I. Discussions
parlementaires. - Discours de M. Thiers. - Discours de M. Guizot. -
Négociations du maréchal Clauzel avec le ministre de la guerre. - Défaite et
humiliation du bey de Médéa. - Projets du maréchal. - Son départ pour Bone. —
II. Le général d'Uzer à Bone. - Jusuf, bey de Constantine. - Ses procédés et
leurs conséquences. — III. Expédition de Constantine. - Ghelma. - Marche de
l'armée. - Confiance du maréchal Clauzel. — IV. Occupation du Mansoura et du
Coudiat-Aty. - Double attaque repoussée. — V. Retraite. - Le commandant
Changarnier. — VI. Le général de Rigny. - Ordres du jour. — VII. Pertes de
l'armée. - Renforts. - Explosion à la kasba de Bone. — VIII. Duvivier à
Ghelma. — IX. Opérations dans les provinces d'Oran et d'Alger. - Discours du
général Bugeaud à la Chambre des députés.
I Lorsque,
dans le second mois de l'année 1836, le ministère dit du 22 février avait été
constitué sous la présidence de M. Thiers, les amis de l'Algérie s'étaient
inquiétés d'y voir M. Hippolyte Passy, le chef des économistes opposés à la
conquête ; leur inquiétude avait redoublé lorsque avait été nommée la
commission du budget en majorité hostile à leur espoir ; ils touchèrent au
découragement quand le rapporteur de la commission, M. Baude, proposa, le 20
mai, de réduire à 19.320 hommes (indigènes compris) l'effectif des troupes
entretenues en Afrique ; le gouvernement demandait 22.920 hommes ; l'année
précédente, la Chambre en avait accordé 21.000. Il paraissait évident que,
n'osant pas réclamer directement l'abandon qui avait été repoussé en
principe, la commission se proposait d'y revenir par un détour, en diminuant
progressivement, une année après l'autre, les allocations et les contingents,
l'argent et les hommes. La
discussion s'ouvrit le 9 juin. L'événement de cette première séance fut le
discours de M. Thiers : « Je le déclare au nom du cabinet, dit le président
du conseil, l'opinion du gouvernement est formelle ; le gouvernement persiste
à regarder l'occupation d'Alger comme une chose grande, comme une chose utile
pour la France et à laquelle il serait non-seulement malheureux, mais
déshonorant de renoncer. Pour ma part, j'ai été parfaitement libre sur la
question d'Alger, car jamais à cette tribune je n'ai eu l'honneur de porter
la parole sur celte question. Eh bien ! je me suis sérieusement, sincèrement
examiné ; c'est avec une profonde conviction que je viens soutenir devant mon
pays qu'il doit faire des efforts persévérants pour s'assurer cette belle
possession. Certainement si Alger était à conquérir, oh ! je ne le
conseillerais pas à la France, mais enfin nous y sommes. Lorsque l'expédition
d'Alger fut résolue sous la Restauration, je fus du nombre de ceux qui la
blâmèrent, et je crois que je rendrai le véritable sentiment de la France à
cette époque, lorsque je dirai que tout le monde y vit avec effroi
l'intention d'aller y forger des armes pour les reporter sur le continent
français et attenter à nos institutions. Voilà le sentiment qui nous animait
tous alors contre l'expédition d'Alger ; et cependant lorsque j'appris que
l'expédition avait réussi, je fus saisi d'une joie involontaire ; moi,
l'ennemi déclaré de ce gouvernement, je m'associai à son triomphe avec une
joie pleine et entière, et j'applaudis au résultat, quoique j'eusse blâmé
l'entreprise. Messieurs, les sentiments que j'éprouvai étaient ceux de toute
la France et le sont encore. Il y a un instinct profond que je défie les
ennemis les plus acharnés de l'occupation de venir braver à la tribune ; je
les défie de venir dire : « Abandonnez Alger ! » A cette déclaration qu'ils
n'espéraient guère, qu'ils n'attendaient pas du moins si explicite, les amis
de l'Algérie applaudirent avec transport, et leur enthousiasme ne se contint
plus quand le président du conseil, élargissant la question, en vint à
s'écrier : « L'occupation restreinte, l'occupation réduite est un non-sens. » Dès
lors, pour couvrir sa retraite, la commission, battue, en désarroi, essaya de
récriminer contre le passé ; la contribution de Tlemcen lui donnait beau jeu
; elle ne manqua pas de s'en faire un thème. En consentant à la suivre dans
cette diversion, M. Laurence, par un discours très-bien fait, donna des
éclaircissements curieux au sujet de la bastonnade, employée comme châtiment
légal : « L'indigène, le musulman, dit-il, ne connaît que sa loi, il
l'invoque et la réclame ; elle lui est chère, à tort ou à raison, peu
importe. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il la réclame, et moi, magistrat
au nom de la France, chargé d'administrer ou de faire administrer la justice,
j'ai entendu des Arabes donner la préférence au châtiment du cadi sur le
châtiment français. J'ai vu des Arabes venir me dire à moi-même que nos lois
étaient insensées, et qu'ils en trouvaient, quant à eux, l'application
injuste, car, disaient-ils, quand j'ai quitté le tribunal du cadi, qui m'a
puni, je rentre dans ma famille ; je peux cultiver mon champ et donner du
pain à mes enfants, tandis que, toi, tu m'arrêtes avant de me juger, tu me
retiens après m'avoir jugé, et, pendant que je languis dans l'ombre, mangeant
ton pain dans la prison, ma femme et mes enfants n'en ont pas. Voilà la
logique des Arabes. S'il m'avait été permis de considérer les peines dans
leurs rapports avec ceux qui doivent les subir, j'aurais dû faire droit à
leurs réclamations et les renvoyer au cadi. » Du menu
détail où elle était descendue, la discussion se releva et reprit son ampleur
avec M. Guizot. Il appuya les demandes du gouvernement, il combattit, comme
M. Thiers, l'occupation restreinte ; mais en recommandant une politique
prudente, lente, pacifique, ne faisant la guerre qu'en cas d'absolue
nécessité, il signala le danger d'une politique différente, agitée,
guerroyante, jalouse d'aller vite, d'aller loin, d'étendre brusquement, par
la ruse ou par la force, la domination française sur tout le territoire de
l'ancienne régence : « Il faut, ajouta-t-il, que la Chambre soutienne et
contienne ; il faut qu'elle soit très-large et très-ferme en même temps. Il n'y
a encore aucun parti fâcheux irrévocablement pris, aucune faute décisive ;
mais nous sommes sur une périlleuse pente, nous poumons y être entraînés. » M.
Thiers, que cette comparaison des deux politiques mettait évidemment en
cause, protesta contre avec vivacité : « Si c'est, répliqua-t-il, le système
de la guerre qu'on appelle le système inquiet et agité, il n'est pas
l'ouvrage du nouveau cabinet, il est l'ouvrage des circonstances antérieures,
forcées, fatales en quelque sorte. » Système pour système, l'un n'agréait
guère plus à la commission que l'autre ; aucune des réductions qu'elle
proposait ne fut adoptée ; la Chambre lui donna tort sur tous les points ; ce
fut une déroule. La discussion aurait-elle pris un autre tour si le général
Bugeaud, qui guerroyait alors en Afrique, y avait pris part ? La majorité
aurait hésité peut-être, mais elle eût cédé sans aucun doute à l'ascendant de
M. Thiers. Quant au maréchal Clauzel, ce fut à peine s'il intervint dans le
débat ; qu'aurait-il pu dire après ce qu'avait dit avec plus de force et
d'autorité le président du conseil ? Il vit M. Thiers ; il acheva dans ses
conversations de le persuader et de le convaincre ; il eut raison par lui de
la froideur et des objections du ministre de la guerre. Comme
il voulait, en s'engageant à l'est contre le bey de Constantine, être libre
de toute inquiétude à l'ouest du côté d'Oran, il obtint l'envoi d'une mission
moitié politique, moitié militaire, au Maroc pour menacer le sultan-chérif de
la colère de la France, s'il favorisait directement ou indirectement, de
quelque façon que ce fût, la résistance d'Abdel-Kader, s'il permettait
notamment à ses sujets du Rif de violer la frontière et d'aller se joindre
aux partisans de l'émir. Ce fut un aide de camp du ministre de la guerre, le
lieutenant-colonel de La Rue, qui fut chargé de cette mission. Il se montra
menaçant, impérieux, inflexible ; après deux mois de séjour au Maroc, il en
revint avec les plus belles promesses de neutralité et les plus humbles
protestations de respect et de considération pour la France. Pendant
ce temps, le maréchal Clauzel n'avait pas cessé de négocier avec le ministre
de la guerre. Il demandait, tant pour l'expédition de Constantine que pour la
sécurité de toute l'Algérie, 30.000 hommes de troupes françaises, 5.000
réguliers indigènes et 4.000 irréguliers soldés seulement pour le temps de
l'expédition. Le maréchal Maison lui accorda 30.000 hommes, mais en y
comprenant les zouaves et les spahis réguliers, considérés comme troupes
françaises ; quant aux irréguliers, il parut disposé à lui en concéder 4 ou
5.000. Là-dessus, et s'exagérant encore l'effet des dispositions favorables
du ministère, le gouverneur s'empressa d'adresser de Paris, le 2 août, au
général Rapatel, une longue dépêche qui était tout un programme d'action
militante et immédiate. « Général, disait-il, un système de domination absolue
de l'ex-régence est, sur ma proposition, définitivement arrêté par le
gouvernement. Les opérations qui devront avoir lieu dans chaque province se
feront simultanément et de manière que la campagne qui va s'ouvrir atteigne
le but définitif que l'on se propose : occuper toutes les villes importantes
du pays, y placer des garnisons ; établir des camps et postes retranchés au
centre de chaque province et aux divers points militaires qui doivent être
occupés d'une manière permanente ; masser sur un point central, dans chaque
province, des troupes destinées à former une colonne mobile. Voilà mon plan
d'occupation ; il s'agit maintenant d'une exécution prompte, vigoureuse,
complète. » Pendant
l'absence du maréchal Clauzel, un fait grave, désastreux pour le prestige de
l'autorité française, s'était produit à Médéa. Cinq semaines après son
installation effective et la visite que le général Desmichels lui avait
faite, le vieux bey Mohammed-ben-Hussein avait été attaqué par Sidi-Mbarek-el-Sghir
et par toutes les tribus du voisinage. Réduit
à ses coulouglis, trahi par les hadar qui livrèrent aux assiégeants une porte
de la ville, forcé dans la kasba, il avait été fait prisonnier et conduit
enchaîné dans l'ouest. Qu'étai-til devenu ? On le sut plus tard. «
Concevez-vous, écrivait au mois de décembre 1836 le lieutenant-colonel de La
Moricière, concevez-vous quelque chose de plus humiliant pour la France que
la prise de notre bey de Médéa ? Vous figurez-vous ce malheureux qu'on nomme
partout le bey Bou-Matmore, parce qu'il est resté quatre mois caché dans un
matmore, et qui, cinq semaines après son installation, a été conduit, pieds
et poings liés, de Médéa à Miliana, de là au camp d'Abdel-Kader sur la Tafna
et enfin à Fez, à Mequinez et à Maroc, qui, les cheveux longs, la barbe et la
moustache rasées, a été promené dans tout le pays sur un âne, la tête tournée
du côté de la queue, emblème vivant de notre humiliation ? A quoi donc a
servi l'ambassade de M. de La Rue ? Pourquoi n'a-t-il pas réclamé ce
personnage ? Quel poids voulez-vous que les paroles d'un gouverneur aient en
Afrique, si vous oubliez de semblables choses ? En Europe, on les ignore,
mais les Arabes s'en souviennent, vous les jettent au visage et vous y font
monter le sang. » Pour
venger cet outrage, il fallait reprendre Médéa et s'y établir ; c'était la
première occupation que le maréchal Clauzel avait résolu de faire. En
attendant son retour et d'après ses instructions du 2 août, le général
Rapatel donna au général de Brossard l'ordre de se porter avec une colonne de
deux mille hommes sur la Chiffa et d'y construire un camp retranché. Ce camp
devait servir de base à l'opération projetée sur Médéa ; mais comme de
Boufarik à la Chiffa la sûreté des communications était douteuse, on décida
de relier les deux stations par des postes intermédiaires. Tandis qu'on était
en train de faire les terrassements, le maréchal revint à Alger, le 28 août.
