684, l'instruction définitive du 1er avril. On lit dans celle-ci : Sa Majesté recommande audit sieur maréchal de donner au sieur de Vauban tout le temps nécessaire pour la conduite des travaux qui seront à faire pour la réduction de cette place, en sorte qu'elle se puisse faire avec le moins de perte qu'il se pourra. Elle recommande aussi audit sieur maréchal de donner de tels ordres que l'on empêche que le sieur de Vauban ne s'expose inutilement. D. G. 722.

[32] Louvois â Bellefonds, 27 avril. D. G. 723.

[33] Vauban à Louvois, 5 mai : J'aurai l'honneur de vous rendre compte tout le plus souvent que je pourrai, mais non pas tous les jours, car il m'est impossible de vous faire faire tous les jours un plan, quelque mal griffonné qu'il puisse être. D'ailleurs je vais entrer dans des occupations violentes et continues qui ne me permettront pas grande écriture. D. G. 734.

[34] Le Gromp ou la ville basse.

[35] Dans le même bulletin, à la suite : J'apprends que la mort de M. de Fourbin laisse deux abbayes vacantes, dont l'une est près de Sens, qui est tout contre mon pays. S'il plaisoit au roi d'avoir la bonté de me l'accorder, en reprenant celle de Brantôme, il pourroit faire plaisir à quatre personnes en même temps : premièrement à moi qui suis son très-zélé sujet et qui fais humainement ce que je puis pour mériter le pain qu'il a la bonté de me donner ; 2° à mon neveu Drapuy, en lui accordant une pension dessus ; 3° à mon frère l'abbé, et 4° à celui à qui il lui plairoit de donner l'abbaye de Brantôme.

Voici la réponse de Louvois, du lendemain : Je crains que vous n'ayez écrit un peu tard sur les abbayes qui vaquent par la mort de M. de Fourbin ; mais vous pouvez compter que, soit de cette vacance, soit des plus prochaines, vous aurez la satisfaction que vous désirez et que je dirois que vous méritez, si vous ne m'aviez pas fait attendre si longtemps les plans que je vous demande. — Louvois se fit précisément donner, pour l'un de ses fils, la plus considérable des deux abbayes devenues vacantes par la mort de M. de Forbin, l'abbaye de Vauluisant ; le chevalier d'Hautefeuille lui offrait de la troquer contre celle du Mont-Saint-Michel qui valait 20.000 livres de rente, et en avait valu 24.000. Louvois à l'archevêque de Reims, 14 mai 1684. D. G. 713. — L'autre abbaye, celle de Preuilly, fut donnée à l'évêque de Beauvais. V. Dangeau, dimanche 14 mai 1684.

[36] Il était le fils unique du maréchal.

[37] Créqui à Louvois, 13 mai.

[38] 24 mai. — Cavaliers, éminences faites de fascines et de terre.

[39] 19 mai.

[40] Le marquis de Quincy.

[41] Cinq morts, sept hors d'état de jamais servir, vingt-cinq blessés. Il faut ajouter à cette liste un surcroît de cinq blessés du 30 mai au 3 juin. Au total, quarante-deux sur soixante qu'ils étaient au commencement du siège.

[42] La Coudraie à Louvois, 1er juin. D. G. 755

[43] 4 juin. D. G. 755.

[44] 2 et 7 juin. D. G. 714.

[45]  6 juin. D. G. 735.

[46] Le roi nous conta que, durant la capitulation de Luxembourg, Vauban faisoit travailler à l'excavation du fossé et à tirer de la pierre pour raccommoder la place, et que les officiers espagnols qui se promenoient sur le rempart et qui ne devoient sortir de la place que deux jours après, lui demandant ce qu'il faisoit dans le fossé, il leur dit qu'il songeoit à réparer les désordres. qu'avoient faits nos bombes et notre canon. Nous n'en usons pas de même, dirent ces officiers, car il y a sept ans que nous avons pris Philisbourg, et nous n'avons pas encore raccommodé la brèche. Dangeau, mardi 13 juin 1684.

[47] 11 avril 1684. D. G. 772.

