I. Proclamation du
maréchal Clauzel. - Ses vastes projets. - Les Hadjoutes. — II. Affaires
d'Oran. - Occupation de l'île de Rachgoun. - Expédition de Mascara. - Combats
du Sig et de l'Habra. - Le duc d'Orléans. - Occupation et évacuation de
Mascara. — III. Projet pour l'occupation totale de l'Algérie. - Abdel-Kader
reprend l'offensive. - Expédition de Tlemcen. - Opérations sur la Tafna. -
Contribution de Tlemcen. — IV. Opérations du général Perregaux. - Expédition
de Médéa. - Combat du Ténia de Mouzaïa. - Départ du maréchal Clauzel pour
Paris. - Le général d'Arlanges à la Tafna. - Combat de Sidi-Yacoub. — V. Le
général Bugeaud. - Marche sur Tlemcen. - Marche sur le camp de la Tafna. -
Combat de la Sikak. - Opinion du général Bugeaud sur l'Algérie.
I « Avec
l'ardeur d'un sous-lieutenant, écrivait vingt années plus tard le général
Changarnier, le maréchal Clauzel en avait, à soixante-trois ans, l'imprévoyance.
Habile dans le maniement des troupes, ferme en face des difficultés parfois
imprudemment provoquées, équitable et bienveillant dans l'exercice du
commandement, même à l'égard des hommes qui, dans la vie politique, auraient
été ses adversaires, il était aimé des officiers, même des soldats, quoique
négligent, non indifférent, il ne donnât pas assez de soins au bien-être de
ces généreux instruments de sa gloire. Incomplet, inégal, mais doué de rares
facultés, il est, de tous les hommes de guerre que j'ai vus de près, celui
qui m'a le plus instruit par ses défauts comme par ses grandes qualités. » Profondément
troublé par le désastre de la Macta, Alger attendait avec impatience le
maréchal Clauzel. Quand il débarqua, le 10 août 1835, sur le quai de la
Marine, d'où il était parti, quatre ans et demi auparavant, délaissé par la
faveur populaire, il fut accueilli par une foule enthousiaste. C'était, pour
beaucoup, à la médiocrité de ses prédécesseurs qu'il devait ce regain de
popularité ; entre eux et lui, la comparaison était tout à son avantage ; on
le regrettait déjà sous le général Berthezène ; sous le comte d'Erlon, on le
réclamait à grands cris. Son attitude à la Chambre des députés, en face des
ennemis de la conquête, avait achevé de rétablir son prestige. Tel on l'avait
vu en 1831, tel on le revoyait en \ 835. En faveur de ses qualités, qui
paraissaient plutôt rajeunies, on oubliait volontiers ses défauts, ou l'on
aimait à croire qu'il s'en était corrigé : on se trompait. La confiance
excessive en soi-même, la mobilité d'esprit, l'imprévoyance, les illusions
étaient toujours aussi grandes. Il en donna tout de suite la preuve dans une
proclamation dont l'optimisme promettait bien plus qu'il ne pouvait tenir. «
Habitants de la régence d'Alger, disait-il, ma nomination au gouvernement des
possessions françaises dans le nord de l'Afrique est un acte des plus
significatifs des intentions du roi des Français. Quelque compliquées que
soient en ce moment les affaires, je parviendrai, j'en ai l'espoir, avec
l'aide de l'administration et le concours des habitants, à rétablir la paix,
après avoir puni les rebelles, quels qu'ils soient et où qu'ils se trouvent,
à favoriser toutes les entreprises agricoles et commerciales dans une grande
étendue de pays, à attirer des cultivateurs européens dans la régence pour
fertiliser par leurs travaux les terres les plus riches du monde connu, et à
donner ensuite un grand développement au commerce de la colonie,
développement dont le commerce et l'industrie de la métropole ressentiront
aussi les heureux effets. Habitants de la régence d'Alger, livrez-vous à
l'espérance ; elle ne sera pas déçue sous mon administration. Formez et
exécutez librement des entreprises dans l'étendue des terres que nous
occupons, et vous y recevrez toute la protection de la force qui est à ma
disposition ; mais sachez aussi que cette force dont je dispose n'est qu'un
moyen secondaire ; car c'est seulement par l'émigration européenne, le
travail des colons et le commerce que nous jetterons ici des racines
profondes. Nous formerons, à force de persévérance, un nouveau peuple qui
grandira plus vite encore que celui qui commença sa création au-delà de l'Atlantique,
il n'y a pas un siècle. » Cette
déclaration n'était pas du tout en rapport avec les instructions que le
nouveau gouverneur avait reçues du maréchal Maison, ministre de la guerre. Il
lui avait été bien recommandé, précisément au sujet des entreprises
commerciales, industrielles et agricoles, de prévenir des rêves et des
prétentions que le gouvernement ne pouvait admettre, et de se garder bien
d'encourager prématurément des essais de colonisation dont le résultat, dans
les circonstances présentes, ne pouvait être pour la métropole qu'une charge
onéreuse. Aussi le ministre n'hésita-t-il pas à regretter, sinon à blâmer
formellement, les promesses au moins imprudentes du gouverneur général. C'était
d'abord et surtout le désastre de la Macta que le maréchal Clauzel avait
mission de venger ; mais, comme les ressources de l'armée d'Afrique n'y
pouvaient pas suffire, il avait été convenu que quatre régiments d'infanterie
envoyés de France viendraient renforcer la division d'Oran ; malheureusement
une invasion simultanée du choléra en Algérie et en Provence arrêta soudain
et empêcha longtemps le départ de ces troupes ; le seul 47e de ligne put
arriver à Mers-el-Kébir au commencement du mois de septembre. Pendant quinze
jours, du 8 au 21 août, les habitants d'Alger, les Juifs surtout, furent
cruellement éprouvés par le fléau ; du côté des Arabes, Blida, Médéa, Miliana
souffrirent bien plus encore. Quand l'épidémie eut à peu près cessé ses
ravages, le maréchal, avant de s'engager de fait contre Abdel-Kader, voulut
lui disputer indirectement ses dernières acquisitions en opposant à ses
khalifas des représentants indigènes de l'autorité française. L'inévitable
Ben-Omar étant sous sa main, il l'institua, par un arrêté du 9 septembre, bey
de Cherchel et de Miliana ; l'instituer, c'était facile ; mais l'installer,
c'était une autre affaire. Ben-Omar, qui avait de l'expérience, Ben-Omar, qui
jadis avait été forcé de quitter Médéa et que, tout récemment, Blida même
avait refusé de recevoir, n'était pas très-pressé de courir au-devant d'un
nouveau mécompte. Lorsqu'il fut décidé qu'il serait envoyé par mer à
Cherchel, il fallut l'embarquer presque de force. C'était bien lui d'ailleurs
qui avait été le prévoyant ; arrivé devant la capitale maritime de son
beylik, il apprit que, s'il mettait pied à terre, il serait indubitablement
massacré. Cédant à ses prières, l'officier qui le conduisait voulut bien
consentir à ne pas l'envoyer à la mort, et le bey in partibus fut tout
heureux de revenir dans sa maison d'Alger jouir en paix de la pension de six
mille francs que lui faisait la France. Huit jours après la nomination de
Ben-Omar, le maréchal Clauzel s'était donné une seconde satisfaction du même
genre. Il y avait un vieux Turc, nommé Mohammed-ben-Hussein, ancien khalifa
du beylik de Titteri avant 1830 ; le gouverneur imagina de l'instituer bey de
Médéa, et d'abord le succès de cette fantaisie ne parut pas impossible.
Quelques tribus écrivirent au maréchal qu'elles acceptaient son client et
qu'une députation d'une quarantaine de cavaliers allait se rendre auprès de
lui pour lui faire cortége ; mais les gens de la montagne, Mouzaïa et
Soumata, qui avaient gardé mauvais souvenir des Turcs, étaient résolus à
barrer le passage aux députés. Ceux-ci, contraints de faire un grand détour
par l'est, arrivèrent à Alger le 1er octobre. Le 3, le gouverneur, en grande
cérémonie, devant toutes les autorités, en présence des cadis de la ville et
des grands de la plaine, donna solennellement l'investiture au nouveau bey,
lui mit la gandoura sur les épaules et dans les mains un yatagan au fourreau
d'or. Le général Rapatel fut chargé de l'escorter jusqu'au pied de l'Atlas.
Dans la nuit du 5 au 6, une colonne de deux mille hommes réunis au camp
d'Erlon se porta sur Haouch-Mouzaïa, où elle établit son bivouac ; quand elle
reprit, le lendemain, le chemin du camp, elle fut, comme d'usage, reconduite
à coups de fusil par quelques centaines d'Arabes et de Kabyles. Le vieux
Mohammed, n'ayant pas jugé prudent de s'engager dans le sentier du Ténia,
revint à Boufarik avec la colonne ; il se proposait de gagner Médéa sans
bruit par quelque chemin plus long, mais moins dangereux. En attendant, le général
Rapatel, ne voulant pas laisser impunie l'insolence des Hadjoutes, qui,
depuis la nouvelle de la Macta surtout, redoublaient d'audace, envoya contre
eux le lieutenant-colonel Marey avec les zouaves, les spahis réguliers et les
auxiliaires. S'il n'y avait pas eu la capture d'un marabout, Sidi-Yahia,
célèbre en ces parages, c'eût été une course inutile, comme tant d'autres ;
il est vrai qu'avec le marabout on avait pris ses chevaux et son bétail, qui
comptait près de neuf cents têtes. Irrité
d'entendre toujours parler de ces Hadjoutes, qui, toujours battus et toujours
fuyant, reparaissaient toujours, le gouverneur voulut leur infliger de sa
main de maréchal une si bonne leçon qu'elle fût décidément la dernière. Par
une heureuse rencontre, il allait avoir la chance de faire coup double, car
le khalifa d'Abdel-Kader à Miliana, Sidi Mbarek-Mahiddine-el-Sghir, venait de
descendre en plaine avec des forces considérables. Le 17 octobre, cinq mille
hommes de troupes de toutes armes étaient réunis au camp d'Erlon. Le 18, au
point du jour, le mouvement commença. Après avoir passé la Chiffa, on
aperçut, au-dessus des gorges d'où sortent le Bou-Roumi et l'Oued-Ddjer,
flotter les drapeaux rouges de Sidi-Mbarek. A gauche, deux escadrons de
chasseurs d'Afrique, auxquels s'était joint un peloton de la milice à cheval
d'Alger, refoulèrent l'ennemi, que le 3e bataillon d'Afrique acheva de mettre
en déroute ; à droite, une autre charge, conduite par le général Rapatel en
personne et soutenue par le 63e de ligne, eut le même succès. Le lendemain,
on ne vit plus personne : Soumata, Mouzaïa, gens de Miliana, gens de la
plaine, Hadjoutes même, tout avait disparu. La colonne alla devant elle
jusqu'au lac Halloula, brûlant tout, haouchs, gourbis, meules et fourrages.
