I. Premières mesures
de défense. - Demande de renforts. - Lettre du duc d'Orléans. — II.
Changarnier à Boufarik. - Combat d'Oued-el-Alleg. - Le 2e léger. - Combat du
Bois-Sacré. — III. Affaires d'Oran. - Mazagran. - Combat de Ten-Salmet. -
Affaires de Constantine. - Ben-Gana. - Aïn-Turco. — IV. Occupation de
Cherchel. - Le duc d'Orléans et le duc d'Aumale. - Défi d'Abdel-Kader. - Combat
d'El-Afroun. - Audace d'Abdel-Kader. — Marche sur Cherchel. — V. Assaut du
col de Mouzaïa. - Combat du Bois des Oliviers — VI. Occupation de Miliana. -
Combat du 15 juin. - Changarnier ravitaille Miliana. — VII. Discussion
parlementaire. - État de l'armée. — VIII. Aïn-Tailazid. - Le télégraphe. -
D'Aïn-Tailazid à Médéa. — IX. Combat de Kara-Moustafa. - Détresse de Miliana.
- Ravitaillements. — X. Affaires de Constantine et d'Oran. - La Moricière à
Oran. - Mort du colonel de Maussion. - Rappel du maréchal Valée. -
Conclusion.
I Comment
le maréchal Valée allait-il faire la guerre ? D'après quels principes ? Entre
la méthode qu'il préconisait et celle que soutenait le général Bugeaud, il y
avait toute la distance de la défensive à l'offensive. Il le reconnaissait
volontiers et s'en faisait gloire. « Mon opinion sur le système à suivre pour
soumettre le pays, écrivait-il, le 31 août 1839, au maréchal Soult, diffère
de celle émise par plusieurs généraux. La guerre offensive a de nombreux
partisans, et l'on répète encore qu'il faut avoir en Afrique de nombreuses
colonnes mobiles qui aillent chercher partout l'ennemi, qui le combattent et
le détruisent ; on assure qu'on arrivera ainsi à la domination générale. Je
ne le crois pas, car l'expérience des Turcs est là pour montrer les résultats
d'un semblable système. Mon avis, au contraire, est que désormais, en
Afrique, la guerre doit être défensive. L'Arabe fuira constamment devant nos
colonnes ; il les laissera s'avancer aussi loin que la nécessité de nourrir
les soldats le permettra, et il reviendra ensuite en donnant à leur retraite
l'apparence d'un revers. L'habileté, en Afrique, consiste à attirer les
Arabes au combat. Pour atteindre ce but, il faut se tenir habituellement sur
la défensive, s'emparer à l'improviste des portions du territoire qu'on veut
occuper, et y former des établissements permanents qui excitent la
susceptibilité nationale des Arabes. Ces établissements ne tarderont pas à
être attaqués. Le succès du combat sur une position choisie à l'avance sera
certain, et la terreur qui suivra une défaite amènera la soumission des
tribus voisines. » Cependant,
le 20 décembre 1839, quand la Métidja fut inondée par la cavalerie
d'Abdel-Kader, une colonne mobile aurait apparemment mieux servi que tous les
camps retranchés du maréchal qui ne servirent de rien. Sans vouloir avouer
que sa théorie avait tort, il ne laissa pas, dans la pratique, de faire comme
s'il le reconnaissait ; car il se hâta de se créer une colonne mobile en
faisant évacuer la moitié de ses postes retranchés. Ainsi furent abandonnés,
du 27 novembre au 7 décembre, le camp inférieur de Blida, les camps
d'Oued-el-Alleg et de l'Harrach, en même temps qu'une douzaine de redoutes et
de blockhaus. L'évacuation fut si vite menée qu'on fut réduit à livrer aux
flammes, faute de temps et de moyens de transport, le foin en meules
d'Oued-el-Alleg ; il y en avait pour une somme importante. Des garnisons
retirées le général Rullière composa une colonne de 2.500 hommes destinée
surtout à la protection du Sahel, où la terreur était grande. « C'est, lui
écrivait le gouverneur, la défense du Sahel qui doit vivement nous
préoccuper, et dans toutes les opérations que vous croirez utile
d'entreprendre, c'est toujours le Sahel dont il ne faut pas permettre
l'entrée à l'ennemi. C'est à cet effet qu'un corps mobile est formé, et si,
en le portant en avant ou à droite, vous vous apercevez qu'un corps ennemi
manœuvre vers le Sahel, c'est ce corps qu'il faut suivre, attaquer et
détruire, s'il est possible. » Dans Alger même, la population était assez
inquiète pour que l'ordre fût donné d'armer les batteries de l'enceinte, et
d'exercer sur l'entrée et la sortie des indigènes la plus active surveillance
; peu s'en fallut même que la ville ne fût mise en état de siège. Tout en
prenant un peu tard ces mesures de protection et de défense, le maréchal
Valée réclamait du gouvernement un renfort considérable et immédiat. Les
états de situation ne donnaient pour toute l'armée d'Afrique, au 1er
décembre, qu'un total de 39.624 hommes présents sous les armes. « L'ennemi,
disait le gouverneur dans une dépêche du 23 novembre, l'ennemi nous appelle à
la guerre. Il ne veut même plus nous laisser l'étroit espace dans lequel nous
étions resserrés. La France doit lui faire une éclatante réponse ; notre
armée doit le refouler à son tour, et assurer par un vaste établissement au
sud et à l'ouest la sécurité du territoire livré à la colonisation. L'issue
de la convention de la Tafna a prononcé sur le système d'occupation
restreinte. Je ne me dissimule pas que de grands sacrifices doivent être la suite
de la position dans laquelle la force des choses nous a placés. Ces
sacrifices, je viens, au nom de la colonie, les demander au Roi et au pays ;
12.000 hommes de plus sont indispensables ; j'en fais au gouvernement du Roi
la demande formelle. Je demande surtout qu'il n'y ait aucune hésitation et
que, dès l'ouverture de la session, un vote non équivoque de la législature,
un crédit de vingt ou trente millions, s'il le faut, vienne enlever à l'émir
sa dernière espérance. » Avant le 17 décembre, près de 5.800 hommes
d'infanterie étaient déjà réunis à Toulon. « Le
Roi et son conseil, écrivait au maréchal le duc d'Orléans, ont accepté sans
hésitation, sans récrimination, la situation actuelle de l'Algérie. L'opinion
publique, la presse ont suivi cet exemple ; les Chambres seront entraînées de
même. Jamais général en chef n'aura été soutenu et traité comme vous l'êtes :
appui moral, récompenses pour vos troupes, pouvoir d'agir, liberté de
mouvements, renforts immédiats et abondants en hommes, chevaux, mulets,
matériel, approvisionnements de tout genre, vous aurez tous les éléments d'un
succès que garantit votre habileté et que réclame un pays qui a droit d'être
jaloux de son honneur, lorsqu'il se montre prodigue de ses ressources. La
juste confiance du Roi et de son gouvernement a dû laisser au général en
chef, qui est sur les lieux et qui est le seul juge de l'opportunité et de la
possibilité des opérations, le choix des coups que, dans cette lutte critique
et décisive, il s'agit de porter à la puissance d'Abdel-Kader ; cependant, la
pensée du Roi et du conseil serait d'opérer principalement par Alger dans la
province de Titteri, de s'y établir fortement, en occupant, s'il y a lieu,
Médéa, Miliana, Cherche !, et de se relier par la vallée du Chélif avec les
troupes qui d'Oran auraient fait une diversion vers ce fleuve, sans occuper,
dans une première campagne, Mascara, ni surtout Tlemcen. Reprendre, pour une
lutte solennelle, une place encore chaude, si je puis m'exprimer ainsi, parmi
ces troupes que je viens de commander dans une expédition presque pacifique,
répondre à l'appel que l'Afrique fait à ses défenseurs, c'est plus qu'un
droit pour moi, c'est, à mes yeux, un devoir d'honneur qui fait taire toute
autre considération et qui a été apprécié par le Roi et son conseil. J'ai
écarté l'offre d'un commandement distinct du vôtre ; le service en eût
souffert. Je n'ai d'autre ambition que le bien général. Je partirai d'ici
avec mon frère d'Aumale, qui fera ses premières armes sous vos ordres.
L'opinion publique et la presse se préoccupent vivement de mon départ, et,
tant que cela ne va pas jusqu'à des manifestations qui troubleraient ma
liberté, je ne puis qu'être touché d'une sollicitude qui me prouve que mes
efforts pour me tenir à hauteur de ma position n'ont pas été complétement
perdus ; mais ni les motifs qu'on allègue, ni aucune considération d'intérêt,
ni aucun calcul d'avenir ne pourront me retenir ici lorsque, dans mes
inflexibles idées de point d'honneur, je crois avoir un devoir à remplir. Le
cri de ma conscience me conduira en Afrique ; Dieu réglera l'avenir. » II En
attendant l'arrivée des renforts demandés et promis, le maréchal Valée ne
pouvait que se tenir sur ses gardes. Des trop nombreux camps retranchés qui
avaient été complétement inutiles, ceux qui restaient occupés étaient plutôt
un embarras qu'autre chose ; car, bloqués comme ils étaient, il fallait, pour
les ravitailler seulement, livrer presque tous les jours de petits combats où
l'on perdait du monde sans avancer en rien les affaires. Le 30 novembre, le
maréchal avait envoyé à Boufarik le colonel Changarnier avec deux bataillons
de son régiment, deux cent cinquante chasseurs d'Afrique et deux pièces de
campagne commandées par le capitaine Bosquet ; le troisième bataillon du 2e
léger était au camp de l'Arba. Les zouaves du colonel de La Moricière continuaient
d'occuper le camp de Koléa. La Moricière et Changarnier relevaient du général
de Rostolan, qui se tenait en arrière, à Douera, avec quinze ou seize cents
hommes. Les ménagements qui, l'année précédente, avaient fait différer
l'occupation effective de Blida, n'étaient plus de saison. Duvivier,
récemment promu maréchal de camp, y avait établi son quartier général, et
commandait à la fois la ville et le camp supérieur. Le général de Rostolan et
lui avaient pour chef direct le général Rullière ; enfin, les garnisons de
Kara-Moustafa et du Fondouk recevaient les ordres du général de Dampierre. Situé à
distance à peu près égale de ces divers postes retranchés, Boufarik avait une
grande importance stratégique. C'était de ce point central que devait
rayonner la colonne dont le commandement mit tout de suite en vedette le
colonel Changarnier, son chef. Attentif à tout ce qui se passait aux
alentours et très-alerte, il était résolu à ne laisser jamais sans réponse
les provocations de l'ennemi. Le 3 décembre, le khalifa de Miliana,
Mohammed-ben-Allal-ben-Sidi-Mbarek, plus brièvement connu sous le nom de
Ben-Allal ou de Sidi-Mbarek, le plus habile et le plus vaillant des
lieutenants d'Abdel-Kader, était descendu en plaine avec trois ou quatre
mille chevaux, et, s'approchant de Beni-Mered, manœuvrait de façon à
envelopper le troupeau de l'administration ; les deux bataillons du 2e léger,
de front, en colonne double à distance de peloton, l'artillerie et la
cavalerie dans l'intervalle, marchèrent à lui d'une si belle allure qu'il
n'attendit pas leur approche, et, suivi à coups de canon, rentra prudemment
dans la montagne. Le 14,
une division de cinq mille hommes, composée en grande partie des troupes de
Douera et de Boufarik, partit de ce dernier camp, sous le commandement du
général Rullière, pour ravitailler Blida et le camp supérieur. Telle était la
vigilance des Kabyles, qui avec l'assistance d'un bataillon d'askers en
faisaient étroitement le blocus, que ces deux postes si rapprochés ne
pouvaient même plus communiquer entre eux. A quatre kilomètres de Blida, au-delà
de Méred, la division aperçut sur sa gauche les réguliers formés en bataille
et la cavalerie arabe prête à fondre sur l'arrière-garde. Une double charge
des chasseurs d'Afrique, conduite par le colonel de Bourjoly d'un côté, par
le commandant Bouscaren de l'autre, prévint la double attaque et dégagea, la
mitraille aidant, les abords du camp supérieur. Depuis trois jours on y
criait la soif, les Kabyles ayant obstrué la rigole qui l'alimentait. Le
lendemain, le convoi fut conduit à Blida, sous la protection du 2e léger,
dont les tirailleurs, embusqués sur la berge de l'Oued-Kébir, tenaient
l'ennemi à distance. Quand la colonne reprit le chemin de Boufarik, réguliers
et cavaliers tentèrent un retour offensif qui ne réussit pas mieux que leur
tentative de la veille. Dans ces petites affaires, la division française eut
dix hommes tués et quatre-vingts blessés, dont cinq officiers. Ce fut la
dernière opération menée par le général Rullière, qui, n'étant pas toujours
d'accord avec le maréchal Valée, demanda son rappel en France. Dans le
même temps les généraux de Rostolan et de Dampierre s'occupaient de
ravitailler, l'un Koléa, l'autre les camps de l'Arba, de Kara-Moustafa et du
Fondouk. L'état des affaires à l'orient de la plaine n'était pas brillant ;
Ben-Salem y régnait en maître et partageait justement avec Sidi-Mbarek la
confiance d'Abdel-Kader. Aussitôt
après le départ de la colonne, qui, le 14 et le 15 décembre, venait de
débloquer, pour un moment, Blida et le camp supérieur, Sidi-Mbarek avait
repris et resserré plus étroitement le blocus ; il lui était arrivé de Médéa
un canon et un obusier qu'il mit en batterie contre la ville ; mais ce
n'était pas le feu de cette artillerie mal servie qui inquiétait la garnison,
c'était le manque d'eau. Maîtres du cours supérieur de l'Oued-Kébir, les
Kabyles espéraient réduire leurs adversaires par la soif. Il y avait dans
Blida des citernes, et, pendant un temps donné, la garnison pouvait se passer
du torrent ; mais, au camp supérieur, le 24e n'avait pas cette ressource.
Deux fois, le colonel Changarnier, venu de Boufarik, réussit à déblayer la
rigole du camp ; lui parti, le barrage fut aussitôt refait par les Kabyles.
Averti de la détresse du 24e, le maréchal Valée prit à Douéra les troupes du
général de Rostolan et se rendit, le 30 décembre, à Boufarik. Il y arriva
triste, préoccupé, impatient des retards qui retenaient à Toulon la plus
grosse part des renforts promis de France, humilié de l'attitude passive
qu'en attendant il était contraint de subir. « On nous oublie, dit-il en
arrivant au colonel Changarnier ; notre situation est déplorable ; elle est
honteuse. Ces trois ou quatre mille hommes sont tout ce que j'ai pu réunir
pour voir ce qui se passe autour de Blida et de Koléa. » Le lendemain, au
point du jour, la colonne se mit en marche, grossie de la garnison de
Boufarik. Le convoi, venu d'Alger à la suite du maréchal, fut laissé
provisoirement à l'abri du camp retranché. Après
une avant-garde de spahis et de voltigeurs marchaient à hauteur égale deux
bataillons du 2e léger, puis deux bataillons du 23' de ligne, les uns et les
autres encadrant quatre cents chevaux du 1er chasseurs d'Afrique et quatre
pièces de campagne, puis un bataillon du 17e léger et cent chasseurs à l'arrière-garde.
La direction était donnée, non sur Blida, mais sur l'ancien camp
d'Oued-el-Alleg. L'espoir du maréchal était d'attirer l'ennemi en plaine.
Vers neuf heures, on vit un gros de cavalerie, détaché du blocus de Blida,
défiler parallèlement au flanc gauche de la colonne, mais à rebours,
contourner l'arrière-garde, reparaître sur le flanc droit et faire, deux
heures plus tard, sa jonction avec un autre corps qui venait de traverser la Chiffa
; d'infanterie on n'apercevait pas trace encore. Deux fois cette masse de
cavalerie fit mine d'attaquer ; deux fois elle s'arrêta devant le feu des
tirailleurs. Après une longue halte près de l'ancien camp d'Oued-el-Alleg, la
marche fut reprise au sud, vers Blida. Il était trois heures ; la journée,
bien avancée dans cette saison, semblait perdue. On approchait du ravin herbu
qui marque l'ancien lit de l'Oued-Kébir, quand un lieutenant des gendarmes
maures, employés comme éclaireurs, vint dire au colonel Changarnier qu'il
avait vu, de l'autre côté du ravin, en avant de la nouvelle direction que
suivait la colonne, briller une ligne de baïonnettes. Se porter au galop vers
le point indiqué par le guide fut pour le colonel l'affaire d'un instant ;
alors il vit de ses yeux un gros corps d'infanterie marchant sur un grand
front. Pendant qu'un de ses officiers courait à toute bride vers le maréchal,
Changarnier tirait le 2e léger de la colonne et déployait sur la berge droite
du ravin ses deux bataillons. Sur l'autre berge, l'infanterie signalée
faisait aussi son déploiement. Il y avait là trois bataillons de réguliers,
un seul déployé selon les règles, les deux autres divisés par pelotons entre
lesquels étaient intercalés des groupes de Kabyles : l'uniforme de ceux-là,
le burnous de ceux-ci marquaient par des bandes alternées, grises et
blanches, la composition singulière de cette longue ligne de bataille.