Ce système de petits postes, qui avait pour conséquence l'éparpillement des
troupes, ne lui plut pas ; il ordonna de suspendre le travail et d'évacuer le
camp ébauché de la Chiffa. Sur ces entrefaites, les nouvelles les plus graves
lui arrivèrent de Paris, apportées par le commandant de Rancé, membre comme
lui de la Chambre des députés et son premier aide de camp. Sur la question
d'une intervention française en Espagne, un désaccord avait éclaté entre le
roi Louis-Philippe et M. Thiers ; le cabinet du 22 février était en
dissolution ; le maréchal Maison, près de quitter le ministère, inquiet des
engagements pris avec le gouverneur, avait arrêté le départ des renforts
annoncés. Quelque diligence que M. de Rancé eût mise à son voyage, la crise
avait marché encore plus rapidement que lui. Quand il était arrivé à Alger,
le 8 septembre, il y avait déjà deux jours qu'un nouveau cabinet était
constitué sous la présidence du comte Molé ; le général Bernard avait le
portefeuille de la guerre. Immédiatement le maréchal Clauzel fit repartir
pour Paris son aide de camp. Le ministère ne lui était pas favorable, et,
pour comble de disgrâce, le rapporteur de la commission du budget, M. Baude, venait
de débarquer en Algérie, chargé officiellement de faire une enquête sur les
indemnités dues aux indigènes dépossédés, depuis 1830, par l'autorité
française, mais préoccupé personnellement de recueillir des griefs contre
l'administration du maréchal. Celui-ci
écrivait à un ami, le 16 septembre : « Si le gouvernement nouveau ne fait pas
pour moi ce que m'a promis l'ancien, je me fais laboureur dans ma ferme de
l'Agha. Baude instrumente contre moi. La Chambre veut, la Chambre ordonne, la
Chambre entend que, etc. Le Roi n'est rien, il n'y a que la Chambre. » A
Paris, le commandant de Rancé soutenait énergiquement la cause de son chef ;
il s'avança même jusqu'à laisser entendre que, si le gouverneur n'obtenait
pas l'exécution des promesses qui lui avaient été faites, il quitterait la
place à d'autres. Autorisée ou non, la menace était imprudente ; le
ministère, qui n'aurait pas osé rappeler le maréchal, saisit la balle au bond
et fit partir pour Alger le général de Damrémont, avec les pouvoirs
nécessaires pour recevoir la démission du gouverneur et le remplacer. Dans ce
même temps, le ministre de la guerre donnait aux troisièmes bataillons des
régiments employés en Algérie l'ordre de rejoindre leurs corps. Avec la
finesse d'un homme du Midi, le maréchal Clauzel, relevant de son côté la
balle, s'empara de cet ordre comme d'un commencement de satisfaction, et,
quand le général de Damrémont arriva, il lui fit très-bon accueil, puis l'éconduisit
presque aussitôt avec force politesses en lui disant qu'il n'avait jamais eu
la pensée de mettre le marché à la main au gouvernement, et que, s'il
regrettait de n'avoir pas tout ce qu'il aurait souhaité, il n'en essayerait
pas moins de se tirer d'affaire. On
était au mois d'octobre ; le temps pressait. Une partie des troupes qui
devaient concourir à l'expédition de Constantine étaient encore en opération
dans les provinces d'Alger et d'Oran. Dans la première, sur les instances du
colonel Lemercier, directeur des fortifications, la construction du camp de
la Chiffa avait été reprise et achevée, non sans coups de fusil, mais on n'y
avait pas laissé de garnison. Dans la province d'Oran, le général de Létang
avait essayé de refaire la belle campagne du général Perregaux. Ancien
colonel du 2e régiment de chasseurs d'Afrique, bon officier de cavalerie,
connaissant bien le pays, ce qui lui manquait, c'était l'art de conduire les
troupes de pied. Déjà, au mois d'août, pendant les fortes chaleurs, il leur
avait imposé de cruelles fatigues. Au mois d'octobre, il les avait fait
sortir de nouveau, s'était porté sur l'Habra, puis avait tenté de gagner la
vallée du Chélif ; mais Abdel-Kader, qui manœuvrait mieux que lui, s'était
mis en travers de sa route, de sorte que la colonne française, à bout de
vivres et de forces, avait été contrainte de rentrer à Mostaganem, après
quinze jours de marches et de contremarches inutiles. Là, le général de
Létang avait trouvé des ordres du maréchal, qui lui prescrivait d'envoyer
sans retard à Bone les corps désignés pour l'expédition de Constantine. Dans
ces derniers jours, il y avait eu entre le gouvernement et le maréchal
Clauzel un échange de récriminations un peu mesquines, une vraie chicane de
mots. Le maréchal, qui était décidé à l'expédition, voulait qu'elle lui eût
été ordonnée ; le ministre de la guerre répliquait aigrement qu'elle était
seulement autorisée. « Je vous ai dit formellement, écrivait-il au
gouverneur, que, comme vous n'êtes qu'autorisé à faire l'expédition, vous
pouvez vous dispenser de la faire, qu'il dépend de vous seul de prendre à cet
égard une détermination selon que vous trouverez les moyens à votre
disposition suffisants ou insuffisants. Il est donc bien évident que le
gouvernement du Roi n'a point ordonné l'expédition de Constantine. » Étrange
contradiction : pendant que le ministre de la guerre désavouait ainsi par
avance et, pour ainsi dire, par précaution, l'aventure, on y hasardait le
second fils du Roi, le duc de Nemours, et c'était l'auteur de la diatribe
qu'on vient de lire qui écrivait, le 22 octobre, au maréchal : « Je vous ai
fait connaître, par ma dépêche télégraphique d'hier, que j'ai appris avec
satisfaction que vous entrepreniez l'expédition de Constantine et que vous
n'étiez pas inquiet des résultats. L'intention de Sa Majesté est que Mgr le
duc de Nemours assiste à l'expédition comme le prince royal a assisté à celle
de Mascara. C'est une preuve de l'intérêt que prend Sa Majesté au succès de
l'expédition de Constantine. » Le 28 octobre, le maréchal Clauzel
s'embarquait dans le port d'Alger pour Bone. La foule qui venait d'assister à
son départ pouvait se dire, en voyant disparaître au-delà du cap Matifou le
navire qui l'emportait : Alea jacta est. II La
province de Bone, ou ce qu'on désignait ainsi, c'est-à-dire la ville de Bone
et sa banlieue, avait eu pour commandant, depuis le 15 mai 1832 jusqu'au mois
de mars 1836, le général d'Uzer. A la fois ferme et conciliant avec les
indigènes, il avait, pendant ces quatre années, obtenu des résultats
considérables ; en dépit du bey de Constantine Ahmed, de ses intrigues et de
ses menaces, les tribus voisines, dans un demi-cercle de plus de quinze
lieues de rayon, avaient reconnu l'autorité française. Elles savaient, par
expérience, que si le général de Bone ne se laissait pas braver impunément,
il ne tolérait, de la part des colons européens, aucune injustice contre les
Arabes soumis et paisibles ; mais parmi les colons, cabaretiers, cantiniers,
mercanti pour la plupart, le général était loin d'être aussi populaire ; on
lui faisait un crime de sa bienveillance pour les indigènes. Il y avait
encore d'autres griefs tout aussi misérables qu'on faisait valoir à son
désavantage. Bone était pourvue, depuis l'année 1834, de quelques
fonctionnaires civils ; comme ils avaient peu de chose à faire, ils étaient
pointilleux, agressifs, entreprenants au-delà du cercle de leurs attributions
; de là, comme à Bougie, des conflits répétés avec l'autorité militaire.
Enfin, le général avait fait dans le pays des acquisitions de terres, et ses
ennemis ne manquaient pas de dire que, dans ces transactions, il avait abusé
de son pouvoir. Parmi
ceux qui acceptaient sans contrôle celte fâcheuse imputation, le général
d'Uzer avait eu le chagrin de rencontrer un de ses subordonnés, un officier
de grande valeur, le lieutenant-colonel Duvivier. Rentré en France à la suite
de son différend avec le commissaire civil de Bougie, renvoyé, quelque temps
après, à la disposition du maréchal Clauzel, Duvivier avait reçu, au mois
d'octobre 1835, le commandement des spahis réguliers et irréguliers de Bone.
On a déjà pu voir que, avec de très-grandes qualités morales et militaires,
il était un subordonné difficultueux et peu docile ; à plusieurs reprises, le
général d'Uzer fut obligé de lui rappeler et de lui marquer nettement la
limite de ses droits. Duvivier en conçut une vive irritation ; le 15
décembre, il écrivit au maréchal Clauzel la lettre suivante : « Monsieur le
maréchal, j'ai l'honneur de vous demander, comme une grâce, de me rappeler
immédiatement à Alger. Les désagréments, bien pénibles, que j'ai éprouvés à
Bone en sont la cause. Depuis que je suis en Afrique, j'ai souvent payé de ma
personne comme simple soldat ; j'ai eu quelques beaux faits d'armes, et j'ai
commandé dix-huit mois à Bougie d'une manière honorable ; j'ai fait
abnégation complète de mes intérêts personnels, dépensant une partie de mon
propre avoir, non pour mes plaisirs, mais pour le service, négligeant tout
moyen, toute acquisition facile et favorable, ne pensant jamais à occuper
d'autre terre que quelque six pieds dans une gorge de montagne. » L'allusion
était claire et d'autant plus blessante qu'elle devait régulièrement passer
sous les yeux du général d'Uzer. Avec une modération bien méritoire, celui-ci
se contenta de renvoyer la pièce à son auteur, en y joignant cette simple
apostille : « M. le lieutenant-colonel Duvivier a oublié qu'il devait
s'adresser à M. le lieutenant général Rapatel, et je l'engage à lui écrire
une lettre plus convenable, s'il veut que je la transmette. » Duvivier ne fut
rappelé qu'au mois de mars 1836 ; du mois de mai au mois d'août, il exerça
par intérim, en l'absence du lieutenant-colonel Marey, les fonctions d'agha
des Arabes dans la province d'Alger. Presque
en même temps que Duvivier, le général d'Uzer avait quitté Bone. Parmi les
indigènes qu'il employait le plus souvent dans ses relations avec les Arabes,
deux surtout, Moustafa-ben-Kérim et le cadi de la ville, étaient en butte à
l'animosité des colons ; on les accusait de malversations, de manœuvres
frauduleuses, et les malveillants insinuaient que le général pouvait bien y
avoir eu part. Une plainte fut adressée au maréchal Clauzel, qui se trouvait
alors dans la province d'Oran, entre l'expédition de Mascara et celle de
Tlemcen. Sans y regarder de plus près, il invita le procureur général, M.
Réalier Dumas, à se rendre à Bone pour y faire une enquête sur les faits
dénoncés, et il informa de cette mission le ministre de la guerre. L'enquête
détruisit la plus grosse part des imputations alléguées contre les deux
Maures, et mit tout à fait à néant celles qui visaient indirectement le
général ; la probité de sa conduite et la loyauté des acquisitions qu'il
avait faites furent, au contraire, reconnues et proclamées avec éclat, à la
confusion de ses calomniateurs. Malheureusement le ministre de la guerre
n'avait pas attendu le résultat de l'enquête ; sur la seule vue de la lettre
du maréchal Clauzel, il avait décidé la mise en disponibilité du commandant
de Bone. Cette brusque décision, dont l'exécution appartenait au gouverneur
général, le surprit et le désola sincèrement. « La sévérité de cette mesure,
s'empressa-t-il d'écrire d'Alger au maréchal Maison, le 11 mars, me fait un
devoir d'entrer dans quelques explications que je regrette vivement de ne
vous avoir pas soumises dans ma lettre, écrite d'Oran, peu de temps après mon
retour de Mascara. Cette lettre avait surtout pour objet de vous prévenir de
la mission du procureur général. Je pensais que vous voudriez en connaître le
résultat, avant de prendre aucune mesure à l'égard du général d'Uzer, qui
n'était pas personnellement attaqué. Il faut reconnaître que, sous les
rapports politiques et militaires, cet officier général n'a mérité que des
éloges ; il a maintenu avec habileté la tranquillité et la paix dans le pays
confié à son commandement ; il a vigoureusement châtié, quand il l'a jugé
nécessaire, les tribus qui se montraient hostiles, et, jusqu'à une assez
grande distance de Bone, elles sont toutes dans un état de soumission
très-favorable à nos projets sur Constantine. Sa réputation de capacité et
d'habileté ne peut recevoir aucune atteinte, et je serais désolé d'avoir pu,
sans aucune intention, lui nuire en portant à votre connaissance l'objet de
la mission de M. le procureur général à Bone. Le général d'Uzer commandait
sous mes ordres, en 1830, une brigade en Afrique ; mes sentiments d'estime
pour lui n'ont point changé depuis lors, et je regarde comme un devoir d'en
renouveler l'expression dans un moment où il est l'objet d'une mesure sévère.
» Ce fut au tour du ministre d'être embarrassé. « Il paraît, écrivit-il en apostille
sur la lettre du gouverneur, que le maréchal Clauzel n'a pas assez réfléchi
quand il a porté une accusation qui ne laissait au ministre d'autre parti à
prendre que celui qu'il a pris. » Ce fut le général d'Uzer qui aida ministre
et gouverneur à se tirer de cet imbroglio ; fatigué des mauvaises chicanes qu'on
lui faisait, il avait demandé lui-même sa mise en disponibilité et son rappel
en France, de sorte que la décision qui avait été prise contre lui demeura
lettre morte, et que peut-être n'en eut-il même pas connaissance. Le
colonel Duverger, chef d'état-major général de l'armée d'Afrique, avait été
nommé commandant provisoire de la province de Bone ; il prit possession du
commandement le 2 avril. Quelques jours auparavant était arrivé, au bruit du
canon, — tel était l'ordre du maréchal Clauzel, — le commandant Jusuf, que,
par un arrêté pris à Tlemcen, le 21 janvier 1836, il avait créé bey de
Constantine, Jusuf, « un des hommes les plus intrépides et les plus
intelligents qu'il connût ». C'était en ces termes qu'il recommandait au
ministre de la guerre sa créature et son favori. « Le maréchal, disait un de
ses compagnons d'armes, a pour lui cette complaisance, presque ce respect
qu'a l'ouvrier pour l'instrument dont il espère un bon service. En somme,
Jusuf est un vaillant conducteur de bandes arabes, fort beau dans le combat,
lorsqu'il galope en avant, chamarré d'or et de pourpre, le fusil sur l'épaule
et la tête fièrement redressée sur son large cou. Il est homme, je pense, à
se jeter sur Constantine et à s'y tenir quelque temps à force de serres et de
griffes. Pour le présent, il veut, de toute sa volonté d'aventurier, se
trouver seul sur la route, ou tout au moins, s'il ne peut pas faire lâcher au
maréchal sa proie de Constantine, sur laquelle celui-ci a non moins
résolument posé son ongle de lion, il veut être dans l'armée française le
premier en ligne pour diriger, informer, instruire et marcher. » A ceux qui
lui conseillaient d'employer de préférence le lieutenant-colonel Duvivier : «
Vous vous faites illusion, répondait le maréchal, si vous pensez qu'il peut
réussir mieux que Jusuf. Il n'est pas Turc, et c'est un obstacle ; jamais un
chrétien ne parviendrait à débaucher les troupes du bey Ahmed. Jusuf réussira
moitié par ruse, moitié par force. » Cette dévolution du beylik avait choqué
d'abord le ministre de la guerre ; mais enfin, le fait étant public, il y
avait donné son assentiment. La
situation de Jusuf, à la fois chef d'escadrons dans l'armée française et bey
de Constantine, ne laissait pas d'être ambiguë : à titre de chef d'escadrons,
il avait pris, après le départ de Duvivier, le commandement des spahis
réguliers et irréguliers ; à titre de bey, il était autorisé à lever, à ses
dépens et pour son compte personnel, un corps de mille Turcs, Maures ou
coulouglis ; l'artillerie lui confiait deux obusiers de montagne. Enfin, le
commandant supérieur de Bone recevait l'ordre de favoriser par tous les
moyens l'établissement de ce « pouvoir naissant, mais tout dévoué à notre
cause ». Il est bien vrai qu'en ces premiers temps d'infatuation, Jusuf
s'était persuadé qu'il lui était possible d'arriver à Constantine avec l'aide
seule des indigènes, sans le concours des troupes françaises, et, chose plus
étrange, il avait presque réussi à faire partager au maréchal cette folle confiance.