Le 20, elle revint sur ses pas, achevant ce qu'elle n'avait pas détruit la
veille ; le 21, elle bivouaquait à Boufarik ; le 22, elle était dissoute.
Alger était dans l'enthousiasme ; c'était le bruit commun par toute la ville
que les Hadjoutes avaient été littéralement anéantis ; la population,
précédée du conseil municipal, s'était portée au-devant du gouverneur ;
l'intendant civil l'avait harangué. Le soir, il y eut des illuminations et
des feux de joie. Le lendemain, on apprit avec stupeur que le 21, pendant que
la colonne revenait à Boufarik, la ferme de Baba-Ali, la grande propriété du
gouverneur, avait été mise à sac et que les pillards n'étaient ni plus ni
moins que des Hadjoutes. Aussitôt, passant d'un extrême à l'autre, les
enthousiastes de la veille ne tarirent plus d'épigrammes au sujet de cette
expédition dérisoire, et tous ceux qui l'avaient faite, même ces miliciens
tout fiers d'avoir chargé au Bou-Roumi, en eurent leur part. II Dans le
drame qui avait pour nœud le désastre de la Macta, les affaires d'Alger même
n'offraient qu'un intérêt secondaire : c'était la scène d'Oran qui captivait
l'attention du public. Il y avait de ce côté-là un entr'acte dont on
s'étonnait. Comment Abdel-Kader n'avait-il pas poursuivi sa victoire ?
Comment n'avait-il pas anéanti sous Arzeu les vaincus démoralisés ? Comment
n'avait-il pas surpris et attaqué, dans cette marche de flanc d'Arzeu à Oran,
les escadrons réduits des chasseurs d'Afrique ? Comment enfin, pendant deux
mois entiers, Oran n'avait-il pas même aperçu ses coureurs ? Prudent homme de
guerre, l'émir n'avait encore entre les mains qu'un instrument défectueux,
fragile, facile à briser par la victoire autant que par la défaite. Était-ce
une armée que ce rassemblement de goums sans cohésion, sans discipline, ardents
sans doute à combattre, mais à piller bien davantage, lâchant l'ennemi pour
le butin dès avant la fin de la bataille, et n'ayant plus d'autre idée que de
retourner bien vite à leurs douars mettre en sûreté leur part de pillage ? Abdel-Kader,
le soir de la Macta, s'était trouvé presque réduit à ses réguliers, qui, dans
le combat de Mouley-Ismaël, le 26 juin, avaient eux-mêmes beaucoup souffert ;
il lui fallait du temps pour les rétablir et les renforcer, plus de temps
encore pour convoquer de nouveau ce qu'on peut appeler le ban et
l'arrière-ban de la féodalité arabe, pour rappeler sous ses drapeaux tous
ceux qui lui devaient le service. Voilà pourquoi, du 28 juin au 27 août, les
alentours d'Oran furent si calmes que les Douair et les Sméla y firent
paisiblement leurs récoltes. Le 27 août, les coups de fusil recommencèrent ;
le 2 septembre, l'arrivée du 47e, le premier des régiments attendus de
France, permit à la garnison d'Oran de se montrer hors de la ligne des
blockhaus, où la prudence du général d'Arlanges la tenait confinée depuis
deux mois. L'émir, qui s'était avancé jusqu'à Misserghine, se retira d'abord
sur le Sig, puis sur l'Habra, et finit par rentrer dans la montagne. D'après
les ordres du maréchal Clauzel, la position de Msoulen ou du Figuier, à
quatorze kilomètres au sud-est d'Oran, à la pointe orientale de la
Grande-Sebkha, devait être occupée d'une façon permanente. Le génie, du 10 au
21 septembre, y construisit un fort étoile capable de contenir cinq cents hommes.
C'était la première étape dans la direction de Mascara, qui était le
principal objectif du maréchal. Il y en avait un autre, Tlemcen, où
Moustafa-ben-Ismaïl et les coulouglis, bloqués depuis six ans dans le
Méchouar, attendaient enfin de lui leur délivrance. Afin de leur donner
courage et d'empêcher en même temps l'introduction des armes et des munitions
de guerre que l'émir se faisait envoyer de Gibraltar et de Tanger, le
gouverneur fit occuper l'île de Rachgoun, qui commande l'embouchure de la
Tafna. C'est un rocher, long de huit à neuf cents mètres, large de trois
cents, dont le profil escarpé, de formation volcanique, se dresse à quarante
ou cinquante mètres au-dessus de la mer ; il n'y a ni une goutte d'eau ni une
feuille verte ; rien que le roc nu, aride, brûlé par le soleil. Le 30
octobre, au point du jour, un bateau à vapeur y débarqua, non sans peine, une
petite colonie militaire. Le chef d'escadron d'état-major Sol, qui en était
le chef, avait sous ses ordres un capitaine du génie, un lieutenant
d'artillerie, un chirurgien militaire, un agent comptable, un interprète,
cent douze hommes du 1er bataillon d'Afrique, vingt-trois sapeurs du génie,
dix-huit canonniers garde-côtes, quatre soldats d'administration, un
quartier-maître et quatre matelots. Le matériel se composait de deux bouches
à feu, de quatre fusils de rempart, de quarante-cinq mille cartouches
d'infanterie, d'outils, de planches, de bois d'œuvre, de ferrures, de tentes,
de vivres et d'eau douce pour un mois ; enfin, d'un canot ; car il était
recommandé au chef de la colonie de se mettre en communication avec les
tribus de la côte. Sur ce roc inhospitalier, l'installation fut pénible et
longue ; enfin, à force de patience et d'industrie, des baraqués remplacèrent
les tentes, et la vie matérielle s'organisa tant bien que mal ; mais quelle
épreuve pour des hommes habitués à l'action que l'existence passive,
inoccupée, de cette sorte de naufragés volontaires ! Combien devaient-ils
envier le sort des heureux camarades qui, dans ce même temps, sans avoir
probablement conscience de leur fortune, faisaient la traversée de France en
Algérie, de Port-Vendres à Mers-el-Kébir ! Le 11e
de ligne, le 2e et le 17e léger arrivèrent ainsi, mais sans ustensiles de
campement, sans bidons ni marmites ; on fut obligé d'en faire venir de Metz.
