I. Le général de
Damrémont et le général Bugeaud. - Dualisme. — II. Ravitaillement de Tlemcen
par Abdel-Kader. - Le général Bugeaud à Oran. - Négociations. - Traité de la
Tafna. — III. Explications du général Bugeaud. - Son entrevue avec
Abdel-Kader. - Discussion à la Chambre des députés. - Embarras du ministère.
— IV. État des affaires autour d'Alger. - Combat du Boudouaou. - Opérations
contre les Hadjoutes. - Observations du général de Damrémont. - Négociations
avec Ahmed. - Le général de Damrémont à Bone. — V. Lettre du duc d'Orléans au
général de Damrémont. — VI. Instructions du comte Molé. - Préparatifs de
l'expédition de Constantine. - Défense du camp de Mjez-Ahmar. — VII. Marche
sur Constantine. - Dispositions d'attaque. — VIII. Canonnade. - Crise. - Tir
en brèche. - Mort du général de Damrémont. - IX. Le général Valée. - Assaut.
- Prise de Constantine.
I Si l'on
peut supposer avec assez de vraisemblance que le général Bugeaud s'était
promis ou laissé promettre la succession du maréchal Clauzel, on doit
reconnaître qu'il ne fit pas à cet espoir entrevu le sacrifice de ses idées
militaires. Son discours du 19 janvier 1837, à la Chambre des députés, était
en désaccord avec les résolutions prises par le ministère que présidait le
comte Molé ; le système de l'occupation restreinte et du progrès pacifique
avait prévalu. Le général de Damrémont accepta le programme du cabinet ;
quand il prit possession du gouvernement général, dans les premiers jours du
mois d'avril, la proclamation qu'il adressa aux habitants de l'Algérie ne put
laisser le moindre doute à cet égard. « Le Roi, disait-il, veut la
conservation d'Alger ; il veut tout ce qui peut assurer cette conservation en
la rendant avantageuse à la France. Longtemps il a fallu combattre, il a
fallu porter en tous lieux l'idée de notre puissance, prouver que nos armes
pouvaient aller partout, protéger nos amis, atteindre nos ennemis. Ce
résultat est pleinement acquis, et si l'autorité du nom français réclame
encore une satisfaction à Constantine, tout se prépare pour que cette
satisfaction soit assurée. Concentrer nos forces sur les points les plus
importants, pour nous y établir en maîtres d'une manière absolue et
définitive ; livrer autour de nous le sol à la culture et nous enraciner par
elle dans la terre d'Afrique ; encourager les entreprises particulières...
et, en leur assurant protection, couvrir leurs travaux par un cercle
impénétrable ; agrandir ce cercle à mesure que ces travaux s'étendent ; avancer
ainsi pas à pas, avec sagesse, mais utilement et sûrement, n'avançant qu'avec
la résolution et la certitude de nous maintenir ; faire succéder à l'état de
guerre une pacification fondée sur la justice, mais aussi sur la force, une
pacification bienveillante et protectrice pour ceux qui l'observent,
menaçante pour ceux qui tenteraient de l'enfreindre : voilà désormais la
mission réservée à l'administration de ce pays, mission lente et difficile, à
laquelle je viens me consacrer. » Dans
cette proclamation, la phrase incidente, la courte phrase sur Constantine ne
répondait pas nettement à l'attente publique ; plus excitée qu'après
Sidi-Yacoub, qu'après la Macta même, elle réclamait la vengeance immédiate de
l'affront subi. Si Ahmed avait été le seul ennemi à combattre, le
gouvernement eût probablement satisfait à cette exigence ; mais de même que,
l'année précédente, l'expédition de Constantine n'avait pu être entreprise
qu'après le coup frappé sur Abdel-Kader à la Sikak, de même, avant de
s'engager de nouveau dans l'est, il fallait, pour être en sécurité dans
l'ouest, ou bien que l'émir fût réduit à l'inaction par un nouveau coup de
force, ou bien qu'un traité l'amenât à déposer les armes. A qui allait être
confiée cette mission de guerre ou de paix ? N'était-ce pas au général de
Damrémont qu'elle appartenait tout naturellement ? Ce ne fut pourtant pas lui
qui en reçut la charge. Le ministère avait des ménagements à garder,
peut-être des torts à réparer à l'égard du général Bugeaud : à défaut du
gouvernement général qu'il avait donné à un autre, il lui en offrit la moitié
en quelque sorte ; car, par une disposition bizarre, ambiguë, pleine de
périls, le général Bugeaud, envoyé dans la province d'Oran, y était, pour la
partie militaire, indépendant du gouverneur général, et n'était tenu envers
lui, pour la partie politique, qu'à des communications de bienséance. Ainsi
apparaissait le dualisme, cette source de conflits dont on avait reconnu le
danger naguère. Les deux demi-gouverneurs débarquèrent presque en même temps,
au commencement d'avril, Damrémont dans le port d'Alger, Bugeaud à Mers-el-Kébir.
C'est à celui-ci, puisqu'il allait traiter les questions les plus
immédiatement urgentes, que nous sommes obligés de nous attacher d'abord ;
après quoi nous reviendrons au général de Damrémont, au vaillant et généreux
soldat, dont nous suivrons la trace d'Alger à Constantine. II Avant
l'arrivée du général Bugeaud, un fait singulier, original, considérable par
les suites qu'il a entraînées plus tard, venait de se passer dans la province
d'Oran : la garnison de Tlemcen ravitaillée, non plus par une colonne
française, ravitaillée par Abdel-Kader lui-même ! Au mois de janvier 1837, le
général de Brossard, venu d'Alger, avait remplacé dans le commandement de la
division le général de Létang rentré en France. Cette difficulté périodique
du ravitaillement le tenait en souci, lorsque le plus jeune des Ben-Durand,
les frères fameux, vint lui offrir son concours ; il se faisait fort
d'introduire tout seul, à ses risques et périls, moyennant un bon prix, un
convoi de vivres dans le Méchouar. L'offre garantie par l'aîné des
Ben-Durand, acceptée par le général de Brossard, puis par le général Rapatel,
son supérieur, les deux frères se mirent à l'œuvre. Abdel-Kader avait besoin
de fer, d'acier, de soufre, d'objets que ne pouvait pas lui fournir la terre
d'Afrique : à lui aussi les Ben-Durand firent leurs offres ; tout ce qui lui
manquait, ils se chargeaient de le lui fournir contre du blé, de l'orge, des
moutons et des bœufs. Voilà bien les éléments d'un convoi, mais comment le
mener dans Tlemcen ? Il y avait dans les prisons de Marseille cent trente
réguliers de l'émir, pris à la Sikak ; laisser de vrais croyants aux mains
des infidèles était un remords qui pesait lourdement sur la conscience
d'Abdel-Kader. Avec une habileté sans égale, les Ben-Durand persuadèrent,
d'une part, à l'autorité française qu'il serait d'une bonne politique de
renvoyer à l'émir ses coreligionnaires ; d'autre part, à l'émir que
l'autorité française mettait pour condition au renvoi des prisonniers le
ravitaillement du Méchouar. Des deux côtés ils réussirent dans leur intrigue ;
mais ils eurent bien soin de cacher à chacune des deux parties ce qu'ils
avaient obtenu de l'autre. Dans leur traité avec l'intendance d'Oran, il ne
fut pas fait mention des prisonniers, pas plus qu'il ne fut rien dit de
l'argent versé par l'intendance française, dans leur transaction avec
Abdel-Kader. Quoi qu'il en soit, le commandant Cavaignac reçut des
Ben-Durand, avec l'autorisation et aux frais de l'émir, un convoi
d'approvisionnement dont il fit profiler, en même temps que ses soldats, les
habitants pauvres de Tlemcen. L'essentiel à retenir de cette intrigue est que
l'émir crut avoir payé effectivement, par la valeur de l'approvisionnement
fourni, la rançon de ses réguliers, et que tout le bénéfice de l'affaire, qui
ne leur coûta rien, fut encaissé en bon argent français par les Ben-Durand,
de compte à demi avec un certain associé dont il sera parlé plus tard. Dès son
arrivée à Oran, le général Bugeaud commença par lancer contre les Arabes une
proclamation terrifiante, pleine de menaces ; mais avant de les mettre à
exécution, il entama, par l'entremise de Ben-Durand l'aîné, des négociations
avec Abdel-Kader. Les pourparlers allaient leur train, quand tout à coup
l'émir se déroba ; on apprit qu'il avait passé le Chélif et qu'il avait
poussé jusqu'à Médéa ; nouvelle encore plus grave, des ouvertures de paix lui
auraient été faites par le général de Damrémont. Là-dessus le général Bugeaud
prit feu ; il voulut voir dans cette diversion un tour que lui jouait le
gouverneur. Il y eut entre eux un échange de lettres très-vives. On sut, mais
beaucoup plus tard, que l'auteur de cet imbroglio était Ben-Durand, qui ne se
faisait pas faute de pêcher en eau trouble, prenant l'argent d'Abdel-Kader
pour diviser et corrompre les khalifas français, disait-il, et l'argent des
khalifas français pour corrompre, disait-il encore, les conseillers de
l'émir. Les plaintes réciproques et les récriminations des deux généraux
mirent dans un grand embarras le ministère, qui se trompait entre eux comme
don Juan entre Charlotte et Mathurine ; enfin il décida que la conduite des
négociations devait être laissée au général Bugeaud, sauf approbation du
gouverneur. Sur ces entrefaites, Abdel-Kader, de retour à Mascara, envoya Ben-Arach,
le principal de ses conseillers, avec mission dé lui amener d'Oran les
négociateurs français Ben-Durand et le lieutenant Allegro, officier
d'ordonnance du général. La paix semblait déjà faite quand, le 7 mai, le
lieutenant revint, annonçant que tout était rompu ; les prétentions
d'Abdel-Kader étaient inadmissibles. Aussitôt les troupes se préparèrent à
entrer en campagne. Par des
renforts envoyés de France, l'effectif général dans les trois provinces avait
été porté de trente et un mille à quarante-trois mille hommes ; c'était à peu
près le chiffre que le général Bugeaud avait déclaré nécessaire, au grand
scandale de la Chambre. La division d'Oran, pour sa part, avait reçu le 1er
régiment de ligne et le 3e bataillon d'Afrique. Ces deux corps formèrent la
1re brigade du corps expéditionnaire, sous- le général de Leydet ; la 2e,
sous le général Rullière, comprenait les 23e et 24e de ligne ; la 3e, sous le
colonel Combe, les 47e et 62e. Le paquetage de l'infanterie était réduit au
strict nécessaire, le sabre-briquet laissé eu magasin, la cartouchière
substituée à la giberne. La cavalerie se composait du 2e régiment de
chasseurs d'Afrique, de deux escadrons de spahis réguliers, des Douair et des
Sméla ; l'artillerie, de deux batteries de montagne. L'effectif était de sept
ou huit mille hommes ; les garnisons d'Oran, d'Arzeu et de Mostaganem en
gardaient quatre ou cinq mille, sous le commandement du général de Brossard.
Les transports de la colonne expéditionnaire étaient faits par cinq cent
cinquante mulets arrivés de France et par trois cents chameaux. Partie
de Bridia le 17 mai, la colonne loucha, le 20, à Tlemcen, qu'elle ravitailla,
et se rendit au camp de la Tafna, le 23 ; cette marche de six jours, sans
rencontre avec l'ennemi, ne fut, à vrai dire, qu'une promenade militaire. Les
hommes étaient dispos ; les mulets seuls, blessés par les bâts apportés de
France et mal construits, étaient en mauvais état : vingt-cinq étaient morts
en route, soixante avaient été laissés à Tlemcen ; une grande partie des
autres était à peu près hors de service. Elle avait bien souffert depuis
quinze mois, la pauvre cité du Méchouar, d'après la description qu'en faisait
le lieutenant-colonel de Maussion, chef d'état-major de la colonne ? « Nous
sommes venus, disait-il, sans un coup de fusil jusqu'à Tlemcen, ville
déserte, plus désolée, plus ruinée que jamais, et en même temps plus
magnifique de site et de végétation que je ne l'avais encore vue. Les pluies
et les neiges qui ont fait crouler les maisons abandonnées ont donné à la
verdure un éclat extraordinaire. Les habitants ont semé tout ce qu'ils
peuvent défendre, c'est-à-dire une enceinte d'une lieue et demie environ, et
dans la ville tous les intérieurs de cours, tous les débris, toutes les
ruines. Ces moissons s'annoncent pour être magnifiques, mais elles ne
suffiront pas pour nourrir six mille personnes ; aussi l'émigration est-elle
très-grande. De Tlemcen ici, nous n'avons pas vu un ennemi, nous n'avons
touché ni aux moissons ni aux maisons des Kabyles, ce que j'approuve fort. »
Cette abstention d'hostilités de part et d'autre annonçait évidemment que la
pacification était proche ; les négociations étaient reprises. En attendant,
les troupes commençaient, sous la direction du génie, la démolition du camp
de la Tafna, condamné par le ministère ; il suffisait que l'îlot de Rachgoun
fût occupé dans ces parages. Le 25
mai, le général Bugeaud écrivait au général de Damrémont : « Nulle part dans
mes instructions il n'est dit que vous devez sanctionner la paix que je
ferai, et que, selon l'expression de votre lettre du 14, je ne dois que
préparer le traité. Si le gouvernement vous dit autrement, si vous avez des
pouvoirs qu'on m'a tenus cachés, les quiproquos, les inconvénients qui sont
survenus ne sont ni de votre faute ni de la mienne. Ils sont du fait du
gouvernement, qui n'a pas établi d'une manière nette et bien tranchée la
séparation des pouvoirs. Que la faute soit rejetée sur ceux à qui elle
appartient ! » Quatre jours après, le 29, autre dépêche plus importante et
décisive : « Je ne crois pouvoir mieux faire, pour vous faire connaître la
grande détermination que je viens de prendre, que de vous communiquer la
lettre que j'écris à M. le ministre des affaires étrangères, en lui
soumettant le traité que j'ai conclu aujourd'hui avec Abdel-Kader. Je
n'ajouterai rien à cette lettre ; elle vous fera suffisamment comprendre mes
motifs et mes vues ; je désire vivement que vous les approuviez. Général, je
vous dois une réparation, je veux vous la faire avec franchise. Abdel-Kader
assure que vous ne lui avez jamais fait de propositions de paix. J'ai donc
été trompé par Durand, qui jouait un double jeu pour obtenir des concessions
des deux parties contractantes en mentant à l'une et à l'autre. Il
travaillait surtout à sa fortune ; c'est un homme sordide. Je ne l'ai point
employé dans ces dernières négociations, j'ai traité directement. Recevez mes
excuses, général ; effacez de votre esprit les impressions qu'ont dû y
laisser mes reproches mal fondés. » Avant
de citer les principaux traits de la dépêche du général Bugeaud au comte
Molé, il faut résumer l'acte fameux sous le nom de traité de la Tafna. Par
l'article 1er, Abdel-Kader reconnaissait la souveraineté de la France en
Afrique ; mais cette reconnaissance, toute platonique, lui était chèrement,
trop chèrement payée. Dans la province d'Oran, la France ne se réservait
autour d'Oran qu'un territoire limité de l'est à l'ouest par le marais de la
Macta, le Sig, la rive méridionale de la grande Sebkha et l'Oued-Malah (Rio-Salado) jusqu'à la mer ; plus, en
dehors de ces limites, Mazagran et Mostaganem avec leurs territoires ; dans
la province d'Alger, la Métidja, limitée de l'ouest à l'est par une ligne
comprenant Koléa, suivant le cours de la Chiffa et la crête du Petit-Atlas, y
compris Blida, jusqu'à l'Oued-Khadra et au-delà, formule vague qui ne pouvait
pas manquer d'être quelque jour un prétexte de conflit. Tout le reste de la
province d'Alger, avec le Titteri, tout le reste de la province d'Oran, y
compris Tlemcen, que le général Bugeaud avait d'ailleurs l'ordre d'évacuer
dans tous les cas, était abandonné à l'« administration » de l'émir. Du
territoire français au territoire arabe et réciproquement, les communications
et les relations commerciales étaient déclarées libres. III En
concluant ce traité, le général Bugeaud avait outre-passé ses instructions,
qui lui prescrivaient notamment d'imposer à l'émir l'obligation d'un tribut
et de donner le Chélif pour limite orientale au territoire qu'on lui
abandonnait. C'était sur ce point délicat qu'essayait de se justifier le
général Bugeaud dans sa dépêche au président du conseil. « J'ai toujours
pensé, disait-il, que dans les circonstances graves un général ou un homme
d'État doit savoir prendre sur lui une grande responsabilité, quand il a la
conviction qu'il sert bien son pays. Ce principe, gravé depuis longtemps dans
mon esprit, je viens d'en faire l'application. J'ai cru qu'il était de mon
devoir, comme bon Français, comme sujet fidèle et dévoué du Roi, de traiter
avec Abdel-Kader, bien que les délimitations de territoire fussent
différentes de celles qui m'ont été indiquées par M. le ministre de la
guerre. Si vous approuvez mon traité, je demande à rester un mois ou deux
pour poser les bases de notre établissement dans la zone réservée ; si vous
ne l'approuvez pas, je demande encore à rester pour faire la campagne de
juillet, août et septembre. Si, par malheur, il y a guerre à faire, il serait
honteux pour moi de rentrer en France avant d'avoir prouvé, une fois de plus,
que je suis loin de la redouter. » Au
fond, le général Bugeaud était mal satisfait de son œuvre, et c'est parce
qu'elle ne lui plaisait pas qu'il avait brusqué le dénouement pour en finir.