Comme noyau de son futur bataillon, il avait amené d'Alger deux cent quatre-vingts
coulouglis ; pour recruter le surplus, il comptait sur son nom et sur son
prestige. N'était-il pas un des héros de la surprise de Bone ? N'était-il pas
populaire ? N'avait-il pas bonne mine sous son riche costume ? Et ses spahis
et ses coulouglis n'avaient-ils pas également bon air ? En dépit de la
popularité, du costume et de la bonne mine, le recrutement languissait ; afin
de l'activer, le bey envoya ses chaouchs dans les cafés, dans les boutiques,
dans les carrefours, faire la presse et racoler des volontaires. Aussitôt il
n'y eut qu'un cri parmi les indigènes : Jusuf était-il donc bey de Bone ? Ils
coururent aux magistrats, au commissaire civil, qui leur donnèrent raison.
Jusuf fut contraint de relâcher sa capture ; avec elle disparut aussi sa
popularité dans la ville. Il essaya de se revancher au dehors. Une
proclamation, qui sommait les cheikhs de venir rendre hommage à sa dignité,
fut répandue dans les tribus environnantes ; les plus rapprochées obéirent ;
les plus éloignées hésitèrent, demandèrent à réfléchir ou s'excusèrent. Au nombre
de celles-ci étaient les Ouled-Radjeta ; le bey résolut de faire sur eux un
exemple qui déciderait les autres. A la tête de ses coulouglis, il surprit
quelques-uns de leurs douars et s'en revint avec sept cents bœufs et mille
moutons ; un peu après, il renouvela l'exemple sur les Ouled-Attia. Quelques
jours plus tard, on apprit que Ouled-Radjeta et Ouled-Attia avaient plié
leurs tentes et décampé pour aller s'établir loin du bey français, hors de
ses atteintes. C'était tout le contraire de ce qu'obtenait jadis le général
d'Uzer ; mais aussi les procédés de Jusuf étaient tout le contraire des
siens. Un mois
à peine après son arrivée, il était bien déchu dans l'estime publique. «
Joseph, écrivait à cette époque un correspondant de Duvivier, Joseph est ici
encore plus qu'à Alger, couvert d'or et de diamants ; il a à sa porte deux
chaouchs ; mais l'idée que le maréchal lui a promis plus qu'il ne voulait et
pouvait tenir, l'arrêt mis au recrutement de son corps, et surtout la gêne où
des emprunts répétés le réduiront incessamment, ôtent à sa figure cette
expression de sérénité ou plutôt de vanité satisfaite. L'enthousiasme général
s'est calmé ; l'opinion publique, devenue silencieuse, laisse percer les
haines et les jalousies particulières ; Dieu sait si Joseph en a amassé sur
son passage à Oran et pendant son séjour ! Les chasseurs d'Afrique et le
colonel en particulier sont fort mal avec lui, surtout depuis que sa
politique envers les Arabes le fait recevoir un peu froidement et peu
rechercher dans la société des officiers français. » La situation du colonel
Duverger n'était pas moins fausse ; il était le supérieur hiérarchique de
Jusuf, et cependant il paraissait n'être que son adjoint. « Il semble,
ajoutait le correspondant de Duvivier, que par un pacte secret il se soit
engagé à ne commander qu'en apparence et a n'être en réalité que le bras
droit dé Joseph. » Un moment, la bonne chance parut revenir au favori du
maréchal. Le colonel Duverger avait ordre d'établir sur le chemin de
Constantine une série de postes-étapes, de manière à réduire d'autant la
distance que l'expédition aurait à parcourir sans moyens de ravitaillement. A
cinq lieues et demie de Bone, le plateau de Dréan parut convenir à la
création d'un camp retranché qui fut construit aussitôt et reçut le nom de
camp Clauzel. Cette prise de possession imposa d'abord aux indigènes. Une des
plus puissantes tribus de la province, établie à vingt lieues au sud-est sur
la frontière de Tunis, les Hanencha, était divisée par la rivalité de deux
grands chefs, El-Hasuaoui et Resghi, en deux factions ou sof.
Le dernier tenant le parti d'Ahmed, l'autre se déclara pour Jusuf et lui
amena cinq cents cavaliers, grand succès dont celui-ci ne manqua pas,
très-justement d'ailleurs, de se faire gloire auprès du maréchal. Il profita
de ce renfort pour rayonner de plus en plus loin autour de Bone, étendant
malheureusement beaucoup moins sa protection que ses rigueurs, pillant les
insoumis en faveur des auxiliaires, n'usant que de la force et n'ayant que la
menace à la bouche. Enivré de sa fortune, il ne souffrait plus de
contradiction ; avec les indigènes il agissait en pacha turc. Son secrétaire
Khalil, ancien cadi de Bone, soupçonné par lui d'avoir voulu l'empoisonner, à
l'instigation d'Ahmed, fut, un soir du mois de juillet, au camp Clauzel,
saisi dans sa tente et décapité tout de suite, à l'insu même de l'officier supérieur
qui commandait le camp. Cette exécution sommaire fit un prodigieux effet,
non-seulement en Afrique, mais à Paris. Le maréchal Clauzel demandait en ce
temps-là pour Jusuf le grade de lieutenant-colonel et l'appuyait
chaleureusement : « Tout cela, écrivait en marge de la demande le maréchal
Maison, ministre de la guerre, tout cela ne fait pas que Jusuf doive
continuer à brigander. » Parmi les Arabes, le meurtre de Khalil était
vivement commenté. Ahmed n'eût fait ni mieux ni pis. « On dit, écrivait à
Duvivier un de ses correspondants de Bone, on dit que Jusuf fait le bey tout
aussi bien qu'Ahmed. Il porte comme lui un chapelet à la main, il a de plus
beaux habits que lui, il lève des contributions comme lui, fait comme lui
distribuer des coups de bâton, et comme lui couper des têtes sans en demander
la permission à qui que ce soit. On dit qu'il en est, parmi les Arabes, qui se
permettent de regretter le régime du général d'Uzer, si paternel pour eux. On
assure d'ailleurs que tout va bien, que nous marchons, progressons à pas de
géant, et que l'avenir nous appartient. » En réalité, c'était Ahmed qui
recueillait le fruit des fautes de Jusuf. Beaucoup de dissidents revenaient
chaque jour à lui, non par sympathie, mais par haine et par crainte de son
adversaire. Le meilleur pour eux était le moins mauvais, celui dont ils
attendaient le moindre mal. « Turc pour Turc, disait l'un d'eux, au
témoignage de La Moricière, mieux vaut Ahmed que Jusuf ; car le premier est
gras, le second est maigre, et il nous forcera à l'engraisser. » Les
conséquences de ce revirement ne se firent pas attendre. Au mois d'août,
Ahmed sortit de Constantine et se mit en campagne, animant les tribus contre
les Français. Au mois de septembre, le colonel Duverger poussa une
reconnaissance jusqu'à seize lieues de Bone, à Ghelma, où le maréchal aurait
voulu avoir un camp ; mais le colonel n'avait pas assez de monde pour s'y
établir ; les renforts attendus de France n'étaient point arrivés. Peu de
temps après, Bone vit débarquer un nouveau commandant supérieur ; c'était le
général-Trézel, qui avait enfin obtenu d'être renvoyé en Afrique. L'agitation
gagnait la plaine même de la Seybouse ; entre Dréan et Bone les
communications n'étaient plus sûres. Le 9 octobre, le camp Clauzel fut
inquiété par un parti de cavalerie arabe ; il fut attaqué plus sérieusement
le 24 ; l'ennemi était plus nombreux. C'étaient les goums de presque toutes
les tribus qui naguère faisaient hommage au bey Jusuf. El-Hasnaoui l'avait
lui-même abandonné ; sans se déclarer pour Ahmed, il attendait les événements
dans une neutralité suspecte. Si générale et si évidente était la défection
des indigènes qu'il n'y avait pas moyen de la nier. Jusuf n'essaya pas de le
faire, mais il en rejeta le grief sur autrui, sur le retard de l'expédition,
et il sut encore une fois si bien persuader le maréchal que celui-ci, l'année
suivante, soutenait encore cette thèse. « Tandis que nous perdions le temps,
écrivait-il alors, Ahmed le mettait à profit ; il marchait sur Bone, venait
attaquer le camp de Dréan, châtiait les tribus qui s'étaient compromises pour
nous, leur apprenait qu'il n'y a aucun fond à faire sur nos promesses, nous
déconsidérait dans un pays où l'action de combattre suit immédiatement la
menace qu'on en fait, et nous perdions à la fois notre position militaire et
notre position morale. » Mais il importe beaucoup de faire observer qu'au
mois d'octobre 1836, ni le maréchal ni Jusuf ne mettaient en doute
qu'aussitôt l'armée en mouvement, la plus grande partie des tribus, sinon
toutes, ne vinssent lui faire amende honorable et marcher avec elle. III Privé
des renforts sur lesquels il avait pu compter, réduit aux seules ressources
de l'armée d'Afrique, le maréchal Clauzel avait dû appeler à Bone des troupes
d'Oran, d'Alger, de Bougie même. D'Oran étaient venus le 17e léger et le 62e ;
d'Alger le 63e ; de Bougie la compagnie franche du 2e bataillon d'Afrique. A
ces corps il faut ajouter le troisième bataillon du 2e léger qui vint un peu
après. « Envoyez-moi par le retour de la frégate, avait écrit le maréchal au
général Rapatel, le bataillon du commandant Changarnier, cet officier que
j'ai remarqué dans l'expédition de Mascara. » Changarnier était chef de
bataillon depuis le 31 décembre 1835. Toutes ces troupes avaient eu des
traversées longues et tourmentées ; quand les hommes qui venaient de passer
tant de jours et tant de nuits serrés sur le pont des navires, mouillés par
la pluie, mouillés par la mer, avaient été mis à terre non sans peine, car
les moyens de débarquement étaient aussi incomplets que tout le reste, ils
étaient entassés dans les taudis malsains d'une ville qui était tristement
fameuse par son insalubrité. Cette année-là en particulier, la saison était
excessivement pluvieuse. Le casernement et les services hospitaliers, agencés
pour les besoins ordinaires de la garnison, ne pouvaient plus suffire ; en
une semaine, sur huit mille hommes, plus de deux mille tombèrent atterrés par
la fièvre de Bone. Combien de victimes n'avait-elle pas faites depuis quatre
ans, celte fièvre de Bone ? Cependant, grâce à l'heureuse initiative d'un
jeune médecin militaire, le docteur Maillot, qui pratiquait et recommandait
l'emploi du sulfate de quinine à haute dose, elle devenait de moins en moins
meurtrière. Tel
était le prologue de l'expédition de Constantine, quand le maréchal Clauzel
débarqua sur le quai de Boue, le 31 octobre. Deux jours auparavant, le duc de
Nemours y était arrivé de Toulon ; le lieutenant général de Colbert, son aide
de camp, les généraux ducs de Mortemart et de Caraman, qui avaient des fils
dans l'armée d'Afrique, étaient venus à la suite du prince et, comme lui, à
titre de volontaires ; deux membres de la Chambre des députés, MM. de
Chasseloup et Baude, étaient arrivés d'Alger, au même titre. Le maréchal
Clauzel avait hâte de quitter Bone, ce foyer d'infection ; mais, d'une part,
toutes les troupes attendues n'étaient pas débarquées encore, et, de l'autre,
les moyens de transport étaient loin de répondre aux besoins urgents du corps
expéditionnaire. Le colonel Lemercier, commandant du génie, le colonel de
Tournemine, commandant de l'artillerie, l'intendant militaire Melcion d'Arc,
insistaient pour retarder le départ de la colonne qui n'était, selon la
saisissante expression du duc d'Orléans, que l'ébauche d'une armée. Les trois
services, qui demandaient ensemble quinze cents mulets, n'avaient pu en
réunir que quatre cent soixante-quinze, pas même le tiers. En
dépit de toutes les remontrances, le maréchal Clauzel mit son avant-garde en
mouvement, le 8 novembre, sur Ghelma. Cette avant-garde, commandée par le
général de Rigny, avait la composition suivante : un millier de spahis
réguliers et auxiliaires ; le bataillon turc de Jusuf, qu'il n'avait jamais
pu mettre à plus de 300 hommes ; 800 chevaux du 3e régiment de chasseurs
d'Afrique ; 860 hommes du 1er bataillon d'Afrique et de la compagnie franche
du 2e, sous les ordres du lieutenant-colonel Duvivier ; l'effectif total
était de 2.700 hommes. Le gros du corps expéditionnaire, sous le commandement
du général Trézel, comprenait : le bataillon du 2e léger qui ne comptait que
375 baïonnettes, le 17e léger, le 59e, le 62e et le 63e de ligne, au total
4.650 hommes. En y ajoutant 550 artilleurs, 510 sapeurs et mineurs, et 300
hommes environ des services administratifs, on trouvera le nombre de 7.400
Français et de 1.350 indigènes, relevé sur l'état de situation du 12
novembre. L'artillerie emmenait six pièces de campagne et dix de montagne,
approvisionnées toutes ensemble, les premières à sept cent soixante-dix
coups, les secondes à six cent soixante, trente-six fusils de rempart, ayant
chacun deux cents coups à tirer, deux cents fusées de guerre, cinq cent mille
cartouches et 200 kilogrammes de poudre de mine. Ce matériel était traîné ou.
porté par trois cent vingt-huit chevaux et mulets. Le service des
subsistances avait chargé trois cent douze mulets de bât et treize prolonges
; un troupeau suivait qui pouvait fournir cent quarante mille rations de
viande fraîche. Outre les approvisionnements charriés, chaque soldat était
pourvu de sept jours de vivres portés dans le sac. Le total des chevaux de
selle et des animaux de bât et de trait s'élevait au chiffre de 2.274. L'avant-garde
atteignit, le 10 novembre, le plateau de Ghelma. Elle y installa son bivouac,
en arrière d'un ravin escarpé, près des ruines de l'ancienne Calama. Au moyen
d'une coupure on réduisit de moitié l'immense espace embrassé par l'enceinte
qui existait encore, flanquée de tours carrées, mais ouverte çà et là par des
brèches qu'une végétation vigoureuse avait envahies ; à l'intérieur, parmi
les broussailles et les hautes herbes, gisaient des pierres de taille,
quelques-unes couvertes d'inscriptions, des tronçons de colonnes, des
chapiteaux, débris et témoins de cette grandeur romaine dont le maréchal
Clauzel aimait tant à invoquer le glorieux souvenir. Le 13, il quitta Bone,
avec le duc de Nemours, le quartier général et le gros de l'armée. Quoique le
temps se fût amélioré, cette première journée de marche ne se fit pas sans
lenteur ni désordre ; le soir, la colonne s'arrêta sur le bord de
l'Oued-bou-Eufra ; dans la nuit, un orage diluvien inonda le bivouac ; le
troupeau effrayé se dispersa ; un grand nombre de bêtes disparurent, et on
eut beaucoup de peine à rattraper les autres. Le 14, on coucha à Mou-elFa ;
le 15, le convoi ne franchit le col d'Aouara qu'après avoir été allégé,
c'est-à-dire après avoir abandonné sur le bord du chemin la plupart des
engins du génie, les échelles d'assaut entre autres, et, ce qui était au
moins aussi grave, une grande partie de l'orge destinée aux chevaux. Arrivé à
la hauteur de Ghelma, le maréchal laissa la colonne bivouaquer sur la rive
gauche de la Seybouse et s'en alla visiter les travaux exécutés par l'avant-garde.