En attendant, les troupes furent employées à la construction d'un grand
ouvrage que le maréchal Clauzel avait donné l'ordre d'ajouter à la redoute du
Figuier. Le 21 novembre, l'artillerie d'Oran salua l'entrée du duc d'Orléans
et du gouverneur ; un demi-bataillon de zouaves et trois compagnies d'élite,
empruntées aux régiments d'Alger, leur servaient d'escorte. Le 23, le Turc
Ibrahim, l'ancien kaïd de Mostaganem, fut nommé par le maréchal bey de
Mascara ; il ne restait plus qu'à l'installer à la place d'Abdel-Kader. Mais
comment conduire jusqu'à Mascara l'énorme quantité d'approvisionnements dont
l'armée allait être embarrassée pour combattre, et qui lui était
indispensable pour vivre ? Les moyens de transport adoptés en Europe ne
convenaient plus à la guerre d'Afrique ; c'était au convoi du général Trézel
qu'était dû, pour beaucoup, le désastre qu'on allait venger :
l'expérience était faite. Aux prolonges et aux fourgons du train le maréchal
Clauzel eut l'idée de substituer, pour une grande part au moins, des
chameaux. On en loua sept cents aux Sméla et aux Douair, qui ne mirent pas
beaucoup d'empressement à les fournir ; aussi, pour être bien sûr de les
avoir en temps utile, le gouverneur, dans la nuit du 25 au 26, fit cerner
tous les douars et opérer la réquisition par l'intendance. Les troupes
étaient prêtes à marcher. Deux cents hommes par régiment, pris parmi les
moins valides, les cavaliers démontés, et trois cents marins furent laissés à
la garde d'Oran et de Mers-el-Kébir. Le
corps expéditionnaire comprenait quatre brigades et une réserve. La première
brigade, sous les ordres du général Oudinot, frère du colonel tué au combat
de Mouley-Ismaël, avait la composition suivante : Douair et Sméla, Turcs et
coulouglis d'Ibrahim ; 2e régiment de chasseurs d'Afrique ; quatre compagnies
de zouaves ; 2e léger ; une compagnie de mineurs, une de sapeurs. Les autres
brigades se composaient : la deuxième, sous le général Perregaux, des trois
compagnies d'élite venues d'Alger, du 17e léger et d'une compagnie de sapeurs
; la troisième, sous le général d'Arlanges, du 1er bataillon d'Afrique et du
11e de ligne ; la quatrième, sous le colonel Combe, du 47e. Deux obusiers de
montagne étaient attachés à chaque brigade. La réserve était formée d'un
bataillon du 66e, d'une compagnie de sapeurs, de quatre obusiers de montagne
et d'une batterie de campagne. L'effectif dépassait onze mille hommes, dont
un millier d'indigènes. Quoique l'emploi des chameaux affectés au transport
des approvisionnements eût permis de réduire le nombre des voitures, il y
avait encore neuf cents chevaux d'attelage ; c'était beaucoup. Soucieux de
ménager les forces du soldat, le maréchal avait fait réduire le paquetage ;
mais, à la place des effets laissés en magasin, chaque homme emportait des
vivres pour deux jours, et, de plus, une double ration de biscuit et de riz
dans un sachet cacheté, qui ne devait être ouvert que sur l'ordre des chefs
de corps. Le 26
novembre, toutes les troupes étaient réunies au camp du Figuier. Le
lendemain, la première brigade se porta au camp du Tlélate, qu'elle trouva
tel à peu près que le général Trézel l'avait laissé cinq mois plus tôt ;
c'était une remarque déjà faite ailleurs que les Arabes n'avaient pas l'idée
ou ne se donnaient pas la peine de détruire les terrassements élevés par les
Français. Le 29, après avoir traversé, sans rencontrer un seul ennemi, la
forêt de Mouley-Ismaël, l'armée descendit dans la plaine du Sig ; à midi,
sous un soleil radieux, mais qui n'avait plus ses ardeurs meurtrières, elle
marchait allègre, confiante, bien conduite, dans un ordre admirable : en
tête, au son des hautbois et des tambourins arabes, les Douair, les Sméla,
les Turcs d'Ibrahim, drapeaux flottants, bannières au vent ; puis les quatre
brigades dessinant un losange au milieu duquel s'avançait la masse du convoi,
surveillé par la réserve. Avant la nuit, elle bivouaquait, en carré, sur la
rive gauche du Sig ; les indigènes seuls étaient sur la rive droite. Là, au
pied des montagnes qui le séparaient de Mascara, le maréchal reconnut d'abord
la difficulté d'engager dans leurs gorges sans routes la batterie de campagne
et les autres voitures. Le 30, seize cents travailleurs, relevés de trois
heures en trois heures, depuis le lever jusqu'au coucher du soleil,
construisirent sur la rive gauche de la rivière un vaste camp retranché
capable de contenir, sous la garde d'un millier d'hommes, les parcs de
l'artillerie, du génie et de l'intendance. On vit, pendant le travail, des
cavaliers rôder, ou plutôt se promener tranquillement aux alentours, quelques-uns
même jeter des paroles de paix aux gens d'Ibrahim. Le maréchal fit couper
court à ces tentatives suspectes ; si l'émir voulait négocier, il n'avait
qu'à le faire nettement, sinon il fallait combattre. Pour
l'obliger à se déclarer, tout au moins à déployer ses forces, le général
Oudinot reçut, dans la matinée du 1er décembre, l'ordre de pousser une
reconnaissance vers la gorge du Sig. A midi, deux compagnies de zouaves,
trois bataillons sans sacs, deux escadrons de chasseurs d'Afrique et cent
cinquante Turcs s'élancèrent à l'attaque des premiers mamelons occupés par
l'ennemi ; les avant-postes furent abordés au pas de course, culbutés, mis en
déroute ; mais alors, du fond des ravins où ils se tenaient cachés, les
Arabes accoururent en foule. La reconnaissance avait atteint son but ; le
général Oudinot fit sonner la retraite. Engagés le plus avant au milieu des
tentes abattues, les zouaves et les chasseurs d'Afrique n'entendirent pas
d'abord ou ne comprirent pas le signal, et, quand ils se décidèrent à
reculer, ils ne le firent que lentement. Autour d'eux le flot des assaillants
grossissait comme la marée montante ; trois ou quatre volées de mitraille les
dégagèrent, et la colonne reformée en bon ordre reprit, sans se laisser
entamer, la direction du camp. A mi-chemin, elle rencontra trois bataillons
que le maréchal amenait en personne à son aide. Dans cette affaire, les
forces que l'ennemi démasqua furent évaluées à quatre mille hommes, mais on
savait qu'il y avait d'autres rassemblements échelonnés dans la montagne,
entre le Sig et l'Habra. Deux
idées hardies souriaient à l'imagination entreprenante du maréchal Clauzel :
laisser d'abord à son adversaire le loisir de réunir tout son monde afin d'en
finir avec lui d'un seul coup, puis frapper d'étonnement les Arabes en
conduisant jusqu'à Mascara, en dépit de l'Atlas et d'Abdel-Kader, par-dessus
la montagne comme à travers la plaine, le lourd attirail de son artillerie et
de son convoi, loueur audacieux, il lui plaisait de jeter ce défi à la
fortune. Le camp du Sig, destiné l'avant-veille à garder la batterie de
campagne et les voitures de l'armée, allait rester désert, comme un monument
de son passage et comme un lieu d'étape pour les expéditions à venir. Après
avoir donné à ses troupes trente-six heures de repos, il les remit en chemin,
le 3 décembre, au point du jour. Comme il ne voulait pas, dans cette saison,
faire mouiller inutilement les hommes, il avait donné l'ordre d'établir pour
l'infanterie, sur le Sig, deux ponts de chevalets ; la cavalerie,
l'artillerie et le convoi traversèrent à gué la rivière, qui n'avait que
quelques pouces d'eau. Les ponts défaits, la brigade d'arrière-garde, qui
avait attendu que le génie eût chargé les chevalets sur ses voitures, se
trouva séparée du gros de l'armée. Une masse de cavaliers arabes essaya, mais
sans succès, de se jeter dans l'intervalle. Repoussée par le feu du 47e,
celte cavalerie se replia d'abord au pied de la montagne, et là, reformée par
goums sous les yeux d'Abdel-Kader, elle s'ébranla de nouveau pour se jeter
dans le flanc des colonnes en marche. A côté
du maréchal Clauzel, le duc d'Orléans suivait avec attention les péripéties
du combat. Venu en Afrique, disait-il avec une modestie noble, pour
apprendre, sous un manœuvrier justement célèbre, l'art de manier les troupes,
il n'avait pas désiré de commandement ; c'était en volontaire qu'il voulait
servir. Plus lard, dans un des plus beaux fragments de ces Campagnes de
l'armée d'Afrique, œuvre excellente, inachevée par malheur, et dont ses fils
ont recueilli pieusement les héroïques récits, voici comment il a esquissé en
traits saisissants la leçon de tactique à laquelle il lui avait été donné
d'assister, le 3 décembre 1835, dans la plaine du Sig, aux dépens d'Abdel-Kader
: « L'émir s'ébranle avec dix mille cavaliers déployés par goums sur
plusieurs lignes, faisant retentir l'air de leurs cris glapissants. Au milieu
des étendards et d'un groupe de chefs étincelants, Abdel-Kader est
reconnaissable à l'extrême simplicité de son costume. Celte masse imposante,
dont la formation et l'aspect rappellent les armées du moyen âge, s'avance au
grand trot, précédée de nombreux tirailleurs ; mais le mouvement des Français
est encore plus rapide. Un changement de direction à droite, par brigade, est
commandé par le maréchal, qui, ne voulant pas recevoir sur son flanc, de pied
ferme, cette attaque, se porte au-devant de l'ennemi avec les première et
deuxième brigades, tandis que la troisième et la quatrième couvrent le convoi
en arrière et à droite. Cette manœuvre est exécutée avec une précision et une
célérité qui eussent été applaudies sur un champ d'exercice. Une batterie de
dix pièces de montagne et de campagne ouvre son feu au milieu des tirailleurs
de la deuxième brigade, devenue tête de colonne. L'effet en est terrible,
surtout autour de l'émir ; son secrétaire et son porte-étendard tombent à ses
côtés ; mais lui-même, fier d'être le but de tous les coups, se promène au
petit pas sur son cheval noir et défie, dans son fatalisme confiant,
l'adresse des canonnière, obligés d'admirer sa bravoure. Ses cavaliers
continuent le combat jusqu'à ce que, débordés sur leur droite par la première
brigade, qui les a tournés, ils se retirent en bon ordre dans la montagne,
cédant à l'emploi habile des moyens supérieurs de la tactique européenne. Le
maréchal ne veut point les y suivre. Un nouveau changement de direction à gauche
replace l'armée française dans la roule qu'elle avait un instant quittée.
Elle redescend tranquillement dans la plaine, sans paraître s'occuper
davantage de l'armée arabe, qui a vainement essayé de l'attirer dans la
montagne. » Abdel-Kader,
cependant, ne se tenait pas pour battu. Il savait que, pour trouver de l'eau
et un bon bivouac, l'armée française devait nécessairement pousser jusqu'à
l'Habra. C'était là qu'il espérait la surprendre et l'accabler, comme au
défilé de la Macta naguère. Sans être aussi favorable à son dessein, la
disposition du terrain ne laissait pas de lui assurer des avantages. En voici
la topographie, telle que le duc d'Orléans l'a tracée : « Une lieue avant
d'arriver à l'Habra, la plaine, découverte et unie comme un lac, se resserre
entre l'Atlas, à droite, et un bois très-touffu, à gauche. La forêt et la
montagne vont se rapprochant, et le fond de cette espèce d'entonnoir est
fermé perpendiculairement par deux ravins parallèles entre eux, unissant les
mamelons escarpés de la droite à la futaie très-resserrée de la gauche.
Derrière ces ravins, d'un accès difficile, se trouve un cimetière entouré de
haies d'aloès et de petits murs, et rempli de pierres tumulaires et
d'accidents de terrain qui se prolongent en arrière jusqu'à l'Habra ; au
centre, on voit quatre marabouts blancs, surmontés d'un croissant, dédiés à
Sidi-Embarek, et servant, dans ces vastes solitudes, de point de direction et
quelquefois d'asile au voyageur. C'est dans cette position que l'émir attend
les Français, qui jouent quitte ou double la même partie qu'à la Macta.
L'infanterie régulière s'embusque avec intelligence dans les ravins et dans
le cimetière, lieu saint marqué par des prophéties qui promettent un miracle
aux musulmans. Le bois est occupé par des fantassins irréguliers, soutenus
par quelques pelotons de Nizams. Trois petites pièces de canon, qui
jusqu'alors n'avaient servi qu'à constater la souveraineté d'Abdel-Kader,
sont pour la première fois mises en batterie contre les chrétiens : du haut
d'une colline escarpée elles prendront d'écharpe les colonnes françaises obligées
de se resserrer à mesure que la plaine se rétrécit. Toute la cavalerie, sous
le commandement d'El-Mezari, se réunit sur les versants de la montagne pour
se jeter sur le flanc droit et l'arrière-garde des chrétiens, que
l'artillerie et l'infanterie combattront de front et sur le flanc gauche.