Pendant le déploiement de l'ennemi, lentement fait, le colonel Changarnier
donnait pour instructions, aux officiers, de ne pas laisser tirer un coup de
fusil, aux soldats, de marcher résolument, la baïonnette au canon, mais,
jusqu'à nouvel ordre, l'arme sur l'épaule droite, au tambour-major, de ne le
pas perdre de vue et de se tenir prêt, au signal de son épée, à faire battre
la charge. En ce moment le maréchal arriva, non plus triste et morne comme la
veille, mais rayonnant de joie et de bon espoir. L'épée
tendue, Changarnier commençait à lui indiquer les dispositions faites, quand,
le tambour-major prenant pour le signal convenu le geste de son colonel, tout
à coup la charge battit. Tandis que le 2e léger, d'un pas allègre,
franchissait le ravin, le maréchal donnait ses ordres, au 23e de suivre le
mouvement, aux chasseurs d'Afrique de se porter en avant et de se rabattre
sur le flanc droit de l'ennemi, au 17e léger et à l'artillerie de faire un
feu nourri sur la cavalerie arabe. Quand le 2e léger, le ravin franchi, parut
au sommet de la berge, une salve l'accueillit, une seule ; ceux qui venaient
de la fournir n'eurent pas le temps d'en préparer une seconde. Abordée,
percée, rompue en tronçons épars, l'infanterie si laborieusement alignée par
Sidi-Mbarek fuyait vers la Chiffa, Kabyles et askers confondus, rejetés de la
baïonnette sur le sabre et du sabre sur la baïonnette. Côte à côte avec le
colonel de Bourjoly, le maréchal Valée menait la charge des chasseurs
d'Afrique ; mais tel était l'élan du 2e léger qu'après trois kilomètres
parcourus tout d'une haleine, quand il fit halte aux broussailles de la
Chiffa, les chasseurs n'avaient pas sur lui d'avance. Il avait laissé au 23e
de ligne, qui venait après lui, le soin de glaner sur le champ de bataille
les prisonniers qu'il n'avait pas le temps de faire. « Jamais, dans toutes
mes campagnes, disait le maréchal, jamais je n'ai vu un aussi beau mouvement
d'infanterie. » Le succès était complet ; sur le terrain jonché de morts et
de blessés, l'ennemi avait abandonné une pièce de canon, trois drapeaux, des
caisses de tambour, des fusils par centaines. Du côté du vainqueur, la perte
était de quatre-vingt-douze blessés et de treize morts. Le combat
d'Oued-el-Alleg acheva pour Changarnier ce qu'avait ébauché la retraite de
Constantine. Déjà bien vu du maréchal Valée depuis l'expédition des Biban, la
confiance du gouverneur lui fut de ce jour-là tout à fait acquise. Le 1er
janvier 1840, le général de Rostolan amena de Boufarik à Blida le convoi de
ravitaillement, et le 4, la division reprit, en passant par Koléa, le chemin
d'Alger. Boufarik était occupé par le 23e de ligne et le 2e bataillon
d'Afrique. La garde de Blida était confiée au 24e de ligne et celle du camp
supérieur au 2e léger, qui fut rallié par son troisième bataillon. Sous le
commandement énergique et l'initiative hardie de son colonel, le 2e léger fut
bientôt un modèle pour les troupes d'Algérie. La marche du régiment, la
première où la sonnerie du clairon ait accompagné le battement du tambour,
devint célèbre et n'eut quelque temps après pour rivale que celle des zouaves
; le sac de campement décousu et soutenu par des piquets fut le premier type
de la tente-abri ; la couverture que les hommes trouvaient trop lourde à
porter sur un sac déjà lourd, coupée en deux devint la demi-couverture
réglementaire. Nulle troupe n'était plus alerte à se rassembler sous les
armes. Si le clairon de garde à la baraque du colonel sonnait la marche du
régiment, en trois minutes il était formé en colonne, les hommes ayant dans
le sac le pain, le riz, le sucre et le café pour trois jours ; si la
sonnerie, suivie d'un certain refrain, indiquait qu'il ne fallait prendre que
la couverture, une chemise et les vivres, trois minutes et demie suffisaient
pour modifier le paquetage ; si un autre refrain prescrivait de ne prendre
que le fusil et la cartouchière, en deux minutes la colonne était prêté.
L'appel se faisait pendant la marche ou à la première halte. Sévère, acerbe
pour les négligents, impitoyable pour les poltrons, « car, a dit expressément
Changarnier, il y en a dans les meilleures troupes, même en plus grand nombre
que ne le croit le vulgaire, si prodigue de courage en paroles », il était
obligeant pour les zélés et les braves. En tout ce qui intéressait la
subordination et la discipline, il avait une main de fer. Peu de
jours après l'installation du régiment au camp supérieur, un matin, au moment
de la soupe, on entend des cris, des coups de feu, des appels ; c'est le
troupeau du camp qui est enlevé par les Arabes ; aussitôt, d'instinct, les
hommes se jettent sur leurs fusils et, sans ordres, s'élancent hors du camp à
la poursuite des maraudeurs ; le bétail est repris : victoire ! En arrière,
sur les parapets du camp, les clairons ont depuis longtemps sonné la retraite
; les héros de l'escapade reviennent, joyeux de la recouvrance, quand, au
milieu de la route, ils voient se dresser devant eux, à cheval, le colonel,
pâle de colère, les lèvres serrées, l'œil plein de menaces. On est rentré
dans le camp, on a formé le carré ; le colonel est au centre : « Soldats du
2e léger, dit-il d'une voix frémissante, allez-vous vanter de vos exploits !
Tout un régiment pour combattre une centaine de mauvais Arabes contre
lesquels il m'aurait suffi d'envoyer une escouade ! J'en rougis pour notre
drapeau. » Les officiers sont mis aux arrêts, les sous-officiers à la garde
du camp. Tout le monde est saisi ; l'humiliation est grande, mais elle est
méritée : on ne s'y exposera plus. Depuis
la journée du 3 ! décembre, l'ennemi ne faisait plus que de temps à autre des
apparitions timides ; du haut de la position de Mimich, leurs vedettes se
bornaient à surveiller Blida. Entre la ville et le camp supérieur, le général
Duvivier faisait ouvrir une route à travers les jardins et les orangeries.
Chaque jour, un millier d'hommes sortaient du camp et de Blida, employés
alternativement au travail et à la surveillance. Le 29 janvier 1840, ils
venaient d'arriver à l'ordinaire, quand, à huit heures, d'une futaie
d'oliviers appelée communément le Bois-Sacré, une violente fusillade éclata
sur eux ; puis apparurent des compagnies d'askers et des bandes de Kabyles.
D'abord. surpris, les travailleurs se rallièrent sous la protection de leurs
camarades armés, reprirent leurs fusils, et, commandés par le
lieutenant-colonel Drolenvaux, du 2e léger, se formèrent, prêts à combattre.
Aux premiers coups de feu, le général Duvivier avait fait sortir de Blida un
bataillon du 24e ; plus rapidement encore, le colonel Changarnier était
accouru avec ses deux bataillons disponibles et quatre obusiers de montagne.
En passant, il avait posté dans un jardin entouré de cactus, sous les ordres
du capitaine Leflô, deux cents hommes et deux obusiers, pour tenir à distance
un gros corps de cavalerie qui venait de la Chiffa ; puis il s'était jeté
dans le flanc gauche de l'infanterie ennemie que les troupes de Drolenvaux
attaquaient de front. En peu d'instants le Bois-Sacré fut repris, et il ne
fallut pas beaucoup plus de temps pour refouler au-delà de l'Oued-Kébir
l'assaillant qui avait compté faire de cette surprise la revanche
d'Oued-el-Alleg. Dans cette affaire, qui découragea définitivement l'ennemi
et rendit la sécurité à Blida, le 2e léger eut soixante-cinq hommes tués ou
blessés. Autant
le gouverneur était satisfait de la prestesse de Changarnier, autant il
blâmait l'extrême circonspection du général Duvivier qui, d'ailleurs, avait
eu le tort de se laisser surprendre. « Le général Duvivier, écrivait-il au
général d'Houdetot, le 1er février, me paraît trop exclusivement occupé de la
défense de Blida ; quatre mille cinq cents hommes y sont réunis contre un
ennemi beaucoup moins fort, en admettant même qu'il y eût deux bataillons
réguliers. Ce point, fort par lui-même, fort par l'existence du camp
supérieur que le général regarde comme un inconvénient, et qui cependant
empêche Blida d'être bloqué de près, en prenant des revers contre les
attaques et la base d'opération de l'ennemi, s'il veut sortir des montagnes,
ce point ne devrait pas faire oublier au général l'ensemble des opérations de
l'armée et le concours qu'il doit prêter à leur exécution. » III Il y
avait près d'un mois que la guerre avait envahi la province d'Alger, alors
qu'autour d'Oran tout restait tranquille encore ; c'est qu'Abdel-Kader avait
concentré ses forces entre Médéa et Miliana, dans le Titteri. Le 13 décembre,
pour la première fois, le khalifa de Mascara, Ben-Tami, fit une démonstration
contre Mazagran, puis, le 17, une autre contre Arzeu. Le 23, ce fut le
khalifa de Tlemcen, Bou-Hamedi, qui se présenta devant Misserghine. Deux mois
s'écoulèrent ensuite sans autres incidents que des vols de bétail faits par
les Gharaba, et des représailles infligées aux voleurs par le général
Moustafa-ben-Ismaïl : le vieux guerrier avait reçu du gouvernement français
le grade de maréchal de camp au titre étranger. Au mois de février 1840, des
attaques simultanées furent dirigées par les Arabes contre Misserghine, Arzeu
et Mazagran. La dernière, seule, vaut la peine qu'on s'y arrête, moins pour
son importance réelle que pour la renommée excessive qui lui a été faite
inopinément par la légende. Mazagran,
petite ville aux trois quarts ruinée, désertée par ses habitants, était
pourvue d'une redoute bien construite où 123 hommes du 1er bataillon
d'Afrique tenaient garnison, sous les ordres du capitaine Lelièvre ; ils
avaient une pièce de canon, des cartouches, de l'eau et des vivres ; rien ne
leur manquait. Le 2 février, cinq ou six cents Arabes, dirigés par
Moustafa-ben-Tami, se logèrent dans les ruines, tandis que, du côté de la plaine,
un nombre de cavaliers à peu près double investissait la redoute.. Le khalifa
avait amené de Mascara une vieille bouche à feu qui ne put tirer qu'un seul
coup. Après quatre journées de fusillade, inquiété sur ses derrières par le
lieutenant-colonel Du Barail, commandant de la petite garnison de Mostaganem,
et menacé d'être abandonné de ses hommes, qui, leurs maigres provisions
consommées, ne pensaient plus qu'à regagner leurs douars, Ben-Tami essaya, le
6 au matin, d'une tentative d'assaut que la défense repoussa sans beaucoup de
peine ni beaucoup de pertes ; dans ces cinq jours, elle n'eut que trois morts
et seize blessés ; après quoi, les Arabes se retirèrent. Réduite à ses
proportions exactes, l'affaire faisait assez d'honneur aux défenseurs de
Mazagran ; mais que dire de ces exagérations prodigieuses, de tous ces
détails imaginés ou grossis à plaisir, disproportionnés, hors de mesure :
présence d'Abdel-Kader, multitude d'assaillants, canonnade furieuse, carnage
de l'ennemi, silos comblés de cadavres ? Que penser de ces éclats de fanfare
lancés par les journaux de Toulon et de Marseille pour étourdir les gens de
bon sens, égarer l'opinion publique, abuser le gouvernement, donner le change
à l'histoire ? Oui, malgré la protestation des Annales algériennes,
l'histoire est encore encombrée de ces faussetés voulues. Était-elle bonne
pour l'armée, cette glorification, cette apothéose des zéphyrs, l'écume de la
société militaire ? « Les exemples qu'ils donnent aux autres troupes sont
pernicieux, écrivait le général Trézel ; il faut regretter même d'avoir
quelquefois des éloges à leur accorder pour leur bravoure, dans la crainte
que ces éloges n'accréditent l'opinion très-fausse, très-dangereuse, qu'un mauvais
sujet, un homme adonné à toute sorte de vices peut être un bon soldat et
mérite alors la même considération et les mêmes récompenses. » Cinq
semaines après l'affaire de Mazagran, le 12 mars, trois ou quatre cents
Arabes viennent, sous le canon de Misserghine, menacer les troupeaux des
Douair. Le lieutenant-colonel des spahis d'Oran, Jusuf, qui commande le camp,
sort avec 250 de ses hommes, quatre compagnies du 1er de ligne, sous les
ordres du chef de bataillon Mermet, et deux obusiers de montagne. Les spahis
s'avancent sur un large front dans la plaine, suivis de deux compagnies
déployées en tirailleurs ; les deux autres en colonne forment la réserve. A
leur approche, les Arabes se retirent et les attirent ; on est déjà loin du
camp. Tout à coup, du ravin de Ten-Salmet débouche à grand bruit, à grands
cris, une masse de cavaliers : c'est Bou-Hamedi qui a dressé l'embuscade ;
c'est lui qui va diriger le combat. La ligne trop étendue des spahis est
enfoncée, coupée, mise en déroute. Les tirailleurs d'infanterie, traversés
eux-mêmes, se pelotonnent par petits groupes, cinq ou six ensembles, la
pointe de la baïonnette au poitrail des chevaux, et peu à peu se replient sur
la réserve. Voilà quatre compagnies, trois cents hommes environ, noyées dans
des flots d'ennemis en rase campagne. Heureusement, quatre autres compagnies,
mises en éveil par les fuyards, sont accourues du camp avec le commandant
d'Anthouard. Au lieu de les laisser se former en carré comme les premières,
et d'avoir ainsi deux petites redoutes mobiles échelonnées pour la retraite,
flanquées l'une par l'autre, le lieutenant-colonel Jusuf a la fâcheuse idée
de donner au commandant Mermet l'ordre de faire entrer dans sa formation les
nouveaux venus. C'est un mouvement et c'est un moment critique d'où peut
résulter la destruction des uns et des autres. Par. une bonne chance, les
Arabes ne savent pas mettre l'occasion à profit. Enfin, les huit compagnies
forment un carré unique de six cents hommes qui rétrograde lentement, la
baïonnette croisée, s'arrêtant quelquefois pour fournir des feux de salve.
Après sept heures de combat, il est rejoint par quelques pelotons de spahis
ralliés, par des secours envoyés d'Oran, et rentre enfin derrière les
parapets de Misserghine. Si, au lieu de s'acharner uniquement sur cette
faible troupe, Bou-Hamedi s'était porté en avant avec une partie de son
monde, ce n'est pas le camp à peu près dégarni qui aurait pu arrêter ses
ravages. Tel quel, son succès lui paraissait suffire : il emportait
trente-deux têtes de spahis et neuf de soldats français ; si tous les blessés
étaient tombés entre ses mains, c'eût été une centaine de têtes qu'il aurait
envoyées à Mascara. Mauvaise pour le lieutenant-colonel Jusuf et pour les
spahis, la journée du 12 mars était glorieuse pour le 1er de ligne et pour
les commandants Mermet et d'Anthouard. Les Arabes disaient de ce carré : «
C'était un blockhaus de feu. » Et maintenant, quand on sait que jamais les
Arabes n'ont pu forcer un poste retranché, que l'on compare à la défense de
Mazagran le combat de Ten-Salmet ! C'est celui-ci qui est vraiment un beau
fait d'armes ; mais qui le connaît ? Qui donc en a jamais entendu parler ? La
renommée est allée tout entière à l'autre. Djémila
nous a montré, dans les derniers jours de l'année 1838, un poste ouvert bien
défendu ; la même province de Constantine va nous fournir encore, en 1840,
l'exemple d'une défense aussi mémorable ; mais, auparavant, il convient de
signaler un fait considérable accompli dans le sud par Ben-Gana, le
Cheikh-el-Arab. Bel-Azouz, khalifa d'Abdel-Kader pour le Zab, était entré
dans le Djérid avec un bataillon de réguliers, deux pièces d'artillerie et
mille cavaliers. Attaqué, le 24 mars, par le Cheikh-el-Arab et complétement
battu, il perdit ses canons, ses tambours, trois drapeaux, la moitié de ses
fantassins et le tiers de ses cavaliers. En témoignage de son succès, Ben-Gana
envoya au général Galbois son propre yatagan tout ébréché des coups qu'il
avait portés, les trois drapeaux et cinq cents oreilles droites proprement
coupées sur les morts. A la réception de cet étrange et sanglant trophée, la
population de Constantine se mit en fête, comme au temps du bey Ahmed, quand
elle allait voir les têtes des Français accrochées à la kasba. Ben-Gana fut
fait officier de la Légion d'honneur et reçut une indemnité de 40.000 francs
pour les primes qu'il avait dû payer de sa bourse aux coupeurs d'oreilles. «
Cet événement, écrivait le maréchal Valée au ministre de la guerre, a une
grande importance. Pour la première fois depuis dix ans, un chef institué par
nous marche seul contre les troupes d'Abdel-Kader et obtient sur elles un
succès constaté. Désormais le petit désert nous appartient. Ben-Gana, soutenu
par nos troupes qui vont se rapprocher des Portes de fer, soumettra toutes
les tribus du Djérid et appuiera Tedjini. Je prescris de lui rembourser les
dépenses qu'il a faites. » Puisque
le gouverneur et le gouvernement, d'après son avis, acceptaient dans la
province de Constantine le concours des grands chefs, il fallait bien
accepter aussi, dans une certaine mesure, leurs façons de faire qui chez eux
étaient de tradition : ainsi les oreilles coupées, ainsi, en dépit du
maréchal Valée, la responsabilité collective et la razzia. Cernés, au mois
d'avril, par trois colonnes parties de Constantine, de Sidi-Tamtam et de
Ghelma, les turbulents Harakta se virent enlever en un jour 80.000 têtes de
bétail ; il est vrai que le lendemain, quand on fit, au camp d'Aïn-Babouch,
le recensement de la capture, il ne se trouva plus que 230 chameaux, 550
bœufs et 22.700 moutons ; les Arabes auxiliaires s'étaient honnêtement
attribué, pendant la marche, les 56.000 bêtes qui manquaient. L'effet de
celte grande razzia fut de rendre les Harakta plus humbles et de rétablir la
tranquillité dans toute la partie orientale de la province. A
l'ouest, l'occupation définitive de Sétif, après l'expédition des Biban,
paraissait avoir eu un résultat pareil. Dans la Medjana néanmoins,
Abdel-Salem et Ben-Omar, lieutenants d'Abdel-Kader, disputaient encore au
khalifa Mokrani la possession de la plaine. Afin de relever et de soutenir
l'influence du grand chef allié des Français, le général Galbois prescrivit
l'établissement d'une redoute sur la position d'Aïn-Turco. Le 3 mai, un
bataillon du 62e y fut conduit par le commandant de La Cipière. A peine les
travaux de terrassement étaient-ils ébauchés que, dès le 4, Ben-Omar vint à
l'attaque avec un bataillon de réguliers et de nombreuses bandes de Kabyles.