Au gré de cet esprit absolu, il n'y avait que deux solutions au problème
algérien : la conquête totale ou l'abandon total. L'occupation restreinte, ce
système bâtard, l'intercalation d'un royaume arabe entre deux ou trois
morceaux de terre française, cette transaction équivoque, tout cela répugnait
à sa rude logique ; et cependant il venait de travailler, lui guerrier, à
cette pacification boiteuse. Quelques jours plus tard, il écrivait à un ami :
« Vous vous attendiez à des bulletins de guerre, et moi aussi, bien que mes
proclamations appelassent la paix ou la guerre. Après bien des difficultés,
bien des contrariétés, la paix a prévalu. J'ai eu surtout à lutter contre
moi. Il m'en a beaucoup coûté de tout terminer et de remettre l'épée au
fourreau sans combattre, lorsque le zèle et la confiance de ma division me
promettaient des combats brillants. » Comment donc avait-il accepté une tâche
si contraire à son génie ? Par dévouement au Roi, qui lui avait demandé ce
sacrifice. Aussitôt
le traité conclu, il réunit les généraux et chefs de corps, et leur en
communiqua le texte ; tous y donnèrent leur assentiment. « La paix est faite
depuis trois jours, sauf ratification du Roi, écrivait, le 3 juin, le
lieutenant-colonel de Maussion ; comme elle est bonne et honorable, je ne
doute pas qu'elle ne soit approuvée. » Une remarque importante à faire, c'est
qu'en Algérie ce traité de la Tafna, qui allait soulever en France tant de
contradictions, fut accueilli avec faveur. Les troupes étaient lasses d'une
guerre qui n'était pas la vraie guerre, lasses de tant de courses incessantes
et inutiles, de tant de ravitaillements à faire et à refaire ; la population
civile soupirait après la tranquillité qui permettrait, aux commerçants de
trafiquer avec les indigènes, aux rares colons sérieux de cultiver leurs
terres. Voilà pourquoi ce traité de la Tafna, plus onéreux, plus dangereux
que le traité Desmichels, dont il n'était qu'une édition revue et augmentée
au grand profit d'Abdel-Kader, fut reçu d'abord en Algérie non comme une œuvre
parfaite, mais comme un accommodement utile et raisonnable. Le
général Bugeaud avait le vif désir de connaître Abdel-Kader ; il lui fit
proposer une entrevue à distance égale des deux camps ; l'émir accepta. Le
1er juin, à neuf heures, le général était sur le terrain avec six bataillons,
l'artillerie et la cavalerie ; de l'émir point de nouvelles. A midi on
attendait encore. Vers deux heures, quelques chefs arabes arrivèrent
successivement : l'émir a été malade, disait l'un ; l'émir s'approche, disait
l'autre ; l'émir est arrêté tout près d'ici, affirmait un troisième. Un
quatrième, Bou-Hamedi, kaïd des Oulaça, convia le général à le suivre
jusqu'au plateau prochain, où il trouverait l'émir. Il était trois heures.
Autour du général on murmurait ; cette longue attente, ces procédés
dilatoires, en un mot cette série d'insolences, irritaient les esprits. «
Marche, dit à Bou-Hamedi le général, je te suis ; mais je trouve indécent de
la part de ton chef de me faire attendre si longtemps. » L'escorte se
composait de douze officiers de tout grade et de dix-huit chasseurs d'Afrique.
On chevaucha pendant quarante minutes dans une gorge étroite. Au
lieutenant-colonel de Maussion, qui témoignait quelque inquiétude pour la
sûreté du général : « Il n'est plus temps, répondit celui-ci, de donner des
conseils ; il ne faut pas montrer de faiblesse devant ces barbares. » Enfin
l'on déboucha sur un vaste plateau, en face d'une troupe de cent cinquante
cavaliers armés, vêtus, montés avec magnificence. Seul, en avant d'eux, dans
un costume d'une simplicité voulue, se tenait Abdel-Kader. Quand la petite
troupe française fut bien en vue, l'émir donna de l'éperon à son superbe
étalon noir et vint à la rencontre du général qui arrivait sur lui au galop.
Les deux chefs se saluèrent, se prirent la main et mirent pied à terre. Il
n'y avait auprès d'eux que les interprètes, le khodja, secrétaire de l'émir,
et Ben-Arach. Les escortes s'étaient arrêtées, de part et d'autre, à soixante
pas environ de distance. Un tapis était étendu sur l'herbe ; les deux
interlocuteurs s'y assirent, et la conversation s'engagea. Pendant ce temps,
les officiers français examinaient curieusement de loin la personne
d'Abdel-Kader, son visage pâle, ovale, bien encadré dans son haïk, ses traits
d'une distinction parfaite, ses yeux bruns aux longs cils, aux sourcils bien
arqués, sa barbe fine et soignée, sa main petite et blanche, son geste
toujours noble et distingué, la souplesse et l'élégance de son attitude sous
les plis de son double burnous blanc et noir. Pendant que le général parlait
à l'interprète, l'émir, d'un air indifférent, s'amusait à arracher des brins
d'herbe ; au début de la conférence, on le vit, à plusieurs reprises, secouer
doucement la tête, et, vers la fin, sourire trois ou quatre fois avec grâce. Quant à
la conversation, elle a été reproduite par le général Bugeaud dans une lettre
confidentielle au comte Molé. En voici quelques traits : « Il y a peu de
généraux qui eussent osé faire le traité que j'ai conclu avec toi, car il est
contraire en partie à mes instructions. Je n'ai pas redouté de t'agrandir
davantage, et je me suis porté ta caution auprès du roi des Français. — Tu ne
risques rien à le faire ; nous avons une religion et des mœurs qui nous
obligent à tenir notre parole ; je la tiendrai mieux que les Français ; je
n'y ai jamais manqué. — Je compte là-dessus-, et c'est à ce titre que je
t'offre mon amitié particulière. — J'accepte ton amitié ; mais que les
Français prennent garde à ne pas écouter les intrigants, comme a fait le
général Trézel. — Les Français ne se laissent conduire par personne. Je te
recommande les coulouglis qui resteront à Tlemcen. — Tu peux être tranquille,
ils seront traités comme des alliés fidèles. — As-tu ordonné de rétablir les
relations commerciales autour de toutes nos villes ? — Non, mais je le ferai
dès que tu m'auras rendu Tlemcen. —Tu sais que je ne puis te le rendre que
quand le traité aura été approuvé par mon roi. — Tu n'as donc pas le pouvoir
de traiter ? — Si, mais il faut que le traité soit approuvé. — Si tu ne me
rends pas Tlemcen, comme tu me le promets dans le traité, je ne vois pas la
nécessité de faire la paix, ce ne sera qu'une trêve. — Cela est vrai, cela
peut n'être qu'une trêve ; mais, à cette trêve, c'est toi qui gagnes, car,
pendant le temps qu'elle durera, je ne détruirai pas les moissons. — Tu peux
les détruire, cela nous importe peu, et, à présent que nous avons fait la
paix, je te donnerai par écrit l'autorisation de détruire tout ce que tu
pourras. Tu ne peux en détruire qu'une bien petite partie, et les Arabes ne
manquent pas de grains. — Je crois que les Arabes ne pensent pas comme toi,
car je vois qu'ils sont bien désireux de la paix, et quelques-uns m'ont
remercié d'avoir ménagé les moissons depuis la Sikak jusqu'ici. » Ici,
continue le général, il a souri d'un air dédaigneux, ce qui voulait dire
qu'il se souciait fort peu de la perte des récoltes, et, changeant de
conversation, il m'a dit : « Combien faut-il de temps pour avoir
l'approbation du roi de France ? — Il faut trois semaines. — C'est bien long.
» Dans ce moment, son khalifa Ben-Arach a pris la parole et dit : « C'est
bien long, trois semaines ; il ne faut pas attendre cela plus de dix à quinze
jours. — Est-ce que tu commandes à la mer ? — Eh bien ! dans ce cas, a repris
Abdel-Kader, nous ne rétablirons les relations commerciales qu'après
l'arrivée de l'approbation et lorsque la paix sera définitive. — C'est à tes
coreligionnaires que tu feras le plus de tort, car nous recevons par la mer
tout ce qui nous est nécessaire, et c'est eux que tu priveras de commerce. » La
conférence avait duré quarante minutes. A la fin, le général Bugeaud se leva
; l'émir ne bougea pas. Croyant voir dans cette affectation de rester assis,
quand lui était debout, une intention de s'attribuer aux yeux des siens la
préséance, le général lui fit dire par l'interprète : « Quand un général
français se lève devant toi, tu dois te lever aussi » ; et, saisissant le
poignet délicat d'Abdel-Kader dans sa main vigoureuse, il l'enleva de terre
comme une plume. Pendant l'entrevue, de grandes bandes de cavaliers avaient
couronné silencieusement les mamelons d'alentour ; lorsque les deux grands
chefs remontèrent à cheval et se dirent adieu, une immense acclamation, mêlée
aux notes stridentes de la musique arabe, fit vibrer l'air et réveilla les
échos des montagnes. « Dans ce moment, a dit le général, un coup de tonnerre,
qui s'est fort longtemps prolongé, est venu ajouter au caractère grandiose de
la scène. Mon cortége a été saisi d'un frémissement, et tous se sont écriés :
« C'est beau ! c'est imposant ! c'est admirable ! » Je me suis arrêté un
moment sur lé terrain de la conférence ; je tâchais d'énumérer l'armée qui
était devant moi ; je crois être modéré en la portant à dix mille chevaux.
Elle était massée en grande profondeur sur une ligne de plus d'une demi-lieue
; les cavaliers étaient serrés depuis la base jusqu'au sommet des mamelons. »
Tandis que le général Bugeaud revenait, avec sa petite escorte, vers ses
troupes qui l'attendaient à plus d'une lieue de là, anxieuses, Abdel-Kader,
entouré de toute son armée, rentrait orgueilleusement dans sa tente ; par la
finesse de ses calculs, par l'adresse de ses longs retards, par la
singularité du spectacle et l'habileté de la mise en scène, il s'était assuré
l'avantage de la journée : c'était lui qui avait paru être le suzerain ;
c'était lui qui était le triomphateur. Revenu
au camp de la Tafna, le général Bugeaud réunit, le soir même, les officiers
sur la plage. Au milieu du cercle, à cheval, il fit un long discours pour
démontrer qu'après tout la paix était honorable : « J'espère, dit-il en
terminant, que celle que je viens de signer donnera la sécurité à nos colons,
qui m'en auront de la reconnaissance. » Le 4 juin, l'armée prit le chemin
d'Oran, où elle arriva le 9 ; dès le 3, le général avait fait embarquer un de
ses aides de camp, porteur du traité soumis à la ratification du Roi. Qu'en
allait-il advenir ? Six semaines auparavant, une demande de crédits
supplémentaires avait suscité, dans la Chambre des députés, un débat qui
s'était prolongé pendant six séances. Les adversaires de l'Algérie,
encouragés par la mollesse du ministère, l'avaient pris de très-haut. « Ma
conviction intime, avait dit le comte Jaubert, est qu'au premier coup de
canon qui se tirera sur le Rhin, on abandonnera Alger et que personne n'y
pensera plus. » Cependant il pourrait consentir à garder Alger, Oran et Bone,
mais à la condition d'y établir une administration civile à laquelle
l'administration militaire serait soumise ; « sans cela, disait l'orateur,
vous ne sortirez pas des expéditions aventureuses. » C'était aussi l'opinion
de M. de Lamartine. En réponse aux partisans de l'occupation restreinte, le
commandant de Rancé avait opposé les funestes conséquences du traité Desmichels
: « Il en faut anéantir jusqu'aux traces, s'était-il écrié ; car un
arrangement qui en reproduirait quelque partie ferait de nouveau
d'Abdel-Kader une puissance redoutable. » Le 21 avril, M. Thiers prit la
parole ; sans être une palinodie, son discours parut bien pâle à tous ceux
qui avaient encore dans l'oreille ses accents belliqueux lorsqu'il était
président du conseil : « Aurais-je, disait-il modestement, le désir
d'expéditions illimitées qui voudraient aller jusqu'au grand désert ? Non. Si
l'on pouvait arriver à nous assigner quelques lieues de terrain autour
d'Oran, d'Alger et de Bone, je serais satisfait ; je ne suis donc pas partisan
de l'occupation illimitée. Pour le présent, je demande la guerre, la guerre
sérieuse, parce qu'elle est commencée ; et, pour l'avenir, les Chambres
décideront, après de longues discussions, lequel des deux systèmes doit être
adopté, ou de traiter avec les princes africains, ou de se faire les
propriétaires directs du sol. » Le lendemain, ce fut M. Guizot qu'on entendit
; il parla dans le même sens, mais sur un ton plus résolu, ce qui fit dire un
peu plus tard à M. Duvergier de Hauranne : « Il m'a paru que M. Thiers avait
eu peur de paraître trop belliqueux et M. Guizot de paraître trop pacifique.
De cette double crainte, il est résulté tant de restrictions et de
précautions dans l'opinion de chacun qu'en vérité, à la fin de la séance, il
devenait très-difficile de les distinguer. » C'était
le 8 juin que M. Duvergier de Hauranne égayait la Chambre par cette
malicieuse remarque ; le lendemain, M. Molé, auquel il n'avait pas ménagé non
plus les épigrammes, monta à la tribune. « Tandis que l'honorable orateur,
dit-il sans préambule, nous représentait comme poursuivant en Afrique une
guerre sans but, les événements changeaient de face, et tandis qu'il nous
demandait ce que nous voulions, là comme ailleurs nous l'avons fait. A
l'heure qu'il est, M. le général Bugeaud a traité avec Abdel-Kader d'après
des bases qui avaient été d'avance approuvées par le gouvernement du Roi.
Toutefois, ce traité ne nous est pas encore parvenu, et il a besoin de la
ratification royale. » Quelques jours se passèrent ; le traité, annoncé
d'abord par le télégraphe, était arrivé. Le public en connaissait le sens,
sinon le texte exact ; c'était assez pour donner prise à l'opposition. « Si
ce que l'on en dit est certain, disait M. Mauguin dans la séance du 15, à mes
yeux le traité conclu entre le général Bugeaud et Abdel-Kader n'est autre
chose que l'abandon de l'Algérie. » Le lendemain, il insistait. Le ministère
était visiblement embarrassé ; ses réponses n'étaient pas nettes. « Le
projet, au moment où je parle, disait M. Molé, vient de repartir pour
l'Afrique ; rien n'est terminé encore. » Le 22, nouvelle insistance de M.
Mauguin, même embarras du président du conseil ; de là ce petit dialogue
entre l'interpellateur et lui : « En attendant, et pour le moment actuel,
affirmait le premier, le traité est passé, il est conclu, ratifié. — M. MOLÉ : Je n'ai pas dit cela. — M. MAUGUIN : C'est du moins ce que nous
devons conclure de la réponse de M. le ministre. Si le traité n'était pas
ratifié, il l'aurait déclaré ; nous devons regarder comme certain que le
traité est ratifié. » Enfin, le 23, c'est M. de Salvandy, successeur de M.
Guizot au ministère de l'instruction publique, qui vient déclarer « que le
traité, quoiqu'il ne soit pas en tout point conforme aux instructions
données, lui a paru, quant à lui, pouvoir et devoir être accepté par le
conseil de la couronne. Des explications sont attendues par le gouvernement,
et il y a des points qui peuvent n'être pas encore complétement fixés. » La
vérité est que, dès le 15 juin, le général Bernard, ministre de la guerre,
avait adressé par le télégraphe au gouverneur de l'Algérie la dépêche
suivante : « Le Roi a approuvé aujourd'hui le traité conclu par le général
Bugeaud avec Abdel-Kader. Le lieutenant-colonel de La Rue part aujourd'hui
pour porter cette approbation au général Bugeaud à Oran ; il se rendra
ensuite à Alger. Je vous enverrai copie de ce traité par le courrier. » Quel
commentaire à la convention de la Tafna que ce trouble, ces faux-fuyants, ces
dénégations balbutiées du ministère ! Le gouvernement, non plus que le
général Bugeaud, n'était ni fier ni satisfait de son œuvre. Le 12
juillet, le Méchouar fut évacué ; Abdel-Kader prit enfin possession de
Tlemcen. Quelques jours auparavant, le lieutenant-colonel de Maussion
écrivait au sujet des coulouglis qui émigraient de cette ville délaissée en
grand nombre : « Toutes les familles riches habitaient ce beau canton. Ce
sont tous les fils et petits-fils de beys qui campent à présent sous les murs
d'Oran, parce qu'ils ne se fient pas aux promesses de l'émir. La plupart
iront à Mostaganem, qui va rester une ville turque, plutôt protégée que
gouvernée par nous. Cette émigration de Tlemcen est une occasion de demander
la levée des séquestres. A notre arrivée, on a séquestré toutes les
propriétés dont les maîtres n'étaient pas présents, c'est-à-dire à peu près
les neuf dixièmes de la ville d'Oran. Aujourd'hui, les réfugiés de Tlemcen,
qui ont ici presque tous des maisons, sont dehors et réclament leurs
habitations ou une indemnité. La justice de cette demande est telle qu'elle
fera probablement prendre une mesure générale de restitution. » Quant
aux volontaires qui avaient composé la garnison du Méchouar, ils entrèrent, à
la suite de leur commandant Cavaignac, le stoïque, dans les bataillons de
zouaves où La Moricière se fit un honneur d'accueillir ces vaillants qu'on
appelait dans l'armée « les anciens de Tlemcen ». IV La
grande affaire de la province d'Oran achevée tellement quellement, le traité
de la Tafna conclu, ratifié, en cours d'exécution, c'est au général de
Damrémont, réduit pendant ce temps à la province d'Alger, qu'il nous faut
enfin revenir. Un des premiers actes de son administration avait été de
rétablir, sous le nom de direction des affaires arabes, l'ancien bureau jadis
créé pour La Moricière et de supprimer le titre et les fonctions d'agha ; le
capitaine Pellissier, qui avait été pendant un certain temps chef du bureau
arabe, fut mis à la tête de la direction nouvelle. A peine installé, il fut
averti par ses agents indigènes que l'émir Abdel-Kader venait d'apparaître
dans la vallée du Chélif. On a déjà vu, en effet, qu'au moment où le général
Bugeaud entamait avec lui des négociations, il s'était dérobé tout à coup et
avait disparu vers l'est. Cette excursion rapide avait pour objet et eut pour
effet d'affermir dans tout le Titteri l'autorité absolue de l'émir ; toutes
les tribus se soumirent à lui payer la dîme ; à Médéa, il fit prendre
quatre-vingts des coulouglis les plus influents, de ceux qui avaient soutenu
naguère le bey Mohammed-ben-Hussein, et les envoya captifs à Miliana. Il y
eut jusque dans la Métidja des douars dont les députés allèrent lui rendre hommage.