Telles sont les dispositions, bien appropriées à la nature des lieux et à
l'esprit de ses troupes, que l'émir a prises avec promptitude, guidé par son
seul instinct, tant il est vrai que l'intelligence du terrain et la
connaissance du cœur des hommes sont les premières qualités d'un général,
celles auxquelles rien ne supplée, et dont les inspirations peuvent parfois
suppléer elles-mêmes au manque d'études et à l'ignorance des règles de l'art.
» De son
côté, le maréchal Clauzel, observateur vigilant, avait pénétré le dessein de
son adversaire ; en voyant la direction uniformément suivie par les goums,
après leur défaite, vers le fond rétréci de la plaine, il s'était convaincu
qu'Abdel-Kader l'attendait aux abords de l'Habra. Aussi avait-il resserré son
ordre de marche et donné à la première brigade l'ordre de faire halte en
attendant les autres. Puis, impatient de reconnaître le terrain qu'il avait
devant lui, il s'était avancé avec le duc d'Orléans et l'état-major, précédé
seulement de quelques voltigeurs et suivi d'un peloton de chasseurs
d'Afrique. Tout à coup, au-delà d'un mamelon qui masquait la position de
l'émir, la petite troupe se trouve en présence d'un gros de cavaliers arabes ;
sans hésitation, — une minute d'incertitude eût tout perdu, — les chasseurs,
enlevés par l'état-major, fondent sur l'ennemi, le culbutent, remettent le
sabre au fourreau, saisissent le fusil, et, tout en tiraillant de concert
avec les voltigeurs, donnent aux compagnies d'avant-garde le temps d'accourir
à la rescousse. Cet épisode émouvant sert de prologue à l'action décisive.
Appelées aussitôt par le maréchal, les deux premières brigades sont lancées,
l'une contre le bois, l'autre contre le cimetière. A peine en mouvement, du
taillis, du ravin, de la montagne, de front et de flanc, une violente
fusillade, soutenue par le feu lent, mais bien dirigé, des canons de l'émir,
les accueille ; rien ne les arrête. A gauche, le bois est envahi, fouillé,
déblayé, enlevé ; le duc d'Orléans, qui s'est mis à la tête d'une compagnie
du 17e léger, reçoit une contusion à la jambe. A droite, les zouaves et le 2e
léger, franchissant les ravins d'un seul élan, abordent dans le cimetière les
réguliers de l'émir, les rompent et les poussent en désordre. Le général
Oudinot, atteint d'une balle à la cuisse, remet le commandement de la
première brigade au colonel Menne, du 2e léger. Le bataillon de ce régiment
qui tenait la droite et couvrait de ce côté le flanc de la brigade, avait
laissé en France son commandant, vieil officier d'âge à prendre sa retraite ;
c'était un capitaine qui le commandait par ancienneté. Ce capitaine avait
quarante-deux ans et douze années de grade ; il avait servi dans la garde
royale et passait pour légitimiste ; il se nommait Changarnier. « Si le
maréchal Clauzel, a-t-il écrit plus tard, eût été près de nous et dans une de
ces veines d'inspiration qui n'ont pas été rares dans sa carrière, la
batterie de l'émir aurait été prise par le 2e léger. » Mais le colonel Menne
n'osa pas user de son commandement intérimaire pour autoriser le mouvement
que demandait le capitaine Changarnier, et quand le maréchal, qui s'était
porté à l'extrême gauche, fut revenu vers la droite, il n'était plus temps ;
la nuit tombait, et les Arabes avaient retiré leurs pièces. Le combat,
d'ailleurs, était gagné sur toute la ligne ; à l'arrière-garde, le 47e et les
chasseurs d'Afrique avaient vigoureusement repoussé les cavaliers d'El-Mzari.
En somme, l'affaire bien conçue, lestement menée, courte et peu sanglante,
faisait beaucoup d'honneur au maréchal et à ses troupes. C'était la revanche
de la Macta. A neuf
heures du soir, l'armée bivouaqua sur la rive gauche de l'Habra. Le 4
décembre, à six heures du matin, elle passa la rivière comme elle avait passé
le Sig. A la place du général Oudinot blessé, le général Marbot, aide de camp
du duc d'Orléans, commandait la première brigade. La marche parut d'abord
indiquée dans la direction de Mostaganem, où l'on disait que le maréchal voulait
déposer ses blessés, peu nombreux d'ailleurs ; mais, au milieu du jour,
l'avant-garde reçut l'ordre de tourner brusquement à droite et de s'engager
dans la montagne par la gorge de l'Oued-Addad. On allait à Mascara. La gorge,
faiblement défendue par l'ennemi, que la défaite de la veille avait
découragé, fut occupée facilement. Pour l'armée française, les difficultés
n'allaient plus venir des hommes, mais de la nature. Il y avait neuf lieues
de montagne à franchir, sans route, par des sentiers de mulet ou de chèvre,
coupés de ravins, hérissés d'obstacles, à travers le chaos. Contre une
attaque possible de l'émir, les dispositions de marche furent admirablement
prises : trois brigades couvraient sur la droite le convoi que la quatrième
protégeait à gauche ; mais, encore une fois, les hostilités se bornèrent,
pendant tout le voyage, à quelques coups de feu tirés de loin. Engagé dans
les fonds, le convoi se traînait lourdement ; on avait beau doubler, tripler
les attelages, le génie avait beau travailler jour et nuit, multiplier
déblais et remblais pour lui frayer passage, c'était beaucoup s'il avançait
de deux lieues en vingt-quatre heures. Le 5 au soir, il n'avait encore
atteint qu'à grand'peine le bivouac d'Aïn-Kebira. Des
nouvelles de Mascara, étranges et contradictoires, étaient arrivées au
quartier général. D'une part, on disait qu'Abdel-Kader s'apprêtait à défendre
sa capitale ; de l'autre, on affirmait qu'il était au contraire abandonné,
maudit par ses anciens sujets. Dans sa propre tribu, des Hachem seraient
venus lui enlever brutalement le parasol doré, symbole du pouvoir, et lui
auraient dit avec insolence : « Quand tu seras redevenu sultan, nous te le
rendrons. » D'autres, plus emportés encore, auraient poursuivi de leurs
insultes la femme de l'émir et l'auraient dépouillée de ses bijoux. Impatient
de savoir le vrai, et décidé à ne s'en rapporter qu'à lui-même, le maréchal
partit, le 6 décembre, dès la pointe du jour, avec le prince, le quartier
général et les deux premières brigades, laissant les deux autres, la réserve
et le convoi, sous le commandement du général d'Arlanges, avec ordre
d'occuper le col et le village d'El-Bordj et d'y attendre de nouvelles
instructions. Ce jour-là, le temps, qui s'était maintenu beau depuis le
commencement de l'expédition, devint subitement mauvais. Le maréchal avait
hâte d'arriver ; précédé des Turcs d'Ibrahim, escorté d'un seul escadron de
chasseurs d'Afrique et de vingt-cinq zouaves qui avaient pu suivre le trot des
chevaux, il déboucha, le soir, vers cinq heures, devant Mascara. Si l'ennemi
eût encore occupé la ville, c'eût été courir au-devant d'un désastre. « Il
n'aurait fallu, a dit très-judicieusement le capitaine d'état-major
Pellissier, l'auteur des Annales algériennes, qu'un parti de trois cents
chevaux pour l'enlever et conduire à la fois à Abdel-Kader le général en chef
de l'armée française et l'héritier présomptif de la couronne. » Le gros des
troupes n'arriva que deux heures plus tard. Heureusement il ne restait dans
Mascara, déserté par les Hadar, que des Juifs. La pluie tombait à torrents ;
la nuit était noire. Au milieu des ténèbres et de l'inconnu, on se casa tant
bien que mal. Le quartier général, les zouaves et quelques compagnies du 2e
léger s'installèrent dans la ville ; le surplus de la première brigade occupa
Baba-Ali, au nord ; la deuxième s'établit à Bab-el-Cheikh, au sud. Quel
établissement ! « Des maisons délabrées, a dit un des occupants, des meubles
brisés, une pluie torrentielle délayant le fumier des rues et le transformant
en ruisseaux d'une boue noire et fétide ; les clairons sonnant la marche pour
rallier les détachements égarés dans les ténèbres ; des querelles sans nombre
pour se disputer une ignoble baraque ou une écurie ; au milieu de tout cela, les
hurlements et les aboiements furieux des chiens arabes, les cris des
officiers, qui ne pouvaient se faire entendre ni obéir, et les imprécations
des soldats, jurant contre tout le monde et surtout contre le temps. La nuit
fut mauvaise ; trempés jusqu'aux os, nous n'avions pas de feu pour sécher nos
habits. Nous nous serrâmes les uns contre les autres en attendant le jour,
qui fut bien lent à paraître. » Enfin,
le jour venu, on put commencer à se reconnaître. Sur le versant méridional du
Chareber-Rih, Mascara, flanqué de ses faubourgs Argoub-Ismaïl, Aïn-Beïda,
Sidi-Bougelal et Baba-Ali, était, en 1835, entouré d'une muraille haute de'
plus de huit mètres, avec une kasba et plusieurs mosquées ; au dehors
s'étendait, comme autour de toutes les villes musulmanes, une ceinture de
jardins et de cimetières. En abandonnant la ville, les Arabes l'avaient mise
à sac, et leur fureur s'était assouvie sur les Juifs qui n'avaient pas voulu
les suivre ; on trouvait les cadavres de leurs victimes dans les rues, dans
les maisons, dans les puits. Cependant ils n'avaient ni tout détruit, ni tout
pillé. Il restait de grandes quantités de blé, d'orge et de paille ; les
jardins étaient pleins de légumes ; des centaines de pigeons voletaient par les
rues : pour le soldat, c'était l'abondance. De son côté, l'état-major avait
fait une bonne prise : l'arsenal, la fabrique d'armes, les magasins
d'Abdel-Kader, vingt-deux pièces de canon, des fusils, des barils de poudre,
quatre cents milliers de soufre, et, ce qui valait mieux que tout, l'obusier
de montagne et les caissons naguère enlisés dans le marais de la Macta. Il
n'y avait plus qu'à installer le bey Ibrahim ; mais, par un de ces
revirements d'idées dont il avait l'habitude, le maréchal Clauzel s'était
tout à coup dégoûté de sa conquête ; l'âpreté des chemins, la difficulté des
communications, la désertion des habitants, la haine dont ils étaient
évidemment animés, tous ces faits, toutes ces considérations avaient réagi
contre ses résolutions premières ; il était décidé maintenant à quitter
Mascara sans retard. Des ordres furent donnés pour détruire les canons, les
magasins, les approvisionnements, démanteler la kasba, ouvrir des brèches
dans le mur d'enceinte, et livrer aux flammes la ville et les faubourgs.