Pendant cinq jours, tout autant qu'à Mazagran, le commandant de La Cipière
sut se maintenir dans un poste absolument ouvert. Ravitaillée de vivres et de
munitions par le colonel Lafontaine, commandant de Sétif, qui lui laissa un
canon et quelques fusils de rempart, la petite garnison d'Aïn-Turco se vit,
après son départ, investie et attaquée derechef, jusqu'à ce que le camp
d'Abdel-Salem eût été emporté par le général Galbois et ce qui restait des
bandes de Ben-Omar mis en déroute par les Arabes de Mokrani. Pour perpétuer
le souvenir de la belle défense d'Aïn-Turco, le général décida que l'ouvrage
construit sur la position porterait le nom de Redoute du 62e. En France, il
en fut d'Aïn-Turco comme de Djémila : on n'y sut rien d'un des plus beaux
faits de guerre qui aient été accomplis en Afrique. Il convient cependant
d'ajouter, à titre de circonstance atténuante, qu'en ce mois de mai, tout ce
que le public avait d'attention était absorbé par les événements militaires
de la province d'Alger. IV Au mois
de février 1840, le maréchal Valée avait reçu la plus grande partie des
renforts réclamés et promis. Sans parler des nombreux détachements envoyés
par les dépôts des corps qui servaient en Afrique, le ministre de la guerre
avait fait partir de France deux nouveaux régiments d'infanterie, le 3e léger
et le 58e de ligne, un bataillon de tirailleurs, armé d'une carabine à longue
portée, créé l'année précédente à Vincennes et type des futurs chasseurs à
pied, douze escadrons de chasseurs à cheval et de hussards formant deux
régiments de marche, trois batteries de campagne, trois compagnies de
sapeurs, un escadron du train des équipages et quinze cents mulets de bât.
L'effectif général de l'armée d'Afrique, au 1er mars, approchait de 60.000
hommes répartis en quatre divisions affectées, les deux premières avec une
réserve à la province d'Alger, la troisième à la province d'Oran, la
quatrième à la province de Constantine. L'effectif des divisions d'Alger et
de la réserve dépassait 33.000 hommes. L'heure était venue d'exécuter le plan
de campagne proposé par le maréchal, accepté par le gouvernement, et dont le
prologue devait être l'occupation de Cherchel. Il y avait pour commencer par
là une raison urgente, la même qui, l'année précédente, avait décidé l'occupation
de Djidjeli. Le 26 décembre, un bâtiment de commerce français avait été
capturé par une tartane de Cherchel ; était-ce donc, après dix années, la
renaissance de la piraterie barbaresque ? Le bruit courait que des corsaires
musulmans avaient été signalés dans les parages de Barcelone. Pour
cette opération préliminaire, trois brigades furent organisées, sous les
ordres des généraux d'Houdetot, de Dam pierre, Duvivier, et sous le
commandement supérieur du maréchal Valée en personne. Le rendez-vous général
était indiqué à Bordj-el-Arba. Le 12 mars, les trois colonnes commencèrent,
chacune de son côté, le mouvement, se réunirent, le 13 au soir, et
arrivèrent, le 15, devant Cherchel, après avoir échangé quelques balles avec
les Arabes. La ville était déserte ; il n'y restait qu'un mendiant aveugle et
un idiot contrefait. Les trois journées suivantes furent employées à
construire quelques ouvrages avancés dans lesquels on planta des blockhaus,
et à creuser un fossé autour du mur en pisé qui formait le corps de place. Le
19, l'expédition quitta Cherchel, dont le commandement fut confié au colonel
Bedeau, avec une garnison formée du 2e bataillon d'Afrique, dont le chef
était alors le commandant Cavaignac. Le 21, les troupes rentrèrent dans leurs
cantonnements ; elles ramenaient une soixantaine de blessés, mais elles
n'avaient à regretter que deux morts, dont un noyé au passage de la Chiffa. Pendant
que le maréchal Valée préparait l'occupation de Cherchel, un changement
politique dans le gouvernement avait ramené M. Thiers au pouvoir ; depuis le
1er mars, il était pour la seconde fois président du conseil. Sa haute
situation était assurément un gage de faveur pour les affaires algériennes ;
cependant tous ses collègues ne paraissaient pas aussi bien disposés à leur
égard. « Ce brusque changement, écrivait le duc d'Orléans au gouverneur,
devait réagir naturellement sur l'Algérie. Tout fut remis en question, les
hommes et les choses. On attaqua avec une ardeur contenue par la seule
influence du Roi et, j'ose le dire, par mes efforts, le système que vous avez
appliqué avec tant de succès et dont vous êtes le pivot, même aux yeux de
ceux qui le combattent aujourd'hui. » Le 17 mars, le général Despans-Cubières,
ministre de la guerre, fit porter par un de ses aides de camp au gouverneur
l'ordre d'attendre de nouvelles instructions et de renforcer d'abord la
division d'Oran qu'il trouvait sacrifiée. Cette crise, qui ne laissa pas
d'ébranler l'autorité du maréchal, dura quinze jours ; enfin, le 2 avril, le
ministre autorisa l'exécution du plan de campagne agréé par son prédécesseur
; le 1er avril, le duc d'Orléans put écrire au maréchal Valée : « Je pars
satisfait de voir se dissiper toutes les préventions dont le nouveau cabinet
n'avait pas d'abord été tout à fait exempt dans son premier jugement sur
l'Afrique. Le président du conseil et ses collègues vous rendent aujourd'hui
pleine justice. Vous le verrez par les communications que j'ai à vous faire
et, dès auparavant, par les instructions qui vont vous être transmises pour
les opérations premières dé la campagne et ne sont guère que la confirmation
de vos propositions au gouvernement du Roi. Mon départ a été laborieux, car
personne que moi ne pouvait vouloir sacrifier à la voix inflexible de ma
conscience toutes les considérations auxquelles j'ai dû préférer le sentiment
qui me ramène dans les rangs de vos troupes. » Le 13
avril, la population d'Alger fit au duc d'Orléans le plus chaleureux accueil
; au premier rang de son état-major, on se montrait avec une curiosité
sympathique un chef de bataillon au 4e léger, le plus jeune de ses officiers
d'ordonnance ; c'était le duc d'Aumale, son troisième frère. Avant
d'attaquer Abdel-Kader corps à corps, il importait de savoir aussi exactement
que possible quelles étaient ses ressources. D'après les notes et les
informations rapportées de Mascara par le capitaine Daumas, le trésor
renfermé dans ses coffres pouvait être évalué à 1.500.000 francs, et
l'entretien de ses troupes régulières à 54.000 francs par mois. Il avait sur
pied 4.800 fantassins askers, 1.000 cavaliers khiélas et 150 topjis qui
servaient quatorze pièces de campagne. Ces forces réglées étaient inégalement
réparties entre ses huit khalifas, Mohammed-bou-Hamedi à Tlemcen,
Moustafa-ben-Tami à Mascara, Ben-Allal-ben-Sidi-Mbarek à Miliana,
Mohammed-el-Barkani à Médéa, Ahmed-ben-Salem au Sebaou, Ahmed-ben-Omar dans
la Medjana, Bel-Azouz dans le Zab, Kaddour-ben-Abdel-Baki dans le Sahara ;
mais chacun d'eux pouvait appeler aux armes les goums de sa circonscription,
de sorte qu'on estimait à 50.000 chevaux pour le moins le chiffre de cette
force irrégulière. Les magasins militaires de toute sorte, les ateliers, les
fabriques étaient dans le fond du Tell, à Takdemt, Boghar, Taza, Saïda,
Tafraoua. Dans sa
lutte pour le triomphe de l'islamisme, c'était à l'âge glorieux de Saladin
que l'émir demandait les plus hautes inspirations de son zèle. Hanté par les
grands souvenirs du temps héroïque des croisades, il adressa, le 15 avril, au
maréchal Valée ou plutôt à la France entière ce défi superbe : « J'ai appris
que vous voulez m'attaquer avec cinquante mille hommes ou plus. Je ne crains
pas, avec l'aide de Dieu, le nombre de vos soldats. Vous savez que mon
royaume n'a que huit ans d'âge, tandis que le vôtre dure depuis près de deux
mille ans, que vous avez des troupes nombreuses et de nombreux instruments de
guerre. Eh bien ! donnez-moi des instruments de guerre que je vous payerai
avec de l'argent ; alors, je réunirai des troupes, la moitié seulement des
vôtres, et nous combattrons. Ou bien, restons chacun dans les pays qui sont
dans nos mains d'ici à douze ans ; alors mon royaume aura vingt ans d'âge :
chaque année de mon royaume comptera pour un siècle du vôtre, et nous
combattrons. Envoyez un homme de chez vous qui comptera mes soldats ;
opposez-moi deux hommes contre un, je vous jure que je n'augmenterai pas d'un
guerrier le nombre qui sera compté. Que le maréchal vienne sur le champ de
bataille : j'enverrai contre lui un de mes khalifas. Si mon ami est le plus
fort, alors vous m'abandonnerez l'intérieur du pays et vous resterez dans les
villes maritimes ; si votre ami est le plus fort, alors, moi, je ne vous
disputerai' pas le chemin depuis Alger jusqu'à Constantine. Que le duc
d'Orléans vienne sur le champ de bataille : moi, l'esclave de Dieu, j'y viendrai
aussi. Si je parviens à le vaincre, alors vous retournerez tous dans votre
pays, et vous laisserez dans les villes tout ce qui appartient au beylik ;
vous partirez seulement avec vos biens et vos têtes. Si, au contraire, lui
parvient à me vaincre, vous serez débarrassés de moi et la province sera pour
vous. Si vous acceptez une de ces propositions, faites réunir les consuls des
nations pour qu'ils soient témoins. Quoique vous nous regardiez comme faibles,
nous sommes forts par Dieu, qui est notre maître et notre victoire. Je vous
jure, au nom de Dieu qui nous a honorés par l'Islam, qui nous a chéris pour
avoir suivi notre seigneur Mohammed, — que le salut soit sur lui ! — que vous
ne posséderez pas la régence, que vous n'y serez jamais en repos et que vous
n'en jouirez pas. Celui de vous qui restera vivant me verra un jour sur le
trône d'Alger, et celui de vous qui sera alors à Alger sera sous le sabre des
croyants. » Que répondre à ce fier cartel, à cette provocation d'un autre âge
? Évidemment rien selon la raison. Mais le sentiment chevaleresque
s'indignait qu'on n'y pût rien répondre, et l'honneur trouvait humiliant que
la raison silencieuse laissât le beau rôle avec le dernier mot à l'émir. Puisqu'il
était interdit de parler, il fallait au plus tôt substituer l'action à la
parole. Le
corps d'armée qui allait faire campagne, sous le commandement du maréchal
gouverneur, était formé de deux divisions et d'une réserve commandées, la
première division par le duc d'Orléans, la seconde par le général de Rumigny,
la réserve par le général de Dampierre. Il comprenait quinze bataillons,
treize escadrons, quatre batteries, quatre compagnies de sapeurs, un nombre
de soldats du train suffisant pour conduire un convoi de six cents mulets ;
l'effectif total était de dix mille hommes. Douze bataillons, quatre
escadrons et huit bouches à feu restaient dans la province d'Alger, sous les
ordres du général de Rostolan. Avant de s'engager à l'ouest, au-delà de la
Chiffa, le maréchal voulut assurer la tranquillité de la Métidja orientale
que menaçait un rassemblement d'Arabes et de Kabyles commandés par Ben-Salem.
Une colonne, formée au camp du Fondouk, de sept bataillons, de six escadrons
et de quatre obusiers de montagne, se porta, le 19 avril, sur le campement de
l'ennemi, qui, refusant le combat, se mit en retraite et disparut derrière
les montagnes des Isser. En revenant au Fondouk, le maréchal y laissa le
général de Rostolan avec quatre bataillons, prescrivit l'évacuation du camp
de l'Arba, passa deux jours à Alger pour régler l'administration des affaires
pendant son absence, et se rendit, le 25, à Blida, où l'attendait le corps
expéditionnaire. Le 27
avril, il passa la Chiffa. La plaine des Hadjoutes s'étendait devant lui ; au
fond, sur la droite, on apercevait le bois des Kareza ; à gauche, sur les
hauteurs d'El-Afroun, les tentes d'un campement arabe. Le soir, vers quatre
heures, la première division commençait à installer son bivouac au bord du
lac Halloula, quand les avant-postes signalèrent un gros corps de cavalerie
qui débouchait par la gorge de l'Oued-Djer. C'était la cavalerie de
Sidi-Mbarek. Aussitôt les marmites renversées, les faisceaux rompus, les
troupes sous les armes, le duc d'Orléans se dirigea rapidement sur l'aile
gauche de l'ennemi que l'artillerie de la réserve canonnait au centre. Quand
il voulut faire porter aux chasseurs d'Afrique l'ordre de charger sans
retard, ce fut le duc d'Aumale qui se présenta, et quand le régiment
s'ébranla pour la charge, ce fut le jeune officier d'ordonnance qui partit en
avant, botte à botte avec le colonel. A gauche, les deux régiments de marche
s'étaient pareillement engagés. Traversée par les escadrons français, la
ligne arabe s'était reformée derrière ; il fallut d'un autre élan la repercer
au retour, puis la charger deux fois encore et de front et de revers avant de
la décider à la retraite. Dans le va-et-vient de ces heurts de cavalerie,
semblables au choc des vagues dans une mer démontée, le lieutenant-colonel
Miltgen, commandant le 1er régiment de marche, fut atteint d'une blessure
mortelle. Débarrassés de leurs sacs, les zouaves et le 2e léger achevèrent la
défaite des Arabes, qui, la nuit venue, disparurent par le ravin du Bou-Roumi.
Tel fut le combat d'El-Afroun, prologue heureux de la campagne ouverte ce
jour-là même, et pour le duc d'Aumale, vaillant début, joyeux élan dans la
carrière qu'il se préparait à fournir. Le
lendemain et le jour d'après, l'armée ne fit que des mouvements indécis ; le
maréchal Valée paraissait attendre qu'Abdel-Kader descendît dans la plaine.
Il y descendit en effet, le 29, au milieu du jour, avec dix mille cavaliers
en bel ordre. On eût dit vraiment qu'il passait en revue les troupes
françaises, tant il mit d'insolence à parader en avant d'elles. On pouvait
aisément le distinguer, au milieu de la longue colonne, précédé de ses
étendards, suivi de ses cavaliers rouges. Tout à coup, par un mouvement
absolument inattendu, on le vit s'engager entre le lac Halloula et la droite
de l'armée. Une marche de flanc dans un défilé, quelle audace ! mais, pour le
maréchal, quelle occasion magnifique ! On attendait un ordre, un coup de
canon, un signal ; rien ne vint. Au bout d'une heure, d'une longue heure, le
maréchal commanda face en arrière, et ce fut tout ; l'émir était déjà loin.
Inquiet pour le Sahel qu'il semblait menacer, le maréchal se contentait de le
suivre. Dans tous les rangs, la déception fut grande : « Ah ! se disaient les
vieux africains, ce n'est pas le maréchal Clauzel qui eût manqué la chance !