Afin d'arrêter cette dérivation à son origine même, le général de Damrémont
résolut de punir les gens de la montagne qui avaient donné à ceux de la
plaine le mauvais conseil et le mauvais exemple. Il se porta donc, à la fin
d'avril, chez les Beni-Sala qui se dispersèrent, et se rabattit sur Blida,
dont la députation envoyée publiquement à l'émir en avait décidé beaucoup
d'autres. Le hakem, les cadi, les notables se jetèrent aux genoux du
gouverneur et demandèrent grâce pour eux-mêmes, pour leurs familles, pour
leurs maisons, pour leurs jardins, pour ces beaux vergers d'orangers et de
citronniers qui faisaient la richesse et l'orgueil de leur ville. En effet,
si l'on voulait s'établir à demeure dans Blida, le génie réclamait de
nombreuses et larges trouées au travers de cette ceinture verdoyante. Le
général de Damrémont, dont la proclamation venait de garantir aux indigènes
la sécurité de leurs intérêts, ne voulut pas se démentir à l'égard d'une
population qui se reconnaissait coupable et implorait sa clémence. Blida
échappa donc encore une fois à l'installation d'une garnison française. Ce
n'était pas assez pour Abdel-Kader d'avoir soumis le Titteri entier à son
pouvoir ; ses émissaires avaient pénétré dans les montagnes qui enserrent à
l'est la Métidja, et propagé le bruit de ses succès parmi des tribus qui
n'avaient jamais encore entendu prononcer son nom. De ces rudes Kabyles
placés au voisinage d'Alger, il lui importait de se faire des alliés, sinon
des sujets. Là se trouvaient des hommes qui avaient comme lui la haine des
Français, Ben-Zamoun, et ce marabout fanatique, Sidi-Saadi, qui avait déjà
suscité plus d'une prise d'armes contre les Roumi. La
vraie limite orientale de la Métidja n'est pas un cours d'eau, comme le
Boudouaou ; c'est un contrefort qui se détache du Petit-Atlas à l'extrémité
de l'arc légèrement concave que la chaîne décrit au sud de la plaine et dont
la mer est la corde. Peu saillant, mais très-abrupt, ce contrefort, qui est
comme le poste avancé du Djurdjura, ne peut être franchi qu'en deux endroits,
au sud par un col allongé qu'on nomme le Ténia des Beni-Aïcha, au nord par un
passage étroitement resserré entre un escarpement de rocs boisés et la mer.
Vers le milieu coule un filet d'eau issu d'une source où la nuit viennent se
désaltérer les fauves. Ce défilé maudit, redouté des Arabes, où, soit par le
couteau des bandits, soit par la dent des panthères, il y a eu souvent mort d'homme,
porte un nom expressif : Chreub-ou-Heureub, bois et fuis. Le versant oriental
descend dans la vallée de l'Isser, occupée par une tribu qui a pris le nom de
ce petit fleuve, et par les Amraoua. Or, le 9 mai, une bande d'Amraoua et
d'Isser fit irruption dans la Métidja, pilla quelques haouchs de l'outhane de
Khachna et regagna son repaire avec un grand troupeau de bétail volé. Dès que
le gouverneur fut instruit de cette agression, il fit partir d'Alger, sous
les ordres du colonel de Schauenbourg, du 1er régiment de chasseurs
d'Afrique, une colonne composée de deux bataillons du 2e léger, d'un
bataillon du 48e de ligne, de deux escadrons de chasseurs et de spahis
réguliers, et de deux obusiers de montagne ; en même temps, il donna au
général Perregaux, son chef d'état-major, l'ordre de s'embarquer avec deux
bataillons et deux obusiers, et de descendre à l'embouchure de l'Isser, de
façon à prendre à revers les tribus pillardes que le colonel de Schauenbourg
allait attaquer de front. Le 18 mai, au matin, la colonne franchit sans trop
de peine le col des Beni-Aïcha et tomba sur un gros rassemblement que
commandait Ben-Zamoun. Malheureusement, une forte bourrasque avait retenu
dans le port d'Alger la flottille du général Perregaux. Après l'avoir attendu
toute la journée du 18, au bord de la mer, le colonel se mit en retraite, le
lendemain, par le défilé de Chreub-ou-Heureub ; il eut à soutenir, six heures
durant, un combat d'arrière-garde qui exigea plus d'un retour offensif, et
vint, dans l'après-midi, prendre son bivouac sur la rive gauche du Boudouaou.
Afin de couvrir contre les incursions des Isser cette partie reculée de la
Métidja, le gouverneur décida la construction d'une redoute à l'endroit où
avait bivouaqué le colonel. Le soin de protéger les travailleurs fut confié
au commandant de La Torré, du 2e léger ; on lui laissa un bataillon et demi
de son régiment, un demi-escadron de chasseurs et deux obusiers de montagne,
commandés par le lieutenant d'artillerie Bosquet. Le 25 mai, dès la pointe du
jour, plusieurs milliers de Kabyles, soutenus par trois ou quatre cents
cavaliers, couronnèrent en masse les hauteurs de la rive droite. La redoute
n'était qu'ébauchée ; derrière les parapets rudimentaires, le colonel plaça
les obusiers sous la protection de deux compagnies d'infanterie ; les
prolonges du génie furent parquées en arrière ; à gauche et au-dessous de la
redoute, il y avait un village arabe précédé à quelque distance d'un groupe
de masures en ruine. Le village fut occupé, mais non les ruines. Le
demi-escadron de chasseurs, appuyé par deux compagnies, tenait la droite de
la ligne de bataille, dont le front d'un bout à l'autre était couvert par des
tirailleurs. La fusillade commença bientôt, très-vive. L'ennemi, cinq ou six
fois supérieur en nombre, s'efforçait de tourner la position, tandis que ses
plus adroits tireurs s'embusquaient dans les ruines. Arrêtée dans son
mouvement par le feu de l'artillerie et la charge en haie des chasseurs, la
cavalerie arabe fut la première à se retirer du combat ; mais les fantassins
tenaient ferme ; un moment, ils crurent emporter la victoire. Sur une
sonnerie mal exécutée ou mal comprise, les compagnies extrêmes de droite et
de gauche se mirent en retraite, de sorte que le centre se trouva débordé
tout à coup et compromis. Heureusement, l'erreur fut bientôt reconnue et le
désordre qui en avait été la conséquence promptement réparé ; les officiers enlevèrent
leurs troupes ; une charge à la baïonnette sur toute la ligne reconquit le
terrain perdu ; le village évacué fut repris, l'ennemi culbuté hors des
ruines. Une batterie de tambours qui annonçait l'approche d'un renfort acheva
de lui faire perdre courage ; c'était une compagnie du 48e qui, de Haouch-Regaïa,
où elle était cantonnée, avait marché au canon. Un peu plus tard arrivait
d'Alger, où l'insurrection avait été dénoncée par des indigènes, une forte
colonne conduite par le général Perregaux. L'ennemi, en se retirant à la
hâte, avait laissé sur le champ de bataille plus de cent cadavres. Du côté
des Français, la perte était de huit tués et de soixante-cinq blessés. Le
lendemain de ce mémorable combat, les troupes françaises reprirent
l'offensive. Le général Perregaux par le col des Beni-Aïcha, le colonel de
Schauenbourg par Chreub-ou-Heureub, descendirent dans la plaine des Isser ;
le 28, après avoir passé la rivière, ils attaquèrent le Djebel-Dreuh, où
Ben-Zamoun avait concentré la défense, et l'emportèrent par un vigoureux
assaut. Dans la nuit, une députation de cheikhs et de marabouts vint implorer
la clémence du vainqueur et solliciter l'aman. « Que la main fermée qui tient
le glaive s'ouvre pour laisser tomber la grâce », disaient-ils en leur style
imagé. L'insurrection était écrasée, la coalition kabyle dissoute, Ben-Zamoun
en fuite ; de ce côté, la Métidja n'avait plus rien à craindre. Dans ce
même temps, au sud-ouest d'Alger, les opérations habituelles en cette saison
se poursuivaient contre les éternels Hadjoutes, encouragés et soutenus par le
bey de Miliana, Sidi-Mbarek. Averti par le général de Négrier que les forces
de l'ennemi grossissaient, le gouverneur se mit de sa personne en campagne.
Son dessein était de fouiller jusqu'au fond le bois des Karesa, et, pour y
mieux réussir, il avait ordonné aux zouaves du camp de Maelma d'aborder le
taillis d'un côté pendant que deux autres colonnes, venues de Boufarik et du
camp de la Chiffa, y pénétreraient d'autre part. Ce bois, qui était le
repaire accoutumé des Hadjoutes, couvrait alors un très-grand espace entre le
Bou-Roumi, le lac Halloula et les collines qui se prolongent parallèlement à
la mer, de Koléa au Djebel-Chenoua ; l'Oued-Djer le traversait de part en
part à travers des fourrés à peu près impraticables, Dans la nuit du 7 au 8
juin, les trois colonnes convergentes commencèrent leur mouvement ; au point
du jour, les Hadjoutes étaient surpris, refoulés, acculés aux collines dont
les Français garnissaient les crêtes, lorsque tout à coup deux officiers du
bey de Miliana se jetèrent au milieu de la fusillade en criant : « La paix !
la paix ! » Sidi-Mbarek venait de recevoir un courrier d'Abdel-Kader avec le
texte arabe du traité de la Tafna, et une lettre de l'émir au gouverneur
général. « Tu ne dois pas ignorer, disait-il, la paix que nous avons faite
avec le général Bugeaud. Nous aurions désiré qu'elle se fît par ton
entremise, parce que tu es un homme sage, doux et accoutumé à ce qui se
pratique dans le cabinet des rois ; mais le général d'Oran nous ayant écrit
qu'il avait le seing du Roi pour traiter, nous avons passé avec lui, vu sa
proximité, un acte authentique à ce sujet. Calmez-vous donc de vos côtés ;
vous n'éprouverez aucun mal de ce que pourront faire les Arabes des contrées
placées sous mon commandement, du côté de Boufarik, de la Métidja et des
environs. Dans peu, s'il plaît à Dieu, je me porterai de vos côtés, je ferai
cesser le désordre, je tirerai au clair toutes les affaires, pour qu'il ne
reste plus rien qui ne soit en harmonie avec la raison. » La lettre se
terminait par cette formule du khodja-secrétaire : « Écrit par ordre de
notre seigneur l'émir des croyants, celui qui rend la religion victorieuse ;
que Dieu le protège et que la délivrance arrive par lui ! » Le ton
hautain, protecteur, insolent de cette missive donnait aux obscurités du
traité de la Tafna leur sens le plus évident désormais et le plus clair. Le
général de Damrémont en fut froissé ; cependant il ne voulut pas s'opposer
pour sa part à l'exécution d'un traité fait par un autre, aux dépens de son
autorité, au mépris de ses idées personnelles. Il fit aussitôt cesser les
hostilités et rentrer les troupes dans leurs cantonnements. Il se contenta
d'envoyer au ministre de la guerre des observations très-justes et
très-motivées, au sujet de l’énormité des concessions faites par le général
Bugeaud à l'émir. Quand il protestait ainsi, le 15 juin, il était déjà trop
tard. C'était à cette même date que le ministre lui faisait annoncer par
dépêche télégraphique la ratification du traité. Peu de jours après, le duc
d'Orléans, qui comprenait ce que devait souffrir l'âme généreuse et
patriotique du gouverneur, lui écrivit pour adoucir par un témoignage de
sympathie l'amertume de ses réflexions. « Monseigneur, répondit, le 7
juillet, au prince le général de Damrémont, la lettre que je viens de
recevoir de Votre Altesse Royale est le seul bien que j'aie ressenti depuis trois
mois que je suis en Afrique. Entouré de difficultés ici, méconnu à Paris,
abreuvé de dégoûts, je me demandais si, dans cette situation, un homme qui a
le cœur haut placé et la conscience parfaitement pure ne devait pas se
démettre du pouvoir qu'on lui avait confié, s'il n'y avait pas un sentiment
de dignité honorable à se retirer des affaires publiques et à reprendre
l'indépendance de la vie privée, lorsque votre lettre si bonne, si
affectueuse, m'est parvenue et m'a prouvé que Votre Altesse Royale avait
repoussé la pensée que je fusse capable de petites et mesquines rivalités, et
que l'estime dont elle m'honorait était restée entière et complète au milieu
des fausses accusations dont mon nom était entouré à Paris. Ce sentiment, que
vous ne m'avez pas méconnu, Monseigneur, lorsque tout le monde m'accusait si
légèrement, si injustement, m'a rattaché à ma position ; c'était un ordre
implicite de votre part d'y rester, de continuer l'œuvre commencée, pour
laquelle, à mon départ de Paris, vous me donniez votre appui, vos
encouragements, qui devait avec son succès m'obtenir un jour une part plus
grande dans votre estime et dans votre pensée. Enfin, Monseigneur, vous avez
relevé mon courage, et je ne vous exprimerai jamais assez vivement la profonde
reconnaissance que j'éprouve pour tout le bien que vous venez de me faire. »
L'œuvre commencée, l'œuvre qu'il fallait achever et parfaire, c'était la
grande affaire de Constantine. Le général de Damrémont s'y dévoua désormais
corps et âme. V Dans la
pensée du ministère, le problème de Constantine pouvait être résolu de deux
façons ; la satisfaction que réclamait la France pouvait être militaire ou
politique. Après la conclusion du traité de la Tafna surtout, cette idée
d'une solution sans combat prévalut dans l'esprit du comte Molé. Comment
faire contre-poids à la puissance excessive dont on venait de gratifier
Abdel-Kader ? Il n'y avait qu'un moyen : c'était de lui opposer l'influence
du bey de Constantine, non plus de Jusuf, qu'on jetait par-dessus bord, mais
d'Ahmed lui-même, d'Ahmed converti, d'Ahmed repentant, soumis, résigné au
protectorat de la France. Pour se conformer aux instructions du ministre, le général
de Damrémont, qui d'ailleurs ne s'abusait pas sur la valeur de la démarche
qu'on lui prescrivait de faire, avait envoyé, dès le mois de mai, à Tunis, un
de ses aides de camp, le capitaine Foltz. De là, par l'intermédiaire d'un
marchand marocain, le capitaine se mit en relation avec Ahmed, qui, se
prêtant insidieusement à ses ouvertures, fit partir pour conférer avec lui le
Juif Abraham-ben-Bajou. D'autre part, le Juif algérien Busnach, que les
lauriers ou plutôt les gros profits des Ben-Durand empêchaient de dormir,
s'était fait fort auprès du gouverneur général de lui procurer, moyennant une
forte commission proportionnée à l'importance du marché, la soumission
d'Ahmed. Arrivé à Constantine, Busnach apprit d'Ahmed lui-même qu'il avait un
concurrent dans la personne de Ben-Bajou. En ce moment, les prétentions du
bey de Constantine étaient d'autant plus excessives et hautaines qu'il
comptait sur le succès d'une intrigue ourdie à Constantinople contre son
ennemi, le bey de Tunis, dont le sultan Mahmoud avait décidé la perte. Déjà
l'année précédente, une escadre turque s'était vue arrêtée devant la Goulette
par l'escadre française de l'amiral Hugon ; en cette année 1837, la même
déconvenue attendait le capitan-pacha que l'amiral Lalande engagea sérieusement
à rentrer dans les Dardanelles. La flotte ottomane n'arrivant pas, l'intrigue
fut déjouée ; le premier ministre du bey de Tunis, qui trahissait son maître,
eut la tête coupée par le chaouch, et le bey Ahmed se montra moins superbe.