Il s'en montra satisfait et donna au général de Rigny ses instructions pour
la marche du lendemain. En cinq jours la brigade n'avait pas eu moins de
quatre-vingt-cinq malades ; le maréchal voulait qu'on les emmenât, en disant
qu'ils seraient mieux soignés à Constantine ; mais comment les emmener, quand
l'ambulance de l'avant-garde ne disposait que de huit paires de cacolets et
de huit brancards, c'est-à-dire de vingt-quatre places en tout ? Lorsqu'au
départ de Bone, le chirurgien-major de l'ambulance s'était étonné d'avoir si
peu de ressources, on lui avait répondu que l'armée ne devant pas se battre,
ces ressources étaient parfaitement suffisantes. Pour comble d'embarras, un
certain nombre de muletiers arabes avaient déserté la nuit avec leurs bêtes.
Ordre fut donc donné de laisser à Ghelma les malades et aussi, les moyens de
transport ne suffisant plus, cent cinquante mille cartouches, plus du quart
de l'approvisionnement, malades et munitions sous la garde d'un détachement
d'infanterie. Le lendemain, les troupes étant déjà en mouvement, l'intendant
Melcion d'Arc, qui était venu inspecter l'hôpital improvisé du camp de
Ghelma, chercha vainement cette infanterie ; on avait oublié de l'y mettre.
Il fallut y envoyer cent cinquante hommes du 59e, qui furent, quelques jours
après, renforcés par le troisième bataillon du 62e, arrivé à Bone après le
départ de l'expédition. L'armée
marchait en deux colonnes parallèles, la brigade de Rigny sur la rive droite
de la Seybouse, la brigade Trézel sur la rive gauche ; elles devaient se
réunir à Mjez-Ahmar. Comme les berges de la rivière étaient fort escarpées,
les sapeurs travaillèrent pendant la nuit afin d'y ménager des rampes. Le 17
au matin, la colonne principale rejoignit l'avant-garde sur l'autre bord.
Depuis deux jours, on voyait s'élever de plus en plus à l'horizon du sud une
haute montagne que les guides disaient être difficile à franchir. Ils
ajoutaient que, de l'autre côté, le pays, jusque-là verdoyant et boisé,
changeait subitement d'aspect ; que, de cette montagne à Constantine,
s'étendait un vaste plateau d'une terre argileuse bonne pour la charrue, mais
uniformément nue et triste, sans un seul arbre, sans un seul arbuste, peuplée
seulement d'un fouillis de grands chardons dans les friches. Alors chaque
homme reçut l'ordre de faire un fagot qu'il porterait au-dessus de son sac et
de couper dans le taillis un brin de deux mètres qu'il tiendrait comme un
bâton de pèlerin. L'état-major avait calculé qu'employée aux feux de bivouac,
cette provision de bois suffirait aux besoins de la troupe jusqu'à
Constantine. « Si du moins, ajoute le témoin à qui nous devons ce détail, la
gourde pleine avait été attachée à ces bâtons, elle aurait donné du courage à
nos pauvres soldats qui faisaient déjà peine à voir, chargés comme de vrais
baudets et marchant sur un sol où l'on enfonçait jusqu'à la cheville. » Après
la halte que nécessita cette petite opération, l'armée alla bivouaquer aux
ruines d'Announa, au pied du Djebel-Sada, le mont difficile à franchir. Au
sommet s'ouvre le col de Ras-el-Akba, que les Arabes nomment aussi le
Coupe-gorge. A force de travail et d'énergie, à grands renforts d'attelages,
l'artillerie et le convoi purent, en vingt-quatre heures, s'élever jusqu'au
col. Le lendemain 18, l'armée bivouaqua sur l'autre versant, moins abrupt. Le
19, elle établit son bivouac sur l'Oued-Zenati, auprès du marabout de Sidi-Tamtam,
un des lieux saints pieusement vénérés des Arabes. Le maréchal Clauzel donna
les ordres les plus sévères pour qu'il fût respecté religieusement. Jusque-là
on n'avait rencontré ni amis ni ennemis ; on avait entrevu, çà et là,
quelques douars, quelques troupeaux, dont les gardiens impassibles
regardaient d'un œil indifférent passer la colonne. En vain le brillant Jusuf
caracolait devant eux, à la tête de sa troupe aux burnous flottants, aux
bannières déployées ; en vain le rythme étrange de ses hautbois aigus et de
ses tambourins ronflants envoyait à tous les échos celte sorte de psalmodie
bizarre dont la répétition monotone a tant de charme pour les oreilles arabes
; il ne voyait rien venir des alliés attendus. Tout s'accordait dans cette
abstention suspecte : les hommes sans expression, la terre sans verdure, le
ciel sans sérénité. Le moment approchait où les hommes, la terre, le ciel
allaient cesser d'être neutres. Le 19, dans la soirée, des coups de feu
furent tirés sur l'arrière-garde ; le capitaine de Prébois, qui faisait un
levé topographique, faillit être enlevé. Pendant la nuit, un vent glacé se
mit à souffler violemment du nord ; la pluie tomba serrée, mêlée de grêle,
puis de neige, par rafales ; elle ne cessa pas de tout le jour suivant ni de
toute la nuit suivante. La terre grasse, pénétrée d'eau, s'enfonçait sous le
pied des hommes, sous le sabot des chevaux, sous les roues des voitures :
après bien des haltes et des arrêts dans la boue, il fallut laisser le convoi
se traîner péniblement en arrière. Le jour tirait à sa fin quand la tête de
colonne atteignit le plateau de Somma. Là se dressait, solitaire et imposant
dans sa ruine, un monument romain dont la silhouette puissante se détachait
sur un fond de nuages ; mais ni le temps ni la circonstance ne se prêtaient
guère aux jouissances des archéologues. Cette nuit du 20 au 21 novembre fut
horrible. Les hommes, imprévoyants comme d'habitude, avaient gaspillé ou jeté
sur la route leur provision de bois ; mourant de faim et de froid, enfoncés
dans la fange glacée jusqu'à mi-jambes, ils essayaient de dormir debout,
serrés, appuyés les uns contre les autres ; ceux qui perdaient l'équilibre ne
se relevaient pas ; on les entendait quelque temps geindre, puis on ne les
entendait plus ; on pensait qu'ils avaient succombé au sommeil : ils avaient
succombé à la mort. A l'aube grisâtre du lendemain, on eut à mettre en terre
une vingtaine de cadavres. Cependant,
toujours optimiste, toujours confiant, le maréchal Clauzel faisait lire aux
troupes un ordre du jour qui débutait ainsi : « Aujourd'hui le corps
expéditionnaire entrera dans Constantine » ; la ville était divisée en
quartiers assignés aux divers éléments de l'armée ; le général Trézel, nommé
commandant de place, et le chef d'état-major étaient chargés d'asseoir les
logements, l'intendant Melcion d'Arc de faire les réquisitions nécessaires,
etc. En vertu de cet ordre, le colonel Duverger, accompagné d'un officier de
chaque corps, fut envoyé en avant pour en assurer l'exécution ; deux heures
après, on vit le détachement revenir ; il n'avait pu franchir
l'Oued-Akinimine, ruisseau sans importance l'avant-veille, devenu torrent ce
jour-là. Attendre la baisse des eaux était impossible ; le maréchal commanda
de passer à tout prix. Les premiers cavaliers qui s'aventurèrent dans les
eaux fougueuses y perdirent leurs chevaux et furent sauvés eux-mêmes à
grand'peine ; enfin des nageurs, pris dans les compagnies du génie,
réussirent à gagner l'autre bord ; en sondant, ils reconnurent, un gué ; des
cinquenelles furent tendues d'une rive à l'autre ; mais, comme il n'y avait
pas d'arbres au tronc desquels on pût les attacher, ce furent des groupes
d'hommes qui se suspendirent aux deux extrémités, de manière à donner au
cordage une tension suffisante. Les hommes passèrent ainsi à la file, plongés
dans ce torrent de neige fondue jusqu'aux aisselles, quelques-uns accrochés à
la queue des chevaux ; les blessés et malades furent transportés à dos de
cheval ou de mulet. La traversée dura plusieurs heures ; malheureusement des
cantines d'ambulance, des caisses de médicaments et de vivres furent perdues
ou avariées. Pendant
ce temps, le maréchal s'était porté au galop avec une faible escorte vers
Constantine, comme il avait couru l'année précédente vers Mascara ; mais la
fortune ne lui voulut pas accorder deux fois la même faveur. De la hauteur de
Sidi-Mabrouk, il dévora des yeux la cité mystérieuse, qui ne se révélait à
lui que par son site étrange. Séparée du Mansoura par un précipice dont il ne
pouvait pas voir le fond, mais d'où montait un grondement d'eaux furieuses,
elle occupait, au sommet d'un rocher à pic, un plateau relevé au nord et
s'abaissant vers le sud par une pente rapide. Les angles du trapèze, dont
elle présentait la figure, avaient une orientation à peu près normale ; le
maréchal, qui avait devant lui la face sud-est, la plus allongée, ne voyait
la face nord-est qu'en raccourci ; du point où il était, il ne pouvait pas
deviner l'exacte direction des deux autres ; mais l'inclinaison du plateau
lui permettait de relever les principaux détails du plan qui se développait
devant lui. A l'angle nord et bordant presque toute la face nord-ouest,
s'étageaient les immenses constructions de la kasba ; au centre, le palais du
bey s'élevait au-dessus des maisons aux toitures de tuiles brunes, aux murs
grisâtres, d'aspect sombre et sévère, et dont les mosquées aux coupoles
écrasées, aux minarets d'un rouge terne, n'étaient pas faites pour égayer
l'attristante monotonie. Malgré tout, le tableau ne manquait pas de grandeur,
elle cadre qui l'entourait contribuait à l'agrandir encore. A sa droite, au
sommet de l'angle formé par la rencontre des faces nord-est et sud-est, le
maréchal apercevait, jeté hardiment sur l'abîme, un pont que soutenaient deux
rangs d'arcades, d'un travail romain, soutenues elles-mêmes par une arche
naturelle, œuvre du torrent qui s'était ouvert un passage à travers le roc.