Comme il aurait eu bientôt fait de bousculer cette parade ! » D'autres, au
souvenir de la Sikak, rappelaient le général Bugeaud. Cette journée
malheureuse devait faire à l'autorité morale du maréchal Valée un tort
irréparable. On ne cessa pas de respecter sou caractère ; on continua de
rendre justice aux qualités solides de « ce bronze vivant, de ce lanceur de
bombes, de cet obusier de vingt-quatre », comme disaient entre eux les jeunes
officiers, mais on lui contesta les mérites d'un manieur d'armée, d'un
capitaine de champ de bataille, et la confiance des troupes s'éloigna
instinctivement de lui. « On n'a pas d'idée de ce que c'est que dix mille
hommes conduits de la sorte, écrivait La Moricière ; cela dépasse de beaucoup
tout ce que je pouvais imaginer. Il est impossible de prévoir ce qui pourrait
arriver dans une affaire un peu sérieuse. » Le
lendemain 30 avril, pendant que l'armée rétrogradait vers la Chiffa, il y
eut, au passage de l'Oued-Djer, un combat d'arrière-garde où se distingua
particulièrement un bataillon de la légion étrangère. Le 2 mai, le corps
expéditionnaire bivouaqua autour de Haouch-Mouzaïa ; c'était là que le
maréchal avait résolu de faire construire, avant de s'engager dans la
montagne, une vaste redoute destinée à recevoir les blessés, les malades, un
grand dépôt de munitions et de vivres. Lorsque les travaux lui parurent assez
avancés, il laissa, pour les achever, les sapeurs du génie avec un bataillon
du 48e, et se remit, le 7 mai, en mouvement, non pas dans la direction de
Médéa, mais encore une fois à travers la plaine. Contraint naguère par les
ordres du ministre d'envoyer un renfort à la division d'Oran, l'entêté
gouverneur n'en avait pas pris son parti ; c'était l'équivalent de ce renfort
qu'il s'était fait renvoyer d'Oran et qu'il allait recevoir à Cherchel. Le 8,
dans l'après-midi, le corps expéditionnaire n'en était plus qu'à trois lieues
; il venait d'entrer sur le territoire de la belliqueuse tribu des
Beni-Menacer. La route, belle et large, était dominée, sur la rive gauche de
l'Oued-Hachem, par une suite de hauteurs peu élevées, mais très-abruptes ;
afin de protéger le passage de la colonne, le colonel Changarnier reçut du
général Duvivier l'ordre de les faire occuper par trois compagnies de son
régiment. Le détachement parti, le colonel, qui le jugeait un peu faible,
voulut le rejoindre et le commander lui-même. Quand il fut au sommet de
l'escarpement, il aperçut à quelque distance une grande masse de Kabyles, dix
fois supérieurs en nombre, qui se disposaient pour l'attaque. Une sorte
d'isthme séparait les deux troupes. Couchés derrière un pli de terrain, les
hommes du 25 léger attendaient ; seuls, le colonel Changarnier et le
commandant Levaillant, à cheval, apparaissaient au-dessus des broussailles ;
derrière eux, les clairons étaient prêts à sonner la charge. Au moment où les
Kabyles, resserrés par l'étranglement du terrain, abordaient l'isthme sur un
front plus étroit, au signe du colonel, la sonnerie éclata, les trois
compagnies se dressèrent et, d'un feu à bout portant, foudroyèrent les rangs
pressés de la colonne ennemie ; puis, sans lui donner le temps de se
reconnaître, elles se jetèrent, tête baissée, baïonnette en avant, sur la
masse ahurie qui s'enfuit à la hâte et se dispersa dans le dernier désordre.
« Cette attaque, a dit Changarnier, fut irrésistible parce qu'elle était
imprévue ; elle eût été moins impétueuse et moins franche si nos soldats
n'eussent été placés de manière à ne pas voir, avant le choc, les masses
contre lesquelles ils allaient se heurter. Ils furent étonnés de leur
victoire en voyant les Beni-Menacer, éparpillés par la fuite, couvrir au loin
le plateau. » Dans cette lutte corps à corps, les trois compagnies eurent
douze tués, dont un officier, et huit blessés. Quelques heures après, le 17e
léger eut avec d'autres bandes kabyles une affaire d'arrière-garde. A
Cherchel étaient arrivés d'Oran trois bataillons détachés du 15e léger, du
1er et du 41e de ligne, et d'Alger un gros approvisionnement de munitions et
de vivres. Le 1 0, le corps expéditionnaire, grossi du renfort, mais alourdi
par le convoi, reprit le chemin de la Métidja. Tant qu'on fut en pays de
montagne, la fusillade ne cessa pas à l'arrière-garde et sur les flancs ; le
lendemain, journée plus calme, ramena de bonne heure la colonne à la redoute
de Haouch-Mouzaïa, son point de départ. Le bivouac établi, le duc d'Orléans
convoqua dans sa tente les deux généraux de brigade avec tous les chefs de
corps de la première division, et leur annonça pour le lendemain, 12 mai,
l'attaque du col de Mouzaïa. Il ajouta que toutes les forces d'Abdel-Kader,
réunies derrière des retranchements construits à l'européenne, préparaient à
l'assaillant une résistance qu'il serait d'autant plus glorieux de vaincre. V La nuit
était venue. Étagés de gradin en gradin sur l'amphithéâtre de montagnes au
fond duquel s'ouvre le col, les feux de l'ennemi donnaient à l'armée le
spectacle d'une illumination splendide ; ainsi s'annonçait la fête. Au
bivouac, on ne dormit guère ; la veillée des armes se fit comme il convient
dans l'attente d'un grand jour. Les hommes avaient ordre de n'emporter que
les cartouches, le biscuit, la ration de viande cuite et le bidon plein d'eau
; une heure avant l'aube, ils mangèrent la soupe ; puis, aux premières lueurs
du crépuscule, le mouvement commença. L'immense convoi restait parqué dans la
redoute, gardé par la cavalerie et le bataillon du 1er de ligne. Pendant deux
ou trois heures, à la fraîcheur du jour naissant, la marche eut tout le
charme d'une promenade matinale ; pas un coup de feu ; aucun indice ne
signalait encore le voisinage de l'ennemi. Au plateau du Déjeuner, on fit
halte. Là se formèrent les colonnes d'attaque. Il y en eut trois : la
première, forte de dix-sept cents hommes, et composée du 2e léger, d'un
bataillon du 24e de ligne et d'un bataillon du 41e, devait, sous le
commandement du général Duvivier, s'élever à l'extrême gauche par un large
mouvement tournant jusqu'au Djebel-Enfous, qui est le grand pic de Mouzaïa,
et se rabattre ensuite sur le col ; la deuxième, forte de dix-huit cents
hommes, et composée des zouaves, des tirailleurs de Vincennes et d'un
bataillon du 15e léger, sous les ordres du colonel de La Moricière, avait sa
direction moins à gauche, de façon à rejoindre la première entre le grand pic
et le col ; la troisième, composée du 23e de ligne et d'un bataillon du 48e,
sous les ordres du général d'Houdetot, devait suivre la route carrossable
ouverte en 1836 par le maréchal Clauzel et marcher directement au col, quand
les deux autres se seraient rendues maîtresses des crêtes supérieures. Le
maréchal Valée, le duc d'Orléans et tout l'état-major se tenaient avec la
troisième colonne. La deuxième division et le 17e léger avaient pour mission
de couvrir les mouvements de la première, et de repousser toute diversion qui
pourrait venir du côté de la plaine. Pendant
que le corps d'armée se préparait à prendre ses formations de combat,
l'ennemi achevait de prendre les siennes ; l'air était si calme qu'on
entendait distinctement les commandements des réguliers, et comme ils avaient
adopté les intonations françaises, c'était parfois à s'y méprendre. Il arriva
qu'au moment où le 2e léger, qui s'en allait à la colonne de gauche, passait
auprès du duc d'Orléans, un tambour des askers commença de battre aux
sergents-majors : « Eh bien ! messieurs du 2e léger, dit en souriant le
prince, est-ce que vous n'allez pas répondre ? » Aussitôt le sergent-major de
la compagnie la plus voisine, se faisant un porte-voix de ses deux mains, se
mit à crier : « Minute ! minute ! colonel, on y va ! » et le duc d'Orléans,
et ses officiers, et tout le bataillon de partir d'un éclat de rire, et les
hommes, mis par cette saillie en belle humeur, de marcher d'un pas plus
allègre au combat. C'était à eux, placés en tête de la colonne, d'affronter
les premiers coups. Il
était midi ; la première division s'était échelonnée sur la route du col pour
céder le plateau à la seconde. Le 2e léger, suivi du 24e de ligne et du 41e,
commençait à gravir les pentes de gauche ; les zouaves attendaient que le
mouvement fût assez prononcé pour s'ébranler à leur tour. Tout à coup, la
fusillade éclata ; ce n'était pas encore le feu des réguliers. Derrière
chaque pointe de roc, chaque pierre éboulée, chaque touffe de broussailles,
les Kabyles embusqués avec intelligence, l'arme bien appuyée, tiraient comme
à la cible sur le 2e léger, qui ne répondait pas. Officiers et soldats
avaient bien assez à faire de lutter avec les difficultés du terrain qu'il
fallait d'abord vaincre. On y allait des pieds et des mains, grimpant à la
paroi, s'accrochant aux saillies, aux branchages, les hommes, le fusil en
bandoulière, s'aidant mutuellement, se faisant la courte échelle ; on ne
s'arrêtait pas pour les blessés que les bataillons suivants devaient
recueillir. A l'abri d'un saillant qui défilait à peu près ses hommes, le
colonel Changarnier leur donna dix minutes pour reprendre haleine. Au-dessus
s'étageaient trois retranchements gardés par les réguliers. Le premier
n'avait qu'un faible relief ; il est emporté sans trop de peine ; le profil
du second était un peu plus marqué ; il est emporté aussi, mais avec plus
d'efforts. Reste à prendre, au sommet du grand pic, une grande redoute, clef
de la position. Afin de réduire ses pertes autant que possible, le colonel en
fait serrer la base et se dirige à gauche vers un ravin dont l'origine doit
être apparemment au niveau de la redoute. A ce moment, un nuage entoure le
régiment, arrête sa marche, mais le dérobe aussi aux coups de ses
adversaires. « Semblables, a dit un des acteurs de celle grande scène, à ces
héros de l'Iliade et de l'Enéide que des divinités
enveloppaient de nuées pour les protéger, nous attendions, et les coups des
réguliers, sans but précis, incertains, sifflaient sans nous atteindre
au-dessus de nos têtes. » Pendant
ce temps, la deuxième colonne, partie plus tard, mais cheminant sur des
pentes moins roides, avait gagné du terrain, tandis que la troisième, suivant
lentement les lacets de la route, servait de point de mire à deux pièces de
petit calibre qu'Abdel-Kader avait établies à droite du col, et dont le feu,
peu efficace d'ailleurs, fut bientôt éteint par celui d'une batterie de
campagne que le maréchal Valée, toujours artilleur de prédilection, se donna
le plaisir de mettre en position lui-même. En tête de la colonne s'avançait
le duc d'Orléans et, près de lui, à pied, le duc d'Aumale, qui avait donné
son cheval au colonel Guesvriller, du 23e de ligne. Répercutées par les échos
des montagnes, la canonnade et la fusillade roulaient avec des grondements de
tonnerre. Parfois, comme si le combat se rapprochait, le retentissement
éclatait plus net et plus fort. Dans un de ces moments, le maréchal,
silencieux, immobile, les mains croisées sur les fontes de la selle, crut
entendre derrière lui ces deux mots chuchotés : « Nous reculons. — Non !
dit-il, en se retournant, le front sévère ; non, c'est l'effet du vent.
Silence ! » Tout à coup, le bruit lointain cessa, on n'entendait plus que les
coups de feu les plus rapprochés ; que se passait-il donc au fond du champ de
bataille ? Pendant un quart d'heure, l'anxiété fut grande. Enfin, une
sonnerie de clairon apportée par la brise de l'est fit tressaillir de joie
tous les cœurs ; c'était la fanfare du 2e léger qui sonnait avec entrain la
marche bien connue du régiment. « A ce moment, a dit le maréchal Valée,
toutes les poitrines se dilatèrent, soulagées de l'oppression qui les
accablait lorsque, ne voyant plus nos bataillons cachés dans les replis de la
montagne, on n'entendait que le roulement de la fusillade arabe à laquelle
pas un coup de fusil français ne répondait, roulement si formidable qu'on
l'entendait même de Blida, à huit lieues de distance. » Ce
quart d'heure de silence et d'angoisse, c'était le temps que le 2e léger
avait passé sous la brume du nuage protecteur. Quand il fut revenu à la
lumière, ce fut pour recevoir à bout portant le feu d'un bataillon d'askers
sorti de la redoute. Quarante hommes tombèrent, mais les autres, bondissant
comme des fauves, rompirent le bataillon, en poursuivirent les débris et
franchirent après eux le fossé de l'ouvrage. Le premier qu'on vit sur le
parapet, le lieutenant Guyon, tomba mort ; le duc d'Orléans l'avait décoré le
matin même. Au plus haut sommet du Djebel-Enfous, le drapeau du 2e léger
flotta déployé sur la redoute conquise, et les clairons à perle d'haleine
sonnèrent la marche du régiment. C'était pour le maréchal et pour l'armée
l'annonce de la victoire. Du point où l'avait porté son élan, le colonel Changarnier
embrassait le panorama de la bataille ; à l'ouest, les restes du bataillon
qu'il venait de défaire s'éloignaient avec un millier de Kabyles en suivant
une arête qui devait aboutir au col ; à l'est, d'autres bandes descendaient
vers la Chiffa ; au sud, une colonne, presque entièrement composée
d'infanterie régulière, semblait se retirer vers Médéa. Aussitôt
que le 24e eut remplacé le 2e léger dans la redoute, le colonel Changarnier
prit la direction du col ; à mi-chemin, La Moricière le rejoignit, et tous
deux s'arrêtèrent pour attendre le général Duvivier, qui, retardé par
l'âpreté du terrain, avait laissé jusqu'alors ses deux lieutenants mener
l'action d'eux-mêmes. La jonction s'était faite dans un site ravissant, au
bord d'un petit lac aux eaux limpides, encadré par des bouquets de chênes
d'une rare beauté. Au-delà, la prévoyance des ingénieurs, déserteurs ou
autres, qui s'étaient mis au service d'Abdel-Kader, avait coupé par une
redoute l'arête qui mettait en communication le pic de Djebel-Enfous avec le
col. Deux compagnies de réguliers l'occupaient encore. Carabiniers du 2e
léger, zouaves, tirailleurs de Vincennes s'y élancèrent à l'envi et
l'emportèrent en commun. Vif et court, ce combat fut le dernier. Les deux
premières colonnes réunies descendirent au col que la troisième atteignit
dans le même temps, sous le feu d'un demi-bataillon d'askers qui fit sa
retraite, après avoir fourni régulièrement la salve. Dans le lointain, au
pied des pentes que les colonnes triomphantes venaient de gravir, on
entendait encore quelques détonations ; c'était la fin d'un combat que la
deuxième division avait soutenu contre une partie de la cavalerie de Sidi-Mbarek
et quelques centaines de Kabyles. Le
succès était grand, car Abdel-Kader avait rassemblé pour la défense du Ténia
toutes ses forces ; mais quand il avait vu le progrès du 2e léger sur sa
droite, il n'avait pas voulu, en homme habile, s'entêter au combat, et, sauf
pour les corps destinés à faire l'arrière-garde, il avait de bonne heure
donné les ordres de retraite. En fait, il était battu, mais non hors de
combat, et ses pertes étaient relativement peu importantes. Celles de son
adversaire dépassaient trois cents hommes ; elles portaient, pour les deux
tiers, sur le 2e léger, qui comptait quarante-deux morts, dont trois
officiers, et cent quarante-cinq blessés ; après lui venait le 24e, avec une
perte d'une quarantaine d'hommes ; la deuxième et la troisième colonne, moins
longtemps et moins sérieusement engagées, avaient beaucoup moins souffert.