Les conditions qui lui étaient faites peuvent se résumer ainsi : la France se
réservait autour de Bone et de la Galle une certaine étendue de territoire ; au-delà,
sauf son droit de suzeraineté que le bey reconnaîtrait publiquement par le
payement d'un tribut annuel et l'érection du pavillon français au-dessus du
sien dans Constantine, Ahmed conserverait l'administration du reste de la
province. L'affaire en était là, quand le général de Damrémont partit d'Alger
pour Bone, le 23 juillet ; le capitaine Foltz, Ben-Bajou et Busnach ne
tardèrent pas à l'y rejoindre. « Vous ne perdrez pas de vue, lui écrivait,
vers la même époque, le ministre de la guerre, que la pacification est
l'objet principal que le gouvernement se propose, et que la guerre n'est
considérée ici que comme un moyen de l'obtenir aux conditions les plus
avantageuses, moyen auquel il ne faudra avoir recours qu'à la dernière
extrémité. » En
attendant, l'état de guerre n'avait pas cessé d'être l'état normal du pays
autour de Ghelma. Le 24 mai, le 25 juin et le 16 juillet notamment, le
colonel Duvivier eut trois affaires qu'il conduisit avec l'intelligence et la
fermeté dont il avait donné, à Bougie, tant de fois la preuve. Dans la
dernière, n'ayant que six cents hommes d'infanterie et cent vingt chevaux, il
s'était trouvé aux prises avec plus de quatre mille Arabes et Kabyles. « Ils
sont si peu, se disaient les Arabes, que nous les emporterons tous sur un
seul cheval. » Ils n'emportèrent que leurs blessés et leurs morts. Pour se
venger, Ahmed fit incendier, entre Ghelma, Hammam-Berda et Nechmeïa, sur près
de cinquante lieues carrées, toutes les moissons. Le 7 août, le général de
Damrémont, suivi de tout son état-major, quitta Bone pour gagner Mjez-Ahmar,
où il arriva le 9 ; il emmenait avec lui cinq bataillons des 23e et 47e de
ligne, quatre compagnies de sapeurs, un détachement de pontonniers, une
batterie montée, une section d'obusiers de montagne et deux cent quarante
chevaux du 3e chasseurs d'Afrique. C'était à Mjez-Ahmar que devaient être
réunis dans un temps donné tous les approvisionnements, tous les moyens de
transport, toutes les troupes détachées de Bone, d'Alger, d'Oran, tous les renforts
attendus de France ; c'était de là que devait prendre son élan la colonne expéditionnaire,
s'il y avait lieu de faire une seconde expédition de Constantine. On en
doutait encore à Paris, le 9 août ; car, à cette date, une dépêche
ministérielle prescrivait formellement au gouverneur général « de se borner à
rassembler tous les moyens de guerre, à les organiser complétement, afin
d'être prêt à marcher, et de ne rien entreprendre au-delà sans avoir fait
connaître au gouvernement l'état exact des choses et avoir reçu des ordres ».
A Mjez-Ahmar, on ne doutait plus ; las des tergiversations d'Ahmed, le
général de Damrémont lui avait fait porter par Busnach son ultimatum, et,
comme il n'y avait pas été répondu à son gré, il avait déclaré les
négociations rompues, donné à son envoyé l'ordre de revenir et dépêché à
Paris pour demander l'autorisation de marcher sans plus de retard sur
Constantine. VI Il y
avait alors à Compiègne un camp de manœuvre que commandait le duc d'Orléans.
Appelé à Paris pour prendre part à la délibération provoquée par la demande
du gouverneur général, et de retour au camp, le prince adressait, le 31 août,
au général de Damrémont, une lettre d'un si puissant intérêt et d'une si
grande importance qu'elle veut, au nom de la vérité historique, être mise
tout entière sous les yeux du lecteur. La voici telle que l'auteur du présent
récit l'a copiée sur l'original : « Le
Roi m'a fait chercher à Compiègne avant-hier, mon cher général, lorsque vos
dépêches du 19 août de Medjez-Ahmar sont parvenues au gouvernement, et Ton a
sur-le-champ mis en délibération le parti à prendre relativement à
l'expédition de Constantine et au commandement que, depuis le printemps
dernier, j'avais demandé au Roi de me confier. L'opinion très-vive du Roi en
faveur de l'expédition a trouvé un écho unanime dans le conseil, et il a été
résolu très-promptement que l'ordre serait expédié de se mettre en mouvement
le 15 septembre, et de chercher à prendre Constantine de vive force et à y
laisser garnison après, mais en accordant toujours à Achmet le traité (tel qu'il a
été près d'être signé)
à quelque moment qu'il proposât d'y souscrire, soit avant le siège, soit
pendant l'attaque, soit après la prise de la ville. J'ai été pleinement de
cet avis, et j'ai demandé, en outre, qu'il fût bien spécifié que, la paix
étant le but de cette expédition, on s'abstiendrait de la rendre plus
difficile en exigeant des conditions plus dures que celles qui avaient été
jugées bonnes avant de partir de Medjez-Ahmar. J'ai demandé en outre que,
tout en donnant Tordre de se porter en avant et d'attaquer Constantine, il
fût entendu que, dans le cas où les préparatifs seraient incomplets et ne
présenteraient pas toutes les chances de succès, il serait préférable de
suspendre tout mouvement, et que mieux vaudrait ne pas se porter en avant que
d'être obligé de reculer ensuite. « Cette
première question ainsi réglée, on est passé à l'affaire de mon commandement,
qui a rencontré la plus vive opposition de la part du Roi et de presque tous
les ministres. La sûreté du Roi, l'incertitude de la guerre, le peu
d'importance d'Achmet-Bey, la gravité possible de mon absence de France dans
de certains moments, et surtout enfin les risques que courrait ma santé,
toutes ces raisons m'ont été objectées avec beaucoup de chaleur et de
persistance. De mon côté, j'ai fait valoir l'importance d'avoir fait exercer
à l'héritier du trône un commandement en chef et un commandement de guerre ;
j'ai exposé quelle était ma position, obligé que j'étais, dans un temps où le
travail est la loi commune, de faire ma carrière à la sueur de mon front,
n'ayant ni la tribune, ni la presse, ni aucune autre occasion possible que
mes devoirs militaires pour me faire connaître à la. France ; j'ai représenté
que je devais saisir aux cheveux toute occasion de prendre sur l'armée un
ascendant que l'on ne pouvait prendre aujourd'hui que par le commandement
exercé pendant la guerre, et en ayant fait ses preuves et donné des garanties
non-seulement comme bravoure, mais aussi comme capacité, de manière que, le
jour où il faudra que je mette mon épée dans la balance, je puisse dire, moi
aussi : «. S'il en est un plus « digue que moi de la porter, qu'il se
présente ! » J'ai exposé au Roi qu'il avait refait depuis sept ans l'état de
roi, que moi je devais pour moi et mes frères refaire l'état de prince ;
qu'il n'y avait aujourd'hui qu'une manière de se faire pardonner d'être
prince, c'était de. faire en tout plus que les autres ; je lui ai exposé que,
placé en quelque sorte sur une roue qui tourne toujours, le jour où je
m'arrêtais, je me trouvais reculer de fait ; je lui ai dit que, s'il était
devenu le premier roi de l'Europe, il fallait, moi, que j'en devinsse le
premier prince royal, et que je pouvais avouer cette ambition, quand je
mettais ma vie et le sacrifice de mes plus chères affections au service de
cette ambition. Je lui ai fait voir que, pour fonder une dynastie, il faut
que chacun y contribue, depuis mon frère Aumale, qui apporte pour son écot un
prix d'écolier[1], jusqu'à l'héritier du trône,
qui doit, dans les rangs de l'armée, se faire lui-même la première position
après celle du Roi. Quant à l'importance de l'expédition, j'ai cru devoir
observer qu'il était fort heureux qu'elle ne fût pas trop grande, parce qu'alors
mon commandement me serait contesté, tandis que je pourrais, après l'avoir
exercé, m'en prévaloir plus tard dans des circonstances plus graves. Enfin,
j'ai cru devoir dire au Roi qu'étant dans l'intention de me mettre à la tête
de l'armée, n'était-ce pas m'y placer de la manière la plus belle et la plus
efficace que de me confier le commandement d'une expédition pour laquelle les
premiers généraux de l'armée française semblaient empressés de se ranger sous
mes ordres ? J'ai fini par ajouter que c'était du Roi seul que je pouvais
tenir ce commandement, car il n'y avait que le Roi qui pût disposer de son
fils, et que personne ne pourrait le lui conseiller ; que jamais on ne
pouvait conseiller ces sortes de choses, mais que tout le monde les
approuverait après, et que si le Roi lui-même avait attendu qu'on lui
conseillât sa course à l'Hôtel de ville le 31 juillet, et sa promenade le 6
de juin[2], il ne serait pas roi et ne
l'aurait jamais été. Passant ensuite aux considérations de santé, j'ai exposé
qu'un jury de révision me jugerait bon pour faire la campagne, les pieds dans
la boue et le sac sur le dos, et qu'à plus forte raison je serais en état de
l'entreprendre comme général, bien vêtu, les pieds chauds et couvert de
flanelle de la tête aux pieds. Mon dernier mot a été pour donner la garantie
que, loin d'éviter la paix, je la rechercherais avec empressement, persuadé
que c'était un service à rendre à mon pays, et que ce serait honorer mon
caractère que de montrer que je sais renoncer au plaisir d'un bulletin et
résister à l'ardeur d'une armée pour servir les vrais intérêts de ma patrie.
J'ai même ajouté que je croyais plus utile pour moi de faire la paix que de
faire la guerre, car, en faisant la paix, je répondrais au reproche que l'on
m'adresse d'ardeur exagérée, et je montrerais que je savais au besoin me
modérer et me contenir. « Cette
discussion, qui dura cinq heures, finit par faire assez d'impression sur le
Roi pour qu'il la terminât en me disant qu'il me nommait général en chef
de l'expédition ; les ministres qui étaient présents adhérèrent à ce
choix, en disant que, du moment où le Roi avait décidé une semblable
question, ils n'avaient plus rien à dire. Le conseil désigna alors le
maréchal Gérard pour venir prendre le commandement du camp de Compiègne, les
généraux Valée et Fleury et le sous-intendant d'Arnaud pour diriger les trois
services[3] pendant le siège, et il fut
réglé que vous choisiriez le poste, le titre et les fonctions qui vous
paraîtraient le plus convenables pour vous. J'avoue que j'avais pensé pour
vous à la position de chef d'état-major général comme étant celle où vous
seriez le plus en relief. — Le conseil se termina à minuit, en décidant que
ma nomination ne serait pas au Moniteur jusqu'à ce que j'eusse vu mon frère
Nemours, parce que j'avais promis à toute ma famille, qui était fort
contraire à mon voyage en Afrique, d'éviter tout ce qui pourrait blesser mon
frère que le Roi avait en quelque sorte condamné sans l'entendre, puisqu'il
était resté à Compiègne pendant cette journée. — Hier matin, j'allai au
ministère de la guerre avec le général Valée, et nous fîmes donner divers
ordres qui, en tout cas, ne seront pas perdus pour le bien de l'expédition,
entre autres l'accélération du départ de quatre bataillons de sept cent
cinquante hommes chacun des 12e et 26e de ligne, l'achat immédiat de cent
mulets et cent chevaux de trait de plus, et leur embarquement instantané, et
enfin cinq cents quintaux de biscuit marin de plus, avec l'armement de la
frégate l'Armide. — Je repartis pour Compiègne, annonçant mon retour pour le
surlendemain, après avoir fait mes adieux au camp et comptant m'embarquer, le
9, à Toulon. Jamais je ne m'étais senti plus content de mon avenir, ni plus
joyeux d'avoir à faire. » Avant
de poursuivre la citation de cette lettre qui, sans compter l'admirable état
d'âme qu'elle révèle, est un document historique du premier ordre, il importe
de dire que le duc de Nemours ne réclamait pas avec moins de chaleur, comme
un droit et comme un devoir, le privilége de prendre à l'expédition
vengeresse la part qu'il avait prise à l'expédition qu'on allait venger.
Cependant la raison d'État ne permettait pas que l'héritier du trône et son
puîné fissent en même temps la campagne. Entre ces deux frères, inspirés l'un
et l'autre par un noble et généreux sentiment, cette rivalité d'honneur et de
patriotisme excita une discussion qui fut vive'. « A Compiègne, continue le
duc d'Orléans, j'eus avec mon frère des conversations sur lesquelles je vous
demande de me taire, ainsi que sur ce que j'appris du désespoir du Roi et de
l'état de toute ma famille. Il me devint évident, et tous mes amis en
jugèrent comme moi, que mon départ pour l'Afrique compromettait l'union de ma
famille, cette union si précieuse qui seule nous a soutenus dans les temps
d'épreuves ! Je tombai alors dans un état d'angoisse inexprimable, placé
entre mon avenir, oui, mon avenir brillant et bon, et des affections bien
chères. Enfin, je me décidai, et mon frère allant à Paris ce matin pour
exposer au Roi sa position, je lui dis en partant que je n'avais rien de
nouveau à lui confier, et, •en même temps, je lui remis la lettre ci-jointe
pour le Roi. » Voici cette lettre : « Sire,
j'ai reçu de votre main la plus grande faveur que je puisse espérer pour ma
carrière ; votre bonté m'est acquise. Plus elle a été grande, plus vous
m'avez sacrifié vos scrupules, plus les miens s'élèvent, et j'éprouve
maintenant, au-dessus du désir de mon propre avancement, le besoin de ne pas
augmenter votre inquiétude et peut-être votre danger, et de ne pas fausser
mes rapports avec mon frère Nemours. Vous consentirez que ce soit à moi qu'il
doive le pas que je vous demande de lui faire faire, comme c'est à vous seul
que j'ai voulu devoir le commandement de l'expédition de Constantine. J'y
renonce pour que Nemours fasse la campagne. Dieu seul et moi saurons jamais
ce que, depuis trente heures d'angoisses, ce sacrifice m'a coûté. Le monde
dira que j'ai reculé devant le commandement de l'expédition, que j'ai été
fort attrapé qu'on me l'ait accordé et que, sous un faux prétexte de
générosité, je me suis exempté de la corvée. Je supporterai cette cruelle
humiliation avec la liberté de cœur et d'esprit d'un homme résigné à perdre
un immense avantage personnel, si à ce prix il assure l'union de sa famille,
le repos de son père qu'il sait être cruellement troublé, et s'il calme le cœur
de sa mère... Je ne fais rien à demi, Sire ; je boirai jusqu'à la lie le
calice que j'ai détourné de vos lèvres, je resterai à Compiègne, et je
trouverai quelque consolation à ma tristesse si, dans la fermeté et le
sang-froid avec lesquels je supporterai tout, jusqu'aux propos qui viendront
empoisonner cette blessure, vous voyez une garantie de ce que j'eusse fait
dans la mission que vous m'aviez confiée. Mon frère Nemours ignore totalement
ce que je vous écris ; j'ai voulu que ce fût vous qui le lui apprissiez,
Sire, et je vous demande de permettre que lui et moi nous gardions le silence
sur ce qui s'est passé entre nous. Je vous prie également de communiquer
cette lettre au comte de Molé. J'attendrai votre réponse par estafette pour
écrire aux généraux Bernard, Valée, Fleury et Damrémont. » «
Maintenant — reprend la lettre au général de Damrémont — je succombe presque
sous le poids de mon chagrin ; car je n'ai pas changé d'opinion sur les
IMMENSES avantages personnels que m'offrait le commandement de l'expédition,
et je ne serai probablement récompensé d'un sacrifice qui laissera des traces
profondes dans ma vie que par la croyance généralement répandue que j'ai
reculé, que je sais montrer de l'ardeur de loin, mais que quand il faut
quitter ma patrie, etc., je n'y suis plus, que je suis un cheval qui piaffe
sur place, qui hennit, mais qui n'avance pas ! Je supporterai cette odieuse
situation et je m'appuierai sur l'estime de ceux qui ont lu dans mon cœur et
jugé les nobles motifs qui m'ont guidé ; puis, par mon travail et mon
énergie, je reconquerrai peut-être dans plusieurs années d'efforts ce que
j'aurais pu acquérir d'une seule fois. Le sentiment du bien perdu est le
poison le plus amer qui puisse se glisser dans le cœur. J'ignore encore
l'effet de ma lettre, et je vous écrirai ce soir après le retour de
l'estafette. Je vous ouvre avec confiance mon cœur, parce que vous êtes de
ceux qui sauront me comprendre et qui me plaindront. « Dix
heures du soir. — Je reçois la réponse du Roi ; mon premier soin est de
vous recommander mon frère. Vous le connaissez déjà, vous serez content de
lui, et ce sera mettre quelque baume sur mes plaies que de le placer dans les
situations les plus propres à ce qu'il se distingue et à ce qu'il prouve ce qu'il
y a en lui. Vous me connaissez assez pour savoir qu'aucun sentiment d'envie
ne trouve place dans mon cœur, et je me hâte d'aller au-devant de cette
pensée : je vous souhaite toute la gloire possible, je me réjouirai
cordialement de toute celle que vous recueillerez, et si je pense quelquefois
que mon intérêt et presque mon devoir m'appelaient là où vous êtes, ce ne
sera que pour me rappeler que, cet avantage manquant à ma carrière, je dois,
par mon travail de tous les instants, chercher ailleurs d'autres bases à ma
position et d'autres titres à l'estime de mon pays et à la confiance de
l'armée. Je ne suis pas de ceux qui se rebutent aisément, et, au milieu de
l'amertume que me laisse tout ceci, je ne me distrairai qu'en me créant de
nouvelles occupations et en me consacrant à quelque nouvelle tâche que je
vais chercher de mon mieux. Je continuerai de soigner tout ce qui se rattache
à l'expédition, comme si je devais encore la commander ; vous trouverez en
moi un avocat zélé pour les intérêts de l'Afrique et ceux des militaires
placés sous vos ordres : qu'ils se confient à moi, qu'ils ne doutent pas de
moi, et une partie de ma peine sera adoucie. Je ferme cette lettre en vous
souhaitant au fond du cœur tout ce que j'aurais désiré pour moi-même ;
parlez-moi beaucoup de l'Afrique, aidez mon frère à faire sa carrière de
prince et de soldat, et croyez, mon cher général, à l'expression de tous les
sentiments que vous me connaissez pour vous. » VII C'était
au général de Damrémont qu'appartenait dès lors le commandement en chef de
l'expédition de Constantine. Avant de lui donner la liberté d'agir, le comte
Molé, président du conseil, et le Roi lui-même, jugèrent utile de lui tracer
nettement la limite de son action : « Dans un dernier conseil où j'ai voulu
que les préparatifs de l'expédition fussent examinés dans les moindres
détails, conseil auquel le général Valée a assisté, disait le comte Molé dans
une dépêche du 3 septembre, il a été reconnu que les préparatifs pouvaient
être plus complets, offrir plus de garanties. A l'instant même et sur la
table du conseil, les ordres ont été expédiés en conséquence ; en chevaux, en
munitions de guerre, en vivres, en artillerie, en combattants, vous aurez
plus, beaucoup plus que vous n'aviez demandé. L'artillerie et le génie seront
dirigés, l'une par l'officier général de cette arme le plus éprouvé (le général
Valée), l'autre par
un des officiers les plus distingués qui lui appartiennent (le général
Rohault de Fleury).