Ce pont, El-Kantara, débouchait à l'issue d'un ravin qui séparait le Mansoura
des hauteurs dominantes de Sidi-Mecid et dont les berges, couvertes d'aloès
en quinconce, semblaient à distance être plantées de vignes. A gauche, presque
au bas de la pente, au-delà des eaux encore tranquilles que le Roummel allait
précipiter dans le gouffre creusé entre le Mansoura et Constantine, on voyait
le grand bâtiment des écuries du bey, le Bardo, et plus loin, dans la même
direction, mais à un niveau beaucoup plus élevé, la hauteur de Coudiat-Aty,
devant laquelle se développait la face sud-ouest de la ville, dont aucun
obstacle ne la séparait. A gauche encore, plus en arrière, par delà les
replis sinueux d'un affluent du Roummel, le Bou-Merzoug, tout au pied des
hauteurs qui venaient mourir au confluent des deux cours d'eau, se dressaient
des arcades monumentales, derniers restes d'un aqueduc romain. IV Tandis
que le maréchal Clauzel faisait cette reconnaissance attentive, l'armée avait
commencé à gravir la pente du Mansoura, quand l'avant-garde, renforcée du 17e
léger, reçut l'ordre de redescendre et de pousser jusqu'au Coudiat-Aty, dont
l'occupation allait être d'une grande importance, si Constantine ne prévenait
pas le danger qui la menaçait par une soumission dont le maréchal Clauzel ne
désespérait pas encore. Le Roummel ayant trop de profondeur au-dessous du confluent,
le général de Rigny fit chercher un gué au-dessus ; tandis que les éclaireurs
passaient le Bou-Merzoug, qu'il fallait traverser d'abord, un coup de canon
partit de la ville. Ce premier coup fit sensation ; au gré de quelques
optimistes, c'était le commencement d'une salve de bienvenue ; un second coup
retentit, les pessimistes affirmèrent avoir entendu un sifflement sinistre ;
au troisième coup, un fourrier du 17e léger eut la tête emportée par le
boulet. Plus de doute possible, c'était la guerre. Au même instant, le
drapeau rouge fut hissé au sommet de la kasba, et les pentes du Coudiat-Aty
se couvrirent d'hommes armés qui se précipitaient pour défendre le passage du
Roummel. Les tirailleurs de l'avant-garde les tinrent à distance, mais la
rivière ne fut pas facile à franchir ; on dut renoncer à faire passer sur
l'autre bord les pièces de campagne affectées à la brigade de Rigny ; il
fallut leur faire rebrousser chemin et les renvoyer au Mansoura, de sorte
que, en fait d'artillerie, l'avant-garde se trouva réduite à deux obusiers de
montagne, à quatre fusils de rempart et à deux tubes de fusées. Le jour
baissait, assombri par d'épaisses nuées d'où tombait la neige. Le Roummel
passé, trois compagnies du bataillon d'Afrique, déployées en tirailleurs et
protégées à gauche par la cavalerie, eurent bientôt refoulé l'ennemi qui
s'enfuit en grand désordre et rentra précipitamment dans la ville. Ce fut
encore pour les optimistes l'occasion, la dernière, d'assurer que, si l'on
avait suivi les fuyards, on serait entré pêle-mêle avec eux dans Constantine
; à quoi les pessimistes répondaient qu'on y serait entré peut-être, mais
qu'on n'en serait certainement pas sorti la tête sur les épaules. Le sommet
du Coudiat-Aty était occupé par quelques tombeaux de marabouts, entourés de
nombreuses pierres tumulaires ; c'était le grand cimetière musulman de la
ville. L'artillerie s'établit seule sur la crête avec son petit matériel ; le
bivouac des troupes, un peu en arrière, était ainsi disposé, de droite à
gauche : le quartier général, l'ambulance installée dans un marabout et
couverte du côté de la campagne par les chasseurs d'Afrique, le bataillon
d'Afrique, le 17e léger. Les spahis, le bataillon turc de Jusuf et la
compagnie franche avaient été retenus en deçà du Roummel par le maréchal. Pendant
ce temps, les corps de la brigade Trézel avaient pris sur le Mansoura les
emplacements indiqués par l'état-major. Au bord du plateau, le petit
bataillon du 2e léger suivait du regard les mouvements de la brigade de
Rigny, lorsque le maréchal fit appeler le commandant Changarnier. « Vous
voyez, lui dit-il en montrant le Bardo, ce grand bâtiment isolé ; si nous
pouvions y faire flotter notre drapeau, cela produirait peut-être quelque
effet sur la ville. Je ne sais si l'ennemi est disposé à la défendre.
Voulez-vous essayer de l'occuper ? » Les armes aussitôt prises, le commandant
descendit au Roummel, qui grossissait à vue d'œil. Les hommes le traversèrent
à la file en se tenant par la main ; l'eau leur montait jusqu'à la poitrine.
Quand ils eurent passé, la nuit était faite ; la neige, qui ne cessait pas de
tomber, amortissait le bruit de leurs pas. Arrivés au Bardo, ils le
trouvèrent vide ; il n'y restait qu'un bœuf, qui fit les frais du souper ;
des solives enlevées au toit entretinrent le feu sous les marmites. Le
lendemain, au point du jour, le drapeau français hissé, selon l'ordre du
maréchal, au plus haut de l'édifice, n'eut d'autre effet que de servir de
cible aux canonniers turcs. Peu de temps après, un bruit de combat attira
l'attention du commandant ; le bataillon, qui, bien abrité, avait pu mettre
ses armes en état pendant la nuit, gravit rapidement la pente du Coudiat-Aty
et déboucha fort à propos sur le flanc d'une sortie à laquelle les troupes du
général de Rigny, dont les fusils mouillés ne pouvaient pas faire feu,
n'avaient à opposer que leurs baïonnettes ; l'intervention du 2e léger fut
imprévue, rapide et décisive. De la terrasse du Mansoura, le maréchal, attiré
lui aussi par le bruit de l'engagement, en avait suivi le détail ; on le vit
faire et répéter longtemps le geste d'un homme qui applaudit. Séparé de sa
brigade par la crue des eaux, le commandant Changarnier se mit à la
disposition du général de Rigny. Le bataillon du 2e léger fut placé à droite
du quartier général. Du côté
du Mansoura, la nuit du 21 au 22 novembre avait été marquée par un douloureux
incident. Après avoir traversé la veille à grand'peine le Bou-Akmimine, les
prolonges de l'administration, chargées de vivres, étaient restées embourbées
jusqu'au moyeu dans une fondrière ; aucun effort n'avait pu les en faire
sortir. C'était le 62e qui leur servait d'escorte. De tous côtés, on voyait
surgir des bandes d'Arabes ; le colonel envoya prévenir le quartier général
et demander du renfort, « Rien de mieux, répondit ironiquement le
maréchal ; s'il en est ainsi, je vais conduire l'armée où est le convoi,
puisque le convoi ne peut pas venir où est l'armée. Dites à votre colonel,
ajouta-t-il en changeant de ton, qu'il faut qu'il tienne, me comprenez-vous ?
et qu'il m'amène les voitures. » Un peu après, nouveau message ; le 62e,
disait-on, n'avait plus que trois cents hommes. « Trois cents hommes !
s'écria le maréchal ; qu'avez-vous fait des autres ? La pluie les a-t-elle
fondus ? ou bien en avez-vous eu sept cents hors de combat ? Je n'ai pas de
renforts à donner. « Cependant il fit partir Jusuf et sa cavalerie. Les
spahis arrivèrent trop tard. Les voitures étaient abandonnées ; les Arabes
achevaient de faire main basse sur ce que les hommes d'escorte avaient eu la
funeste idée de mettre d'abord au pillage. Ils s'étaient jetés sur des barils
d'eau-de-vie, les avaient défoncés, s'étaient gorgés de boisson ; puis,
trébuchant dans la boue, incapables de résistance, ivres-morts, ils étaient
tombés sous les coups d'un ennemi impitoyable. Des avant-postes on pouvait
entendre les clameurs de joie qui saluaient leurs têtes sanglantes promenées
dans Constantine. Il en avait péri cent seize de cette fin horrible. Ainsi
décimé, le 62e prit place sur le Mansoura, non loin du marabout de
Sidi-Mabrouk, où était le campement du quartier général ; tout près de là se
trouvait aussi le parc des vivres, déjà bien réduit et privé de ses dernières
ressources par cette déplorable aventure. L'ambulance, d'abord installée
derrière le marabout, venait d'être transportée plus près des troupes, dans
des grottes que les spahis avaient découvertes sur le flanc escarpé du
plateau et d'où Jusuf lui-même avait eu de la peine à les faire déguerpir.
Son bataillon de Turcs et son artillerie occupaient l'extrémité gauche de la
terrasse, le long de laquelle étaient répartis par sections les chevalets de
fusées ; à l'extrême droite, deux batteries de pièces de campagne étaient
braquées sur le pont et sur la porte nommée Bab-el-Kantara. De l'autre côté
du ravin, sur les pentes de Sidi-Mecid, des tirailleurs détachés du 59e et du
63e surveillaient le débouché du pont. Les deux régiments auxquels ils
appartenaient avaient leurs bivouacs sur le Mansoura, le 63e en avant,
couverts l'un et l'autre vers le ravin par la compagnie franche du capitaine
Blangini. Dans
Constantine, la défense était conduite par Ben-Aïssa ; il avait sous ses
ordres les janissaires que le bey n'avait pas cessé de recruter à
Constantinople, à Smyrne et même à Tunis, les habitants de la ville en âge de
porter les armes et un gros contingent de Kabyles qu'il avait fait venir des
montagnes depuis Bougie jusqu'à Sétif. Kabyle de naissance, Ben-Aïssa
exerçait sur ses sauvages compatriotes une influence irrésistible. Quant au
bey Ahmed, il avait jugé prudent de sortir de sa capitale, sous le prétexte
d'ailleurs assez plausible de rassembler et de mener contre les Français les
Arabes de la plaine. Pendant
toute la journée du 22, un combat d'artillerie s'était soutenu entre les
batteries turques qui défendaient Bab-el-Kantara, et les batteries françaises
qui l'attaquaient ; en même temps, les fuséens avaient lancé sans succès
leurs projectiles, qui n'avaient allumé aucun incendie dans la ville. Le soir
venu, le maréchal voulut connaître l'effet qu'avait produit la canonnade. A
minuit, le capitaine du génie Hackett, suivi de quelques sapeurs d'élite,
descendit par le ravin jusqu'au pont. A peine s'y était-il engagé que, par
une brusque éclaircie, les rayons de la lune répandirent sur la petite troupe
l'éclat d'une lumière perfide. Bien loin de reculer, les braves gens prirent le
pas de course sous une grêle de balles ; ceux qui ne furent pas touchés
arrivèrent jusqu'à la porte, dont la voûte leur servit d'abri. Ils trouvèrent
les vantaux traversés par les boulets, arrachés de leurs gonds, inclinés,
mais retenus par une saillie du mur ; au-delà, un passage oblique était fermé
par une seconde porte, parfaitement intacte, parce que les canons français ne
pouvaient pas avoir de vue sur elle. Après le rapport que lui fit, au retour de
cette périlleuse reconnaissance, le capitaine Hackett, le maréchal décida
pour le lendemain soir une attaque de vive force. Le lendemain, l'intendance
allait faire sa dernière distribution ; l'artillerie allait lancer ses
derniers boulets : il ne lui resterait plus qu'un petit nombre d'obus et de
boîtes à mitraille. Si la tentative échouait, c'était peut-être un désastre ;
c'était fatalement, au moins, la retraite. Le 25,
tandis que la canonnade recommençait au Mansoura, dès le point du jour, la
brigade du Coudiat-Aty avait à repousser en même temps une sortie de
Ben-Aïssa et une attaque de la cavalerie d'Ahmed sur le revers de la
position. Celle-ci fut la plus sérieuse ; il fallut engager contre elle
toutes les troupes, moins le bataillon d'Afrique, dont les tirailleurs,
embusqués derrière de petits parapets en pierre sèche, suffirent à repousser
la sortie. Les cavaliers arabes, plus tenaces, ne cédèrent longtemps après
qu'à une charge décisive des chasseurs. Rentrés au bivouac, les soldats
reçurent une maigre ration de riz et d'eau-de-vie ; c'était le seul envoi qui
leur eût été fait depuis trois jours ; il n'y en eut plus d'autre ; on vivait
des chevaux morts et de ce qui pouvait rester au fond des sachets de réserve
portés depuis Bone dans les sacs. Le beau temps était revenu ; le Roummel
commençait à décroître. Vers trois heures, un carabinier du 2e léger, dont la
compagnie avait été rappelée sur le Mansoura, traversa la rivière à la nage,
apportant au général de Rigny, dans un morceau de toile goudronnée roulé
autour de sa tête, l'ordre d'attaquer à minuit la porte de Coudiat-Aty,
pendant qu'à la même heure le maréchal ferait attaquer la porte d'El-Kantara.
En fait, le seul front accessible qui se développait en face de Coudiat-Aty
n'avait pas moins de trois portes : Bab-el-Djedid, Bab-el-Raïba et Bab-el-Djabia
; c'était la seconde que l'assaillant avait particulièrement pour objectif.
Le commandant Changarnier, à qui le général de Rigny confia d'abord
l'opération, se mit en devoir de reconnaître d'aussi près et aussi exactement
que possible les abords de la place. Bab-el-Raïba était précédée d'un
faubourg ou plutôt d'une rue bordée de ces petites boutiques arabes qui n'ont
pas plus de trois ou quatre pieds de profondeur. Les maisons dans lesquelles
étaient ménagées ces niches étaient au nombre de seize d'un côté, de treize
de l'autre ; une mosquée s'intercalait dans la série de droite, un grand
fondouk dans la série de gauche. Le terrain bien reconnu, le commandant Changarnier
fit ses dispositions en conséquence. Au Mansoura, ce fut le général Trézel
qui eut la direction de l'attaque. Un détachement de sapeurs, conduits par le
colonel Lemercier et le capitaine Hackett, devait faire sauter successivement
les deux portes ; à défaut de pétards, ils entasseraient contre les vantaux
des sacs de poudre chargés de sacs à terre ; dès que la double explosion
aurait fait son œuvre, la compagnie franche du capitaine Blangini, suivie du
59e et du 63e, se jetterait dans la place et l'occuperait coûte que coûte. La
nuit vint ; dans un ciel splendide, sans nuages, la lune éclairait encore
mieux que la veille la porte et ses abords. Quand, à minuit, dans l'étroit
défilé du pont qui n'avait pas huit pieds de large, les sapeurs s'élancèrent,
un feu terrible les accueillit ; beaucoup tombèrent, morts ou blessés,
obstruant la voie, les sacs de poudre roulant confondus avec les sacs à
terre. Sur un ordre mal compris, la compagnie franche vint augmenter
l'encombrement et le désordre. Dans cette foule confuse et compacte, pas un
coup de feu n'était perdu ; le général Trézel eut le cou traversé par une
balle. A s'obstiner dans cette échauffourée, on eût sacrifié sans espoir tout
ce qui survivait sur ce pont de malheur. Le colonel Lemercier ordonna la
retraite ; les blessés ne purent être relevés qu'au prix d'autres morts et de
nouvelles blessures. Au
Coudiat-Aty, au même instant, c'était le même carnage. Vers sept heures, un
officier d'état-major, qui avait pu traverser le Roummel à. cheval, avait
apporté au général de Rigny les instructions détaillées du maréchal Clauzel.