Dans la journée du 13 mai, les blessés furent évacués sur Haouch-Mouzaïa ;
parmi eux, on comptait les généraux de Rumigny et Marbot, et le commandant
Grobon, des tirailleurs de Vincennes. L'escorte qui les conduisit ramena, le
lendemain, avec le concours de cavalerie, l'énorme convoi parqué, depuis le
11, dans la redoute. Le 16, l'armée descendit à Médéa ; le lieutenant-colonel
Drolenvaux gardait, avec deux bataillons, le col où le maréchal avait fait
faire quelques travaux défensifs. La marche fut peu inquiétée ; cependant,
avant d'arriver au bivouac, l'avant-garde eut à débusquer des vieux oliviers
de Zeboudj-Azara un bataillon d'askers qui, sans s'éloigner beaucoup, alla
s'établir, de l'autre côté du ravin, en face des mines de cuivre, sur un
plateau qui prit dès lors le nom de plateau des Réguliers. Le lendemain,
après un court engagement en avant de Médéa, la ville fut occupée ; elle
était absolument déserte. Le maréchal la fit mettre en état de défense,
autant qu'il était possible de faire en trois jours, l'arma d'artillerie, la
pourvut de munitions et de vivres pour deux mois, et en confia le
commandement au général Duvivier, avec une garnison de deux mille quatre
cents hommes formée du 23e de ligne, d'un bataillon du 24e, d'un bataillon du
58e et de détachements d'artillerie et du génie. Dans la nuit du 17 au 18, la
cavalerie venue de France, qui se croyait bien en sûreté dans l'angle compris
entre le mur de la ville et l'aqueduc, se laissa surprendre par une bande de
partisans heureusement peu nombreuse ; autrement la surprise eût pu avoir des
résultats funestes, car la panique fut grande, et sans l'infanterie qui vint
à la rescousse, les régiments de marche n'en auraient pas été seulement pour
une trentaine de chevaux blessés ou enlevés. Le 20 mai, l'armée reprit le
chemin du col. La première division marchait en tète, puis le convoi escorté
par la cavalerie ; l'arrière-garde était faite par ce qui restait de la
première division, c'est-à-dire un bataillon du 15e léger, un du 48e et les
trois bataillons du 17e léger. C'est à ce moment-là que l'émir attendait la
revanche. A droite de la route, un bataillon d'askers se dissimulait dans le
ravin de la haute Chiffa ; à gauche deux autres bataillons occupaient le
plateau des Réguliers ; en arrière une colonne de cinq mille cavaliers se
prolongeait sur le chemin de Miliana. Le mouvement des troupes françaises
avait commencé tard et se faisait lentement ; quand, après le défilé de
l'interminable convoi, l'arrière-garde s'engagea dans le bois des Oliviers,
ce fut sur elle que, selon l'usage traditionnel des Arabes, s'abattit
l'orage. La vieille futaie devint le théâtre d'un des combats les plus acharnés
qu'on eût encore vus en Afrique. Pendant longtemps le 17e léger en supporta
l'effort ; car les deux autres bataillons avaient assez à faire de protéger
le convoi menacé par des Kabyles embusqués dans la montagne. Abdel-Kader
dirigeait habilement ses troupes ; les cavaliers avaient mis pied à terre et
fournissaient un feu plus meurtrier que s'ils étaient demeurés à cheval. On
voyait des cheikhs richement vêtus s'avancer à vingt pas des tirailleurs
français et aligner les leurs sur les hampes des drapeaux fichés en terre.
Les réguliers de droite essayèrent de couper derrière le 17e léger la route
du col en gagnant du terrain vers la mine de cuivre, mais un détachement de
chasseurs d'Afrique, démonté comme les cavaliers de l'émir, leur barra le
passage. Que faisait cependant le maréchal ? Toujours plus préoccupé du
convoi que de la bataille, il se borna d'abord à faire mettre en batterie
deux pièces de montagne dont la mitraille fit peu d'effet. Témoins éloignés
de la lutte dont ils n'entendaient que le grondement, les six bataillons
d'avant-garde frémissaient d'impatience. Enfin, sur la demande réitérée du
duc d'Orléans, le maréchal consentit à lâcher la bride au 2e bataillon de
zouaves. Ils s'élancèrent, le colonel de La Moricière et le cornmandant
Renault en avant, chargeant de front avec les compagnies décimées du 17e que
le colonel Bedeau, couvert de sang, entraînait l'épée à la main, ne voulant
pas se laisser dépasser par ses généreux camarades. Abdel-Kader recula, mais
menaçant encore ; si la nuit ne fût intervenue, le combat eût recommencé sans
doute. Pour
lui, c'était presque un succès ; quoiqu'il eût perdu beaucoup plus de monde
qu'au col de Mouzaïa, il en avait aussi fait perdre davantage à son
adversaire ; il lui avait tué plus de cinquante hommes et blessé plus de
trois cents ; un trop grand nombre étaient atteints de blessures mortelles,
et quelques-uns n'avaient pas pu être sauvés de l'ennemi. Enfin, remarque
pénible à faire, la journée du 20 mai, revanche en quelque sorte de la journée
du 12, rehaussait autant, parmi les soldats de l'émir, l'éclat de son
prestige qu'elle achevait d'abaisser, parmi les Français, l'autorité morale
du maréchal Valée. Le 21, le corps d'armée, suivi des deux bataillons qu'il
avait laissés au col, descendit à la redoute de Haouch-Mouzaïa, et le
lendemain, les troupes qui le composaient rentrèrent dans leurs
cantonnements, tandis qu'une longue colonne de voitures d'ambulance et de
cacolets amenait aux hôpitaux d'Alger le douloureux contingent des blessés et
des malades. Quelques jours après, les princes firent leurs adieux à leurs
compagnons d'armes et s'embarquèrent pour la France. VI Pendant
l'absence du maréchal, Alger avait mené une vie inquiète ; le général de
Rostolan n'avait pas dormi tranquille. Les Hadjoutes d'un côté, Ben-Salem de
l'autre infestaient la Métidja ; le Sahel même n'était pas à l'abri de leurs
coups de main. A Birkhadem, le 27 avril, on avait signalé leurs coureurs ;
deux maisons de campagne étaient brûlées, trois personnes enlevées près de la
Ferme modèle ; le lendemain c'était Hussein-Dey qui recevait leur visite. Le
général multipliait les postes, les rondes, les patrouilles ; il faisait
marcher la milice ; il armait les condamnés militaires. Pendant quelques
jours, l'ennemi se tint à distance, mais tout à coup, le 15 mai, on le vit de
plus près qu'on ne l'avait jamais vu depuis 1830, dans le Hamma, au café des Platanes.
Il y eut ce jour-là un épisode émouvant, renouvelé d'Hercule, de Nessus et de
Déjanire. Hercule était un maraîcher du Hamma, Déjanire sa jeune femme, le
Centaure un cavalier de Ben-Salem. Emportée au galop par Nessus, Déjanire se
débattait en poussant des cris ; Hercule, qui mieux aimait la voir -morte
qu'abandonnée au ravisseur, tira sur le groupe, et Nessus tomba mort.
L'histoire ne dit pas si le burnous de l'Arabe dont le colon s'empara lui
devint aussi funeste qu'à l'époux de Déjanire la tunique empoisonnée du Centaure. Le
retour de l'armée allait mettre pour quelques jours un terme à ces insultes,
mais Alger ne pouvait pas compter beaucoup sur sa protection immédiate ; car,
dès le 4 juin, elle était de nouveau en campagne. D'après des informations
qui paraissaient au moins probables, Abdel-Kader aurait divisé ses forces et
renvoyé même une partie de ses réguliers à leurs dépôts pour se refaire ; il
ne serait resté que le bataillon de Barkani devant Médéa, celui de
Sidi-Mbarek à Miliana et celui de Ben-Tami à quelque distance de cette ville,
au pont du Chélif. C'était à Miliana qu'en voulait le maréchal. Il partitle 4
de Blida, traversa la plaine hadjoute, bivouaqua le 5 à Karoubet-el-Ouzri,
sur le territoire des Beni-Menad, qui, le lendemain, pour lui avoir cherché
noise, virent brûler leurs moissons, passa le défilé de Chab-el-Kêta et
s'arrêta, dans la soirée du 6, au confluent de l'Oued-Hammam et de
l'Oued-Djer. Le 7, l'armée rejoignit au marabout de Sidi-Riar le chemin
direct d'Alger à Miliana, remonta la vallée de l'Oued-Adelia, franchit sans
difficulté le col du Gontas et descendit dans la plaine du Chélif. Pendant la
nuit, la lueur d'un grand incendie éclaira de ses reflets rougeâtres les
sommets du Zaccar, et, le jour venu, des tourbillons de fumée servirent à la
colonne de repère et de guide dans la direction de Miliana livrée aux
flammes. Suspendue
au flanc méridional du Zaccar qui lui prodigue ses eaux bienfaisantes, la
ville est reliée à la plaine du Chélif, qu'elle domine de très-haut, par un
couloir à pente roide au fond duquel court, pendant deux lieues et plus,
l'Oued-Boutane rapide et limpide. C'est au marabout de Sidi-Abdel-Kader
qu'est le seuil du défilé. C'est de là que le maréchal Valée fit ses
dispositions pour aborder la ville et combattre l'ennemi, s'il était
possible. Les deux brigades de la première division, composées, l'une des
zouaves et du 2e léger, l'autre des tirailleurs de Vincennes, du 17e léger,
d'un bataillon du 23e et d'un bataillon du 24e de ligne, avaient pour chefs
les colonels Changarnier et Bedeau. A ces deux brigades était confiée
l'action de vigueur ; la seconde division, formée du 3e léger, d'un bataillon
du 1er de ligne, du 48e et de la légion étrangère, demeurait en réserve,
ainsi que le 1er régiment de chasseurs d'Afrique, le 1er régiment de marche
et les gendarmes maures. A l'ouest de la ville, sur un plateau, on apercevait
un bataillon de réguliers et trois petites pièces d'artillerie que le feu
d'une section de campagne eut bientôt fait disparaître ; à part quelques
groupes de cavaliers qui se tenaient en observation sur les hauteurs, le gros
de la cavalerie arabe était massé dans la vallée du Chélif. La
première brigade par les crêtes de droite, la seconde par les crêtes de
gauche, avançaient lentement, réglant leur pas sur le convoi qui gravissait
péniblement la pente accidentée du vallon. Quand elles arrivèrent à portée de
l'ennemi, les réguliers les honorèrent d'une salve, puis firent demi-tour et
se mirent en retraite par le chemin de Cherchel. Le premier soin des troupes,
après leur entrée dans Miliana, fut de courir aux incendies ; l'eau ne
manquant pas, elles en eurent assez facilement raison ; mais c'était une
désolation que celte ville aux maisons croulantes, aux ruelles encombrées de
ruines. Au dehors, dans le ravin de l'est, les ingénieurs à la solde
d'Abdel-Kader avaient commencé l'établissement d'une fonderie et d'une forge
à la catalane. Pendant trois jours, le maréchal fit réparer les brèches de
l'enceinte, construire en avant des jardins quelques ouvrages défensifs, et
approprier pour le logement des troupes les maisons les plus habitables. Deux
mosquées furent occupées, l'une par l'hôpital, l'autre par le service des
vivres. Après celte installation hâtive, la garde de la place fut confiée au
lieutenant-colonel d'Illens, du 3e léger, avec un bataillon de son régiment,
un bataillon de la légion étrangère et deux détachements du génie et de
l'artillerie ; l'effectif de la garnison était de 1.236 hommes. Le 12
juin, le corps d'armée quitta Miliana ; comme d'habitude, il fut sérieusement
inquiété au départ. Les réguliers avaient reparu ; il y en avait trois
bataillons et beaucoup de Kabyles ; l'infanterie des colonels Changarnier et
Bedeau repoussa leurs attaques, et lorsque la colonne eut débouché dans la
vallée du Chélif, la cavalerie ne s'épargna pas. Deux belles charges furent
poussées par le commandant Bouscaren, à la tête des gendarmes maures, et par
le commandant Morris, à la tête des chasseurs d'Afrique. La perte de cette
journée fut de quatorze morts et de cent dix blessés. Le soir, le bivouac fut
établi sur les deux bords du Chélif, au gué de Souk-el-Arba. Selon les ordres
du maréchal, l'arrière-garde avait brûlé tous les gourbis, toutes les
moissons sur son passage. Constamment observé, mais à distance, par la
cavalerie arabe, le corps d'armée traversa, le 13, la plaine des Djendel et
les ravins des Ouamri, passa, dans la matinée du 14, en vue de Médéa, et
bivouaqua, l'après-midi, au bois des Oliviers. On apercevait au loin, de
l'autre côté du Bou-Roumi, la cavalerie d'Abdel-Kader ; mais son infanterie,
qu'était-elle devenue ? N'avait-elle pas occupé le col ? Si elle n'y était
pas, il importait de l'y prévenir, ou, si elle y était, de l'y surprendre. A
minuit, une colonne composée des zouaves, du 2e léger et du 24e, quitta le
bivouac sous le commandement du colonel Changarnier. On cheminait en silence,
l'œil au guet, l'oreille ouverte ; défense de tirer un coup de fusil ; les
armes étaient chargées, mais les bassinets n'avaient pas d'amorce. Sur le
ciel d'une sérénité splendide deux nuages passèrent, colorés en rouge par les
reflets d'un grand feu. Ce grand feu reflété, c'était assurément celui des
réguliers au bivouac. Une détonation retentit, puis une autre, puis un cri d'appel.
La colonne montait toujours, silencieuse, attentive. Quand elle arriva au
col, elle n'y trouva personne et rien que trois ou quatre tisons fumants. Il
n'y avait évidemment eu là qu'un petit poste qui venait de s'enfuir, et ce
n'était pas ce foyer chétif qui avait pu donner aux nuages une coloration si
intense. On eut, le lendemain, l'explication du phénomène, quand, tout à côté
de la redoute de Haouch-Mouzaïa, on vit l'emplacement noirci d'une grande
meule de foin toute brûlée. Quoi
qu'il en soit, le col était libre, et, dès l'aube, le maréchal avait mis en
mouvement la cavalerie, le convoi, et l'infanterie à l'arrière-garde ; mais
aussitôt ces réguliers qu'on avait cherchés où ils n'étaient pas étaient
apparus, et avec eux les cavaliers et les Kabyles. C'était à peu près sur le
même terrain et dans les mêmes conditions, la répétition prévue et voulue par
Abdel-Kader du combat si émouvant du 20 mai. L'arrière-garde, que commandait
le général d'Houdetot, se composait du 48e, d'un bataillon du 3e léger et
d'un bataillon de la légion étrangère. A peine eut-elle dépassé le bois des
Oliviers que les réguliers s'y logèrent et ouvrirent contre elle un feu
nourri. En même temps, le convoi était attaqué sur ses deux flancs par des
Kabyles qui le mirent en désordre. D'un petit plateau situé au niveau des
mines de cuivre, une batterie de campagne canonnait le bois. Un peu en
arrière et au-dessus se tenaient, l'arme au pied, les carabiniers et les
voltigeurs du 2e léger, spectateurs du combat, impatients d'y prendre part.
Abrité des ardeurs du soleil par un bouquet de lentisques, le colonel
Changarnier attendait. Le maréchal le fit chercher par le capitaine Lebœuf,
un de ses officiers d'ordonnance. « On ne me fait là-bas que des sottises ;
allez-y, lui dit-il, et donnez à l'affaire une meilleure allure. » Comment se
récuser ? Mais aussi comment enlever au général commandant l'arrière-garde la
direction du combat ? Avec une habileté rare et sans manquer à l'ordre
hiérarchique, Changarnier sut faire agréer des avis que le général
s'appropria le plus naturellement du monde ; puis, du conseil passant à
l'action, il mena ses compagnies d'élite au soutien du 48e, qui tint avec
honneur, ce jour-là, le rôle difficile qu'avait joué le 17e léger dans le drame
du 20 mai. Un dernier retour offensif rejeta l'ennemi hors du bois des
Oliviers et mit fin à la lutte ; dans l'après-midi, tout le corps d'armée
bivouaqua aux environs du col. Les nombreux blessés, — il n'y en avait pas
moins de trois cent quatre-vingts, — furent transportés à l'ambulance de
Haouch-Mouzaïa, et, le lendemain, de l'ambulance à l'hôpital de Blida. La
cavalerie qui les avait escortés ramena, au retour, un convoi énorme destiné
au ravitaillement de Médéa et de Miliana. Le 19
juin, à huit heures du matin, des berges ombragées du lac de Mouzaïa, sous le
couvert des chênes, la première brigade, au repos, voyait serpenter
au-dessous d'elle, par toutes les sinuosités de la route, la file
interminable des mulets chargés qui remontaient lentement au col ; à l'ombre,
le colonel Changarnier attendait le moment de faire prendre les armes aux
bataillons d'escorte, lorsqu'un officier d'ordonnance vint, comme dans la
matinée du 15, le chercher de la part du maréchal. Il le trouva préoccupé,
soucieux ; les généraux et la plupart des colonels étaient venus lui
représenter qu'il était urgent de ménager les effectifs réduits, harassés de
marches et de combats, épuisés surtout par l'ardeur d'un soleil implacable,
et que de nouvelles opérations, en présence d'un ennemi acharné, nombreux,
fait au climat, pourraient avoir un échec, sinon un désastre pour
conséquence. D'autre part, pour approvisionner du nécessaire Médéa, Miliana
surtout, ces opérations, jugées si périlleuses, n'en étaient pas moins
indispensables. C'était sur ce dilemme embarrassant que le maréchal avait
voulu consulter le colonel du 2e léger. Toujours prêt à l'action, Changarnier
opina sans hésitation pour une expédition sans retard. Revenu à sa brigade,
dès que les derniers mulets du convoi eurent défilé, il la mit en marche. Le
soir, à quatre heures, au bivouac du bois des Oliviers, le maréchal le fil
appeler derechef : « Votre opinion, lui dit-il, est-elle toujours la même ? —
La réflexion l'a confirmée. Vous avez encore assez de troupes pour passer
partout, et si Abdel-Kader veut vous barrer le chemin, vous le battrez. — Mon
estomac et mes entrailles m'ennuient ; je serai obligé de rester à Médéa pour
régler le système de fortification que Duvivier veut trop étendre. — Nous
vous regretterons, monsieur le maréchal ; mais nous seconderons si
énergiquement le général Schramm que... — Est-ce que je pense à lui ? C'est
vous qui commanderez. C'est vous qui comprenez ce qu'il faut faire ; c'est
vous qui avez la résolution nécessaire ; c'est vous qui commanderez. » Et,
laissant le colonel ravi, mais stupéfait, le maréchal rentra dans sa tente. Le 20
juin, les troupes étaient de bonne heure sous les murs de Médéa. Depuis
l'occupation, la ville n'avait pas subi d'attaques sérieuses ; les pertes de
la garnison n'étaient que de quatre tués et onze blessés ; mais Duvivier,
mécontent de son inaction, réclamait ou des renforts, qui le missent en état
d'agir au dehors, ou sa mise en disponibilité. C'était encore un dilemme. Par
un mélange d'autorité, de promesses et d'éloges, le commandant de Médéa se
laissa persuader de patienter encore ; mais quelle dut être l'amertume de ses
réflexions quand, le lendemain matin, il apprit par l'ordre du jour la
fortune inouïe de Changarnier, son rival ! Un corps expéditionnaire était
ainsi constitué : 350 zouaves ; 900 hommes du 2e léger, 400 du 17e léger,
1.000 du 23e de ligne, 1.000 du 24e, 400 du 58e ; 400 chasseurs d'Afrique ;
deux compagnies du génie ; une batterie de montagne ; soit 4.600 hommes, tout
ce qu'il y avait de valide dans le rang, et le commandant de ce corps était
Changarnier ! Tous les généraux, tous les colonels plus anciens que lui
étaient retenus sous Médéa ; seuls, les colonels Bedeau et Drolenvaux, moins
anciens, étaient appelés à marcher sous ses ordres avec les lieutenants-colonels. Le 22
juin, vingt minutes avant l'aube, la cavalerie, suivie de la moitié des
bataillons, prit la direction du col de Mouzaïa ; aussitôt les vedettes
arabes coururent en donner avis à l'émir, qui, comme au 20 mai et comme au 15
juin, envoya toutes ses forces, réguliers et cavaliers, occuper les ravins
autour des oliviers de Zeboudj-Azara. Cependant, tandis que Changarnier
longeait avec une lenteur calculée les pentes du Nador, derrière lui, le
reste de ses bataillons, l'artillerie et le convoi gagnaient le plus de
terrain possible sur le chemin de Miliana ; puis, lorsqu'il jugea qu'ils
avaient pris assez d'avance, il les rejoignit par une marche en diagonale
avec l'avant-garde du matin, qui allait devenir l'arrière-garde du soir.