Vous comprendrez que l'ancienneté du général Valée l'ait fait attacher à la
personne du prince (le duc de Nemours) plutôt que placer sous vos ordres.
Votre excellent esprit vous fera tirer le plus de parti possible de la
présence et du concours d'un officier général aussi distingué, et vous
remettrez entre ses mains la direction du service de l'artillerie, bien sûr
que vous serez des bons rapports qui ne peuvent manquer de s'établir entre
deux généraux tels que vous et le général Valée. Il faut avant tout,
pardessus tout et par tous les moyens réussir ; mais comprenez bien ce que le
Roi et son gouvernement, appelleront ici le succès : la paix et jusqu'au
dernier moment plutôt que la guerre. Dégagez-vous des influences militaires
qui vous entoureront ; bravez l'ardeur guerrière, et si Achmet renouvelle ses
propositions pendant que vous serez en marche ou devant la place,
acceptez-les telles qu'elles avaient été arrêtées entre vous et lui, telles
que vous me les avez adressées. Négociez toutefois sans vous arrêter, sans
ralentir les opérations du siège, sans tirer un coup de canon de moins. La
signature et l'échange des ratifications doivent seuls vous faire cesser
l'emploi de la force. J'espère encore qu'Achmet traitera ; ne lui demandez
rien de plus que ce dont vous vous étiez déjà contenté, et si, au contraire,
il épuise la résistance, s'il vous force à prendre Constantine, que le
souvenir de nos armes en reste une fois de plus terrible. De nouvelles
instructions vous seront envoyées pour cette hypothèse. Il est assez
embarrassant de nous bien retirer de cette ville après y être entrés. D'abord
vous devrez y laisser une garnison suffisante, assurer peut-être par des
points intermédiaires les communications avec Ghelma. — Je ne puis assez vous
mettre en garde contre l'ardeur de quelques officiers. Toute cette lettre se
résume en peu de mots : jusqu'au dernier moment, la paix plutôt que la
guerre, la paix aux conditions déjà convenues sans y rien ajouter, ou la
prise de Constantine à tout prix. Il serait impossible que les forces de la
France allassent échouer devant Constantine une seconde fois. — A vous seul
il appartient de déterminer le jour où l'expédition doit partir ; vous seul
pouvez juger de l'état des préparatifs et des chances que la saison peut
encore offrir. » Pour ce qui est de la lettre du Roi datée du 4 septembre, et
conforme, d'ailleurs, quant au fond, à la dépêche du président du conseil,
tout l'intérêt s'en trouve résumé dans ce passage : « Si nous étions assez
heureux pour qu'Achmet se déterminât à souscrire préalablement la sage
convention qui avait été préparée, je considérerais ce résultat comme aussi
avantageux pour la France qu'honorable pour vous et pour les troupes que vous
commandez, et je bénirais le ciel qu'il eût été obtenu sans l'avoir acheté
par la perte des braves Français que des combats nous auraient coûté ! » La
dépêche du comte Molé ne devait pas laisser de donner au gouverneur général
quelque souci. Les précautions qu'on prenait pour le préparer, notamment, à
la venue du général Valée, pouvaient en effet lui sembler inquiétantes. Deux
représentants de l'artillerie et du génie, tous deux inspecteurs généraux de
leur arme, le général de Caraman, fils du respectable vieillard qui avait
suivi la première expédition, et le général Lamy, étaient arrivés depuis
quelque temps à Bone ; mais lorsque le duc d'Orléans avait dû prendre le
commandement de l'armée expéditionnaire, les généraux Valée et Rohault de
Fleury avaient été mis à la tête des deux armes savantes, et, même après la
renonciation forcée du prince royal, ils avaient tenu à honneur d'y demeurer.
Le général Valée était un gros personnage, le premier artilleur de l'Europe ;
dans ses états de service il comptait seize campagnes et vingt et un sièges ;
enfin il était déjà lieutenant général quand le général de Damrémont n'était
que capitaine encore ; de plus, il passait pour avoir le caractère absolu et
l'humeur difficile. Hâtons-nous de dire que les appréhensions du gouverneur
général n'eurent pas les suites qu'on aurait pu craindre. Pendant
l'expédition, il écrivait à quelqu'un de sa famille : « J'ai eu bien des
idées extraordinaires à combattre, bien des difficultés à vaincre, bien des
soucis de tout genre. Le général Valée, qui a l'esprit juste, ne met aucun
entêtement à défendre sa manière de voir. Maintenant il -abonde dans mes
idées ; il m'aurait été très-pénible de me trouver en opposition avec lui. Je
tirerai bon parti de ses conseils et de son expérience. » Sous la
direction du général Lamy, le camp de Mjez-Ahmar avait pris l'aspect d'une
place de guerre ; le plateau qui domine la rive gauche de la Seybouse était
entouré d'une ligne à redans d'un développement de 900 mètres ; sur la rive
droite, un de ces ouvrages que dans la langue technique du génie on nomme
bonnet de prêtre servait de tête de pont ; quelques postes avancés couverts
par des flèches occupaient les mamelons les plus saillants sur les deux
rives. Au pied des glacis, les troupes, accrues d'un bataillon de zouaves,
d'un bataillon du 2e léger et du troisième bataillon d'Afrique, s'étaient
construit des baraques en feuillage. Le 12 septembre, une reconnaissance,
forte de deux mille cinq cents hommes, de cinq cents chevaux et de huit
pièces d'artillerie, sous le commandement du gouverneur général, se porta par
le col de Rasel-Akba, Sidi-Tamtam et la vallée de l'Oued-Zenati, dans la
direction de Constantine. Parvenus au sommet du col, les nouveaux venus
vérifièrent avec étonnement ce que leur avaient annoncé les anciens, cet
étrange et brusque contraste entre le pays vert et le pays brun, entre la
nudité absolue de l'un et la végétation luxuriante de l'autre. La colonne ne
resta que deux jours en campagne ; après avoir échangé quelques coups de
fusil avec un petit nombre de cavaliers qui s'étaient contentés d'observer sa
marche, elle revint au camp, le 13 au soir. Trois bataillons et deux
compagnies de sapeurs furent laissés aux ruines d'Announa, sous les ordres du
général Lamy, pour adoucir et niveler les pentes sur les deux versants du
col. Le 18, le gouverneur général, escorté par la cavalerie, se rendit à
Bone, afin de recevoir le duc de Nemours, dont l'arrivée très-prochaine lui
était annoncée. Le
lendemain même de son départ, le général Rullière, qui avait pris le
commandement du camp, aperçut, mais assez loin encore, des groupes d'Arabes
et de Kabyles qu'on disait être l'avant-garde du bey Ahmed. Les jours
suivants, l'ennemi se rapprocha peu à peu en tiraillant, mais l'attaque
sérieuse ne commença que le 22. La tête de pont et les petits ouvrages de la
rive droite étaient occupés par les zouaves, le bataillon du 2e léger, un
bataillon du 47e et la compagnie franche du 2e bataillon d'Afrique. Ce fut
contre les postes les plus éloignés du camp, à 1.000 mètres environ de
distance, que les assaillants portèrent leur effort. Leur ligne, qui
dessinait un arc demi-circulaire et dont les extrémités s'appuyaient à la
Seybouse, ne présentait pas moins de cinq mille chevaux, de quinze cents
hommes d'infanterie régulière et d'un millier de Kabyles. Dans la nuit, le
général Rullière envoya du renfort au mamelon qui paraissait être le
principal objectif de l'ennemi. On y construisit un épaulement pour deux obusiers
de montagne, et toutes les broussailles rasées aux alentours furent
transformées en abatis. Le lieutenant-colonel de La Moricière vint prendre le
commandement de ce poste ; il avait sous la main trois compagnies de ses
zouaves, trois du 2e léger et deux du 47e de ligne. Le colonel Combe était
chargé de défendre les abords de la tête de pont, et le lieutenant-colonel de
Beaufort de veiller sur la rive gauche. Ce fut de ce côté que l'attaque
recommença d'abord, le 23, vers six heures du matin. Des Kabyles, ayant
traversé la Seybouse au gué d'Hammam-Meskoutine, essayèrent de tourner
l'extrême droite des positions françaises ; mais quelques obus les eurent
bientôt dégoûtés de l'entreprise. Cette manœuvre n'était d'ailleurs qu'une
diversion destinée à tromper le défenseur sur la direction de la véritable
attaque. Celle-ci, comme la veille, avait pour objectif le poste occupé par
La Moricière. Du haut d'un mamelon distant de 1.500 mètres, Ahmed y présidait
en personne. Par les hauteurs de l'ouest arrivèrent d'abord des bandes
séparées de Kabyles ; c'était encore une façon de détourner l'attention de
l'adversaire, quand tout à coup, d'une profonde dépression appelée le ravin
des Ruines, débouchèrent, au-dessous même du poste, les réguliers en
bataille. Les combattants de part et d'autre étaient si près qu'ils
s'injuriaient comme les héros d'Homère ; parmi les réguliers, il y avait des
Algériens et des déserteurs, car de leurs rangs partaient, mêlées à des
imprécations arabes, des obscénités françaises. Ils s'avancèrent bravement,
au son de la musique du bey, jusqu'à 60 mètres ; arrêtés par les abatis, ils
restèrent longtemps sous le feu, et quand ils reculèrent, ce fut pour prendre
de nouveau leur élan ; enfin, plus que décimés par les balles, les obus et la
mitraille, ils se mirent tout à fait en retraite. Le combat avait duré quatre
heures. Les pertes d'Ahmed devaient être sensibles ; du côté des Français,
pendant ces trois jours, il n'y avait eu que huit tués et une soixantaine de
blessés. Le 27
septembre, le duc de Nemours arriva au camp avec les généraux Valée et
Rohault de Fleury ; le gouverneur général l'y avait précédé la veille, afin
de tout disposer pour lui en faire les honneurs. Les jours suivants, tous les
détachements tirés des postes évacués en arrière rejoignirent ; le 30, le
colonel Duvivier arriva le dernier ; il amenait la garnison de Ghelma. Tout
était rassemblé, personnel et matériel ; le départ fut fixé par le gouverneur
général au 1er octobre. VIII A Bone,
aussitôt après le débarquement du duc de Nemours, une sorte de conseil de
guerre avait été tenu ; on y avait balancé pour la dernière fois les chances
de l'expédition, les bonnes et les mauvaises. Il s'était trouvé des
pessimistes pour contester les premières ; les griefs qu'ils alléguaient
étaient plausibles : le 12e de ligne venait d'apporter de France le choléra
dans ses rangs ; il avait fallu le séquestrer au fort Génois ; un bataillon
du 26e, embarqué sur des navires de commerce, se trouvait encore en mer ;
dans les hôpitaux de Bone et de Ghelma, il y avait plus de deux mille cinq
cents malades, fiévreux et autres ; c'était donc pour l'infanterie déjà peu
nombreuse un déficit de quatre mille cinq cents à cinq mille baïonnettes.
Mais quoi ! leur répondait-on ; vous voulez renvoyer l'expédition à des temps
meilleurs, c'est-à-dire au printemps, lorsqu'on a déjà trop tardé ? Est-ce
possible ? L'opinion publique, l'attente de l'armée le souffriraient-elles ?
Non, et la marche en avant avait été résolue. L'armée
réunie à Mjez-Ahmar était divisée en quatre brigades : la première, sous les
ordres du duc de Nemours, comprenait un bataillon de zouaves et un bataillon
du 2e léger, commandés ensemble par le lieutenant-colonel de La Moricière ;
deux bataillons du 17e léger ; six escadrons du 3e chasseurs d'Afrique, une
section d'artillerie de campagne et une de montagne ; la deuxième brigade,
sous le général Trézel, deux bataillons du 23e de ligne, le bataillon turc,
les tirailleurs d'Afrique, la compagnie franche de Bougie, les spahis
irréguliers, ces quatre derniers corps réunis sous le commandement du colonel
Duvivier, une section de campagne et une de montagne ; la troisième, sous le
général Rullière, le 3e bataillon d'Afrique, un bataillon de la légion
étrangère, le 1er bataillon du 26e de ligne, deux escadrons du 1er chasseurs
d'Afrique venus d'Alger, deux escadrons de spahis réguliers, quatre pièces de
montagne ; la quatrième, sous le colonel Combe, en l'absence du général Bro,
le 2e bataillon du 26% deux bataillons du 47e, une section de campagne et une
de montagne. L'effectif de l'infanterie était de sept mille hommes environ,
celui de la cavalerie de quinze cents ; l'artillerie en comptait douze cents,
le génie un millier en dix compagnies de sapeurs et de mineurs.
Indépendamment du matériel de campagne et de montagne, réparti comme il vient
d'être dit entre les brigades, l'artillerie emmenait quatre canons de 24,
quatre de 16, deux obusiers de 8 pouces, quatre de 6 pouces, trois mortiers
de 8 pouces, ces dix-sept bouches à feu de siège approvisionnées à deux cents
coups par pièce ; deux cents fusées de guerre, cinquante fusils de rempart,
cinq cent mille cartouches, mille kilogrammes de poudre. Le matériel du génie
avait été au dernier moment réduit de moitié, parce que le nombre des
attelages de l'intendance s'étant trouvé insuffisant, il avait consenti à
charger vingt de ses prolonges d'orge et de paille. Le nombre des bêtes de
trait et de bât, chevaux et mulets, dépassait deux mille cinq cents têtes. La
quantité de munitions de bouche charriée par les soins de l'administration
avait été calculée de manière à pouvoir fournir quatorze distributions
quotidiennes ; en outre, chaque homme de troupe portait dans son sac huit
jours de vivres et sur son sac un fagot de menu bois. Afin de compenser cette
aggravation de charge, on avait débarrassé le fantassin des buffleteries, du
sabre, de la giberne remplacée par la cartouchière, et de la couverture
remplacée par le sac de campement. Trois ambulances, abondamment pourvues de
médicaments et de moyens de transport, accompagnaient le quartier général et
les troupes. L'esprit militaire était excellent ; ceux qui avaient déjà vu et
ceux qui, pour la première fois, allaient voir Constantine, rivalisaient
d'ardeur. Entre les principaux acteurs dont les rôles avaient été remarqués
dans le drame de 1836, deux surtout brillaient par leur absence : Jusuf,
qu'on ne voyait plus à la tête du bataillon turc et des spahis de Bone ;
Changarnier, qui, promu lieutenant-colonel au 2e léger, avait eu le chagrin
de voir partir sans lui le 2e bataillon de son régiment. Il
avait été décidé que l'armée marcherait en deux colonnes qui se suivraient à
vingt-quatre heures d'intervalle : la première, formée des brigades Nemours
et Trézel, escortant l'équipage de siège ; la seconde, des brigades Rullière
et Combe, accompagnant le convoi. Le 1er octobre, à sept heures du matin, la
colonne d'avant-garde se mit en marche. L'après-midi, le ciel qui, depuis
bien des jours, n'avait pas cessé d'être beau, se couvrit ; la pluie tomba,
fatal présage au gré des pessimistes : c'était ainsi qu'avait débuté, l'an
passé, l'expédition de malheur. Malgré les travaux récemment exécutés par le
général Lamy, la montée du Ras-el-Akba ne se fit pas sans peine ; il fallut
atteler seize chevaux aux pièces de 24. La colonne bivouaqua au sommet du col
; la pluie ' avait cessé ; la nuit fut belle. La journée du 2 se passa bien ;
la traversée de l'Oued-Zenati se fit sans trop de difficulté ; le bivouac du
soir fut établi à Sidi-Tamtam, pendant que la secondé colonne s'arrêtait au
col de Ras-el-Akba. L'ennemi, qu'on n'avait pas vu encore, révéla, le 3,
sinon sa présence, car on ne l'aperçut pas, du moins son voisinage par
l'incendie des meules de paille qui entouraient les douars abandonnés ; la
cavalerie, par un mouvement rapide, parvint à en sauver une grande part.