Pendant que la torche, la sape et la mine accomplissaient leur œuvre, le
maréchal voulut faire acte de souveraineté dans la capitale d'Abdel-Kader ;
un arrêté, daté de Mascara, donnant à la province d'Oran une organisation
nouvelle, la divisait en trois beyliks : de Tlemcen, de Mostaganem, du
Chélif, et nommait Ibrahim bey de Mostaganem. Le 9
décembre au matin, après quarante-huit heures d'occupation, les troupes
françaises évacuèrent la cité condamnée, au bruit des fourneaux de mine qui
sautaient, et sous les nuages d'une fumée nauséabonde et noire dont les épais
flocons rampaient lourdement sur le sol humide. Tout ce qu'il y avait de
familles juives avaient supplié le maréchal de les prendre sous sa garde et
de les emmener avec lui. Rien de plus pitoyable que ce nouvel exode, où les
lamentations et les sanglots alternaient avec les chants bibliques. Beaucoup
de ces malheureux succombèrent au froid, à la fatigue, à la faim. On vit
encore une fois ce qu'on avait déjà vu, ce qu'on verra toujours tant que se
reproduiront ces tristes scènes d'abandon et de retraite, l'humanité, la
compassion, le dévouement du soldat pour ces misères, tout ce qui fut sauvé
par lui, de femmes, d'enfants, de vieillards, pendant qu'il souffrait presque
autant qu'eux lui-même. La pluie ne cessait pas ; le brouillard absorbait le
peu de lumière qui filtrait à travers les nuages. Sur les pentes, les
sentiers défoncés n'étaient plus que des torrents de boue. Les chameaux, dont
le pied charnu est fait pour s'étaler largement sur le sol ferme, glissaient
dans la vase, tombaient, refusaient de se relever, ou roulaient dans les
ravins avec leur charge. C'est ainsi qu'une quantité considérable de vivres
fut perdue ou avariée. Quant aux troupes qui étaient restées dans la montagne
avec le général d'Arlanges, leur sort, tout aussi lamentable, n'avait pas eu
du moins pour compensation la gloriole d'une entrée à Mascara. Après deux
jours d'efforts incessants pour faire avancer les pesantes voitures de
l'artillerie et de l'intendance, à peine avaient-elles atteint le col
d'El-Bordj, qu'un ordre du maréchal leur était venu de rétrograder jusqu'au
débouché des gorges de l'Atlas. Dans cette colonne comme dans l'autre, les
vivres se faisaient rares ; il n'y avait plus de distributions régulières, et
les hommes avaient gaspillé comme d'habitude leur approvisionnement de
réserve. Ce fut dans ces tristes conditions que les deux fractions de l'armée
se rejoignirent le 10 décembre, dans la soirée, auprès des marabouts de Sidi-Ibrahim. Le
lendemain, un jour éclatant dissipant les nuages faisait oublier toutes les
misères et ramenait la distraction des coups de fusil. Mal chaussés, mal
équipés contre le mauvais temps, les Arabes s'étaient à peine montrés pendant
la retraite ; ils reparurent avec le soleil, mais peu nombreux, tiraillant à
distance et peu soucieux d'affronter la mitraille. Enfin, le 12, l'armée
atteignit Mostaganem. Dans les derniers jours, le soldat n'avait eu pour se
nourrir que quelques poignées d'orge et des lambeaux de viande arrachés aux
cadavres des chevaux et des chameaux qui jalonnaient la route. Après la
fatigue, l'humidité, la mauvaise nourriture, la dysenterie vint naturellement
à la suite et peupla les hôpitaux de nombreux malades ; quant aux pertes
causées depuis le commencement de l'expédition par des faits de guerre, elles
étaient peu considérables : deux cents hommes hors de combat, dont vingt
morts seulement. Le duc
d'Orléans avait été lui-même atteint par la maladie ; le 14 décembre, il
s'embarqua sur le Castor pour rentrer en France. Il parlait emportant
l'estime et la sympathie de tous ceux dont il venait de partager la fortune,
depuis le maréchal jusqu'au simple soldat, ce Le duc d'Orléans s'est
très-bien conduit dans tout cela, écrivait le lieutenant-colonel de Maussion,
chef d'état-major de la division d'Oran, ne se mêlant ostensiblement de rien,
fort poli pour tout le monde et fort brave. » — « Le prince est fort bien,
écrivait de son côté La Moricière ; il porte bien l'uniforme, s'exprime
facilement, a de l'aplomb, du coup d'œil et des idées. Il est instruit et
supérieur à la moyenne de nos officiers généraux. Du reste, il a fort bien
pris avec l'armée et avec tout le monde sans exception. » III L'expédition
de Mascara, que les loustics de régiment et les beaux esprits d'Alger
appelaient une mascarade, n'avait ni répondu aux grands espoirs du maréchal
Clauzel, ni satisfait ses vastes desseins. Dans l'infini de sa confiance
imaginative, il embrassait l'Algérie tout entière, envahie sur tous les
points à la fois et conquise en deux coups, à supposer qu'une seule campagne
n'y eût pas été suffisante. « Et d'abord, dans la province d'Oran, a-t-il dit
lui-même, je voulais que nous eussions en noire puissance Mascara, Tlemcen,
Oran, et, pour compléter ces positions, Mostaganem, Mazagran, un camp à La
Tafna et le camp du Sig, avec une colonne mobile de cinq mille hommes. Cela
fait, cette province était enveloppée, dominée, soumise. Mascara en notre
possession, Abdel-Kader ou tout autre était rejeté dans le désert ; ce
n'était plus qu'un chef d'Arabes errants. Tlemcen dans nos mains, il ne
recevait plus ni armes, ni munitions, ni secours d'hommes du Maroc, et tous
les efforts de cette puissance jalouse mouraient faute de pouvoir arriver
jusqu'aux Arabes. Dans la province d'Alger et de Titteri, je voulais avoir,
outre Alger, la ligne de Blida à Coléa, et deux postes avancés au versant du
col de Ténia, Médéa et Miliana. Dans la province de Constantine, je voulais
avoir Bougie, Bone, La Calle et Constantine. Quarante mille hommes
suffisaient pour les deux campagnes, trente mille pour ces occupations, et,
deux ans après, vingt mille hommes dominaient complétement la régence. Cela
fait, les beys nommés, établis, protégés par nous, auraient joint les troupes
indigènes à nos troupes ; bientôt on eût senti partout le poids de notre
autorité, l'activité de notre surveillance. Alors l'Algérie devenait une
vraie province française, alors la colonisation n'était plus une affaire de
gouvernement ; elle venait toute seule. » Voilà
le rêve : voyons la réalité. Le maréchal était allé à Mascara, mais il
n'avait pas jugé à propos de s'y établir ; il avait ébranlé le pouvoir de
l'émir, mais il savait bien qu'il ne l'avait pas renversé. Il était le
premier à le reconnaître : « Au retour de Mascara, Abdel-Kader était-il
soumis, sa puissance anéantie ? Non, quoiqu'il l'eût dit lui-même un moment,
quoiqu'il eût renvoyé chez elles les tribus qu'il avait soulevées ; car,
quelques jours après, il courait vers l'ouest, il soulevait le pays et se
réunissait à son kaïd Ben-Nouna, qui tenait Tlemcen assiégé. » Il fallait
donc courir au secours de Tlemcen d'abord, après quoi on irait à Constantine.