C'était le pareil stratagème qui avait réussi deux fois au général Bugeaud
avant la Sikak ; Abdel-Kader s'y laissa prendre encore ; quand il s'avisa de
son erreur, il était trop tard et son infanterie trop loin. Changarnier lui
avait habilement dérobé une marche. Au plus fort de la chaleur, les troupes
se rafraîchirent à la charmante fontaine de Sidi-Ali-Tamjiret ; dans la
futaie qui l'entoure, on se montrait avec admiration trois arbres à la ramure
si étendue que chacun d'eux pouvait abriter du soleil tout un bataillon sous
son ombre. Le soir, à six heures, la colonne bivouaquait au bord du Chélif,
au Souk-el-Arba des Djendel ; le lendemain matin, avant huit heures, elle
s'arrêtait à l'entrée du vallon de Miliana. Les crêtes fortement occupées à
droite et à gauche, le seuil du défilé gardé par le 24e et par l'artillerie,
le convoi, précédé d'un bataillon, monta vers la ville ; c'était un
supplément de 60.000 rations qui allait entrer dans les magasins aux vivres
et suffire, avec ce qu'ils devaient contenir encore, selon les calculs de
l'intendance, aux besoins de la garnison jusqu'au 20 septembre. Pendant que
le colonel Changarnier pressait le déchargement des mulets de bât, une vive
fusillade, appuyée de coups de canon, le rappela en hâte au seuil du vallon
attaqué par la cavalerie de l'émir, mais si bien défendu par le colonel
Gentil, du 24e, que l'ennemi ne parvint pas à le forcer. A trois heures, tout
était fini, et les mulets haut le pied ralliaient le bivouac sous le marabout
de Sidi-Abdel-Kader. Vers cinq heures, on aperçut les réguliers, qui, du
Djebel-Mouzaïa, étaient revenus à marches forcées au Djebel-Gontas. Autant
le colonel Changarnier avait pris soin, la veille, d'éviter une rencontre,
autant, allégé du convoi, il attendait, il espérait, il recherchait une
affaire générale ; mais il en fut pour son vain espoir. Suivi de loin par les
bataillons d'Abdel-Kader qui longeaient prudemment le pied des montagnes,
escorté de plus près par la cavalerie, très-nombreuse, mais presque aussi
prudente que l'infanterie, le colonel faisait des haltes fréquentes afin de
donner à l'ennemi des tentations d'attaque. Une seule fois il parut mordre à
l'appât ; mais la charge, rompue par un feu de deux rangs, n'arriva même pas
jusqu'aux carrés hérissés de baïonnettes. La colonne revit avec plaisir, le
24 et le 25, les bons bivouacs de Souk-el-Arba et de Sidi-Ali-Tamjiret, et le
26, au pied du Nador, elle fit sa jonction avec les troupes restées sous
Médéa. Du 27
juin au 2 juillet, cavaliers et fantassins ne cessèrent pas de faire la
navette de Médéa à Blida et réciproquement, pour amener de celle-ci les
chargements de munitions et de vivres destinés à celle-là. Le 2 juillet,
pendant que le corps d'armée quittait définitivement le col, le 2e léger et
le 24e de ligne d'un côté, les zouaves et le 17e léger de l'autre, brûlaient
et détruisaient tout ce qu'ils pouvaient atteindre, moissons, gourbis,
jardins, vergers, dans les montagnes des Mouzaïa et des Soumata. Le 3
juillet, au camp supérieur de Blida, La Moricière et Changarnier reçurent des
mains du gouverneur leur brevet de maréchal de camp, signé à Paris le 21
juin, le même jour où, sous Médéa, la confiance du maréchal Variée avait
conféré au colonel du 2e léger un commandement d'officier général. En quatre
ans, cinq mois et vingt jours, Changarnier avait franchi, du grade de capitaine
à celui de maréchal de camp, la distance que La Moricière et Duvivier avaient
parcourue, celui-ci en neuf ans, celui-là en six ans et huit mois. Pour avoir
été plus lent que celui de leur heureux émule, l'avancement de Duvivier et de
La Moricière n'en était pas moins exceptionnellement rapide. VII Les
troupes regagnaient leurs cantonnements ; les grandes opérations avaient pris
fin. « Le plan de campagne est exécuté, disait le maréchal Valée dans son
rapport au ministre ; la France est fortement établie dans la vallée du
Chélif ; de grandes communications relient à la Métidja Médéa et Miliana. Le
moment approche où les tribus se sépareront de l'émir. » N'était-ce pas
montrer beaucoup de satisfaction et beaucoup de confiance ? Le maréchal
Clauzel, qu'on blâmait tant, en avait-il naguère montré davantage ? A Paris,
on était loin d'être aussi rassuré. C'était le moment où les affaires
d'Egypte mettaient la France. en contradiction avec la plus grande partie de
l'Europe. Les adversaires de l'Algérie ne pouvaient pas manquer de tirer
parti pour leur thèse des inquiétudes de l'opinion publique. Au mois
de mai, une commission parlementaire avait proposé la résolution suivante : «
Dans le cours de la prochaine session, le gouvernement soumettra aux Chambres
les conditions de la domination et de l'occupation française en Algérie. » M.
Thiers s'y opposa énergiquement. « Si la proposition, dit le président du
conseil, n'est que l'expression détournée d'un système qui aurait pour
résultat d'affaiblir aux yeux de l'étranger ou des Arabes la ferme résolution
du gouvernement français de posséder l'Algérie et d'employer toutes les
forces du pays, si cela est nécessaire, pour triompher des résistances qu'il
y rencontre, je la combattrai de toutes mes forces. Un système d'occupation
restreinte, je le déclare impossible. Le traité de la Tafna est la réponse la
plus victorieuse au système de l'occupation restreinte. Je crains que la
commission n'ait contribué, contre sa volonté, à affaiblir la force morale
dont nous avons besoin en Afrique. Tout se sait en Afrique, tout ce qui se
dit ici a du retentissement. Je le dis encore, l'occupation restreinte serait
une résolution funeste ; ce serait un rêve, une chimère de gens qui ne
connaissent ni les hommes ni les choses. » Devant cette déclaration si nette,
le plus fougueux des anti-algériens, M. Piscatory, ne se contint plus : «
L'Afrique, s'écria-t-il, c'est la ruine pendant la paix, l'affaiblissement
pendant la guerre. Je Croyais à la possibilité d'une occupation restreinte ;
j'y croirais encore sans M. le président du conseil ; mais puisqu'il veut
tout conquérir, tout soumettre, tout occuper, je le dis hautement : l'Afrique
est un malheur, une folie, et si on doit la pousser hors de toute limite,
sans hésiter je suis pour l'abandon. » Avec moins de violence, le général
Sébastiani exprima le même sentiment : « Jusqu'à ce que l'on me démontre
qu'on est en état de conserver Alger dans le cas d'une guerre en Europe, que
l'influence de la France ne serait pas plus grande lorsqu'elle aura la libre
disposition de ses forces et de son argent, je persisterai dans mon opinion. » On
attendait le général Bugeaud ; quand il parut à la tribune, l'attention
devint grande. Il fut comme toujours énergique, absolu, " Voulez-vous,
dit-il, rester imperturbablement en Afrique ? Eh bien ! il faut y rester pour
y faire quelque chose ; jusqu'à présent, on n'a rien fait, absolument rien.
Voulez-vous recommencer ces dix ans de sacrifices infructueux, ces
expéditions qui n'aboutissent qu'à brûler des maisons et à envoyer bon nombre
de soldats à l'hôpital ? Vous ne pouvez continuer quelque chose d'aussi
absurde. Messieurs, puisque vous êtes condamnés à rester en Afrique, il faut
une grande invasion, qui ressemble à celles que faisaient les Francs, à
celles que faisaient les Goths ; sans cela vous n'arriverez à rien. » Serrant
de plus près la question militaire, à propos des faits de guerre qui étaient
en train de s'accomplir, il blâma l'occupation de Cherchel ; à Médéa, selon
lui, ce n'était pas deux mille quatre cents hommes qu'il aurait fallu mettre,
c'était huit mille hommes. « Il y a, dit-il encore, un système qu'il faut
abandonner : c'est le système de la multiplication des postes retranchés. Je
n'en connais pas de plus déplorable ; il nous a fait un mal affreux. C'est le
système de la mobilité qui doit soumettre l'Afrique. Il y a, entre le système
de l'occupation restreinte par les postes retranchés et celui de la mobilité,
toute la différence qu'il y a entre la portée du fusil et la portée des
jambes. Les postes retranchés commandent seulement à la portée du fusil,
tandis que la mobilité commande le pays à vingt ou trente lieues. Il faut
donc être avare de retranchements. et n'établir un poste que quand la
nécessité en est dix fois démontrée. » Il était impossible de viser plus
droit et plus juste ; le coup devait atteindre le maréchal Valée en pleine
poitrine. Cependant
le maréchal se complaisait dans l'excellence de sa méthode. « L'armée,
écrivait-il au général Corbin, le 2 juillet, a besoin d'un repos
honorablement gagné, et l'ennemi est suffisamment occupé à lécher ses plaies.
Tous les renseignements s'accordent à dire qu'il a fait des pertes
extrêmement considérables. Il n'était pas accoutumé à deux mois de campagne
consécutive au sein de ses provinces. Les Kabyles eux-mêmes, peu portés
naturellement à prendre part aux affaires d'Abdel-Kader, contraints de marcher
et poussés par les troupes régulières, désirent vivement la fin d'un état de
choses qui les ruine et les rend très-malheureux. » Les
troupes ont besoin de repos, disait le maréchal ; mais ce repos, où le
trouver ? Était-ce dans ces postes multipliés dont la chaîne ininterrompue embrassait
le Sahel ? Terrassés par la fièvre, les hommes y tombaient, suivant
l'expression vulgaire, comme des mouches. En veut-on un exemple ? Voici ce
qu'écrivait, le 28 août, un officier du 1er de ligne, le capitaine de
Montagnac : « Dispersés dans six ou huit postes, nous occupons les endroits
les plus malsains en ce moment ; ce sont les postes avancés qui bordent le
Sahel du côté de la plaine, où l'on est sous l'influence des miasmes de cette
infernale Métidja où personne ne peut vivre. Aussi sommes-nous minés par les
maladies d'une façon déplorable. Notre pauvre bataillon, qui était de sept
cents hommes à notre départ d'Oran, se trouve réduit à deux cent dix ; depuis
que nous sommes ici — il n'y a qu'un mois — il est entré plus de cinq cents
hommes à l'hôpital. Ma compagnie, qui était de quatre-vingt-six hommes le 26
juillet, lorsque nous sommes partis de Boufarik, est aujourd'hui de vingt-six
grenadiers, trois caporaux et un sergent ; plus de sergent-major, plus de
fourrier, plus de tambour. Des compagnies de cent-vingt hommes réduites à
trente, c'est effrayant ! Ces malheureux sont frappés de la fièvre comme de
la foudre ; ils tombent, et l'on n'a que le temps de les porter à l'hôpital.
J'ai été détaché, le 6 de ce mois, avec cent et un hommes de mon bataillon au
camp de Bouderba, le plus important de tout le Sahel, car il en est la clef.
Mes cent et un hommes sont aujourd'hui réduits à cinquante-deux. On a réuni
dans ce malheureux camp les débris d'un bataillon du 58e et un détachement de
cent hommes du 48e. J'ai le commandement de tous ces corps, avec un personnel
de sept officiers du 58e — reste des cadres d'un bataillon — deux officiers
du 48e et un de chez nous. Cela me donne un effectif de deux cent quarante
hommes avec deux pièces d'artillerie. Sur ces deux cent quarante hommes, il
nous faut en fournir cent chaque jour pour la garde de six postes, dont
quatre redoutes avancées. Voyez ce qu'il reste pour faire des sorties,
lorsque les Arabes s'approchent de trop près, ce qui arrive souvent ; c'est
pourtant avec cette poignée d'hommes que je suis appelé à fermer l'entrée du
Sahel aux bandes de sauvages qui essayent à chaque instant de traverser nos
lignes. Dernièrement, le 12 août, ils ont fait, du côté de Koléa, un coup qui
a dû leur donner bien de l'orgueil : un détachement composé de quarante
chasseurs à cheval, de quinze indigènes et de cent cinquante hommes du 3e
léger, sortis, les uns disent pour relever un blockhaus, les autres disent
pour pousser une reconnaissance, est tombé dans une embuscade et a perdu cent
trois hommes : soixante ont eu la tête coupée ; le reste fut fait prisonnier.
Un voltigeur qui avait été pris s'est échappé ; il a rejoint son corps et a
raconté que le capitaine qui commandait l'infanterie avait été emmené avec un
certain nombre d'hommes ; l'officier de cavalerie a été tué. Sept ou huit
cents cavaliers, soutenus par un bataillon de réguliers, les ont surpris et
enveloppés tout d'un coup. Vous voyez comme les Arabes sont atterrés par les
coups que nous leurs portons ! Leur violence et leur audace augmentent chaque
jour. Nous ne sommes maîtres nulle part. Ils nous attaquent de tous les côtés
: Miliana attaqué, Cherchel attaqué, nos convois attaqués, nos
correspondances attaquées tous les jours. Le maréchal ne pourrait pas mettre
4.000 hommes sur pied ; il y a en ce moment, dans la province d'Alger, plus
de 6.000 malades. Moi, je vais toujours bien ; tout tombe autour de moi et je
reste debout, quoique je ne me sois pas déshabillé depuis le 6 mai et que je
n'aie pas couché autrement que par terre, eongé par les puces et les poux. Je
suis tout en guenilles. » Y
avait-il beaucoup d'exagération dans ce tableau poussé au noir ? Non, par
malheur ; les documents officiels ne le démentent pas, au contraire. Dans
toute l'armée, au 1er novembre, il y avait tout près de 15.000 malades ou
malingres, incapables d'aucun service. Sur un effectif de 71.703 hommes, la
situation à cette date porte en effet 14.812 absents et 56.891 présents,
indigènes compris. Depuis le 1er juin, 4.200 hommes étaient morts dans les
hôpitaux ; 2.700 avaient été évacués sur France ; 745 étaient en congé de
convalescence. Dans les seuls hôpitaux d'Alger, il y avait 3.600 malades,
sans compter les malingres traités dans les infirmeries régimentaires. Le
nombre des hommes présents sous les armes se réduisait à cent cinquante pour
un bataillon du 3e léger, à cinq cents pour le 53e de ligne, à deux cents
pour tout le 58e. L'effrayante
réduction des effectifs dans les troupes françaises eut pour effet d'incliner
le maréchal à plus d'indulgence pour les corps indigènes. Le bataillon des
tirailleurs de Constantine fut organisé définitivement à huit compagnies. ;
il y eut un demi-bataillon de trois compagnies à Bone, un bataillon de six
compagnies à Alger. L'effectif de la gendarmerie maure, des spahis réguliers
et des irréguliers reçut une augmentation notable. En somme, à la fin de
l'année 1840, le nombre des indigènes soldés par la France était de 2.300
fantassins et de 3.300 cavaliers. VIII S'il
était vrai, comme s'en vantait le maréchal, qu'il eût fortement établi dans
la vallée du Chélif la domination française, que de grandes communications
fussent désormais ouvertes entre Alger d'une part, Médéa et Miliana de
l'autre, comment se faisait-il qu'on n'eût reçu, depuis les premiers jours de
juillet, aucune nouvelle ni de l'une ni de l'autre ? Pour Médéa, notamment,
le fait était inexplicable, car, à défaut de la correspondance postale,
Duvivier avait à sa disposition la correspondance télégraphique. En effet,
dès le 4 juillet, le général Changarnier, à peine reconnu de la veille et
nommé commandant supérieur de Blida, avait reçu du maréchal la mission
d'installer au point culminant des montagnes visibles de Médéa un télégraphe,
et non content de lui en donner l'ordre, le maréchal avait voulu de sa
personne reconnaître avec lui l'emplacement le plus favorable à l'exécution de
ce dessein. Il le trouva chez les Beni-Sala, au Djema-Dra, à plus de 1.200
mètres de hauteur, au-dessus d'une belle source d'où le nouvel établissement
prit son nom, Aïn-Tailazid. Aussitôt le terrain choisi, on y avait construit
d'abord la redoute du télégraphe, puis un vrai camp retranché. Des dix
bataillons que le général Changarnier avait immédiatement sous la main, quatre
occupaient avec lui Aïn-Tailazid ; les six autres, qui étaient à Blida,
venaient à tour de rôle relever les premiers. Dans la
seconde quinzaine de juillet, le télégraphe avait reçu tous ses apparaux ;
les employés étaient à leur poste. Le 28, par un temps superbe, on se mit en
mesure d'échanger avec Médéa les premiers compliments. Les grands bras de la
machine aérienne s'agitèrent : « Attention ! » Médéa n'eut pas l'air de s'en
apercevoir. Deux fois, trois fois, on répéta le signal : Médéa ne répondit
pas. Les jours suivants, Aïn-Tailazid continua de gesticuler : peine perdue.