D'après ces instructions, l'attaque devait être faite par le
lieutenant-colonel Duvivier ; à la tête du bataillon d'Afrique. Le commandant
Changarnier, que le général avait désigné d'abord, réclama vainement contre
cette substitution ; l'ordre était formel. Un peu avant minuit, le bataillon
d'Afrique se mit en marche, précédé d'un détachement de treize sapeurs
portant des pioches, des haches, un sac de poudre, sous les ordres du
capitaine du génie Grand, et suivi de deux obusiers de montagne amenés par le
lieutenant d'artillerie Bertrand. Arrivé au faubourg, Duvivier posta son
infanterie à droite et à gauche, derrière la mosquée, le long des maisons,
dans les boutiques ; puis il fit avancer, jusqu'à trente pas de la porte, les
deux obusiers qui ne purent tirer qu'une seule salve. La rue balayée par les
balles et la mitraille, se jonchait de blessés et de morts. Le sac de poudre,
dont le porteur avait été tué sans doute, ne put pas être retrouvé ; ceux qui
avaient couru jusqu'à la porte, avec le lieutenant-colonel et le capitaine
Grand, réclamaient à grands cris les haches ; on ne les retrouva pas
davantage. Dix minutes se passèrent ainsi ; le capitaine Grand, le commandant
Richepance étaient blessés mortellement ; de quinze officiers du bataillon
d'Afrique, cinq étaient atteints ; Duvivier ordonna la retraite. Les mulets
de l'artillerie avaient été tués ; le lieutenant Bertrand et ce qu'il y avait
encore de canonniers furent obligés de s'atteler aux pièces. A la hauteur de
la mosquée, les hommes se rallièrent ; les plus courageux se dévouèrent à la
recherche des camarades qui manquaient ; quand on crut les avoir ramenés ou
relevés tous, on reprit lentement le chemin du bivouac, et dès qu'on fut
arrivé, on se compta : il y avait trente-trois morts et près de cent blessés. V Au
marabout, qui servait d'ambulance, l'intérieur du petit monument, la galerie
qui l'entourait, la cour même, tout était encombré, jonché de corps sanglants
; les chirurgiens, malgré tout leur zèle, ne pouvaient suffire à tous ces
malheureux qui les appelaient. Entre trois et quatre heures du matin, le
docteur Bonnafont, chirurgien-major de l'ambulance, venait d'achever une
amputation, lorsque l'aide de camp du général accourut l'avertir qu'il
fallait se préparer au départ ; l'ordre de retraite arrivait du Mansoura à
l'instant même. Sur la réclamation du chirurgien, dont tous les moyens de
transport se réduisaient à vingt-quatre places de cacolet ou de brancard, le
général donna l'ordre de mettre à sa disposition les chevaux des chasseurs et
autant d'hommes d'infanterie qu'il en faudrait pour porter sur des
couvertures les blessés plus grièvement atteints. La longue colonne de
douleur commença de descendre au Roummel. Il y avait déjà longtemps qu'elle
défilait, le jour commençait à poindre, et des coups de fusil se faisaient
entendre. Quatre malheureux, les derniers, gisaient encore à l'ambulance ;
tout à coup Duvivier parut, et, s'adressant aux chirurgiens, leur donna
l'ordre de partir au plus vite : les Kabyles étaient sur ses pas, il n'y
avait plus moyen de les contenir. « Et ces blessés ? lui demanda-t-on. — Je
ne réponds plus de vous. » Ce fut sa seule réponse ; il courut à sa troupe,
les chirurgiens se jetèrent sur leurs chevaux, et les quatre blessés
demeurèrent. Dix secondes après, arrivaient les Kabyles. A cinq
heures du matin, le général de Rigny avait réuni les chefs de corps et leur
avait donné ses ordres : la brigade devait repasser le Roummel avant le jour
et faire sa jonction avec la colonne descendue du Mansoura ; le 2e léger
était chargé de couvrir la retraite. Le général partit le premier avec le 17e
léger, les chasseurs d'Afrique en partie démontés et l'artillerie. Le
bataillon d'Afrique n'attendait que le départ de l'ambulance pour la suivre.
Pendant le défilé de la colonne, le commandant Changarnier avait fait
recueillir quelques sachets de riz, de biscuit, de sucre et de café oubliés
dans les bivouacs, et vider les gibernes des blessés et des malades ; il
s'était composé de la sorte une réserve de deux mille cartouches.
L'évacuation du Coudiat-Aty était plus lente que ne l'avait prévu le général ;
quand le 2e léger, réduit à deux cent soixante hommes, se mit à son tour en
retraite, le soleil était à l'horizon, les assaillants étaient nombreux et la
fusillade était vive. Déjà le bataillon se trouvait à couvert du canon de la
place, quand parmi les hurlements des Kabyles on crut entendre des appels
désespérés, des voix françaises. Le commandant remonta vivement la pente et
aperçut une trentaine de soldats courant éperdus sous les coups de fusil et
de yatagan ; c'était un poste oublié par le bataillon d'Afrique. Enlevé par
son chef, au son de la charge, le 2e léger s'élança au secours de ces
infortunés camarades ; la moitié put être sauvée ; le reste fut massacré sans
merci. Après ce retour offensif, le commandant Changarnier put descendre au
Roummel et le franchir sous la protection du bataillon d'Afrique déployé sur
la rive droite. La traversée de l'ambulance venait d'être attristée par une
catastrophe déplorable. Ceux des blessés qui avaient pu trouver place sur les
chevaux des chasseurs, sur les cacolets, sur les brancards, étaient passés
sans trop de peine ; mais, parmi les malheureux que portaient à bras, sur des
couvertures, des hommes épuisés de fatigue, qui n'avaient plus la force de
soulever leur charge, beaucoup de ceux-là plongés dans l'eau, à demi noyés,
avaient en se débattant fait lâcher prise aux mains glacées des porteurs ;
ils avaient disparu, emportés dans le courant rapide. Sur le
Mansoura la retraite avait été retardée par le désarmement des batteries ;
les pièces ne purent cependant pas être emmenées toutes ; les deux obusiers
confiés à Jusuf restèrent entre les mains des Arabes avec ses tentes, ses
bagages et sa musique. Il fallut aussi abandonner le matériel du génie. Le
départ de l'ambulance, moins précipité qu'au Coudiat-Aty, avec des moyens de
transport mieux appropriés, se fit avec plus d'ordre ; on ne laissa dans les
grottes que trois mourants, un soldat du 62e et deux indigènes absolument
hors d'état d'être emmenés. Il y avait encore dans ces abris un certain nombre
d'hommes qui s'y étaient glissés en cachette ; ne sachant pas ce qui se
passait au dehors, ils y restèrent et furent bientôt surpris par les Kabyles.
Il était déjà plus de dix heures quand le Mansoura fut évacué. Dégagé
enfin des illusions qui l'avaient troublé trop longtemps, l'esprit du
maréchal Clauzel avait repris toute sa lucidité ; l'homme de guerre se
retrouvait sans défaillance. « Le maréchal, a dit Duvivier, leva le siège
avec la même sérénité de visage que s'il sortait de chez lui pour se promener
; il fut admirable dans toute la retraite. » L'attitude du duc de Nemours ne
fut pas moins digne et, dans ce moment de crise, d'un excellent exemple.
Pendant ces trois jours, longs comme des années, qu'il venait de passer
devant Constantine, sa conduite avait été parfaite ; il était venu plusieurs
fois au Coudiat-Aty ; il s'était porté sans affectation jusqu'à l'extrême
ligne des tirailleurs dans le plus vif du feu, et y avait été, suivant un mot
heureux de Duvivier, « comme il y devait être, comme un homme qui ne s'en
aperçoit pas ». Tout le monde n'avait pas le sang-froid du maréchal Clauzel
et du duc de Nemours. Les corps se hâtaient de quitter le plateau avec des
formations de marche très-différentes ; l'ordre assigné par l'état-major
n'était pas observé ; lorsqu'un aide de camp du maréchal essaya d'arrêter le
63e, qui devait former l'arrière-garde, le colonel lui répondit : « J'ai
toute l'Arabie sur les bras », et passa outre. Il est vrai que de
Bab-el-Kantara comme des portes voisines du Coudiat-Aty, les défenseurs
triomphants de Constantine étaient sortis en foule, et que, dans l'angle
formé par le confluent du Roummel et du Bou-Merzoug, une grosse masse de
cavalerie s'apprêtait à fondre sur la colonne française. D'un
mamelon où il avait fait halte, après avoir passé la rivière, le commandant
Changarnier, qui avait été rejoint par sa compagnie de carabiniers, observait
la situation. Le bataillon d'Afrique avait rejoint les troupes eu marche ; le
2e léger restait seul. Par un mouvement court et rapide, le commandant
refoula de l'autre côté du Roummel les groupes ennemis qui l'avaient passé à
sa suite et les contraignit à chercher un autre gué ; puis, pendant ce moment
de répit, il prit position en arrière d'un pli de terrain d'où il ouvrit sur
les bandes qui descendaient du Mansoura un feu de deux rangs dont l'effet
imprévu les arrêta court. En rétrogradant de proche en proche, il était
arrivé auprès de Sidi-Mabrouk. « Commandant, lui cria le chef d'état-major
général, qui passait rapidement escorté d'une trentaine de chasseurs
d'Afrique, c'est vous qui couvrez la retraite. — Je m'en aperçois bien »,
répliqua Changarnier d'un ton de bonne humeur. La réplique fit rire ses
hommes et rehaussa leur Confiance. Elle allait tout de suite être mise à
l'épreuve. La cavalerie arabe avait passé le Bou-Merzoug et s'avançait avec
de grands gestes et de grands cris. Arrivée à distance de charge, elle
s'arrêta ; les goums s'alignèrent, les étendards passèrent au premier rang,
et les chefs galopèrent sur le front en donnant des ordres, puis la masse
s'ébranla de nouveau. Au signal du clairon, les tirailleurs du 2e léger
rentrèrent dans le rang, puis le chef de bataillon commanda : « Formez le
carré ! » Le carré fut-il formé selon les prescriptions de la théorie ? Le
commandement : A droite et à gauche en bataille ! fut-il régulièrement donné
? Ce fut plus tard l'affaire des épilogueurs de soulever ces graves
questions. Au moment critique, le carré fut formé tellement quellement (ni bien ni mal
et plutôt mal que bien)
; c'était l'essentiel. L'essentiel encore était d'empêcher les hommes de
tirer trop tôt ; déjà les armes s'inclinaient. « Attention, soldats, à mon
commandement ! Vive le Roi ! — Vive le Roi ! vive le commandant ! » répondirent
les soldats, et les armes se redressèrent. A quarante pas du bataillon les
premiers rangs de la cavalerie arabe, étonnés de son attitude, ralentirent
leur allure ; il en résulta parmi ceux qui les suivaient un à-coup.
Changarnier saisit l'instant : « Commencez le feu ! » Au bout de quelques
minutes, l'ennemi se retira en désordre et ne se rallia qu'à très-grande
distance. En avant, autour du bataillon, la terre était jonchée de cadavres
d'hommes et de chevaux ; mais le succès avait coûté cher : un officier et
seize hommes tués, quarante blessés ; le commandant, pour sa part, avait eu
la clavicule droite labourée par une balle. Les blessés relevés, chargés sur
les cacolets, envoyés à l'ambulance, le bataillon se remit en marche, sans
être inquiété davantage. « Mes amis, disait le commandant à ses soldats
radieux, nous ne sommes que trois cents, et ils sont six mille ; eh bien !
ils ne sont pas encore assez nombreux pour nous ! » Quand le bataillon
arriva, vers une heure, à la halle où l'attendait l'armée, témoin de son
exploit, des acclamations et des bravos l'accueillirent ; le maréchal vint à
la rencontre du commandant et le félicita chaudement de son habile et
vigoureuse conduite. En un quart d'heure le nom de Changarnier était devenu
célèbre, et c'était justice. L'exemple donné par cette poignée d'hommes bien
commandés eut sur les troupes un effet subit ; partout, dans tous les rangs,
dans tous les corps, il réveilla l'énergie morale. Quand
la marche fut reprise, les Arabes reparurent plus nombreux ; mais un ordre
bien réglé s'était établi dans la colonne protégée par le feu des tirailleurs
et par les charges répétées des chasseurs d'Afrique. Il était bon que le
moral des troupes eût été relevé, car elles avaient encore bien des épreuves
et de tristes spectacles à subir. Deux prolonges vides se trouvaient sur le
bord du chemin ; il n'y avait pas d'attelages pour les emmener ; néanmoins
une vingtaine d'écloppés et de malingres s'y jetèrent. On eut beau leur
donner vingt fois l'ordre de descendre ; on eut beau les prévenir qu'ils
allaient être abandonnés s'ils ne suivaient pas le mouvement ; rien n'y put
faire. Cependant l'armée ne pouvait pas être arrêtée par l'aveugle
obstination de vingt hommes ; cinq minutes après que l'extrême arrière-garde
les eut dépassés, on entendit les hurlements des Arabes et les derniers cris
de leurs victimes. Un peu plus loin l'armée longea la fondrière où s'étaient
enlisées, le 21 novembre, les voitures de l'intendance ; tout autour,
ensevelis à moitié dans la fange, presque nus, dans toutes les attitudes de
l'agonie, gisaient des cadavres hachés à coups de yatagan et sans tête ;
c'étaient les malheureux soldats du 62e que l'ivresse avait livrés à la mort.