« Si vous ne prenez pas Constantine, si vous abandonnez Tlemcen, l'Afrique
est perdue pour nous. Tlemcen est la porte par laquelle le Maroc vous enverra
tous les ambitieux qui voudront troubler votre possession ; Constantine est
celle par où passeront toutes les tentatives de Tunis suscitées par nos
rivaux. Si vous n'occupez pas ces deux Gibraltar de la régence d'Alger, vous
n'en serez jamais les maîtres. Il faut à la régence Constantine et Tlemcen,
comme il fallait au royaume de France Calais et Bordeaux. Tant que les
Anglais ont occupé ces deux villes, ç'a été sur notre terre une guerre
d'extermination. » Parmi
ses excès d'imagination, il faut avouer que le maréchal ici voyait juste. Son
tort a été, n'ayant pu persuader au gouvernement et aux Chambres qu'il avait
raison, de s'opiniâtrer dans l'exécution de ses desseins et de s'y jeter à
corps perdu, avec des moyens qui n'y pouvaient pas suffire. Réciproquement le
tort des pouvoirs publics était que, avisés des projets du maréchal, sans s'y
opposer ni les approuver formellement, ils le laissaient faire, quitte à lui
reprocher, en cas d'échec ou seulement de demi-succès, d'avoir agi sans
ordres et de son propre chef. Il se plaignait justement de cette molle
attitude, qui n'était, à ses yeux, ni digne ni loyale. « Si je pressais le
gouvernement de s'expliquer, a-t-il dit, et proposais des plans qui pouvaient
conduire à un résultat, on me répondait verbalement d'une manière satisfaisante,
et par les dépêches officielles on ne disait ni oui ni non ; on acceptait
avec des restrictions, des contradictions, des doutes, etc. Pendant ce temps,
les choses se faisaient, mais sans ensemble, sans vigueur, sans les moyens
nécessaires. Aussitôt une chose faite, au lieu de lui donner de la suite,
comme je devais l'espérer, on se plaignait de ce qui avait été fait, on me
désavouait, on rappelait les troupes, on ordonnait des réductions dans les
dépenses. » Il en
fut ainsi de l'expédition que le maréchal Clauzel avait décidé de faire pour secourir
Tlemcen. « J'ai vu, lui écrivait, le 5 janvier 1836, le maréchal Maison,
ministre de la guerre, que vous vous disposiez à faire l'expédition de
Tlemcen. Si la saison ne contrarie pas vos projets, le moment d'abattre
complétement l'influence d'Abdel-Kader semble, en effet, devoir être celui où
vous venez de détruire son pouvoir à Mascara. J'attends avec impatience vos
premières dépêches pour savoir le résultat de vos opérations sur Tlemcen. »
Mais, dans la même dépêche, le ministre rappelait au gouverneur général
l'obligation de resserrer dans les limites du budget l'effectif de l'armée
d'Afrique, et lui prescrivait de renvoyer quatre régiments en France. Selon
les idées du gouvernement, qui étaient celles de la majorité des Chambres, le
maréchal Clauzel n'avait été envoyé en Algérie que pour venger l'affront de
la Macta, et, l'affront vengé par la destruction de Mascara, il devait
restituer, comme un prêt, les troupes qui ne lui avaient été confiées
temporairement que pour un objet déterminé. A peine rentré à Oran, le 18
décembre 1835, le gouverneur général avait paru d'abord disposé à s'exécuter
de bonne grâce ; ne gardant avec lui que les compagnies d'élite du 2e léger,
il avait fait relever par le gros de ce corps le 10e régiment de même arme
qui était désigné pour rentrer le premier d'Alger en France ; mais, sous
divers prétextes, il trouva le moyen de retarder de plusieurs mois le départ
des trois autres. Pendant
qu'il hâtait à Oran ses préparatifs, la fortune ou plutôt une faute d'Abdel-Kader
lui amena tout à propos un auxiliaire de grande considération. Lorsque le
vieux Moustafa-ben-Ismaïl s'était déclaré hautement pour les Français contre
celui qu'il appelait dédaigneusement le marabout de Mascara, son neveu
El-Mzari avait refusé de le suivre et s'était retiré vers Abdel-Kader avec
une fraction des Douair et des Sméla, sur laquelle il exerçait une influence
incontestée. Accueilli comme il méritait de l'être, il était devenu l'un des
aghas de l'émir ; à la Macta, il avait été blessé ; au combat de l'Habra,
c'était lui qui commandait la cavalerie, et il avait été blessé encore ; mais
peu de temps après, Abdel-Kader, aigri par la défaite et mécontent d'autrui,
s'était laissé aller contre son lieutenant à des marques de suspicion et de
défiance. Celui-ci, atteint dans son orgueil et craignant pour sa vie, noua
secrètement des relations avec Ibrahim, le bey de Mostaganem, et quand il eut
pris avec lui ses sûretés, il lui amena les Douair et les Sméla
invariablement dévoués à sa personne. Au premier avis que le maréchal eut de
cette importante défection, il fit partir pour Mostaganem le commandant
Jusuf, avec de grands compliments pour le chef arabe, qu'il invitait à
s'entendre avec lui à Oran. El-Mzari s'y rendit, escorté de son goum ; avec
lui vint un autre chef d'importance, Kadour-el-Morfi, ancien kaïd des
Bordjia. Le gouverneur général leur fit grand accueil ; il nomma El-Mzari
khalifa du bey de Mostaganem et agha de la plaine d'Oran. Sous les tentes
demeurées fidèles au vieux Moustafa, le retour des Douair et Sméla dissidents
fut célébré comme celui de l'enfant prodigue ; on se promit de faire bientôt
payer aux partisans d'Abdel-Kader la dépense des festins où la réconciliation
fut scellée de part et d'autre. Par El-Mzari
le maréchal Clauzel apprit exactement ce qu'était devenu et ce qu'avait fait Abdel-Kader
depuis sa défaite. La destruction de Mascara n'avait pas été aussi complète
qu'on aurait pu croire, la pluie qui avait rendu si pénible la marche de
l'armée française ayant suffi pour éteindre la plupart des incendies ; une
grande partie des hadar étaient rentrés dans la ville, et la famille d'Abdel-Kader
s'était établie dans le faubourg d'Aïn-Beïda. Quant à l'émir, avec ce qui lui
restait d'infanterie et de cavaliers, il s'était porté chez les
Beni-Chougrane, dont la fidélité paraissait douteuse, leur avait imposé, les
avait ralliés sans trop de peine à sa cause, et sa petite armée, accrue de
leur goum, était venue camper sur l'Habra. On y comptait environ sept cents
hommes de pied et deux mille chevaux ; mais ce n'était qu'un noyau qui
grossissait tous les jours. Le maréchal eut bientôt d'ailleurs plus
pertinemment encore de ses nouvelles. Le 28 décembre, les Douair et les Sméla
furent tout à coup attaqués dans la plaine de Mléta et perdirent quelques
têtes de bétail. Ainsi, trois semaines après sa défaite, Abdel-Kader tenait
la campagne et venait braver jusque sous les murs d'Oran les Français, qui
n'étaient pas encore en mesure d'en sortir. « Si celui qui a le moins de
besoins et qui y pourvoit le plus vite est celui qui fait le mieux la guerre,
a dit le duc d'Orléans, peut-être l'émir dut-il croire à sa supériorité sur
les Français. » Il était sans doute trop intelligent pour y croire, mais il
lui importait que les Arabes eussent de leur chef et d'eux-mêmes cette
opinion et cette créance. Ce fut pourtant dans ces conditions toutes favorables
à l'émir que le maréchal Clauzel, cédant aux insinuations du Juif Ben-Durand,
frère de celui qui avait eu sur le comte d'Erlon une si fâcheuse influence,
lui permit d'ouvrir avec Abdel-Kader des pourparlers qui n'avaient aucune
chance de succès. De part et d'autre, on cherchait à gagner du temps, du côté
du maréchal pour achever les préparatifs de l'expédition, du côté de l'émir
pour la prévenir par un coup de main sur le Méchouar de Tlemcen. En effet,
Abdel-Kader s'y porta rapidement avec toutes ses forces, attira au dehors les
coulouglis et leur coupa soixante têtes, puis courut au-devant des Angad du
Tell qui venaient au secours des coulouglis et les mit en déroute ; mais tous
ses efforts échouèrent contre les murs du Méchouar. /'Enfin,
le 8 janvier 1836, le maréchal Clauzel avait organisé sa colonne d'un
effectif de sept mille hommes en trois brigades ainsi constituées : dans la
première, sous le général Perregaux, le 17e léger, un bataillon formé des
compagnies d'élite du 2e et du 10e léger, les 18e et 63e de ligne, quatre
compagnies de zouaves, deux compagnies du génie, le 2e régiment de chasseurs
d'Afrique, les Douair et les Sméla ; dans la deuxième, sous le général
d'Arlanges, le 1er bataillon d'Afrique et le 66e de ligne ; dans la
troisième, le 11e de ligne seul. A chaque brigade était attachée une section
d'obusiers de montagne. Il y avait de plus en réserve six pièces, dont quatre
de campagne, une batterie de fusées de guerre, un équipage de pont et deux
compagnies du génie. Les parcs et le convoi comprenaient une soixantaine de
voitures et deux cents chameaux. Partie
d'Oran le 8 janvier à sept heures du matin, la colonne bivouaqua, le 12 au
soir, sur les rives de l'Amighier, petit affluent de l'Isser. Dans celte
marche de trente lieues, elle n'avait été retardée ni par les difficultés du
terrain, beaucoup moins tourmenté que du côté de Mascara, ni par l'ennemi
qu'elle n'avait point vu : en fait, il n'avait pas été brûlé une amorce.
Après le coucher du soleil, on aperçut, à l'est, des feux de bivouac en
très-grand nombre ; à trois heures du matin, arriva un coulougli dépêché par
Moustafa-ben-Ismaïl. Les nouvelles qu'il apportait étaient importantes :
désespérant d'emporter le Méchouar, Abdel-Kader, dans la nuit du 11 au 12,
avait fait évacuer, de gré ou de force, la ville par tous les hadar, en leur
persuadant que les Français n'y feraient pas plus de séjour qu'à Mascara ;
c'étaient les feux de leur campement qu'on voyait briller à deux ou trois
lieues de distance. Le 13, après quelques heures de marche à travers un
terrain dont la monotone aridité depuis Oran avait commencé, la veille à
peine, à s'estomper de verdure, Tlemcen apparut comme une vision magique. Au
premier plan, les bois d'oliviers, les vergers, les jardins ; au fond la
montagne en gradins, les eaux tombant en cascades limpides de ressaut en
ressaut dans la plaine ; au milieu la ville blanche avec ses mosquées et les
murailles crénelées du Méchouar ; à gauche Sidi-bou-Médine et Agadir ; à
droite les ruines et le minaret de Mansoura ; tout s'encadrait mieux que dans
la plus habile des compositions pittoresques, tout s'arrangeait à souhait
pour le plaisir des yeux. L'avant-garde
venait de traverser le ravin d'Ouzidan, quand elle vit approcher une troupe
de cavaliers ; c'étaient les principaux des coulouglis et les grands des
Angad qui venaient, Moustafa-ben-Ismaïl en tête, saluer le général des
Français. L'entrevue eut lieu sous les beaux oliviers qui bordent la rive du
Safsaf. « Il y a quelques jours, dit au maréchal le vieux défenseur du
Méchouar, j'ai perdu soixante de mes plus braves enfants ; mais en te voyant
j'oublie mes malheurs passés. Depuis six ans, j'ai été souvent sollicité, je n'ai
voulu me fier à personne ; aujourd'hui convaincu par ta réputation, je me
remets à toi, et avec moi les miens, tout ce que nous avons. Tu seras content
de nous. » Puis prenant la tête de la colonne, il la guida vers la ville. A
une heure, le maréchal y fit son entrée, au bruit des salves du Méchouar, aux
acclamations des Turcs, des coulouglis et des Juifs. L'occupation de Tlemcen
se fit avec -beaucoup d'ordre ; des quartiers distincts furent assignés aux
brigades et aux services du corps expéditionnaire. Le bataillon d'élite fut
placé en grand'garde à Sidi-bou-Médine, et le bataillon d'Afrique occupa
d'autre part Aïn-el-Hout. Dans les maisons abandonnées par les hadar, on
trouva de grandes provisions de grains ; il y avait des moulins aux environs,
et les jardins étaient remplis de légumes. Le soldat avait largement de quoi
vivre. Le 14,
le colonel Duverger, chef d'état-major, passa la revue des Turcs et des
coulouglis ; il en compta sept cent soixante-quinze ; mais sur ce nombre,
quatre cent trente-deux seulement étaient armés ; les trois cent
quarante-trois autres reçurent avec reconnaissance des fusils français. Dès
le lendemain, ils furent mis en campagne avec les cavaliers d'El-Mzari et
l'infanterie de la première brigade. La mission du général Perregaux était
d'essayer de joindre Abdel-Kader, qui se mit aussitôt en retraite. Entraînés
par le commandant Jusuf et le commandant Richepance, une cinquantaine de
Douair et de Sméla se jetèrent sur sa piste ; pendant cinq lieues d'une
poursuite acharnée, l'émir fut plus d'une fois en danger d'être atteint ; il
perdit ses mules, ses bagages, son étendard, enlevé par le Sméla Mohammed-ben-Kadour.