Après la journée du 4, qui s'écoula sans incident, les deux colonnes se
rejoignirent, le 5, sur la hauteur de Somma ; de là, par la trouée du ravin
qui sépare le Mansoura de Sidi-Mecid, on pouvait entrevoir de loin
Constantine ; tous les curieux, pendant la halte, se portèrent au point de
vue ; il fallait faire queue pour prendre son tour. Le bivouac pour la nuit
fut installé dans un lieu de sinistre mémoire ; c'était le « camp de la boue
», tristement fameux par la malheureuse aventure du 62e. A trois heures du
matin, l'armée se réveilla sous la douche d'une pluie torrentielle, chassée
par les rafales d'un vent glacé ; à six heures, elle se remit en marche ; à
neuf heures, l'avant-garde prenait pied sur le plateau du Mansoura ; à midi,
le 6 octobre, toute l'armée était réunie devant Constantine. Aussitôt
signalée au sommet des hauteurs dominantes, l'avant-garde excita dans la
ville un tumulte étrange ; des cris soudains et perçants s'élevèrent de,
toutes les maisons, de toutes les terrasses. C'étaient les menaces et les
malédictions d'une population tout entière exaltée, fanatisée, résolue à une
défense extrême. Sur les remparts, sur tous les grands édifices flottaient
des drapeaux rouges ; de la kasba et d'une batterie voisine de Bab-el-Kantara,
des boulets et des bombes furent lancés sur le Mansoura ; deux ou trois cents
Kabyles essayèrent de se glisser dans le ravin de Sidi-Mecid ; mais les
zouaves et le 2e léger les eurent bientôt rejetés vers la place. Après
avoir examiné rapidement l'ensemble du terrain, tandis que le gouverneur
donnait des ordres pour établir à Sidi-Mabrouk le quartier général et régler
les emplacements des troupes, les généraux Valée et Rohault de Fleury,
accompagnés du colonel de Tournemine, chef d'état-major de l'artillerie,
faisaient une reconnaissance détaillée de la position. L'urgence d'occuper
sans retard le Coudiat-Aty en fut la conséquence naturelle. L'armée, qui
avait exactement suivi de Bone à Constantine le chemin tracé par la première
expédition, n'avait pas à choisir pour l'attaque une position meilleure, car
celle-ci était absolument la seule à prendre. Ce furent la 3e et la 4e
brigade qui furent chargées de l'occuper, ce qu'elles firent aussitôt sans
opposition. On remarqua seulement qu'au passage du Roummel, le capitaine du
génie Rabier, aide de camp du général de Fleury, fut tué par un boulet
presque à l'endroit même où le fourrier du 17e léger avait eu la tête
emportée en pareille circonstance, l'année précédente. Vu du
Mansoura, l'aspect de Constantine n'avait pas changé notablement depuis
l'attaque de 1836, si ce n'est qu'à côté de l'ancienne porte d'El-Kantara,
qui avait été murée, le bey en avait fait ouvrir une autre dans un rentrant
dérobé aux vues de l'artillerie, et que la porte ainsi couverte était
flanquée de deux batteries nouvelles. C'était sur le front de Coudiat-Aty que
les anciens pouvaient signaler aux nouveaux des modifications importantes.
D'abord toutes les constructions extérieures, les maisons du faubourg, la
mosquée, sauf le minaret, seul témoin resté debout de l'attaque de Duvivier
dans la nuit du 24 novembre, le Bardo même, tout avait été démoli. Au pied de
la muraille, on avait escarpé le talus ; au sommet, au-dessus des batteries
casematées, tout le long du chemin de ronde, des créneaux découpaient le
parapet des bastions et des courtines ; les maisons qu'on apercevait au-delà
du mur d'enceinte, surtout la haute caserne des janissaires, étaient
également crénelées. De même qu'à Bab-el-Kantara, la porte El-Raïba avait été
reculée dans un rentrant et l'ancienne baie murée. Comme l'année précédente,
Ahmed avait mieux aimé respirer l'air libre du dehors avec la cavalerie ;
c'était encore Ben-Aïssa qui menait la défense avec les réguliers, les
habitants armés, les Kabyles et surtout cinq cents canonniers du Levant, qui
passaient pour être d'excellents pointeurs. Bien
que la brèche ne pût être pratiquée utilement que dans la muraille opposée au
Coudiat-Aty, le général Valée avait jugé nécessaire d'établir sur le Mansoura
quelques batteries, afin d'éteindre le feu de la kasba et de prendre de
revers et d'écharpe les défenses du front d'attaque. Il en voulut trois, dont
deux tout au bord de l'escarpement du plateau, de part et d'autre d'un ancien
ouvrage qu'on appelait la redoute tunisienne, l'une, à gauche, pour trois
mortiers, l'autre, à droite, désignée sous le nom de batterie d'Orléans, pour
deux canons de 16 et deux obusiers de 8 pouces. La troisième, dite batterie
du Roi, devait occuper, plus à gauche, une saillie du rocher, inférieure
d'une soixantaine de mètres à la crête, mais plus rapprochée de la place de 100
ou 150 mètres ; elle serait armée d'une pièce de 24, de deux de 16 et de deux
obusiers de 6 pouces. La nuit venue, l'artillerie commença le travail des
coffres et des plates-formes, tandis que le génie entreprenait, sur une
longueur de 1.200 mètres, la construction d'une rampe en remblai dont les
lacets devaient racheter la différence de niveau entre les batteries
supérieures et la batterie du Roi. Au Coudiat-Aty, toutes les précautions
furent prises pour mettre la position en état de défense. Du côté de la
ville, la pente du mamelon n'était ni régulière ni continue ; elle descendait
en quelque sorte par saccades, de ressauts en ressauts entrecoupés de
ravines. Cette conformation du terrain, pour un ennemi qui en connaissait
bien le détail, lui permettait d'arriver à couvert et tout près des postes
avancés de l'assiégeant. Voici comment de ce côté les troupes furent
disposées, à l'abri d'un parapet en pierre sèche : de droite à gauche, le 3e
bataillon d'Afrique, le 26e de ligne, la légion étrangère. Sur le versant
opposé, vers la campagne, la pente, plus normale et plus douce, était
surveillée par le 47e, précédé des deux escadrons du 1er chasseurs d'Afrique.
Au Mansoura, la disposition était la suivante : à Sidi-Mabrouk, le quartier
général gardé par un bataillon du 17e léger ; dans le voisinage, les parcs de
l'artillerie, du génie et des vivres, couverts par le 11e et le 23e de ligne
; sur le plateau, en arrière des batteries, les zouaves, le bataillon turc,
les tirailleurs d'Afrique, le 2e léger, l'autre bataillon du 17e ; au sommet
des pentes qui descendent de Sidi-Mabrouk au Bou-Merzoug, le 3e chasseurs
d'Afrique et les spahis. Le 7,
dès le point du jour, le gouverneur, le duc de Nemours, nommé de la veille
commandant du siège, et le général Valée, visitèrent le travail exécuté
pendant la nuit aux batteries du Mansoura. Le dernier poussa jusqu'au
Coudiat-Aty, où il détermina l'emplacement d'une batterie d'obusiers et de la
batterie de Nemours, destinée à faire brèche à quatre cents mètres de la
place. A peine était-il rentré à Sidi-Mabrouk que les positions françaises
furent de la part de l'ennemi l'objet d'une attaque générale et simultanée.
Du côté du Mansoura, ce fut peu de chose ; les assiégés, n'ayant pour
déboucher que Bab-el-Kantara et le pont, ne pouvaient arriver à la fois qu'en
petit nombre ; aussi les tirailleurs des zouaves et du 2e léger suffirent-ils
à faire cesser en un quart d'heure cette démonstration insignifiante. Au
Coudiat-Aty, il fallut y mettre plus de monde et plus de temps. Un millier de
Turcs et de Kabyles, sortis de la ville, arrivèrent de ressaut en ressaut
jusque sous l'épaulement qui couvrait la légion étrangère ; un de leurs
chefs, un guerrier superbe, vint même planter un drapeau sur une masure qui
touchait l'épaulement ; à la voix du commandant Bedeau, les légionnaires
sautèrent par-dessus le parapet et tombèrent littéralement sur les groupes
entassés dans la ravine au-dessous. Écrasés, assommés, débusqués à coups de
baïonnette, les assiégés se retirèrent d'étage en étage, sans hâte, pour
revenir bientôt après par un détour habilement exécuté contre le 26e, qui
perdit en les repoussant son capitaine de grenadiers. Pendant cette attaque
de front, le Coudiat-Aty était en même temps assailli de revers ; deux ou
trois mille cavaliers, dont les groupes s'étaient massés autour de l'aqueduc
romain, avaient passé le Roummel et s'étaient engagés sur la pente adoucie du
mamelon ; accueillis par le feu de quatre compagnies du 47e et par la
mitraille de deux pièces de campagne, ils reculèrent en désordre ; les deux
escadrons du 1er chasseurs d'Afrique, enlevés par le commandant Dubern,
s'élancèrent après eux et achevèrent de les mettre en déroute ;
malheureusement, dans cette poursuite, quelques-uns de ces vaillants,
emportés par leur ardeur au plus épais de la cohue, payèrent de leur vie cet
excès de bravoure ; leurs têtes, achetées par Ahmed, allèrent dans
Constantine appuyer le mensonge d'une prétendue victoire. Pendant toute cette
journée du 7, des grains du nord-ouest avaient à plusieurs reprises traversé
le ciel ; vers cinq heures du soir, la pluie s'établit violente, continue,
glacée. Le moment était venu d'armer les trois batteries du Mansoura et la
batterie d'obusiers sur le Coudiat-Aty, dont les pièces furent amenées à
destination par le commandant d'Armandy et le capitaine Lebceuf. Au Mansoura,
l'armement de la batterie d'Orléans et de la batterie de mortiers put se
faire sans grand'peine ; mais pour la batterie du Roi, les difficultés
auxquelles on s'était attendu dépassèrent tout ce que les esprits les plus
moroses auraient imaginé. Les terres schisteuses du remblai pratiqué par le
génie la nuit précédente s'étaient imprégnées d'eau tout le jour ; ravinées,
emportées sous le poids des torrents qui descendaient de la montagne, elles
laissaient par endroits, sur les rampes étroites, aux tournants courts, de
profondes et larges coupures. Dans les ténèbres, à la lueur douteuse des
falots qui semblaient en augmenter l'épaisseur, sous la tempête qui effrayait
les attelages, on essaya de mettre en mouvement une pièce de 24 et deux de 16
; toutes les trois, l'une après l'autre, versèrent au fond du ravin. Comme on
avait décidé que le feu ne commencerait que lorsque toutes les batteries
seraient prêtes, ce fâcheux accident allait en retarder de vingt-quatre
heures au moins l'ouverture. A minuit, un officier fut envoyé au Coudiat-Aty
pour empêcher la batterie d'obusiers de tirer, comme elle en avait eu
l'ordre, au point du jour. A la même heure, une conférence réunit le
gouverneur, le duc de Nemours et les commandants en chef de l'artillerie et
du génie. Il fut convenu qu'une nouvelle batterie, destinée à remplacer provisoirement
celle dont l'armement avait roulé dans le ravin, serait immédiatement
construite à l'extrémité gauche du plateau. Aussitôt entreprise, en dépit de
l'ouragan qui redoublait de violence, la batterie Damrémont était, douze
heures après, achevée et armée ; trois pièces de 24 et deux obusiers de 6
pouces avaient leurs gueules menaçantes braquées sur Constantine. Il y avait
cependant un effort encore plus extraordinaire et plus admirable que cet
héroïque labeur de l'artillerie. Au lever du jour, le lieutenant-colonel de
La Moricière était venu, au nom des zouaves et du 2e léger, s'offrir pour
entreprendre le sauvetage des pièces versées. C'était une manœuvre de force à
joindre aux travaux d'Hercule ; il ne fallut pas moins de trois jours aux
adroits et vigoureux champions de l'infanterie, les pontonniers aidant, pour
l'accomplir ; le 8 octobre, la première pièce de 16 fut relevée, le 9 la
seconde, le 10 la pièce de 24. Au
Coudiat-Aty, la nuit du 7 au 8 avait eu aussi ses mécomptes. Trois compagnies
de sapeurs et sept cent cinquante hommes des régiments de ligne s'étaient mis
au travail sur l'emplacement projeté de la batterie de Nemours. A coups de
pic, il fallut entamer la pente abrupte et niveler le roc là où devaient être
établies les plates-formes ; mais le plus difficile était de construire le
coffre de la batterie ; la terre meuble manquait totalement aux alentours ;
celle qu'on avait pu trouver à distance et verser dans des sacs que des
chaînes de travailleurs se passaient de main en main était tellement délayée
par la pluie que, lorsque les sacs arrivaient sur l'atelier, ils y arrivaient
à peu près vides. A trois heures du matin, les officiers du génie furent
obligés d'interrompre le travail et de renvoyer les hommes, qui tombaient à
chaque pas, exténués de fatigue et découragés de voir leur effort inutile. «
On ne peut se faire une idée, a dit un de ceux qui ont eu leur part de ces
misères, on ne peut se faire une juste idée, quand on n'a point passé par
cette épreuve, de l'état de détresse dans lequel l'homme tombe lorsqu'il est
livré sans défense à la pluie, au froid et au vent. Quand l'eau a trempé tous
ses vêtements, imprégné sa chair et pénétré presque jusqu'à la moelle de ses
os, quand il ne peut pas trouver sur la terre un seul point solide pour
s'appuyer et se reposer, quand il ne peut faire un mouvement sans multiplier
à l'infini les sensations douloureuses, il se sent pris d'une angoisse
inquiète et d'une sorte d'impatience et d'irritation fébrile contre le sort ;
ensuite ses facultés s'émoussent, le cercle se rétrécit autour de lui ; il
finit par ne plus sentir l'existence que par la souffrance. Les soldats,
blottis les uns contre les autres, transis, grelottants, frappés d'une
stupeur morne, ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes. Cependant, sous ces
glaces de la vie extérieure qui est comme gelée se conserve la vie morale.
Qu'un cri de guerre se fasse entendre, et tous ces fantômes, qui ne
semblaient plus appartenir au monde réel, rentrent vaillamment dans
l'existence active. » IX La nuit
du 8 au 9 fut encore plus horrible que la précédente ; mais les soldats
étaient avertis qu'avec le jour la canonnade allait enfin s'ouvrir, et du
triomphe qu'ils en attendaient ils attendaient aussi la fin de leurs
souffrances. A sept heures du matin, la pièce de 24, placée à la droite de la
batterie Damrémont, tira le premier coup ; c'était le plus ancien carabinier
du 2e léger qui avait été convié par l'artillerie à l'honneur d'y porter le boutefeu.