Enfin, le 2 août, le général Changarnier eut l'idée malicieuse d'intercaler,
parmi des signaux hors de sens, trois mots : « Ordonnance... Avancement...
Lieutenant général. » Ô miracle ! Aussitôt les bras de Médéa s'agitèrent : « Signal
pas compris ; répétez » ; à quoi ceux d'Aïn-Tailazid ayant répliqué : «
Gouverneur très-mécontent de n'avoir pas de vos nouvelles », Médéa redevint
inerte ; mais on avait désormais le mot de l'énigme : la paralysie n'était
que volontaire. C'était un entêtement du général Duvivier : commandant d'une
place bloquée, il ne voulait plus communiquer avec le dehors. « La position
de Médéa n'était pas fâcheuse, écrivait un peu plus lard le maréchal Valée à
M. Thiers ; le manque de communications tenait à l'esprit de système, bien connu
dans l'armée, du général Duvivier. Plusieurs Arabes que j'ai laissés près de
lui porteraient volontiers des dépêches à Blida ; par système, il s'isole et
ne fait aucun usage des moyens mis à sa disposition. L'année dernière,
lorsqu'il commandait à Blida, je ne pouvais avoir de rapports de lui qu'en envoyant
le général d'Houdetot les chercher. » Le
maréchal avait, lui aussi, ses entêtements ; il s'était mis dans l'idée
qu'entre Blida et Médéa, par la région tourmentée des Beni-Sala, des
Beni-Meçaoud et des Ouzza, il devait y avoir nécessairement un chemin direct,
et ce chemin-là, il avait donné au général Changarnier l'ordre formel de le
découvrir. Le 26 août, le 2e léger, le 24e de ligne, les tirailleurs de
Vincennes, un escadron de chasseurs d'Afrique, une batterie de montagne, un
convoi de cent dix mulets chargés de munitions et dé vivres, se formèrent en
colonne au-dessous d'Aïn-Tailazid ; deux bataillons demeurèrent pour la garde
du camp. Le 27, commença le voyage d'exploration ; il dura deux jours sans
autre résultat qu'un excès de travail et de fatigue au-delà de ce que les
plus déterminés grimpeurs de montagne auraient pu imaginer ou prévoir. Les
Kabyles eux-mêmes étaient si loin de s'attendre à pareille visite qu'à peine
essayèrent-ils d'y faire obstacle ; s'ils avaient eu le temps de se réunir,
la colonne, surprise dans des gorges où le soldat étouffait de chaleur, se
serait trouvée plus d'une fois en mauvaise passe. Le 28 au matin, l'ennemi
était déjà plus nombreux ; mais on apercevait la crête du Djebel-Dakla, et
Médéa n'était pas loin. « L'ardeur du combat, a dit l'un des vieux soldats de
Changarnier, la poudre que nous brûlions, celle qui restait sur nos lèvres en
déchirant la cartouche, avaient enflammé nos gosiers ; nos bidons étaient
vides et tous les torrents à sec. Nous atteignîmes enfin les vignes qui
entourent Médéa ; notre soif était si grande que les tirailleurs se
précipitaient vers les puits et s'y disputaient un bidon d'eau, sans
s'inquiéter des Kabyles qui nous suivaient en nous fusillant de crête en
crête. » Arrivé
sous les murs de la ville que l'apparition imprévue de la colonne avait
débloquée, le général dut attendre un certain temps devant la porte. Son aide
de camp, le capitaine de Mac Mahon, qui l'avait précédé d'un quart d'heure,
n'avait pas pu obtenir qu'elle fût ouverte. Quand Duvivier parut enfin, grave
et solennel : « Soyez le bienvenu, dit-il, mais vous savez, mon cher général,
qu'une place assiégée ne doit pas avoir de relations avec l'extérieur. » Il
lui fallut bien pourtant recevoir le convoi qu'on lui amenait et permettre à
Changarnier de visiter la place dont la bonne tenue ne pouvait que faire
honneur à son commandant. Il n'y avait eu qu'une seule attaque vraiment
sérieuse, le 3 juillet, trois jours après le dernier ravitaillement. Ce
jour-là, sous la direction d'Abdel-Kader, Barkani, avec deux bataillons de
réguliers et de nombreux contingents kabyles, avait surpris les travailleurs
de la garnison occupés à la construction d'une redoute extérieure. La réserve
accourue avait rétabli le combat qui ne s'était terminé que le soir par la
retraite de l'ennemi très-maltraité. Les pertes avouées par Duvivier étaient
sérieuses : soixante-deux morts, quatre-vingt-six blessés ; selon les
informations recueillies par Changarnier, elles auraient été plus graves
encore. Quoi qu'il en soit, l'attaque ne s'était pas renouvelée ; Barkani et
les Kabyles avaient seulement resserré le blocus. Dans le journal tenu
régulièrement par Duvivier, on lisait, à la date du 13 août, cette page d'une
forme un peu plus qu'originale : « La ville prend tous les jours une
situation plus imposante. Si M. d'Abdel-Kader veut faire enterrer son monde,
son plus court parti est de venir nous attaquer ici. Je doute qu'il en ait le
cœur ; il se contente de nous bloquer, croyant probablement que nous mourrons
bientôt de faim. S'il était homme à conversation, je lui proposerais de venir
faire un tour dans nos magasins de vivres et de liquides ; mais il ne vient
pas plus à conversation qu'il ne vient de près, de sa personne, dans les
combats qu'il livre lui-même, se tenant à trois quarts de lieue en arrière
des siens. » Excessif en tout, Duvivier était ici beaucoup trop injuste pour
son grand adversaire. Quand
le général Changarnier eut tout vu dans Médéa, les fortifications, l'hôpital,
les magasins, les casernes, même le télégraphe qui était en parfait état, il
se remit en chemin, le 29 août, aux premières lueurs du jour. Au moment où
Duvivier recevait ses adieux : « Vos troupes se trompent, dit tout à coup
celui-ci ; elles vont passer sous l'aqueduc. — Elles ne se trompent pas ;
nous retournons par le col de Mouzaïa. — Pourquoi pas par la route que vous
avez prise en venant ? — Je la connais assez, et le gouverneur approuvera ma
résolution quand il aura lu mon rapport. Persuadé que si nos colonnes
fréquentent ce pays, l'une d'elles aura quelque jour à s'en repentir, je ne
veux pas que ce soit celle que je commande. — Votre résolution est bien
subite ! — Ma résolution est prise depuis avant-hier, à neuf heures du matin.
Les chefs de corps et mes deux aides de camp, Mac Mahon et Pourcet, ne l'ont
apprise qu'hier soir, après la fermeture des portes de Médéa, dont les habitants
ont les oreilles très-ouvertes. » Comme
Duvivier, Barkani s'était imaginé que la colonne allait refaire la dangereuse
exploration qu'elle avait hasardée l'avant-veille, et il avait embusqué le
gros de ses forces au-dessous d'Aïn-Tailazid, dans le coupe-gorge. Vers dix
heures seulement, Changarnier vit descendre rapidement du Djebel-Dakla les
premières compagnies des réguliers rappelés à la hâte. A cette heure, l'avant-garde,
la cavalerie, l'artillerie et les bagages avaient assez d'avance sur le
chemin du Ténia pour ne laisser au général aucune inquiétude. Arrêté derrière
un pli de terrain auprès des mines de cuivre, avec les tirailleurs de
Vincennes et le 2e léger, il attendit l'approche de l'ennemi ; quand il le
vit à moins de deux cents pas, il fit rapidement replier les tirailleurs. Encouragés
par cette fuite apparente, les réguliers se lancèrent à la poursuite ; mais,
au premier tournant, ce furent les baïonnettes du 2e léger qu'ils
rencontrèrent. Le choc fut terrible, la mêlée courte ; l'ennemi en déroute,
laissant la pente jonchée d'une centaine de cadavres, courut chercher asile
dans le bois des Oliviers. Le lendemain, les troupes expéditionnaires
regagnèrent, les unes Blida, les autres Aïn-Tailazid. Depuis l'établissement
de ce dernier poste, le camp supérieur n'était plus occupé. L'année
d'après, Duvivier se mit en tête de chercher à son tour et de découvrir enfin
cette communication de Blida à Médéa, ce chemin direct rêvé naguère par le
maréchal Valée, qui n'était plus alors gouverneur général. Il n'y réussit pas
mieux que Changarnier ; il y perdit même plus de temps et de monde, ce qui
lui attira les sarcasmes du général Bugeaud et le décida, pour s'y
soustraire, à demander peu de temps après son rappel en France. Un jour que
devant un cercle de généraux et de colonels, Bedeau faisait au gouverneur le
récit de cette fâcheuse opération à laquelle il avait pris part, quelqu'un
rappela l'expédition de Changarnier et son retour par le col de Mouzaïa. «
Moi, dit à ce propos le général Baraguey-d'Hilliers, qui n'était pas aimé des
troupes, moi, à votre place, je serais revenu par le même chemin, quand
j'aurais été sûr d'y rester avec tout mon monde. » A quoi Changarnier
répondit doucement : « Vous ne paraissez pas comprendre qu'en ayant assez vu
pour faire un rapport concluant, ma mission était remplie. J'ai ramené mes
troupes, je leur ai procuré un beau succès, je suis revenu sain et sauf, et
l'armée en a été bien aise. Vous, vous y seriez resté, et elle n'en aurait
pas été fâchée peut-être. » Là-dessus, le général Bugeaud fut saisi d'un fou
rire qui gagna tout le monde, sauf Baraguey-d'Hilliers. IX Le
ministre de la guerre n'était pas aussi satisfait du maréchal Valée que le
maréchal l'était de lui-même : « La situation générale ne s'est pas améliorée
depuis le commencement de la campagne, disait le ministre ; nous occupons, il
est vrai, Médéa et Miliana, mais dans des conditions jusqu'ici peu
favorables. Les partis arabes n'en demeurent pas moins à peu près maîtres de
la plaine, et les communications entre nos postes sont difficiles et rares.
Il est urgent de remédier, par des opérations heureuses et décisives, à un
tel état de choses dont il y aurait bientôt à s'alarmer. » Il est certain que
nulle part dans la Métidja, pas même dans le Sahel, les communications
n'étaient sûres. Un jour, la diligence d'Alger à Douéra était attaquée, un
voyageur tué, le sous-intendant Massot pris et emmené chez les Hadjoutes ; le
lendemain, c'étaient trois carabiniers du 17e léger qui étaient enlevés tout
près de Boufarik. Cependant, à l'est de la plaine, un heureux coup de main du
général Changarnier venait de donner à l'ennemi une sévère leçon. Le 18
septembre, comme il se trouvait à Alger pour l'inspection des troupes, il
avait appris que Ben-Salem, avec des forces considérables, tenait assiégés
dans le réduit de Kara-Moustafa cinquante hommes du 58e, et que le commandant
du Fondouk ne se croyait pas en état de leur porter secours. « Allez vite
chasser ces gens-là, lui dit le maréchal, avant que nous ayons la honte d'une
capitulation. » Aussitôt, sous couleur d'inspection, les zouaves du
commandant Leflô à Birkhadem, les tirailleurs à Koubba, les chasseurs
d'Afrique à Hussein-Dey, la compagnie du génie, la batterie de montagne et la
section d'ambulance à Moustafa-Pacha, reçurent l'ordre de se rendre
immédiatement à la Maison-Carrée. Les hommes, en petite tenue, ne devaient
prendre avec eux que les cartouches et trois rations de vivres. Le soir,
entre huit et neuf heures, le général se mit en route avec sa colonne légère.
Après un bataillon de cinq cent cinquante zouaves venaient trois escadrons du
1er chasseurs d'Afrique, un bataillon de deux cent quatre-vingt-dix
tirailleurs, quarante sapeurs du génie, quatre obusiers, une section
d'ambulance, enfin quatre cent quatre-vingts hommes du 17e léger, de la
garnison de la Maison-Carrée, au total : dix-huit cents hommes. On marcha
toute la nuit ; avant l'aube, on fit halte au pied des collines de
Kara-Moustafa. L'ancien camp, occupé par un poste kabyle, fut enlevé tout de
suite, puis ce fut l'infanterie de Ben-Salem, qui, surprise au bivouac, ne
fit pas longue résistance. Restait la cavalerie ; au lever du soleil, on la
vit, sur l'autre rive du Boudouaou, en ligne de bataille : au centre, un
escadron rouge ; sur les ailes, douze cents cavaliers du Sebaou et de
l'Isser. Couverts à droite par les tirailleurs, à gauche par les zouaves, les
chasseurs d'Afrique franchirent la rivière, poussèrent droit aux rouges, les
rompirent, et, l'infanterie aidant, mirent toute la ligne en déroute. Les
Arabes laissèrent sur le terrain cent vingt-neuf morts, deux cents fusils,
des pistolets, des yatagans ; on leur prit dix-sept hommes, quarante-quatre
chevaux, trente-cinq mulets ; dans la tente de Ben-Salem, on trouva ses
tapis, ses éperons, son cachet. Parmi les morts, on reconnut un vaillant
chef, le kaïd des Isser, tué d'un coup de sabre par le lieutenant-colonel
Tartas. Du côté des vainqueurs, la perte en tués ou blessés ne fut que d'une
vingtaine d'hommes. Le soir même, tandis que les troupes se reposaient au
bivouac avant de reprendre, le lendemain, le chemin de leurs cantonnements,
le général Changarnier entrait chez le maréchal, tout surpris de le revoir
sitôt, victorieux en vingt-quatre heures. « Il y
a ici, écrivait le capitaine de Montagnac, un général qui est tous les
généraux d'Afrique : c'est Changarnier. Y a-t-il une expédition à organiser ?
Vite on ramasse des fractions de tous les corps et l'on prend mon
Changarnier. Y a-t-il une razzia à faire ? Changarnier. S'agit-il d'établir
un télégraphe dans les nuages ? Encore Changarnier, toujours Changarnier !
Changarnier est donc le factotum, l'homme universel, indispensable, de toutes
les affaires africaines. Du reste, il répond à la confiance qu'on a en lui :
il se bat bien. Sa réputation va toujours grandissant, et bientôt la terre ne
sera plus assez vaste pour le contenir. Voici les opérations de
ravitaillement qui vont commencer ; Changarnier commande l'expédition. Il a
dû traverser le col, aujourd'hui 3 octobre, car on a entendu une canonnade assez
nourrie toute la journée. Ils auront encore un fameux pavé à arracher pour
franchir cette barrière infernale où tant de Français ont péri et qui nous
coûtera encore bien du monde. Quel système, grand Dieu ! que celui qu'on a
adopté pour occuper ce pays ! Ces horribles villes, véritables prisons, dans
lesquelles on a jeté trois mille individus, sont autant de gouffres où
disparaissent ces malheureux abandonnés. Déjà l'on sait qu'à Médéa le général
Duvivier a été obligé de faire de la gélatine avec ses bœufs, qui, tous les
jours, mouraient de faim. L'officier supérieur qui commande à Miliana aura-t-il
su tirer parti des carcasses des malheureux animaux desséchés par les
privations de tout genre ? Nous avons appris, dans le courant d'août, par un
espion, qu'au commencement du mois deux cent quatre-vingt-neuf hommes avaient
péri, que beaucoup d'hommes de la légion étrangère avaient déserté, que la
garnison, réduite à un très-faible effectif, avait été obligée de construire
un réduit dans l'intérieur de la ville, pour s'y réfugier en cas d'attaque.