Le lendemain, de nombreux groupes de hadar, cernés dans la montagne, et
abandonnés par leur kaïd Ben-Nouna, se rendirent au général Perregaux, qui
les fit ramener sous escorte avec leurs troupeaux à Tlemcen. Séduit
par l'abondance des ressources qu'on découvrait tous les jours dans les
maisons et dans les silos des alentours, le maréchal Clauzel s'était décidé
non-seulement à prolonger son séjour dans ce beau pays, mais encore à y
établir la domination française sous la protection du Méchouar. Pour en
former la garnison, il choisit parmi les volontaires qui se présentèrent en
foule, cinq cent soixante hommes qu'il constitua en quatre compagnies, avec
un détachement d'artilleurs et d'ouvriers du génie, sous le commandement du
capitaine du génie Cavaignac. Il n'était pas malaisé d'approvisionner le
Méchouar en munitions de guerre et de bouche ; mais ce qui manquait, c'était
l'argent comptant. Malheureusement le maréchal se laissa persuader qu'il lui
serait facile d'en trouver dans la bourse des coulouglis, qui, pendant six
ans, s'était arrondie aux dépens des hadar, et chez les Juifs qui, ayant là,
comme ailleurs, le monopole du commerce, avaient certainement fait de gros
profits à la fois sur les hadar pillés et sur les coulouglis pillards.
Aussitôt et sans s'éclairer davantage, il prit le parti de faire supporter
aux coulouglis, aux Juifs et même aux hadar rentrés de la veille, les frais
de l'expédition qui les mettait, disait-il, à l'abri des extorsions d'Abdel-Kader,
et il leur imposa verbalement une contribution de 150.000 francs. Tout,
depuis le principe jusqu'aux moyens d'exécution, devait être irrégulier dans
cette affaire. Légalement, toute contribution de guerre doit être levée par
les soins de l'intendance ; non-seulement l'intendance n'en fut pas chargée,
mais le maréchal prétendit même se faire un mérite de lui en avoir épargné la
charge. Il désigna pour collecteurs Moustafa-ben-Ismaïl et douze notables de
la ville qui tout de suite se récusèrent ; non content de se récuser,
Moustafa prit la défense des coulouglis ; rien n'y put faire. Le conseiller
secret du maréchal, son mauvais génie, un Juif d'Oran, nommé Lasry, qui le
suivait comme interprète, se fit attribuer les fonctions de collecteur, puis
s'adjoignit un Arabe de grande tente, Moustafa-ben-Moukalled, lequel, à son
tour, réclama l'adjonction du commandant des spahis Jusuf, déjà destiné, dans
la pensée du maréchal, au beylik de Constantine. Ce furent en fait ces trois
hommes qui présidèrent à la levée de la contribution. Elle commença, le 25
janvier, et, dès le premier jour, les vieux procédés turcs furent mis en
pratique. De ceux qui s'excusaient de n'avoir pas d'argent monnayé, on
exigeait qu'ils apportassent en échange leurs armes de prix, les bijoux de
leurs femmes. Cette manière de substitution désapprouvée, interdite, le 26
janvier, par le maréchal, n'en continua pas moins sous une forme à peine
déguisée. Au lieu d'être versés directement à la contribution, les bijoux
étaient apportés à Lasry, qui les prenait pour son compte et devenait
débiteur à la caisse du prix d'estimation qu'il avait taxé lui-même. Tandis
que le maréchal Clauzel employait ou laissait employer ce moyen fâcheux de
pourvoir aux besoins de la garnison du Méchouar, il se préoccupait d'établir
ses communications avec Oran. Par la route qu'il avait suivie, la distance
était grande ; il y avait plus de trente lieues ; par la vallée de la Tafna,
il n'y en aurait eu que dix, le surplus étant voyage de mer. C'est pourquoi,
dès son arrivée en Afrique, il avait fait occuper, à l'embouchure de la
rivière, le rocher de Rachgoun. Le 23 janvier, une reconnaissance de
cavalerie fut poussée sans difficulté jusqu'au confluent de l'Isser et de la
Tafna. Le 25, le maréchal quitta Tlemcen, laissé à la garde de la première
brigade, avec une colonne forte de deux mille quatre cents hommes
d'infanterie, de six pièces d'artillerie, des chasseurs d'Afrique, des
cavaliers d'El-Mzari, et de ces mêmes coulouglis qui allaient se battre à
côté des Français au nom desquels s'exerçait odieusement contre eux la
rapacité de Lasry. Arrivée à l'Isser, sans avoir rencontré d'opposition, la
colonne prit son bivouac ; la nuit ne tarda pas à lui révéler, par des feux
étages en grand nombre sur les deux rives de la Tafna, le voisinage de
l'ennemi. Sans compter les Hachera et les Beni-Amer, qui étaient restés
fidèles à la fortune de l'émir, Ben-Nouna, très-influent dans ces parages,
avait appelé à lui les Kabyles d'Oulaça et même les montagnards fanatiques du
Rif marocain. Ils étaient accourus nombreux, ardents, décidés à barrer aux
chrétiens la route de Rachgoun, car ils avaient deviné sans peine le dessein
du maréchal. Le 26 au matin, les troupes françaises, sauf le 11e de ligne
laissé sur la rive gauche de l'Isser avec les bagages, passèrent la rivière
et manœuvrèrent de manière à débusquer l'ennemi des hauteurs et à le rejeter
dans la plaine où l'attendaient les chasseurs d'Afrique. Un vigoureux élan
des Douair, entraînés par Moustafa-ben-Ismaïl et soutenus par les coulouglis,
rompit la ligne d'Abdel-Kader, dont la gauche isolée disparut du champ de
bataille. Le centre refoulé dans la plaine, assailli, pris en flanc par les
chasseurs, ne fit pas une longue résistance ; ses groupes dispersés
cherchèrent un abri au-delà des escarpements delà Tafna ; mais le passage
était difficile ; nombre de Marocains, surpris à ce moment par l'escadron
turc du 2e chasseurs, furent sabrés. Un des leurs, un porte-drapeau, serré de
près, sur le point d'être atteint, lança son cheval par-dessus la berge à pic
; le cheval et le cavalier roulèrent morts sur la grève, mais le drapeau,
recueilli par un Arabe, ne tomba pas aux mains des infidèles. Pendant
l'action, les Kabyles d'Oulaça, conduits par leur kaïd Bou-Hamedi, avaient
essayé sans succès de se jeter sur les bagages. Le combat fini, le maréchal
voulut reconnaître lui-même la position qu'avaient occupée les troupes d'Abdel-Kader,
en avant de la gorge où s'enfonce la Tafna. De là il aperçut la rivière
encaissée entre deux murailles de roc, et le chemin qui suit la rive droite
constamment dominé des deux bords. Il n'était pas possible d'engager des
troupes dans un tel défilé, ni, par conséquent, de relier par cette voie si
dangereuse Tlemcen et Rachgoun. Obligé de renoncer à son rêve, le maréchal
résolut de se mettre le lendemain en retraite. Le 27, la colonne avait fait
demi-tour lorsqu'elle fut assaillie tout à coup et violemment par des bandes
nombreuses qui pendant la nuit avaient traversé la Tafna ; c'étaient des
Marocains et des Kabyles arrivés depuis le combat de la veille. Les
coulouglis qui reçurent leur premier choc furent rejetés sur le bataillon
d'Afrique ; les chasseurs eux-mêmes eurent quelque peine à se dégager de la
masse des assaillants. Après cette charge furieuse, le maréchal se préparait
à prendre l'offensive à son tour, lorsqu'il vit l'ennemi cesser presque
subitement son feu et rétrograder précipitamment vers la Tafna. Il eut
bientôt l'explication de ce coup de théâtre ; c'était l'apparition du général
Perregaux, qui, sur un ordre reçu du maréchal pendant la nuit, était venu de
Tlemcen à sa rencontre. Menacé d'être pris entre les deux colonnes, Abdel-Kader
s'était hâté de se retirer. Le camp qu'il avait occupé ensuite dans une forte
position défensive n'aurait pu être emporté qu'au prix d'un sanglant effort ;
après l'avoir reconnu, le maréchal ne jugea pas à propos d'y sacrifier ses
troupes. Il rentra, le 28 janvier, à Tlemcen, suivi à distance par un millier
de cavaliers qui faisaient parler la poudre en poussant des clameurs de
triomphe. En effet, pour les Arabes, Marocains et Kabyles, c'était celui qui
se retirait qui était le vaincu, et la retraite de la colonne française leur semblait d'autant
mieux une défaite qu'elle avait échoué dans son projet de pousser jusqu'à Rachgoun. Les
huit derniers jours que le maréchal Clauzel passa dans Tlemcen furent
employés à réparer les défenses du Méchouar, à compléter son
approvisionnement, malheureusement aussi à presser l'affaire de la
contribution. A l'intimidation, aux menaces, avaient succédé les peines
afflictives, l'emprisonnement, la bastonnade. Cependant les cris des victimes
devinrent si violents et les murmures de l'armée si expressifs que le
maréchal fut obligé de les entendre. Il commença par suspendre la perception
qui avait produit une valeur de 94.000 francs, partie en numéraire, partie en
matières d'or et d'argent. Du numéraire, 29.000 francs furent employés à la
solde des troupes, 6.000 versés au lieutenant trésorier de la garnison du
Méchouar. Quelques jours après, à la veille de quitter Tlemcen, le maréchal
voulut sauver au moins les apparences et couvrir d'une forme régulière ce
qu'il s'était permis jusque-là d'arbitraire à la turque. Le 6 juillet, il
signa un arrêté qui imposait aux habitants riches de Tlemcen un emprunt forcé
de 150.000 francs, remboursable en quatre années, déduction faite des valeurs
antérieurement recueillies pour la contribution. Plus tard, quand il eut vu
l'indignation gagner la France entière, il fit annoncer dans le Moniteur
algérien la restitution des sommes qui n'avaient pas été employées encore ;
mais il ne lui fut pas accordé de réparer lui-même l'iniquité de ses actes.