[48] Wœrden faisait un journal historique dont il avait envoyé à Louvois, le 12 septembre 1683, l'épître dédicatoire et la première feuille. Il comptait, disait-il encore à la même date, réunir clans un second ouvrage toutes les pièces et inscriptions latines qu'il avait composées à la gloire du roi, et sur les princes, les ministres, les généraux, les monuments et épitaphes des personnes illustres, etc. Il était fort avancé dans un troisième volume contenant l'histoire de ce qu'il avait vu dans les sept dernières campagnes avant la paix des Pyrénées, étant capitaine d'infanterie en Flandre, et de cavalerie, les trois dernières années, en Italie. D. G 795.

[49] 5 juillet 1684. D. G. 794.

[50] Vauban était en très-bons termes avec le maréchal de Créqui ; il lui écrivait, le 17 octobre 1684 : J'ai appris, monseigneur, que vous serez bientôt de retour à Paris, et que vous vous êtes très-bien trouvé des bains de Barèges ; c'est de quoi je me réjouis de tout mon cœur, car je vous assure que le retour de votre santé me fait autant de plaisir que si c'étoit la mienne propre. Je m'acquitte de ce que j'ai eu l'honneur de vous promettre, en prenant la liberté de vous envoyer deux plans de Luxembourg, dont l'un représente la place en l'état qu'elle étoit quand vous l'avez assiégée, et l'autre comme elle sera à la fin de l'année prochaine. Je vous souhaite, monseigneur, une parfaite santé, et à moi l'occasion de servir encore quatre bons gros siéger sous l'honneur de vos commandements dont je suis si content et satisfait que, quand je ne trouve à qui le pouvoir dire, je me le dis à moi-même.

[51] Louvois à Créqui, 26 mai et 2 juin. D. G. 722.

[52] Apparemment il en coûtera cher à la ville pour regagner les bonnes grâces de son évêque. Journal de Dangeau, 30 août, 1684.

[53] Louvois à Bellefonds, 21 mars 1684. D. G. 723.

[54] Louvois à Schönberg, 21 mai. D. G. 723.

[55] D. G. 714.

[56] 9 juin. D. G. 714.

[57] Louvois à Saint-Pouenges, 19 juin. D. G. 723.

[58] 11 août. D. G. 723.

[59] 20 mars 1685. D. G. 755.

[60] Louvois à Boufflers, 24 avril : Je vous ai communiqué, avant votre départ, l'avis que le roi avait eu que les Espagnols pensoient à céder publiquement la propriété des Pays-Bas à M. l'Electeur de Bavière, ou, s'ils connoissoient que le roi fût en intention de ne le pas souffrir, à l'en mettre en possession, sous prétexte de lui en donner le gouvernement. Les déclarations que M. le marquis de Feuquières a faites sur ce sujet au roi d'Espagne et à son conseil, et votre arrivée sur la frontière, ont fait tout l'effet que Sa Majesté pouvoit désirer, le roi d'Espagne ayant pris le parti de nier qu'il eût jamais eu une pareille pensée. D. G. 755.