Aussitôt une clameur de joie, passant par-dessus Constantine, alla donner au
Coudiat-Aty la bonne nouvelle du Mansoura, et le Coudiat-Aty s'empressa d'y
répondre par les détonations de ses obusiers. La batterie Damrémont, la
batterie d'Orléans, les mortiers, la batterie du Roi même, où les travaux du
génie avaient réussi à faire passer les deux pièces de 16 relevées par les
zouaves, ne cessèrent pas de lancer sur la place leurs projectiles creux ou
pleins. Pendant six heures, les canonniers turcs y répondirent d'abord avec
vivacité, puis avec moins d'entrain ; beaucoup de leurs embrasures étaient
démolies, beaucoup de leurs pièces démontées ; vers une heure, ils cessèrent
le feu. Le général Valée fit donner aux batteries l'ordre de ménager leurs
coups ; les mortiers seuls continuèrent d'envoyer des bombes remplies de
roche à feu. On avait compté sur ce bombardement et sur les incendies qu'il
devait allumer pour réduire à composition les habitants de Constantine ; mais
les incendies ne s'allumèrent pas ou furent promptement éteints. Après le
grand espoir du matin, la réaction se fit brusquement, désolante et
contagieuse. Cependant, le général Valée, reconnaissant que les batteries du
Mansoura avaient produit sans grand résultat le maximum de leur effet,
s'était décidé, d'accord avec le gouverneur, à faire conduire au Coudiat-Aty
la majeure partie de leur armement. D'autre part, des gens de peu
d'expérience ou de science obsidionale avaient émis l'idée que le génie
pourrait pétarder une des portes du front d'attaque ou bien ouvrir dans la
muraille une brèche par la mine ; il ne fut pas difficile aux gens du métier
de réduire à néant cette imagination de féerie. On devait s'en tenir aux
efforts du canon. Pendant
qu'on se préparait au transport malaisé des lourdes pièces de siège, une
discussion des plus graves balançait les destins de Constantine et de
l'armée. Comme naguère à Bone, une sorte de conseil de guerre s'était réuni
au quartier général ; comme à Bone, avec plus d'autorité encore et
d'insistance, les pessimistes énuméraient les chances contraires qui de
mauvaises étaient devenues pires, le nombre des malades et des blessés, la
fatigue de tous, la diminution rapide des munitions et des vivres, l'épuisement
des chevaux qui mouraient par centaines, le vent dont on entendait les
rafales et la pluie qui tombait par torrents. Dans un article plein d'émotion
et de couleur, publié dans la Revue des Deux Mondes, au mois de mars 1838, le
capitaine de La Tour du Pin a fait une allusion vague à cette crise ; depuis,
les souvenirs du docteur Bonnafont, attaché à l'ambulance de la 1re division,
sont venus y ajouter ce témoignage précis : « A onze heures du soir, le
sous-intendant d'Arnaud vint me trouver et me dit confidentiellement à
l'oreille : « Mon cher docteur, dites à l'officier d'administration, aussi
doucement que je vous le dis moi-même, de préparer tout le matériel de manière
qu'il puisse être chargé aussitôt que l'ordre vous arrivera ; on débat par là
en ce moment la question de savoir si on doit persister dans les travaux de siège
que le temps contrarie à chaque instant, ou s'il ne serait pas plus sage de
battre « de nouveau en retraite. » Enfin, voici dans une lettre particulière
du général Lamy, commandant en second le génie de l'armée expéditionnaire, un
témoignage encore plus explicite et décisif : « A notre grand dommage un
temps affreux se déclara ; le sol ne présentait plus que boue et rochers
ardus. Il fut convenu que l'artillerie devait changer de position et gravir,
en vue de la place, un autre sommet pour pouvoir ouvrir une brèche praticable
; mais le tiers des chevaux était mort de faim et de froid, et il ne restait
plus que pour six jours de vivres ; il en fallait quatre au moins pour
regagner l'asile créé à Mjez-Ahmar, en abandonnant toute la grosse
artillerie. Alors recommencèrent avec plus d'énergie les récriminations de
ceux qui, dès l'origine, s'étaient opposés à l'entreprise ; ils réclamaient
la retraite immédiate, commandée par l'humanité qui ne permettait pas de
vouer huit mille hommes à une mort certaine pour leur épargner le vain reproche
d'avoir abandonné, vivants, des trophées à l'ennemi. Ils représentaient que
déjà nous avions six cents malades ou blessés, qu'il y avait encore assez
d'attelages pour les emporter, que deux jours plus tard peut-être cela ne
serait-il plus possible. Je disais, moi, que l'honneur national périrait si
l'on adoptait un parti aussi lâche, et qu'alors même que la position de
l'armée serait aussi grave et que l'alternative entre la fuite et la perte de
l'armée existerait réellement, les armées étaient faites pour être
sacrifiées, au besoin, au salut de l'honneur du pays. Bien d'autres voix
proférèrent les mêmes sentiments, et ceux-là pour la plupart avaient bien
plus de mérite que moi. Leur sacrifice était absolu ; ils se dévouaient à la
mort sans autre sentiment que celui du devoir : et moi j'étais plein
d'espérance, je ne voyais qu'une victoire assurée depuis que la marche de
l'attaque était entrée dans la bonne voie. Le gouverneur général, homme de
conscience et d'honneur, me promit, dans la nuit du 11 au 12, où j'eus un
entretien secret avec lui qu'il mangerait son dernier biscuit devant
Constantine. Je voudrais, ajoute le général, pouvoir vous dépeindre avec
quelque clarté les faits prodigieux qui se succédèrent et auxquels prirent
part comme les autres les mauvais conseillers de la veille. » L'un de
ces faits prodigieux, après la crise inquiétante que l'armée venait de
traverser à son insu, fut assurément le transport des pièces de siège depuis
le sommet du Mansoura jusqu'au Coudiat-Aty. Une compagnie de sapeurs, envoyée
d'avancé, avait fait au chemin que devait parcourir la colonne d'artillerie
les réparations les plus urgentes ; deux autres compagnies, avec un
détachement de deux cent soixante-dix hommes du 47e, s'en étaient allées, à
sept heures du soir, occuper les ruines du Bardo et celles d'un marabout
situé à quelque distance au-dessus. A cette occupation le génie ajouta
l'heureuse découverte, au voisinage du marabout, d'un ravin défilé des vues
de la place et dont l'origine se trouvait sur le plateau, à cent cinquante
mètres seulement de l'escarpe. Vers une heure du matin, l'assiégé, tenu en
éveil par le bruit des voitures en marche, dirigea sur le marabout une
reconnaissance qui fut vigoureusement repoussée. Dès cinq heures du soir, une
colonne composée de deux canons de 24, de deux de 16 et de huit chariots
d'approvisionnement, s'était mise en mouvement sous la direction du colonel
de Tournemine ; à minuit, la première pièce atteignit le gué du Roummel. A
peine entrée dans le courant, elle s'arrêta, les roues prises entre d'énormes
blocs de roches qui pavaient inégalement le lit de la rivière. Les sapeurs
qui escortaient la colonne, assistés de ceux du Bardo, armés de leviers, tous
dans l'eau jusqu'à la ceinture, réussirent à déplacer les blocs ; à six
heures du matin, la pièce, attelée de quarante chevaux, les travailleurs
d'infanterie poussant aux roues, faisant effort sur la volée, se trouvait à
la hauteur du Bardo. Le jour commençait, la place se mit à tirer sur le
convoi ; la seconde pièce de 24 s'élevait sur les traces de la première ; les
chevaux, effrayés par un coup de mitraille, reculèrent, et la pièce versa ;
relevée trois heures après, elle rejoignit les trois autres au voisinage de
la batterie de Nemours. Pendant la nuit, l'épaulement de cette batterie,
réduit à quatre mètres d'épaisseur, afin de ménager l'approvisionnement de
sacs à terre, avait été presque achevé. Après
cinquante-six heures d'une pluie incessante, il s'était fait une accalmie ;
avec le soleil, qui se laissait parfois entrevoir à travers les nuages,
l'espoir et la confiance se réveillaient dans les cœurs. Vers le milieu du
jour, les assiégés renouvelèrent, avec la même tactique et aussi peu de
succès, la sortie qu'ils avaient faite le 7. Animés par la présence du
gouverneur et du duc de Nemours, quelques compagnies de la légion étrangère
et du bataillon d'Afrique s'élancèrent pardessus les parapets et fondirent
sur les assaillants à la baïonnette. Dans cette affaire, où trois officiers
furent tués, le capitaine de Mac Mahon, aide de camp du gouverneur, fut
blessé à côté de lui. Dans la soirée, les zouaves et le 2e léger reçurent
l'ordre de quitter le Mansoura pour s'établir au Coudiat-Aty ; le 2e léger
rejoignit, aux ruines du Bardo, les quatre compagnies d'élite du 47e. C'était
de ce côté qu'allait se porter définitivement le grand effort de l'attaque. Après
la sortie des assiégés, le gouverneur avait visité les batteries en
construction ; la batterie de Nemours, qui devait tirer en brèche, lui parut,
à quatre cents mètres, trop éloignée pour produire un effet assez pénétrant
et assez rapide ; sur son ordre, l'artillerie se mit en mesure de construire,
sans désemparer, une seconde batterie de brèche, au-dessus du Bardo, à
l'origine du ravin que le génie avait découvert, par conséquent à cent
cinquante mètres au plus de la place. La nuit du 10 au 11 fut donc
particulièrement active. D'une part, l'artillerie achevait l'évacuation du
Mansoura, où la batterie du Roi garda seule son armement, et répartissait les
pièces, au fur et à mesure de leur arrivée, entre la batterie de Nemours et
trois autres batteries improvisées à gauche, au-dessus et en arrière ;
d'autre part, le génie établissait une communication couverte de l'origine du
ravin au Bardo. Des sacs à terre, que des soldats d'infanterie se passaient
de main en main, arrivaient ainsi de l'extrémité inférieure à l'autre bout de
la ligne ; mais de la tête du ravin à l'emplacement le plus favorable pour la
construction d'une batterie, il s'agissait de cheminer à découvert. Protégés
par les grenadiers et les voltigeurs du 47e, les sapeurs se mirent à l'œuvre
en silence ; défense était faite de tirer un seul coup de fusil ; si l'ennemi
se présentait, c'était seulement à la pointe de la baïonnette qu'il fallait
l'éconduire. Vers neuf heures, une grêle de balles, de boulets et de
mitraille s'abattit sur l'atelier ; les hommes, couchés à terre, laissèrent
passer l'orage ; un seul fut tué. Après une demi-heure de colère, le calme se
rétablit dans la place, et le travail fut repris. Les pourvoyeurs de sacs à
terre, leur charge sur le dos, marchant à quatre pattes, allaient et
revenaient en deux files, sous la surveillance attentive du général Trézel.
Vers une heure du matin, une forte patrouille de Turcs s'approcha ; selon
l'ordre, pas une amorce ne fut brûlée ; on n'entendit qu'un cliquetis de
baïonnettes, et les Turcs, saisis d'une vague terreur, se retirèrent plus
effrayés de ce mystérieux silence qu'ils ne l'eussent été de la fusillade. Au
jour, le parapet, achevé d'un bout à l'autre, mettait partout les
travailleurs à couvert. Le 11
octobre, quelques minutes avant neuf heures, le gouverneur, le duc de
Nemours, les généraux Valée, Rohault de Fleury, Perregaux, Lamy, de Caraman,
Trézel, Rullière, tous les aides de camp, tout l'état-major, étaient réunis
sur le terre-plein de la batterie de Nemours, qui n'était armée encore que de
deux canons de 24 et d'un de 16. A neuf heures, au commandement donné par le
prince, le feu s'ouvrit ; deux des batteries auxiliaires y joignirent
aussitôt le leur. Au bout d'une heure, le front d'attaque fut réduit au
silence ; toutes les défenses du chemin de ronde étaient rasées, les pièces
en barbette démontées, plusieurs des casemates éventrées. Alors le général
Valée indiqua pour le tir en brèche un point situé un peu à droite de
l'ancienne porte El-Raïba ; c'était la partie de l'enceinte la plus saillante
et la moins flanquée. Une troisième pièce de 24 avait été mise en place dans
la batterie de Nemours. Attentifs à chaque coup de canon, les généraux cherchaient
à reconnaître l'effet du boulet sur la muraille. Elle était solidement
construite, d'une pierre dure, compacte, qui ne s'était pas effritée sous
l'action du temps, et que le choc pouvait broyer, mais non faire voler en
éclats. Déjà troué comme un crible, le revêtement tenait dans son ensemble.
Cependant, vers deux heures et demie, un coup d'obus, pointé par le
commandant Maléchard, fut suivi d'un premier éboulement que les spectateurs
saluèrent d'une grande acclamation. C'était la brèche qui s'ouvrait ; à
bientôt la fin. Au
seuil de l'action décisive, le général de Damrémont, fidèle aux instructions
que lui avait données le gouvernement, voulut essayer une dernière fois de
négocier. « Mes canons sont au pied de vos murs qui vont être renversés,
disait-il dans une proclamation aux habitants de Constantine, et mes troupes
entreront dans votre ville. Si vous voulez éviter de grands malheurs,
soumettez-vous pendant qu'il en est temps encore. Je vous garantis par
serment que vos femmes, vos enfants et vos biens seront respectés, et que
vous pourrez continuer à vivre paisiblement dans vos maisons. Envoyez des
gens de bien pour me parler et convenir de toutes choses avant que j'entre
dans la ville ; je leur donnerai mon cachet, et ce que j'ai promis, je le
tiendrai avec exactitude. » Un jeune soldat du bataillon turc s'offrit pour
porter la missive ; le voyage était périlleux. Au milieu des coups de fusil,
un drapeau blanc à la main, il arriva au pied de la muraille ; on lui jeta
une corde qu'il noua autour de son corps ; il se laissa hisser et disparut
derrière le rempart. Les heures se passèrent ; il ne revint pas ; on le crut
mort. Le lendemain, au point du jour, on le vit reparaître au quartier
général ; il n'avait pas été maltraité ; on l'avait conduit au Kaïd-ed-Dar,
chef du palais, qui, après une nuit d'attente, le renvoyait avec cette
réponse : « Si les chrétiens manquent de poudre, nous leur en enverrons ;
s'ils n'ont plus de biscuit, nous partagerons le nôtre avec eux ; mais, tant
qu'un de nous sera vivant, ils n'entreront pas dans Constantine. » Quand le
gouverneur entendit de la bouche de son envoyé ce fier langage : « Voilà de
braves gens, s'écria-t-il ; eh bien ! l'affaire n'en sera que plus glorieuse
pour nous. » Pendant
la nuit du 11 au 12, l'artillerie et le génie, travaillant de concert,
avaient transformé en épaulement de batterie le parapet en sacs à terre
élevé, la nuit précédente, par les sapeurs, au sommet de la pente qui descend
au Bardo ; la distance de ce point à la muraille déjà entamée n'était plus
que de cent vingt mètres. Aussitôt on s'occupa de désarmer la batterie de
Nemours au profit de la nouvelle batterie de brèche. Au jour, deux pièces
étaient déjà sur leurs plates-formes, devant leurs embrasures ; les deux
autres y furent conduites sous le feu violent de l'ennemi, qui, la veille,
avait réservé pour les heures décisives une partie de ses moyens de défense.
L'approvisionnement de la batterie n'était pas une opération moins périlleuse
; il y avait, sur un espace de trois cents mètres à découvert, une descente
que des travailleurs d'infanterie, portant chacun une charge et un boulet,
parcoururent par groupes le plus rapidement possible et sans trop de pertes.
La nuit la plus belle avait favorisé ces derniers apprêts du dénouement
prochain, quand, deux heures avant le jour, un orage éclata violent, mais
sans durée ; puis le soleil se leva radieux, éclairant d'une lumière oblique
les travaux de l'assiégeant, dont le profil se dessinait en silhouettes
allongées sur les pentes du Coudiat-Aty. Le
général de Damrémont venait de recevoir la réponse héroïque du Kaïd-ed-Dar ;
à huit heures, accompagné du prince et de l'état-major, il arriva du
Mansoura, mit pied à terre en arrière de la batterie de Nemours, et s'arrêta
pour examiner l'état de la brèche, déjà très-apparente. Le général Rullière
lui fit observer que l'endroit était dangereux : « C'est égal », répondit-il
tranquillement. Une seconde après, il était mort ; un boulet turc lui avait
traversé le ventre de part en part. En accourant pour le relever, le général
Perregaux, son chef d'état-major, son ami, tomba près de lui, atteint d'une
balle entre les deux yeux. Le général de Damrémont était frappé comme
Turenne, à l'aube d'un triomphe ; comme Turenne, on le transporta, couvert
d'un manteau, au travers des soldats qui se demandaient quel était ce mort.
On sut bien vile que ce mort était le gouverneur général de l'Algérie, le
général en chef de l'armée, et les soldats, qui le respectaient, jurèrent de
le venger dans Constantine. Son corps, porté d'abord au marabout qui servait
d'ambulance, fut placé le soir sur une prolonge d'artillerie et ramené au
quartier général ; les carabiniers du 2e léger lui servaient d'escorte. Au
moment où le funèbre cortége se mit en marche, le duc de Nemours abaissa son
épée, et, se tournant vers les officiers qui étaient venus en grand nombre,
il leur dit d'une voix émue : « Saluons, messieurs, c'est notre général en
chef qui passe. » X Le
général Valée, le plus ancien des lieutenants généraux présents, avait pris
le commandement sans retard et donné ses ordres pour hâter l'action de la
nouvelle batterie de brèche. Aune heure, elle commença de tirer, avec des
effets foudroyants. Vers trois heures, un parlementaire sorti de la place
remit aux avant-postes une dépêche ; c'était une lettre du bey Ahmed, qui
proposait, pour négocier, un armistice de vingt-quatre heures. Le général
Valée lui fit répondre que, s'il avait le désir de traiter, il trouverait les
Français dans des dispositions favorables, mais à la condition qu'avant tout
les portes de Constantine leur fussent ouvertes. Cet essai de pourparlers
n'eut pas d'autre suite. A six heures, sous les coups répétés de la grosse
artillerie, l'épaisse muraille de pierre s'était effondrée ; les terres du
rempart avaient coulé sur les débris ; la brèche était assez large et le
talus formé. Avant la nuit, l'armée connut la composition des colonnes
d'assaut, telle qu'elle avait été réglée la veille par le général de
Damrémont. La première, sous les ordres du lieutenant-colonel de La
Moricière, se composait de quarante sapeurs et mineurs dirigés par quatre
officiers du génie, de trois cents zouaves et des deux compagnies d'élite du
2e léger ; la seconde, commandée par le colonel Combe, de la compagnie
franche du 2e bataillon d'Afrique, de quatre-vingts sapeurs avec cinq
officiers, de cent hommes du 3e bataillon d'Afrique, de cent hommes de la
légion étrangère et de trois cents hommes du 47e ; la troisième, aux ordres
du colonel Corbin, de détachements pris en nombre égal dans les autres corps
d'infanterie. Pendant toute la nuit, les batteries tirèrent irrégulièrement,
afin d'empêcher les assiégés d'escarper la brèche et d'élever un
retranchement intérieur. Vers trois heures du matin, le capitaine Boutault,
du génie, et le capitaine de Garderens, des zouaves, allèrent reconnaître la
brèche ; revenus, n'ayant que des blessures légères, de cette expédition
périlleuse, ils déclarèrent que le talus était roide, mais que les colonnes
pourraient néanmoins le franchir. Le
général Valée fit appeler La Moricière : « — Colonel, lui dit-il, êtes-vous
bien sûr que la colonne que vous commanderez sera énergique jusqu'à la fin ?
— Oui, mon général, j'en réponds. — Êtes-vous bien sûr que toute votre
colonne fera le trajet de la batterie à la brèche, sans tirailler et sans
s'arrêter ? — Oui, mon général ; pas un homme ne s'arrêtera, pas un coup de
fusil ne sera tiré. — Combien pensez-vous que vous perdrez d'hommes dans le
trajet ? — La colonne sera forte de quatre cent cinquante hommes. J'ai
calculé cette nuit qu'il ne se lirait pas en avant de la brèche plus de
quatre cents coups de fusil par minute ; le quinzième au plus des coups
pourront porter ; je ne perdrai pas plus de vingt-cinq à trente hommes. — Une
fois sur la brèche, avez-vous calculé quelles seront vos pertes ? — Cela
dépendra des obstacles que nous rencontrerons. L'assiégé aura dans ce
moment-là un grand avantage sur nous ; la moitié de la colonne sera
vraisemblablement détruite. — Pensez-vous que, cette moitié étant détruite,
l'autre moitié ne fléchira pas ? — Mon général, les trois quarts seraient-ils
tués, fussé-je tué moi-même, tant qu'il restera un officier debout, la
poignée d'hommes qui ne sera pas tombée pénétrera dans la place et saura s'y
maintenir. — En êtes-vous sûr, colonel ? — Oui, mon général. —'-
Réfléchissez, colonel. — J'ai réfléchi, mon général, et je réponds de
l'affaire sur ma tête. — C'est bien, colonel ; rappelez-vous et faites
comprendre à vos officiers que demain, si nous ne sommes pas maîtres de la
ville à dix heures, à midi nous sommes en retraite. — Mon général, demain à
dix heures, nous serons maîtres de la ville ou morts. La retraite est
impossible ; la première colonne d'assaut du moins n'en sera pas. » Revenu au
bivouac, La Moricière réunit ses officiers et leur rapporta ce dialogue, que
le capitaine Le Flô, du 2e léger, écrivit au crayon, séance tenante, sur la
manchette de sa chemise. Entre
quatre et cinq heures du matin, la première colonne se rassembla au Bardo,
remonta le ravin et prit position dans la place d'armes ménagée en arrière de
la batterie de brèche ; la seconde se forma dans le ravin, la troisième
demeura en réserve au Bardo. Le général Valée, le duc de Nemours et les
états-majors se trouvaient déjà dans la batterie ; la moitié des chirurgiens
de l'ambulance y étaient aussi. Le 13, au point du jour, le tir à boulet fut
repris pour déblayer la brèche où les défenseurs avaient accumulé des sacs de
laine, des pièces de bois, des débris d'affûts. A sept heures moins un quart,
il fut remplacé par le tir à mitraille. A sept heures, le duc de Nemours
donna le signal : c'était l'assaut ! En
quelques minutes, la première colonne, lancée au pas de course, a franchi les
cent vingt mètres qui séparent la batterie de la brèche ; deux hommes
seulement sont blessés. Le lieutenant-colonel de La Moricière, le commandant
du génie Vieux et le capitaine de Garderens arrivent les premiers au sommet
du talus ; prenant des mains de Garderens le drapeau des zouaves, La
Moricière le plante dans les décombres. Un vieux massif de maçonnerie resté
debout les protège sur leur droite en leur donnant le temps de rallier leurs
hommes et de se reconnaître. D'après le programme de l'assaut, les zouaves
doivent marcher droit devant eux, les voltigeurs du 2e léger tourner à
droite, les carabiniers tourner à gauche ; mais à l'exécution tout se mêle.