Le soir, le bivouac fut établi sur les hauteurs de Somma, à quatre lieues
seulement de Constantine, triste bivouac, sans feux de cuisine, car il n'y
avait plus rien à faire bouillir dans les marmites. Un seul trait peut
suffire à peindre la détresse générale : au début de la retraite, le docteur
Bonnafont rencontre le capitaine Rewbel, officier d'ordonnance du maréchal ;
tout en causant, il voit l'officier regarder à terre, descendre de cheval
précipitamment, ramasser dans la boue quelque chose de jaunâtre et l'essuyer
; c'était un biscuit de campagne. A la vue de ce trésor, les yeux du docteur
s'ouvrent tout grands. « Cher docteur, vous avez faim », lui dit l'officier,
et il part au galop en lui laissant le bénéfice de sa trouvaille. La nuit
venue, le maréchal, après avoir fait le tour du bivouac, s'était arrêté
auprès du 2e léger ; le commandant n'avait d'autre siège à lui offrir qu'une
de ses cantines ; il s'y assit, fit asseoir le commandant sur l'autre, puis,
après avoir parlé de la pluie et du beau temps, sujet qui n'avait rien de
banal dans l'état où se trouvait l'armée, il engagea, en baissant la voix, le
dialogue suivant : « Et la Seybouse, comment la passerons-nous au-dessous de
Ras-el-Akba ? Ahmed y aura sûrement envoyé ses Kabyles. — A sa place,
monsieur le maréchal, vous n'y manqueriez pas. — Votre bataillon est
admirable ; mais combien lui reste-t-il ? — Trois cents hommes disposés à
faire leur devoir jusqu'au bout. — Les autres régiments le vaudraient s'ils
étaient aussi bien commandés. Je placerai sous vos ordres leurs compagnies
d'élite et vous en tirerez bon parti. » Après ces derniers mots, il y eut un
moment de silence ; puis, changeant tout à coup de sujet, le maréchal se mit
à s'extasier sur la fertilité du pays, sur la beauté des collines verdoyantes
qu'il avait admirées en venant de Bone à Mjez-Ahmar. « L'année prochaine,
disait-il, je ferai venir d'Europe cinq ou six mille paysans pour les
cultiver. Dans peu d'années le gouvernement gagnera des députés en leur
donnant des villas dans ce beau pays. » Après quoi, ayant donné le bonsoir au
commandant, le maréchal regagna sa tente. VI Le 25,
de bonne heure, l'armée se remit eu mouvement ; elle avait tout à fait repris
l'allure militaire. Suivant l'ordre réglé par l'état-major, les spahis
réguliers, les auxiliaires bien diminués par la désertion et le bataillon
turc de Jusuf ouvraient la marche ; puis venaient l'artillerie, les voitures
et l'ambulance, encadrées, à droite, à gauche, en arrière, entre les troupes
d'infanterie en colonne double à distance de peloton ; des lignes de
tirailleurs, soutenus par les escadrons de chasseurs d'Afrique, flanquaient
les faces de ce parallélogramme. Jamais on n'abandonnait une position sans en
avoir au préalable occupé une autre qui empêchât l'ennemi de s'établir sur la
première ; jamais les tirailleurs ne restaient en prise sur le sommet des
mamelons ; ils étaient toujours embusqués sur le revers. Ainsi conduite,
l'armée pouvait défier les attaques de la cavalerie d'Ahmed, qui faisait
beaucoup de bruit, se donnait beaucoup de mouvement, tirait beaucoup, mais de
loin, et ne s'engageait jamais à fond. La journée s'écoulait ainsi, avec des
haltes fréquentes, lorsque, vers le soir, se produisit un fâcheux incident
qui eut des conséquences plus fâcheuses encore. Le soin
de recueillir les écloppés et les traînards, dont le nombre s'était
naturellement accru d'heure en heure, avait attardé l'arrière-garde ; les
colonnes s'étaient allongées ; l'avant-garde qui marchait plus vite et se
hâtait pour arriver au bivouac, avait laissé derrière elle un intervalle à
découvert. Le feu, d'ailleurs, avait à peu près cessé ; les Arabes s'étaient
retirés sur la droite ; on ne les voyait plus ; mais il y avait des gens qui
s'imaginaient les voir encore ; il se produisait dans leur esprit une sorte
d'hallucination qui n'est pas rare. L'heure y prêtait ; on sait que, du fond
des vallées, au coucher du soleil, les objets dont les silhouettes se
dessinent en noir sur l'horizon apparaissent grandis dans des proportions
excessives. On peut lire dans les Mémoires de Commines un chapitre qui a pour
titre : Comment les Bourguignons, attendant la bataille, cuidèrent de grands
chardons qu'ils virent de loin, que ce fussent lances debout. Dans la soirée
du 25 novembre 1836, l'erreur fut exactement la même, si ce n'est que les
grands chardons qui couronnaient les collines sur la droite de l'armée en
retraite furent pris, non plus pour des lances, mais pour les longs fusils
des Arabes. Le général de Rigny, qui commandait l'arrière-garde, fut-il personnellement
dupe de cette hallucination ou se laissa-t-il seulement impressionner par les
gens qui lui affirmaient avoir vu ce qu'ils s'étaient figuré voir ? Toujours
est-il qu'en proie à une vive émotion et redoutant une attaque imminente, il
se mit à galoper à la recherche du maréchal. Celui-ci, devançant de quelques
centaines de mètres la tête de colonne, était allé reconnaître l'emplacement
du prochain bivouac ; en revenant sur ses pas, il avait envoyé le capitaine
Napoléon Bertrand, un de ses officiers d'ordonnance, porter des ordres au
commandant de l'arrière-garde. L'officier rencontra le général à la hauteur
de l'ambulance : « Des ordres ! s'écria M. de Rigny ; commencez par écouter
les miens ; mon arrière-garde est en péril ; j'ai sur mon flanc droit une
forte colonne d'Arabes qui n'attend que le moment favorable pour nous couper
; le maréchal ne se soucie que de son avant-garde ; il faut qu'il l'arrête. »
Le capitaine Bertrand se hâta de retourner au maréchal, qui, surpris de cette
étrange communication, se mit au galop avec le duc de Nemours et
l'état-major. Sur son ordre, les premières troupes s'arrêtèrent ; à peu de
distance de là, il vit accourir le général de Rigny : « Qu'y a-t-il donc,
général ? — Il y a du désordre dans la colonne ; nous laissons beaucoup trop
de monde en arrière. » Puis, d'un ton animé, le général répéta ce qu'il avait
dit au capitaine sur l'imminence d'une attaque ; il ajouta même : « Ahmed
seul sait faire la guerre. » Quelques minutes après, devant un groupe
d'officiers dont était le capitaine de Mac Mahon, il dit encore : « M. le
maréchal, au lieu de s'en aller je ne sais où, aurait dû rester à
l'arrière-garde. Je ferai connaître sa conduite à la France. » En poussant
plus loin, le maréchal croisa tous les corps qui marchaient en bon ordre ; on
n'entendait pas un seul coup de feu ; néanmoins, arrivé à la hauteur des
derniers pelotons, il commanda halte, face en arrière, et fit mettre du canon
en batterie. Des officiers furent envoyés au lieutenant-colonel Du vivier, au
commandant Changarnier, pour savoir d'eux quelles étaient les causes de cette
sorte de panique dont avait été saisi leur général ; ils répondirent l'un et
l'autre qu'ils n'y comprenaient rien, que depuis longtemps tout était calme,
et que les dernières heures de la journée n'avaient pas été plus
particulièrement troublées que les précédentes. Après avoir attendu quelques
moments encore, le maréchal fit reprendre la marche aux troupes étonnées de
ce temps d'arrêt. Au bout
d'une demi-heure, la colonne s'arrêtait au bivouac de l'Oued-Talaga ; les
gens de Jusuf y découvrirent, par bonheur, des silos qui furent promptement
vidés ; les chevaux reçurent une bonne ration d'orge et de fèves ; les
soldats se jetèrent sur le blé, qu'ils furent réduits à manger en nature,
leurs dents faisant office de meule ; le bois manquait pour le faire griller
ou bouillir. Une ou deux heures après l'arrivée au bivouac, le duc de
Mortemart, l'intendant Melcion d'Arc, le commandant Saint-Hypolite et le
capitaine de Drée, officier d'ordonnance du maréchal, vinrent trouver le
commandant Changarnier et lui racontèrent ce que le maréchal venait de leur
dire, peu d'instants auparavant, dans sa tente : « Si je recevais une
blessure, je me hâterais de mettre aux arrêts tous les officiers supérieurs
en grade à Changarnier ou plus anciens que lui. Si je suis tué, ma foi, dépêchez-vous
de vous insurger et de décerner le commandement à Changarnier, sinon vous
êtes tous... perdus ! » La
journée du 26 novembre s'annonça mal ; la matinée fut attristée par un
douloureux sacrifice. L'ambulance n'avait reçu que tardivement son ordre de
marche ; les cacolets, les brancards, les chevaux, les mulets, les voitures
dont elle pouvait disposer, tout venait de partir surchargé de blessés et de
malades ; il en restait encore une vingtaine. Comme au Coudiat-Aly, les
troupes étaient déjà loin et les Arabes tout près ; les chirurgiens avaient
perdu ou donné leurs chevaux pour le service ; à peine eurent-ils le temps de
prendre leur course et de rejoindre l'extrême arrière-garde. Une heure après
le départ, les rangs recommencèrent à s'éclaircir : les hommes, exténués de
fatigue et de faim, ne pouvaient plus suivre ; l'un d'eux, un soldat du 17e
léger, était tombé sur le bord du chemin ; pendant que le docteur Bonnafont
essayait, par une goutte d'eau-de-vie, de ranimer ses forces, le duc de
Caraman passa : c'était un vieillard de soixante-quinze ans ; il mit pied à
terre, aida le chirurgien à hisser le malade en selle et conduisit le cheval
par la bride jusqu'au lieu de halte. « Docteur, disait-il en cheminant, il y
a, au-dessus de tous ces malheureux événements, une chose qui m'étonne et qui
fait mon admiration, c'est la résignation avec laquelle le soldat supporte
ses misères : il n'a ni à boire ni à manger, il se bat du matin au soir ;
s'il peut se coucher, c'est dans la boue ; pas une plainte ne sort de sa
bouche, c'est admirable. » Dans la journée, la poursuite des Arabes ne fut
plus aussi pressante ; cependant il paraissait y avoir moins de calme parmi
les troupes ; les propos regrettables tenus la veille par le général de Rigny
et qu'un petit nombre d'auditeurs avaient rapportés, étaient commentés dans
les rangs et d'autant plus grossis qu'ils étaient répétés davantage. On en
causait encore quand on arriva au bivouac de Sidi-Tamtam. Le tombeau du
marabout, qui avait été respecté à l'aller, ne le fut plus au retour : il fut
jeté bas, et le bois qu'on retira des décombres servit à faire bouillir la
soupe au blé des escouades. Le maréchal avait été informé de l'effet de plus
en plus fâcheux que produisait dans l'armée l'incartade du général de Rigny.
Le soir, tous les chefs de corps et de service reçurent l'ordre de se rendre,
à huit heures, dans la tente du maréchal ; après leur avoir demandé si, la
veille, ils avaient aperçu du désordre dans la colonne, et sur leur réponse
négative, il leur fit donner lecture d'un ordre du jour d'où ressortait, en
relief, la phrase suivante : « Je vous félicite d'avoir méprisé les
insinuations perfides, les conseils coupables d'un chef peu propre à vous
commander, puisqu'il ne sait pas souffrir comme vous, comme nous. Je rends ce
chef au ministre de la guerre. » Le cercle était rompu depuis une demi-heure
quand le général de Rigny se présenta ; le maréchal lui dit d'aller prendre
connaissance de l'ordre du jour à l'état-major. Il revint, quelques minutes
après, atterré. Que se passa-t-il entre le maréchal et lui, tous deux seuls
dans la tente ? Selon le maréchal, il aurait dit, avec l'accent du désespoir :
« Vous voulez donc déshonorer un père de famille ? Faites-moi fusiller
plutôt, il ne faut que quatre balles pour cela ; mais donnez-moi du temps ;
je me jette à vos genoux, que cet ordre du jour ne paraisse pas ! » Selon le
général, il se serait borné à protester contre l'imputation qui lui était
faite et à réclamer un conseil d'enquête. D'autre part, le commandant de
Rancé, aide de camp du maréchal, les capitaines Napoléon Bertrand et de Drée,
ses officiers d'ordonnance, ont toujours affirmé qu'étant couchés dans leurs
manteaux, contre les parois de la tente, ils avaient entendu les
supplications de M. de Rigny. Quoi qu'il en soit, le fait est que le maréchal
consentit à supprimer son ordre du jour, et qu'après avoir retiré au général
son commandement en lui infligeant les arrêts de rigueur, il le lui rendit le
lendemain matin, sur les instances du colonel Duverger. Dans
cette matinée du 27, au moment où la colonne venait de se mettre en marche,
des bandes d'Arabes et de Kabyles s'abattirent sur le bivouac qu'elle
abandonnait à la recherche du butin — quel butin ! — Ces misérables ne
valaient pas mieux que les chacals et les vautours qui se disputaient les
charognes du voisinage ; comme eux, ils s'enfuirent et prirent chasse à
grands cris devant le capitaine Morris et son escadron d'arrière-garde. Ces
pillards n'appartenaient d'ailleurs pas aux troupes de Constantine ; depuis
la veille, Ahmed avait cessé la poursuite. Quelques Kabyles essayèrent de
barrer la route au col de Ras-el-Akba ; il suffit des spahis et des Turcs de
Jusuf pour les disperser. La colonne passa la Seybouse et vint coucher à
Mjez-Ahmar. Le 28 enfin, elle atteignit de bonne heure Hammam-Berda ; son
temps de misère était fini. Ghelma, qui était tout proche, reçut ses malades
et lui envoya des vivres ; le soldat, affamé par tant de jours de jeûne, ne
pouvait pas se rassasier. Il y eut au camp de la Seybouse, comme dernier
épisode de la guerre, une scène qui ne manqua pas de grandeur. Quelques
Kabyles avaient été faits prisonniers au Ras-el-Akba ; comme ils
s'attendaient à la mort, ils furent tout surpris de n'être pas maltraités
même ; quand leurs blessés eurent été pansés, on les amena tous au quartier
général, et là, au nom du duc de Nemours, le maréchal Clauzel les renvoya
libres, sous la condition d'annoncer à leurs compatriotes qu'une récompense
de cent francs serait donnée à tout Arabe ou Kabyle qui ramènerait un soldat
français. Avant
de partir directement pour Bone avec le prince, le maréchal prit congé de ses
troupes par un ordre du jour qui fut publié le lendemain matin, 29 novembre.