[61] Le 26 juin 1685, Louvois écrivait au baron de Montclar la lettre suivante : Le roi a été averti qu'il doit passer dans peu de jours, par Strasbourg, un courrier de l'Empereur venant d'Espagne. Il doit apparemment passer par Paris, car en allant en Espagne, il y a passé et a pris un billet de moi pour ordonner aux maîtres de poste de lui fournir des chevaux. Sa Majesté juge important, dans la conjoncture présente, de faire dévaliser ce courrier et d'avoir ses dépêches. Ainsi elle vous ordonne d'établir, en quelque village voisin de la route de la poste entre Saverne et Strasbourg, trois ou quatre gens assurés qui puissent, lorsque vous le leur manderez, dévaliser ledit courrier, prendre ses dépêches qu'il faut chercher avec grand soin, tant sur lui que dans sa selle, sous prétexte de chercher de l'argent, et que vous chargiez l'un d'eux de gagner Vic par la montagne pour y prendre la poste par la route de Metz et m'apporter en toute diligence ce qu'il lui aura pris ; et à l'égard des autres, vous devez leur donner ordre de se retirer du côté d'Ensisheim par des chemins détournés. Sa Majesté désire que, pour l'exécution de ce que dessus, vous vous rendiez, aussitôt cette lettre reçue, à Saverne, bous prétexte d'y jouir de la beauté de la saison ; et si le courrier y passoit sans avoir passé à Paris, vous pouvez le retenir quelques heures, sous prétexte qu'il ne vous montrera point de billet de moi, pendant lesquelles vous enverrez avertir vos gens de l'attendre sur le chemin, et leur enverrez son signal de manière qu'ils ne le puissent méconnoître. Que s'il passe à Paris et qu'il me voie, je le retiendrai sept ou huit heures, sous prétexte de prendre l'ordre du roi pour lui expédier son passeport, et je vous en avertirai par un courrier exprès qui vous portera-son signal à Saverne. Il sera bien à propos que ceux que vous commettrez pour dévaliser ce courrier ne manquent pas de lui prendre tout son argent, afin de mieux faire croire que ce sont des voleurs, lui laissant seulement quelques pistoles, comme par charité, pour lui donner moyen d'arriver à la première ville. D. G. 746. — Voici, pour achever cette comédie, une lettre de Louvois à l'intendant d'Alsace, N. de La Grange, du 29 juillet suivant : Les vols que le roi apprend qui se font depuis quelque temps. sur le chemin de Strasbourg, ont donné lieu à l'ordre que j'ai reçu de Sa 3Iajesté de vous faire savoir que son intention est que vous fassiez ouvrir le bois qui est sur le grand chemin à une lieue de Saverne venant à Strasbourg, où l'on prétend qu'il y a des endroits propres pour faciliter les mauvais desseins des voleurs sans qu'ils courent aucun risque. D. G. 747.

[62] Estrades à Louvois, 12 décembre 1681. D. G. 664. — Le mémoire se trouve sous le n° 284. D. G. 663.

[63] Louvois à Catinat, 22 décembre 1681. D. G. 665.

[64] La conduite de la France depuis la paix de Nimègue, pages 61-62.

[65] Réponse à la conduite de la France, page 34.

[66] Après la première, Louvois écrivait au chancelier Le Tellier, le 9 octobre 1682 : Vous trouverez ci-joint la relation du capitaine des bombardiers que je vous supplie que personne ne voie que vous, ne me paroissant pas à propos que l'on dît que l'on a appris chez vous ce qui s'est passé de pitoyable en cette entreprise. D. G. 681. — Après la seconde, Vauban écrivait à Louvois, le 2 décembre 1683 : Nous sommes convenus, avec M. le maréchal d'Humières, que la bombarderie proposée pour Bruges avait trop de ressemblance avec celle d'Alger pour n'avoir pas d'aussi mauvais succès. D. G. 704.

[67] Il y a un libelle qui porte ce titre significatif : Dialogue entre Gênes et Alger, villes foudroyées.

[68] Louvois à Créqui, 1er juin 1684. D. G. 714.

[69] 26 décembre 1684. D. G. 720.

[70] Mémoire pour le bombardement de Gênes, 12 janvier 1685. D. G. 741.

[71] Dangeau, 2 janvier 1685.

[72] Le traité fut signé à Versailles, le 12 février 1685.

[73] Voir Dangeau, mai 1685.

[74] Dangeau, 11 mars 1685.

[75] Estrades au roi, 24 mai 1684. Aff. étr., Correspondance de Savoie, 77.

[76] Estrades au roi, 3 juin.

[77] 17 février, 2 mars 1684. D. G. 737.

[78] Estrades au roi, 16 septembre. Aff. étr., Correspondance de Savoie, 77.

[79] Je ne crus pas devoir me servir sans nécessité d'un moyen que je suis bien assuré qui auroit aigri M. le duc de Savoie.

[80] Estrades au roi, 25 octobre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[81] Le roi à Estrades, 19 novembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[82] Estrades au roi, 25 novembre. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[83] Le roi à Estrades, 22 décembre 1684. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[84] Le roi à Estrades, 25 mai 1685. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[85] Estrades au roi, 30 décembre 1684, 6 janvier 1685. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[86] Estrades au roi, 2 et 31 mars. Aff. étr., Corr. de Savoie, 77.

[87] Nouvelles de Turin, 20 mars. Nouvelles d'Italie, 2 avril 1655. D. G. 793.

[88] Dangeau, 22 juin, 11 et 24 septembre 1684.

[89] État des forces du roi ; paix de 1684 : infanterie, 137.670 hommes cavalerie, 24.325 chevaux. N° 267. D. G. 772.