Le terrain sur lequel on va s'engager défie toute description, déroute toute
combinaison ; c'est le chaos. On est sur une montagne de débris, devant des
murs écroulés, à la hauteur des toits d'où part un feu roulant. On cherche
une issue, un débouché quelconque ; il n'y en a pas. On s'engage dans une
ruelle, c'est un cul-de-sac ; on se tourne d'un autre côté, l'obstacle est le
même. Enfin, sur la droite, le capitaine Sanzai, des zouaves, découvre une
sorte de fissure ; il s'y hasarde, les hommes le suivent à la file et tout à
coup rencontrent une batterie du rempart dont les canonniers restés à leur
poste se font tuer bravement sur leurs pièces démontées ; mais une fusillade
plongeante part d'une haute maison crénelée du pied jusqu'au faîte ; c'est la
caserne des janissaires. Avant d'aller plus loin, il faut en faire l'assaut.
La porte est enfoncée ; le combat monte d'étage en étage ; les derniers
défenseurs, acculés au toit, tombent sous les baïonnettes ; mais parmi les
assaillants, le fer des yatagans a fait aussi bien des victimes. Le capitaine
Sanzai, qui s'en est tiré sain et sauf, va bientôt à quelques pas de là être
frappé mortellement d'une balle. A gauche de la brèche, les carabiniers du 2e
léger, conduits par le commandant de Sérigny, ont fini par découvrir, eux
aussi, un couloir ; un des deux murs qui resserrent le défilé a été sapé par
le canon. Ébranlé au passage des hommes qui le frôlent, il s'abat sur eux
tout d'une pièce. Le commandant de Sérigny, enseveli sous la masse jusqu'à la
poitrine, meurt lentement écrasé, étouffé, dans une agonie cruelle, sans
qu'il soit possible de le dégager de la ruine qui l'étreint. Au
centre, où le gros de la colonne est impatient d'agir, La Moricière, du haut
d'un toit, a cru reconnaître, entre les maisons du voisinage, une sorte de
sillon qui doit être une rue. C'en est une, en effet, la rue du Marché, une
des plus grandes voies de Constantine ; elle a douze pieds de large. On s'y
précipite ; mais, des boutiques qui la bordent à droite et à gauche et dont
les auvents sont rabattus, part une fusillade serrée ; on ne donne pas aux
Turcs qui ont fourni cette salve le loisir de recharger leurs armes ; une
lutte corps à corps s'engage, baïonnette contre yatagan ; ceux qui n'ont pas
pu fuir sont cloués au fond des niches. On avance : une porte solidement
ferrée, sous une haute voûte, barre le passage ; énergiquement poussé, un des
vantaux cède ; mais, par rentre-bâillement, une grêle de balles fait au
milieu des assaillants sa trouée ; le capitaine Demoyen, des zouaves, se
jette sur le battant, il le referme et tombe frappé à mort. Il faut faire
sauter cette porte : La Moricière et le commandant Vieux, du génie, appellent
les porteurs de sacs de poudre. Tandis qu'ils font effort pour passer entre
les rangs pressés des zouaves, tout disparaît dans un nuage de poussière et
de fumée sillonné d'éclairs ; une détonation terrible fait trembler le sol et
vibrer l'air assombri ; puis, plus rapidement qu'on ne saurait le dire, des
explosions moins fortes se succèdent comme un feu de file. Ce n'était pas une
mine, ainsi qu'on le crut d'abord. Avec leur insouciance fataliste, les Turcs
avaient mis là, sous la voûte, un dépôt de poudre dans un coffre ouvert ; la
bourre enflammée d'un fusil était tombée dessus ; puis les sacs apportés par
les sapeurs, les cartouchières des soldats, autant de petits volcans qui ont
fait éruption tour à tour. Quand, après cinq minutes, longues comme des
heures, la lumière rentre sous cette voûte infernale, c'est pour éclairer la plus
horrible des scènes. Heureux ceux qui sont morts ! Une centaine d'hommes sont
là gisants, se tordant, brûlés vifs par le feu qui dévore sourdement leurs
vêtements et leurs chairs ; la plupart sont méconnaissables. Le commandant
Vieux a péri ; La Moricière, sauvé comme par miracle, est tiré de cette
fournaise, le visage et les mains noircis, tatoués par la poudre, les yeux
clos, les paupières tuméfiées ; pendant quelques jours, il craindra d'être
aveugle. Tandis qu'on l'emporte, il appelle ses zouaves : « Où est Demoyen ?
Voilà un soldat ! voilà un brave ! A-t-on pu le sauver ? » Quand
le général en chef et le duc de Nemours ont vu disparaître, de l'autre côté
de la brèche, les derniers rangs de la première colonne, ils ont fait marcher
la seconde, mais par groupes successifs, afin d'éviter l'encombrement. Avec
le peloton de tête, le colonel Combe vient d'arriver, au moment de la
catastrophe, tout prêt à relever le bâton de commandement échappé des mains
de La Moricière. Il fait reprendre l'attaque par la rue du Marché.
L'explosion a renversé la porte ; au-delà s'élève une barricade dissimulée
dans l'ombre sous les nattes de roseau qui sont suspendues à travers la rue
d'une maison à l'autre. La barricade est emportée, mais le colonel est
atteint de deux coups de feu ; après avoir donné ses ordres pour attaquer un
second obstacle qu'on entrevoit plus loin, seul, sans permettre qu'on
l'accompagne, il refait lentement le chemin qu'il vient de parcourir depuis
la batterie de brèche, et debout, l'épée haute, il met le général en chef et
le prince au courant des péripéties du combat ; puis il ajoute : « Ceux qui
ne sont pas blessés mortellement pourront se réjouir d'un aussi beau succès ;
pour moi, je suis heureux d'avoir encore pu faire quelque chose pour le Roi
et pour la France. — Mais vous, colonel, s'écrie le duc de Nemours, vous êtes
donc blessé ? — Non, monseigneur, je suis mort. » Le lendemain, ce fut fait
de lui. La
seconde barricade, plus forte que la première, était formée des fourgons
abandonnés par la retraite de 1836 ; le minaret d'une mosquée située en
arrière donnait à ses défenseurs le concours d'un double étage de feux. Il
était difficile de l'attaquer de front ; on essaya de la tourner. A gauche de
la rue du Marché débouchait une autre voie du même ordre qui descendait de la
Kasba ; celle-ci était aussi bien défendue que l'autre. Sous la direction du
capitaine Boutault, les soldats du génie commencent un travail de sape à
travers les murs ; on chemine de maison en maison, gagnant du terrain sur le
flanc de l'ennemi qui est débordé à son insu ; enfin, ou atteint une grande
construction qui fait, à gauche de la brèche, le pendant de la caserne des
janissaires à droite ; c'est la maison du khalifa, de Ben-Aïssa, du chef
militaire de Constantine. Après une lutte intérieure aussi acharnée que celle
de la caserne, on s'en empare : l'ennemi, étonné, recule ; il évacue le
minaret, la barricade, tout le bas des rues de la Kasba et du Marché. Une
autre surprise achève de le décourager : un détachement de sapeurs, commandé
par le capitaine Niel et soutenu par un détachement du 17e léger, s'est
engagé, à droite de la caserne des janissaires, dans un quartier moins
préparé pour la défense ; en suivant le rempart, il est parvenu à la porte
El-Djabia, au-dessus de la pente qui descend rapidement au Roummel ; la porte
est enfoncée, ouverte aux troupes de la troisième colonne qui s'empresse
d'accourir, conduite par le général Lamy. Dix minutes après, au moment où le
général Rullière, envoyé par le général Valée, arrive pour remplacer les deux
chefs d'attaque successivement frappés, La Moricière et Combe, un Maure vient
à lui, à travers la fusillade, et lui présente une lettre des grands de la
ville, qui, rejetant sur les Kabyles et les janissaires du bey la
responsabilité de la résistance, implorent la clémence du vainqueur. Le
général en chef, à qui le message est envoyé sans retard, donne au général
Rullière l'ordre de faire cesser immédiatement le feu et de prendre, avec les
troupes qu'il a sous la main, possession de Constantine. Le
drame aux péripéties terribles n'avait pas duré deux heures ; mais quand tout
paraissait fini, un sanglant et cruel épilogue allait en prolonger l'horreur
par une scène déplorable. Au-dessous de la Kasba, en face de Sidi-Mecid,
l'escarpement, de plus de cent mètres, qui descend presque verticalement au
Roummel, est traversé de distance en distance par d'étroits ressauts qui
semblent diviser en étages la haute muraille de roc ; c'était par cet
endroit, opposé à l'attaque du Coudiat-Aty, que, pendant l'assaut, beaucoup
de familles avaient réussi à s'échapper de la ville. Au sommet de l'abîme et
sur les saillies inférieures, des cordes attachées à des piquets avaient déjà
servi au salut de quelques centaines de fugitifs ; ceux qui attendaient leur
tour ignoraient malheureusement encore la soumission offerte par leurs chefs
et acceptée par les Français. Ceux-ci, les généraux Rullière et Lamy en tête,
montaient à la Kasba ; voici ce qu'a vu et raconté le général Lamy : « De ce
côté de la ville règne un escarpement divisé en terrasses successives de
trente à soixante pieds ; sur le bord supérieur était une rangée de femmes et
d'enfants qu'on descendait avec des cordes. A notre aspect, un mouvement de
terreur se manifesta, et en un instant toute la rangée disparut ; nous
restâmes pétrifiés. A nos signes pacifiques, quelques hommes s'approchèrent,
jetèrent leurs armes et reçurent en tremblant les poignées de main de nos
soldats ; les femmes, les enfants encore debout sur l'esplanade se
rassurèrent. Nous approchâmes et nous vîmes quarante cadavres étendus au pied
du rocher. Les moins blessés s'efforçaient de descendre encore plus bas, et
là nous les avons nourris pendant deux jours, jusqu'à ce qu'on ait pu se
procurer les moyens de les retirer. » A midi, le général en chef et le duc de
Nemours firent par la brèche leur entrée dans Constantine. Arrivés au palais
du bey, ils y appelèrent les chefs de la ville. Ben-Aïssa était de ceux qui
avaient réussi à s'échapper ; le Kaïd-ed-Dar était mort ; le Cheikh el-Beled,
vieillard très-respecté de la population, mais trop âgé pour servir utilement
dans une telle crise, présenta son fils Sidi-Mohammed-Hamouda, qui fut nommé
kaïd et chargé d'organiser sans retard l'autorité municipale. Une
proclamation rassurante fut adressée aux habitants ; l'entrée des mosquées
était interdite aux soldats. La ville, qui aurait pu, selon les vieux usages
de la guerre, ayant été prise d'assaut, subir la désolation du saccage, n'eut
à supporter d'autre peine que le désarmement et d'autre charge que l'entretien
de l'armée victorieuse, à quoi, par sa richesse et par l'abondance des
approvisionnements qu'elle renfermait, il ne lui fut pas malaisé de suffire.
Un commencement de pillage, excité par la convoitise des Juifs qui poussaient
le soldat au désordre, avait été bien vite et sévèrement réprimé. Les
zouaves, le 2e léger et le 47e restèrent seuls dans Constantine, sous
l'autorité supérieure du général Rullière ; le chef de bataillon Bedeau, de
la légion étrangère, fut nommé commandant de place. En même
temps que ces premiers essais d'une organisation régulière, des soins
autrement urgents et sacrés occupaient le général en chef et l'état-major.
Quand on eut déblayé des cadavres qui les encombraient la maison du khalifa
et la caserne des janissaires, on y transporta les blessés ; il y en avait
plus de cinq cents ; mais dans les salles ensanglantées, sans portes ni
fenêtres, tout manquait. On fit une réquisition de matelas, de tapis, de sacs
de laine pour les plus malades, de paille et de foin pour les autres. Ceux
qu'on ne pouvait pas voir sans un sentiment de compassion mêlé d'horreur,
c'étaient les brûlés ; fort heureusement, on trouva dans les magasins du bey
des balles de coton et de la toile. Le coton servit aux pansements ; de la
toile on pouvait, faire des chemises ; où trouver des couturières ? Il y
avait dans le harem d'Ahmed une cinquantaine de femmes, peu accoutumées
assurément aux travaux d'aiguille, mais qui, sous la direction 'des
cantinières de l'armée, se mirent tant bien que mal à l'ouvrage, de sorte
qu'au bout de quelques jours les pauvres blessés eurent des chemises, et, ce
qui les faisait rire entre deux douleurs, des chemises cousues par des
odalisques. Les
morts avaient reçu les derniers adieux de leurs camarades. Sur le nécrologe
de l'assaut de Constantine, la liste des officiers était longue, et, de
toutes les armes, c'était le génie qui en comptait le plus. Une cérémonie
d'un grand caractère honora leur sépulture. Avant que les cercueils fussent
descendus dans la fosse, excepté celui du général de Damrémont qui devait
être ramené en France, ils reposèrent, au pied de la brèche, sous un
catafalque en sacs à terre gardé par le 11e de ligne, dont le général en
chef, tué à l'ennemi, avait été colonel, et toute l'armée défila devant ce
monument simplement héroïque. Le 17
octobre, le colonel Bernelle arriva de Bone avec le jeune prince de
Joinville, venu trop tard pour partager les dangers et la gloire des
vainqueurs de Constantine. Le colonel amenait un convoi de ravitaillement
escorté d'un bataillon du 26e et de deux bataillons du 61e ; malheureusement,
il amenait aussi, dissimulé insidieusement dans les rangs de la colonne, le
choléra, dont naguère le 12 de ligne avait apporté le germe à Bone et à,
Mjez-Ahmar. Le mal éclatant tout à coup frappa des premiers le général de
Caraman. Dès le 18, il y eut trente morts. Afin de soustraire au fléau les
blessés et les malades, le général Valée eu fit partir pour Mjez-Ahmar le
plus grand nombre avec l'artillerie de siège. Parmi les partants se trouvait
le capitaine Canrobert, adjudant-major au 47e, qui avait une jambe fracturée
par un coup de feu. Le 26, le général Trézel se mit en route avec un second
convoi. Le lendemain, le grand chef du Zab, le Cheikh-el-Arab, Farhat-ben-Saïd,
se présenta devant le général Valée ; il lui offrit de se mettre à la
poursuite d'Ahmed, son ennemi mortel, qui s'était retiré dans le
Djebel-Aurès. Le général en chef lui fit grand accueil et lui conféra le
titre d'agha de la plaine. La
ville emportée d'assaut avait repris sa physionomie d'avant le siège ; les
boutiques étaient rouvertes, les cafés remplis d'oisifs, les marchés
fréquentés par les Arabes du dehors. Le génie travaillait à fermer la brèche
; on déblayait les décombres aux alentours ; tout rentrait dans l'ordre, et
Constantine, où l'on s'inquiétait quelque temps auparavant de savoir si l'on
pourrait se maintenir, Constantine était décidément et facilement française.
Le général en chef en confia le commandement au colonel Bernelle, avec une
garnison de deux mille cinq cents hommes, composée du 61e, du 3e bataillon
d'Afrique, de la compagnie franche du 2e bataillon, d'un escadron du 3e
chasseurs d'Afrique, d'un peloton de spahis réguliers, de deux compagnies de
sapeurs, d'une batterie de campagne et de quatre obusiers de montagne. Le 29
octobre, tout ce qu'il y avait encore de l'armée expéditionnaire quitta
Constantine à la suite du général en chef et du duc de Nemours. Le 1er
novembre, la colonne arrivait à Mjez-Ahmar ; le 3, elle rentrait à Bone sans
avoir laissé en arrière ni un homme ni une voiture, et, ce qui était plus
remarquable peut-être, sans avoir eu un seul coup de fusil à tirer. Avec sa
résignation fataliste, la population indigène se courbait sous la raison du
plus fort qui au despotisme d'Ahmed avait substitué la domination française. Pendant que le cercueil du général de Damrémont traversait la Méditerranée pour aller prendre dans le caveau des Invalides son repos glorieux, pendant que le corps du général Perregaux, mort de sa blessure, attendait en Sardaigne d'être ramené en France, le général Valée, à qui la mort venait d'attribuer leur héritage militaire, allait recueillir le fruit de leur labeur autant que du sien, le gouvernement de l'Algérie et le bâton de maréchal. |
[1]
Le duc d'Aumale, alors âgé de quinze ans, venait de remporter un prix au
concours général.
[2]
Le 31 juillet 1830, quand Louis-Philippe se rendit, à travers les barricades,
du Palais-Royal à l'Hôtel de ville ; le 6 juin 1832, quand il parcourut à
cheval les quartiers disputés à l'insurrection.
[3]
De l'artillerie, du génie et de l'administration.