« C'est avec une émotion profonde et une vive satisfaction, y était-il dit,
que le maréchal gouverneur général félicite les braves troupes sous ses
ordres du courage et de la résignation qu'elles ont montrés dans leur
mouvement sur Constantine, en supportant avec une admirable constance les
souffrances les plus cruelles de la guerre. Honneur soit rendu à leur
caractère ! Un seul a montré de la faiblesse ; mais on a eu le bon esprit de
faire justice de propos imprudents ou coupables, qui n'auraient jamais dû
sortir de sa bouche. » Sans être aussi écrasant que celui du 26, cet ordre du
jour pesait lourdement sur le général de Rigny. Le 1er décembre, il écrivit
de Bone au ministre de la guerre pour demander un conseil d'enquête. Après
avoir vu le rapport du maréchal et visé la loi du 21 brumaire an V, par
laquelle « est réputé coupable de trahison tout individu qui, en présence de
l'ennemi, sera convaincu de s'être permis des clameurs tendant à jeter
l'épouvante et le désordre dans les rangs », le ministre de la guerre déféra
le général de Rigny au jugement du conseil de guerre séant à Marseille. Les
débats remplirent trois audiences ; le général fut acquitté ; s'il eût été
déclaré coupable, c'était la mort. Parmi
les tristes récriminations qui faisaient un si fâcheux épilogue à
l'expédition de Constantine, et pour en finir avec elles, il suffira
d'indiquer une protestation du 62e contre les termes d'un dernier ordre du
jour signé par le maréchal, au moment où il allait s'embarquer, avec le duc
de Nemours, pour Alger, le 4 décembre. Après de nouveaux remercîments aux
troupes : « Ces paroles, ajoutait l'ordre, ne s'adressent pas à ceux qui,
après avoir abandonné ou pillé le convoi de vivres, ont mis le corps expéditionnaire
dans l'impossibilité d'atteindre le but qu'il se proposait. Victimes de leur
intempérance, ils ont été cruellement punis de leur faute, et leur exemple
trouvera peu d'imitateurs dans l'armée. Tout soldat digne de ce nom sait qu'à
la guerre l'énergie des hommes fermes, de ceux qui fixent la victoire,
s'accroît en raison des obstacles qui lui sont opposés, et que le courage
n'est rien sans ordre ni discipline. » Au tort de protester contre le général
en chef, les officiers du 62e avaient ajouté celui de publier leur
protestation dans les journaux ; à la suite d'une enquête dont le ministre
avait chargé spécialement le général Bugeaud, treize d'entre eux furent mis
en retrait d'emploi. VII Rentrée
à Bone le 1er décembre, la colonne expéditionnaire, qui en était partie du 8
au 13 novembre, avait été dissoute. En trois semaines, elle avait perdu plus
de sept cents hommes par le feu ou par la misère ; sur ce nombre, onze
officiers et quatre cent quarante-trois soldats avaient été tués à l'ennemi.
Les hôpitaux de Bone reçurent cent soixante-seize blessés et cent cinq
atteints de congélation, sans compter les autres malades, dont le nombre,
accru par la période de réaction qui suit toujours les grandes crises,
s'éleva rapidement à trois mille, pour décroître bientôt et bien
malheureusement, car ce ne furent pas des guérisons qui firent du vide dans
les salles, ce furent les ravages du typhus. Parmi ces victimes, mourant pour
ainsi dire après coup, le colonel Lemercier doit être porté au compte de
l'expédition de Constantine. Il convient d'ajouter que tous les blessés et
tous les malades n'étaient pas compris dans l’énormité des chiffres qu'on
vient de lire ; le commandant Changarnier, notamment, avait ramené tous les
siens à Alger, et il est probable que les autres corps étrangers à la
province de Bone avaient suivi son exemple. Pour combler tous ces vides, le
ministre de la guerre, dès qu'il eut entre les mains le rapport du maréchal
Clauzel, prescrivit, le 17 décembre, l'envoi immédiat à Bone du bataillon de
tirailleurs d'Afrique, composé de volontaires sortis des régiments de France
; du bataillon de la légion étrangère, qui commençait à se reformer sur le
modèle de l'ancienne légion ; du 3e bataillon d'infanterie légère d'Afrique,
rappelé de Corse ; de trois compagnies de sapeurs et de mineurs, d'une
batterie de campagne et de tous les détachements que pouvaient fournir les
dépôts des corps employés dans la province. On eût
dit que le malheur s'acharnait après les restes de l'expédition de
Constantine. Le 30 janvier 1837, la poudrière de la kasba de Bone sauta ; le
17e léger eut à lui seul soixante-six tués ou disparus, cent onze blessés ;
le bataillon d'Afrique, vingt et un tués, quarante et un blessés ; en somme,
cette catastrophe, d'un effet si désastreux, coûta la vie à cent cinq hommes,
et en envoya cent quatre-vingt-douze à l'hôpital. Dix mètres de parapet
étaient ruinés sur les faces nord et sud ; un million de cartouches, sept
mille kilogrammes de poudre avaient fait explosion. En
quittant Bone, le maréchal Clauzel avait laissé au général Trézel, dont la
blessure n'avait pas eu les suites fatales qu'on avait redoutées d'abord, des
instructions qui lui prescrivaient d'envoyer à Ghelma le lieutenant-colonel
Duvivier et le capitaine du génie Hackett, avec cent cinquante hommes du 1er
bataillon d'Afrique, deux cent vingt-cinq spahis, soixante sapeurs et vingt canonniers
; il s'y trouvait déjà cinq cents hommes du 17e léger. Assurément Ghelma
était un poste d'une grande importance ; mais lorsque le maréchal Clauzel,
dans une dépêche du 3 décembre au ministre de la guerre, écrivait que
l'expédition de Constantine « s'était transformée en une véritable et forte
reconnaissance à la suite de laquelle il avait occupé Ghelma », il y avait, dans
cette façon de présenter les choses, un tel renversement des faits et une
telle exagération, que tout ce qu'il y avait d'hommes intelligents en France
et en Algérie en sentit et en déplora le ridicule. Duvivier, qui fut bientôt
après nommé colonel au 12e léger et maintenu en Afrique, était arrivé à
Ghelma, le 12 décembre. Jusuf, bien déchu de ses grandeurs et redevenu simple
commandant de spahis, aurait dû l'y suivre ; mais il était retenu à Bone par
une maladie qu'il était tout disposé, disait malicieusement le général
Trézel, « à traîner en longueur, pour ne pas aller se mettre sous la verge de
Duvivier ». L'irritation dans l'armée contre lui était grande ; c'était lui,
non le maréchal Clauzel, qu'on rendait responsable des malheurs qu'avait
entraînés l'expédition de Constantine. Dès son
arrivée, Duvivier se mit à l'œuvre avec une grande énergie. Le camp ébauché
au mois de novembre, prit une forme régulière ; un ancien puits retrouvé sous
les décombres fut remis en état ; une rigole bien conduite amena les eaux
d'une source captée à quatorze cents mètres de distance ; il y eut des
baraques pour les hôpitaux, pour les magasins ; on construisit des fours en
maçonnerie ; la première distribution de pain fut saluée comme une fête par
les troupes, qui depuis longtemps ne connaissaient plus que le biscuit. En
même temps, les progrès moraux ne le cédaient pas aux progrès matériels.
Duvivier, qu'on avait accusé à Bougie d'être intraitable avec les Kabyles, se
montra tout le contraire à Ghelma, tout le contraire surtout de ce qu'avait
été Jusuf. Il fit annoncer dans les tribus qu'il empêcherait toute exaction,
toute injustice, toute atteinte aux droits des indigènes. Insensiblement ils
se rapprochèrent ; bientôt ils vinrent trouver le commandant pour qu'il
décidât de leurs contestations entre eux : « Tu es le sultan, lui
disaient-ils ; tu nous dois la justice. » Comme il parlait l'arabe et
connaissait assez bien le Coran, ses jugements étaient généralement approuvés
et respectés. Sa parole inspirait une si grande confiance que, dans un moment
où l'argent lui manquait, des vendeurs de grains acceptèrent un billet signé
de sa main en garantie de leur créance. Lorsque,
vers la fin de janvier 1837, le lieutenant-colonel Foy, envoyé en mission par
le ministre de la guerre, vit Ghelma, il fut surpris de tout ce qui avait été
fait en six semaines. La muraille d'enceinte, dont les brèches étaient
fermées, avait deux mètres et demi de hauteur et un mètre d'épaisseur sur
onze cents mètres de développement. Trois grandes baraques en pierre, pouvant
contenir chacune cent cinquante hommes, étaient achevées ; d'autres étaient
en construction. « L'occupation de Ghelma, écrivait le lieutenant-colonel
Foy, a été une bonne opération de guerre ; elle a maintenu les tribus ; elle
a changé la nature de notre retraite en faisant voir à l'ennemi que notre
armée n'avait cédé qu'à la rigueur du climat ; elle maintient et effraye les
populations jusqu'au Rasel-Akba ; sans cette occupation, nous n'étions plus à
l'abri des incursions des cavaliers d'Ahmed-Bey. » Néanmoins, tout pesé, tout
examiné, on commençait à reconnaître que le camp de Ghelma, excellent comme
centre d'approvisionnement, comme place de dépôt, n'avait pas les qualités
offensives qu'on lui avait d'abord attribuées. La vraie position stratégique
se trouvait quatre lieues plus loin, sur le bord de la Seybouse, à Mjez-Ahmar.
C'était de là que devrait partir un jour l'expédition nouvelle qui s'en irait
à Constantine venger l'échec de la première. VIII Pendant
que le maréchal Clauzel portait la guerre dans la province de Bone, de
petites opérations de peu d'importance étaient faites par ses lieutenants
dans les provinces d'Oran et d'Alger. D'Oran le général de Létang était allé
ravitailler Tlemcen dans les derniers jours de novembre. Aux environs
d'Alger, c'étaient toujours les incursions des Hadjoutes chez les Français,
et des Français chez les Hadjoutes. Le 8 novembre, un parti de cavalerie,
conduit par le neveu de Sidi-Mbarek, bey de Miliana, était venu insulter le
blockhaus d'Ouled-Aïcha ; le général de Brossard, qui était à Boufarik, fit
monter à cheval, pour lui donner la chasse, une centaine de spahis réguliers.
Attirés par la fuite de l'ennemi dans le ravin de Beni-Mered, les spahis se
trouvèrent cernés tout à coup par plus de mille cavaliers, et quand ils
parvinrent à sortir de cette étreinte, ils laissèrent sur le terrain trois
officiers et quatorze hommes. L'auteur de ce guet-apens était un de leurs
anciens brigadiers, un déserteur nommé Moncel ; de la pointe de son flissa,
ce misérable avait gravé son nom en lettres sanglantes sur la poitrine de
celui à qui il en voulait davantage ; l'année suivante, il fut pris par des
Arabes soumis dont il pillait le douar, livré à l'autorité française et fusillé.
Le lendemain de la catastrophe, le général Rapatel sortit d'Alger avec tout
ce qu'il put réunir, parcourut la partie moyenne de la Métidja, envoya dans
Blida quelques boulets, reçut de loin la fusillade des Hadjoutes sans les pouvoir
atteindre, et, le 12 novembre, après quatre journées de patrouille sans effet
utile, ramena les troupes à Boufarik. Arrivé
de Bone, le 6 décembre, à Alger, le maréchal Clauzel n'y fit pas un long
séjour ; il en partit pour la France, le 11 janvier 1837, laissant, comme
d'habitude, l'intérim du gouvernement au général Rapatel. Cet intérim ne dura
guère moins de trois mois, mais non pas au lieu et place du même titulaire ;
le maréchal Clauzel avait cessé d'être gouverneur des possessions françaises
dans le nord de l'Afrique. C'était un dissentiment sur la conduite générale
des affaires algériennes, et non l'échec de Constantine, qui, d'après ce
qu'affectait de répéter le ministère, était la cause de cette disgrâce. Le
général de Damrémont, appelé naguère à recueillir la succession du maréchal,
en fut saisi le 12 février 1837, mais il n'entra en possession qu'au mois
d'avril. Dans la
séance du 19 janvier, la discussion de l'adresse à la Chambre des
députés" avait abordé la question d'Afrique. Le général Bugeaud fit un
discours qui n'était pas pour déplaire au maréchal Clauzel, car tout en
raillant les partisans de la conquête, il était d'accord avec lui sur
l'urgence d'en finir. « Il importe d'avoir une solution, disait-il ; il n'y a
pas de système moyen. Le système mixte dont on a parlé, qui consiste dans la
clémence, dans les bons procédés, dans la justice, n'existe pas. Cela est bon
à appliquer en temps de paix. On ne fait pas une demi-guerre : il faut la
paix ou la guerre avec toutes ses conséquences. On dit qu'on ne veut pas de
la retraite : il faut donc savoir organiser la victoire. Pour arriver à un
bon résultat, il ne faut pas que l'expédition de Constantine soit un fait
isolé ; il faut qu'il se rattache à un plan général. Il ne faut pas affaiblir
Oran et Alger pour faire cette expédition ; il faut se montrer forts partout
pour frapper le moral des Arabes. Et n'allez pas croire qu'il suffit pour
cela d'un petit effectif de vingt à trente mille hommes. UNE VOIX. — Combien donc ? LE GÉNÉRAL. — Il faut au moins
quarante-cinq mille hommes. (Mouvement prolongé.) Je ne suis pas guerroyant,
mais je parle des Arabes, et avec les Arabes, il faut savoir guerroyer, et
guerroyer vite, pour être dispensé de le faire longtemps. M. DE RANCÉ (aide de camp du maréchal
Clauzel). — C'est
le seul moyen d'avoir la paix. LE GÉNÉRAL. — On a dit que la Restauration
a conquis l'Afrique, et que le gouvernement de Juillet ne sait ni la
conserver ni l'administrer. Messieurs, c'est que la conquête n'a pas encore
été faite ; elle est encore à faire. La Restauration n'a pris qu'Alger ; nous
avons bien depuis pris plusieurs villes, et nous n'en sommes guère plus
avancés ; mais quand la France voudra faire cette conquête, quand elle le
voudra sérieusement, elle la fera. » Le général Bugeaud n'était déjà plus aussi hostile à l'Algérie qu'il lui convenait parfois encore de le paraître ; au fond il y avait pris goût et, selon l'expression de Kléber, « préparait ses facultés » pour y commander en chef. Le 28 décembre 1836, il écrivait de Paris à Duvivier : « Je viens de plaider une cause facile à gagner : vous allez être fait colonel. Éludiez bien les hommes et les choses, pour vous et pour moi peut-être. » |