Nous ne savons plus ce qui s'est passé depuis cette époque, et je crains bien
qu'on ne trouve nos malheureux soldats morts ou mourants. » Lugubre prophétie
! vérité lugubre ! Le
capitaine de Montagnac ne se trompait que sur un point : le canon qu'il
entendait de Birkhadem était bien celui de Changarnier ; mais ce n'était pas
au col de Mouzaïa qu'on se battait, c'était au col du Gontas. Changarnier
allait au secours de Miliana, non de Médéa ; il y allait, le 3 octobre ;
c'était bien tard. Le dernier ravitaillement datait du 23 juin, et les
magasins n'avaient reçu de vivres que pour un trimestre. Dès le 1er
septembre, le maréchal avait fait avertir le commandant par un espion qu'il
se préparait à lui envoyer prochainement un convoi ; cependant, les jours et
les semaines passaient, et le convoi ne se faisait pas. Pourquoi ce retard ?
Changarnier, qui s'en inquiétait et qui était en situation d'en parler au
maréchal, l'expliquait, sans le justifier, par la difficulté de mobiliser une
colonne d'une certaine force, tant il y avait de petits postes à garder et
tant la fièvre d'automne y propageait ses ravages ! Enfin, dans la nuit du 27
au 28 septembre, un homme vêtu en Arabe se présenta au palais du gouvernement
; c'était un échappé de Miliana, ancien soldat de la légion étrangère, ancien
ouvrier des arsenaux de l'émir. Les nouvelles qu'il apportait in extremis
étaient de telle sorte qu'il n'y avait plus un jour à perdre. Appelé avant
l'aube, le général Changarnier reçut les instructions du maréchal. Le soir
même, il était à Blida, donnant ses ordres pour le rassemblement des troupes
et l'organisation d'un convoi destiné, selon le bruit public, au ravitaillement
de Médéa. Personne, même dans l'état-major du général, n'avait reçu ni
pénétré son secret. Ce ne fut qu'au bivouac, près de Haouch-Mouzaïa, dans la
soirée du 1er octobre, que les troupes apprirent où on les menait. Il y
avait, avec les zouaves, trois petits bataillons détachés du 17e léger, du
24e et du 48e de ligne, quatre cents chasseurs d'Afrique, deux compagnies de
sapeurs, une batterie de montagne. Les mulets du convoi portaient cent
cinquante mille rations, farine, riz, sel, sucre, café. La colonne traversa
la plaine hadjoute et pénétra, le 2, dans les montagnes des Beni-Menad. Il y
eut des engagements assez vifs au passage de l'Ouedbou-Rkika, à
Karoubet-el-Ouzri, au défilé de Chab-el-Keta, et le lendemain, au col du
Gontas. Le 4, la cavalerie arabe parut vouloir défendre le seuil du vallon de
l'Oued-Boutane qui fut aisément forcé. Pendant que les zouaves, l'artillerie,
le génie s'établissaient à l'entrée de la gorge et les autres bataillons sur
les hauteurs de droite et de gauche, le convoi, précédé d'une petite
avant-garde, montait vers la ville. Quand le général y entra, ce qu'il vit
tout d'abord dépassa sa plus douloureuse attente. L'état des troupes était
navrant. Il y avait encore une certaine quantité de vivres dans les magasins,
mais ces vivres étaient avariés, et si le nombre des rationnaires n'avait pas
été depuis longtemps réduit par la mort, la faim aurait assurément fait des
survivants ses victimes. La nostalgie, l'ennui, la dysenterie, la fièvre, la
maladie morale et les maladies physiques, tout concourait à les abattre. « La
moitié de la garnison, a dit le général Changarnier, était dans le cimetière,
un quart dans les hôpitaux ; le reste se traînait sans force et sans courage,
incapable de défendre les remparts que l'ennemi, mal informé, n'avait
heureusement pas attaqués. » Cette malheureuse garnison fut relevée tout
entière, à l'exception d'un seul homme, le capitaine du génie Tripier, qui
demanda comme une faveur de rester dans ce poste abhorré. Le commandant
Brunet, du 48e, remplaça le lieutenant-colonel d'Illens ; le général
Changarnier lui composa un effectif de douze cents hommes. Réduite d'autant,
car les survivants de Miliana ne pouvaient pas compter, la colonne dut être
conduite, pendant la retraite, avec une sûreté de coup d'œil, une habileté
tactique et une décision qui firent à son chef, au jugement des hommes du
métier, plus d'honneur que le succès d'une offensive heureuse. Observée,
suivie, côtoyée par la cavalerie arabe, attendue par les montagnards aux
passages difficiles, sans se laisser entamer ni retarder même, elle rentra,
le 7 octobre, à Blida, avec une perte de quarante-deux tués et de deux cent,
soixante blessés. Le capitaine de Mac Mahon, aide de camp de Changarnier, fut
cité particulièrement pour sa bravoure et son intelligence de la guerre. Victimes
d'une fatalité impitoyable, les tristes débris qu'on croyait avoir sauvés des
horreurs de Miliana avaient été suivis par la mort ; ils lui appartenaient :
elle les reprit presque jusqu'au dernier tour à tour. Des douze cent
trente-six hommes laissés au mois de juin dans la ville maudite, soixante-dix
survivaient seuls au 31 décembre. Étonnée de ce grand désastre, émue par la
poésie frémissante de Joseph Autran, l'opinion publique fut sévère pour le
maréchal Valée. Le maréchal, homme de conscience et de probité, n'essaya de
dissimuler, pas plus à autrui qu'à soi-même, la gravité de la catastrophe
dont ses lenteurs étaient la cause, et comme il y allait de son honneur d'en
prévenir un second exemple, il voulut, sans plus de retard, diriger en
personne le ravitaillement des garnisons bloquées. Le 27
octobre, un corps de sept mille combattants, escortant un convoi de huit
cents mulets, quittait Blida et le lendemain s'établissait au col de Mouzaïa
sans opposition. Le 29, au bois des Oliviers, l'arrière-garde, un moment
compromise, fut dégagée par un retour offensif du général Changarnier. Après
Médéa, ce fut Miliana qui reçut la visite du maréchal ; il y arriva le 8
novembre, compléta pour un semestre l'approvisionnement de la place,
substitua au 3e léger, qui n'y était que depuis un mois, le 2e bataillon
d'Afrique, et revint sur Blida par un nouvel itinéraire, en châtiant les
Beni-Menad au passage. Du 15 au 20 novembre, un convoi supplémentaire acheva
de remplir les magasins de Médéa dont la garnison fut intégralement
renouvelée ; les zouaves y relevèrent le 23e de ligne, et Cavaignac, leur
lieutenant-colonel, le stoïque bloqué de Tlemcen, remplaça Duvivier qui
reprit avec satisfaction le commandement d'une brigade active. La campagne
d'automne ainsi terminée, les troupes rentrèrent dans leurs cantonnements. X Presque
uniquement absorbé par les opérations sur Médéa et Miliana, le maréchal Valée
avait à peu près négligé la province de Constantine, et tout à fait la
province d'Oran. Dans une dépêche qui ne lui fut pas agréable, le ministre de
la guerre crut devoir lui rappeler, le 25 septembre, l'importance de l'une et
de l'autre. « Vous aurez, disait le ministre, à considérer quels résultats a
déjà produits sur les Arabes de l'intérieur et sur la fidélité de nos alliés
la longue défensive dans laquelle la province d'Oran a été tenue, et à
examiner, s'il est, en effet, sans danger de la prolonger... D'un autre côté
Abdel-Kader, après une suite de combats glorieux pour nos armes, a pu
cependant envahir, par ses lieutenants, la Medjana et porter la guerre dans
la province de Constantine, où nous n'avions que quelques embarras
intérieurs. » Il est
certain que, dans la Medjana, El-Hadji-Moustafa, le propre frère
d'Abdel-Kader, avait provoqué, au mois d'août, une insurrection générale et
bloqué, ou peu s'en faut, la garnison de Sétif ; mais il faut ajouter qu'un
beau combat de cavalerie, livré le 1er septembre aux environs de cette place,
à Medzerga, par les chasseurs d'Afrique du colonel de Bourgon, dissipa la
ligue insurrectionnelle et contraignit le frère de l'émir à se retirer dans
la montagne, d'où il ne tarda même pas à regagner le Titteri. La tranquillité
parut. même assez bien rétablie pour que le général Galbois, qui avait porté
son quartier général à Sétif, pût retourner à Constantine. Son attention
était appelée sur un autre point de la province, du côté de Bone, où le
capitaine d'état-major Saget, officier de la plus grande distinction, et le
kaïd de la Calle, venaient d'être assassinés en trahison par un cheikh des
Beni-Sala. Commis au mois d'octobre, le crime fut sévèrement puni, six
semaines plus tard, par le général Guingret qui mit à feu et à sang le
territoire de la tribu coupable ; malheureusement, le cheikh assassin put
échapper à toutes les recherches, mais soixante de ses complices payèrent de
leur tête l'assistance qu'ils avaient prêtée au guet-apens. Dans la
province d'Oran, il semblait qu'on eût rétrogradé de cinq ans, au lendemain
de la Macta, au temps fâcheux où les garnisons, retenues en arrière des
blockhaus, laissaient les Arabes parader triomphalement en plaine. Telle
était la détresse des Douair et des Sméla, resserrés entre les murs d'Oran,
le Figuier et Misserghine, que l'intendance était obligée de pourvoir à la
nourriture des hommes et des chevaux, à raison d'un demi-kilogramme de blé et
de trois kilogrammes d'orge par jour. Heureusement l'heure approchait où, les
affaires prenant une autre allure, la division d'Oran allait sortir de cet
état de marasme. Au mois d'août, le général Guéhéneuc fut remplacé par La
Moricière. Ce changement, décidé à Paris, ne plut pas au gouverneur qui ne
l'avait pas provoqué : mauvais symptôme. Afin de remettre les troupes en
haleine, La Moricière commença par faire des razzias. Avec les chasseurs
d'Afrique du colonel Randon, les spahis du commandant Montauban, les 13e et
15e léger, le 1er et le 41e de ligne, il était toujours prêt à déboucher du
Figuier ou de Misserghine, et décidé à ne plus laisser Bou-Hamedi ou Ben-Tami
courir impunément du Sig au Rio-Salado. Le temps n'était plus où le maréchal
Valée dictait ses volontés au gouvernement ; obligé de se plier aux
instructions du ministre, voici ce qu'il écrivait, lui, l'ennemi de la
razzia, lui, l'adversaire des colonnes mobiles, le 11 octobre, à La Moricière
: « Le rôle de la division d'Oran devra être de tenir la campagne, de manière
à inquiéter sérieusement l'ennemi, à lui faire éprouver des pertes
considérables, à attirer dans notre alliance les tribus, à faire peser sur
celles qui resteront hostiles le poids de la guerre. Vos opérations devront
commencer par une attaque, tenue autant que possible secrète, contre les
Gharaba et les Beni-Amer. Ravager le pays au sud du lac, enlever les troupeaux,
amener Bou-Hamedi à un combat décisif, puis, si on le pouvait, se porter dans
la plaine de l'Habra, empêcher les tribus d'ensemencer les terres, tel est le
but qu'il conviendrait d'atteindre. » Le 21
octobre, sous prétexte d'une revue, 3.000 hommes d'infanterie, une batterie
de montagne, 700 chevaux du 2e chasseurs d'Afrique, 400 spahis, 500 Douair et
Sméla étaient rassemblés au Figuier. Dans la nuit, La Moricière les porta
rapidement sur le haut Tlelate. Il devait y avoir là, d'après le capitaine
Daumas, un grand campement de Gharaba et de Beni-Amer, sous les ordres de
leurs aghas Ben-Yacoub et Sidi-Zine. La surprise, au point du jour, fut
complète et le butin énorme : un millier de bœufs, trois mille moutons et
chèvres, soixante chevaux, trente chameaux, trois cents ânes, de l'orge, des
poules, du blé, des tentes, des tapis, des bijoux, des boudjous, etc. Les
femmes de Ben-Yacoub avaient été prises ; l'agha offrit de payer largement
leur rançon, à condition qu'elles n'eussent pas subi d'insultes ; autrement
il les abandonnait a pour être salées et mangées ». C'était, selon le
capitaine Daumas, l'expression courante chez les Arabes en pareil cas. Le 2
novembre, visite de la colonne mobile aux silos des Beni-Amer ; le 8 et le 9,
visite aux silos des Gharaba. Dans cette dernière affaire, il y eut un assez vif
engagement à l'arrière-garde. A la tête d'un escadron de chasseurs d'Afrique,
côte à côte avec le général de La Moricière, le colonel de Maussion, son chef
d'état-major, tomba frappé de trois balles, en pleine charge. « Nous avons
perdu un homme qu'on ne remplacera jamais ici, écrivait, quelques jours
après, le capitaine de Montagnac ; il emporte non-seulement les regrets de
l'armée, mais encore ceux de toute la population. Le colonel de Maussion est
mort au bivouac, deux heures après avoir été blessé ; le 11, nous l'avons
enterré. Les derniers adieux à cet honnête homme ont été touchants, et
quelques paroles prononcées sur sa tombe par le commandant de Crény ont fait
couler bien des larmes. » Ce fut le lieutenant-colonel Pélissier qui prit
l'emploi de chef d'état-major de la division d'Oran. La
guerre ne donne pas de loisir aux longs attendrissements, et ceux qu'elle
passionne lui pardonnent ses rigueurs en faveur de ses mâles jouissances.
Encore et sincèrement ému de la mort héroïque du colonel de Maussion, le
capitaine de Montagnac esquissait d'une plume allègre, en dilettante, le
combat du lendemain : « Il faisait un temps superbe, le soleil était brillant
; le terrain, pas trop accidenté, laissait apercevoir tous les mouvements des
deux partis. Ces nuées de cavaliers, légers comme des oiseaux, se croisant,
voltigeant sur tous les points, ces hourras, ces coups de fusil dominés, de
temps à autre, par la voix majestueuse du canon, tout cela présentait un
panorama délicieux et une scène enivrante. Il paraît que demain nous allons
nous mettre encore en course. Le petit La Moricière ne nous laisse pas
beaucoup de repos, et il a raison, s'il veut avoir des troupes aguerries et
faites à la fatigue pour les expéditions du printemps prochain. » Les
expéditions du printemps prochain, qui donc allait les diriger en chef ? La
nomination de La Moricière à la division d'Oran n'était-elle pas l'indice
d'un changement plus considérable ? La Moricière n'était-il pas un précurseur
? Pendant trois années, le maréchal Valée avait donné sa mesure ;
l'expérience de sa méthode était largement faite ; qu'avait-elle produit ?
Sauf un cas unique d'offensive, l'assaut du col de Mouzaïa, toutes ses
opérations militaires n'étaient qu'escortes de convois et ravitaillements. On
savait de reste ce que valaient les postes retranchés et le système
d'attente. N'était-ce pas au tour des colonnes mobiles et du système d'action
de faire leurs preuves ? C'était de ce côté-là qu'inclinait visiblement déjà
le cabinet que présidait M. Thiers. Celui qui lui succéda, le 29 octobre
1840, sous la présidence nominale du maréchal Soult, sous l'autorité réelle
de M. Guizot, ministre des affaires étrangères, et du comte Duchâtel,
ministre de l'intérieur, décida la question en tranchant résolument dans le
vif. Le 29 décembre, une ordonnance royale releva de ses fonctions le
maréchal Valée et nomma le général Bugeaud à sa place. L'affaire d'Algérie
allait entrer dans une phase absolument nouvelle. L'Algérie,
comme l'ancienne Grèce, a eu ses temps héroïques, son âge légendaire.
J'appelle de ce nom les dix années, de 1830 à 1840, dont la période s'achève
avec ces lignes. C'est une ère confuse, incohérente, pleine de disparates,
mais qui, ce me semble, ne manque ni d'originalité ni de grandeur. Les hommes
y sont livrés à eux-mêmes, dans le libre jeu de leurs qualités et de leurs
défauts, sans direction, sans contrôle, aux prises avec des difficultés de
toute sorte. La France hésite ; dix fois, elle semble près de renoncer à
celte lutte ingrate, d'abandonner cette Afrique dévorante : l'honneur la
retient cependant, et ce sont des défaites à venger qui l'enracinent dans un
sol imprégné de son sang. En face d'elle et par elle a grandi un Arabe de
génie ; lui seul a de la persévérance, un dessein suivi, une volonté que rien
ne décourage : c'est un caractère. Mais voici qu'en face de lui va se
dresser, à son tour, un homme de guerre à sa taille, aussi persévérant,
énergique, résolu, qui, après avoir d'abord hésité lui-même, entraînera dans
son élan les hésitations de la France. Avec lui, tout se range, tout
s'organise, tout se règle. Chez
les Grecs, les Temps héroïques ont pris fin quand s'est ouverte la grande
histoire. La grande histoire en Algérie s'ouvre avec le général Bugeaud. Son avènement
clôt décidément pour nous les Commencements d'une conquête. FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME
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