Ce fut par un vote des Chambres françaises que les spoliés reçurent
l'équivalent, non de ce qu'ils avaient effectivement payé, mais de ce que les
collecteurs déclaraient avoir perçu, au taux d'estimation, en recette. Le 7
février, la colonne expéditionnaire quitta Tlemcen. Au lieu de regagner Oran
par la route directe, le maréchal prit celle de Mascara. Pendant les trois
premiers jours, la marche ne fut ralentie que par les accidents du terrain,
qui devenaient de plus en plus ardus à mesure qu'on s'élevait plus haut dans
les montagnes des Beni-Amer ; grâce aux travaux incessants du génie, ces
obstacles furent heureusement tournés. Le 10, au moment où la colonne,
inclinant au nord dans la direction d'Oran, allait s'engager dans une gorge
connue sous le nom de défilé de la Chair, parce que, au siècle dernier, les
montagnards y avaient fait un grand carnage d'Espagnols, Abdel-Kader parut
avec quatre ou cinq mille hommes, cavaliers pour la plupart. Le général
Perregaux, qui faisait l'arrière-garde, se retourna contre eux et les contint
d'abord ; puis, par une savante disposition de son infanterie, à droite et à
gauche du défilé, le long des crêtes, le maréchal présentant alternativement
une des deux pointes à l'ennemi fit sa retraite par échelons, presque sans
coup férir. Cette tentative de l'émir contre l'habile manœuvrier fut la
dernière ; mais il y eut des Arabes qui donnèrent, la nuit suivante, aux
soldats français une singulière leçon d'audace. Entièrement nus ou couverts
seulement de feuilles de palmier nain, ils se glissèrent en rampant au
travers des grand'gardes, non-seulement jusqu'au front de bandière, mais au
centre même du camp, près de la tente du maréchal, et se retirèrent,, après
avoir mis tout le monde en alerte, emportant des fusils volés aux faisceaux
d'une compagnie d'élite. Le 12 février, le corps expéditionnaire rentrait à
Oran. Ainsi
se termina l'expédition de Tlemcen ; militairement honorable pour le maréchal
Clauzel, elle lui fit moralement le plus grand tort. L'armée en eut le
ressentiment, et son jugement fut sévère. Retenu par sa haute situation, le
duc d'Orléans n'eut qu'un mot tristement significatif, sur ce séjour à
Tlemcen « qui, malheureusement, ne fut point employé d'une manière utile pour
la position morale et la considération de l'autorité française ». Le 17
février 1836, le lieutenant-colonel de Maussion, chef d'état-major de la
division, écrivait d'Oran : « La dernière expédition aurait été très-belle et
très-avantageuse, si le démon de l'argent n'était venu, sous la figure d'un
Juif d'Oran, souffler au maréchal l'idée que Tlemcen renfermait beaucoup de
richesses. Il a frappé une contribution sur les Juifs, sur les habitants qui
étaient rentrés, et enfin sur les coulouglis et les Turcs, ceux mêmes qui
nous avaient appelés. Comme ces malheureux n'avaient pas d'argent, on a pris
leurs bijoux, leurs effets, jusqu'à des litres de propriété, en prenant soin
d'estimer le tout bien au-dessous de sa valeur. Beaucoup ont été arrêtés,
quelques-uns battus ; puis, quand on a eu beaucoup tiré, un ordre du jour est
venu annoncer qu'on leur rendait la contribution, et on leur a rendu, non ce
qu'ils avaient donné, mais les sommes estimées. Tout a été assorti dans cette
affaire : le montant de la contribution n'a jamais été officiellement déclaré
; aucun Européen n'a été admis à voir les objets apportés en payement et à
les acheter au besoin ; ni l'intendant ni le payeur n'ont été appelés. Celte
contribution sur les coulouglis a aliéné ces hommes qui étaient à nous, et
fait éloigner des tribus qui étaient prêtes à se soumettre. Elle a valu
beaucoup d'argent à quatre personnes et en coûtera beaucoup à la France par
la fâcheuse impression qu'elle a produite. » IV Le
maréchal Clauzel, malgré sa déconvenue, n'avait pas renoncé au projet
d'ouvrir une communication directe entre Tlemcen et la mer ; comme il n'avait
pu y réussir en parlant de Tlemcen, il retourna son plan et s'imagina que le
succès serait meilleur en partant de Rachgoun. A peine revenu de Mostaganem,
il prit la mer à Mers-el-Kébir, le 14 février, avec le général d'Arlanges, le
colonel Lemercier, directeur des fortifications, et le directeur de
l'artillerie. La reconnaissance qu'il fil de l'embouchure de la Tafna l'ayant
confirmé dans son dessein, il donna l'ordre d'y construire le plus tôt
possible un poste retranché ; puis, de retour à Oran, comme il voulait
inquiéter Abdel-Kader dans une autre direction, il organisa en colonne mobile
le 17e léger, le 11e et le 66e de ligne, le 2e de chasseurs d'Afrique et la
cavalerie indigène, avec sept pièces de campagne et de montagne, sous les
ordres du général Perregaux, et se hâta de partir pour Alger, d'où il
comptait frapper sur les Arabes un coup terrible avant d'être privé du
concours des régiments dont le ministre de la guerre, toujours obsédé par la
commission du budget, réclamait impérieusement le renvoi en France. Il
emmenait avec lui les zouaves et le bataillon d'élite. Dès le
23 février, le général Perregaux se mit en mouvement ; dans cette première
sortie, il surprit les Gharaba dans la plaine du Sig et leur enleva des
chevaux, des mulets et deux mille bœufs que les gens d'Oran accueillirent
avec joie, car depuis quelque temps on y manquait de viande. Du 14 mars au
1er avril, la colonne mobile, habilement dirigée, fit une expédition dont les
résultats furent les plus importants qu'on eût obtenus encore dans la
province d'Oran, car elle amena, presque sans conflit, la soumission de la
plaine et de la montagne au sud-est jusqu'aux abords de Mascara, et, fait
plus considérable encore, l'adhésion publique et l'assistance militaire de
Sidi-el-Aribi, chef de la plus puissante et de la plus riche des tribus qui
occupaient la vallée du Bas-Chélif. Quand le général Perregaux parcourait le
pays depuis l'Habra jusqu'à la Mina, quatre mille cavaliers des goums lui
faisaient cortége, et telle était sa popularité parmi les Arabes qu'Abdel-Kader
n'osa pas s'attaquer à lui. Le duc d'Orléans a rendu à la mémoire du général
Perregaux ce noble témoignage : « Il réussit parce qu'il sut employer avec
énergie et talent la justice et la persévérance. Ce sont des armes dont on a
rarement fait usage en Afrique ; elles exigent, pour être maniées avec
succès, d'autres et plus rares qualités que le courage et l'ambition. La
colonne Perregaux était un modèle de bonne organisation : les transports
étaient bien entendus, les marches bien réglées ; la nourriture du soldat
avait été augmentée et adaptée au climat, par l'usage régulier du sucre, du
café, et un emploi plus fréquent du riz. En peu de jours et avec bien peu de
moyens, le général Perregaux avait créé les éléments d'une puissance rivale
de celle de l'émir ; ce n'est qu'après avoir terminé la conquête pacifique
d'une contrée où il régnait par sa modération, par la discipline de ses
troupes et par son intelligence des besoins du peuple arabe, qu'il rentra à
Mostaganem. Son nom lui a survécu dans la province d'Oran comme en Egypte
celui de Desaix. » Dans la
province d'Alger, il n'y avait pas lieu d'être aussi satisfait de l'état des
affaires. Les Hadjoutes, cette hydre des marais du Mazafran, plus nombreux à
mesure qu'on en tuait davantage, parce que de tous les coins de la montagne
et de la plaine accouraient vers eux les belliqueux et les gens d'aventure,
les Hadjoutes ne cessaient pour ainsi dire pas d'un jour leurs courses et
leurs pilleries. Pendant la longue absence du maréchal Clauzel, le général
Rapatel, commandant de la division d'Alger, avait envoyé contre eux à
diverses reprises des expéditions qui sabraient ceux qu'elles pouvaient
atteindre, brûlaient des gourbis, fouillaient le bois des Karésa, ramassaient
du bétail qu'elles perdaient en grande partie au retour, parce que, mal
guidées, égarées dans les broussailles, arrêtées par les marécages, elles
piétinaient sans parvenir à retrouver le bon chemin. Ce fut le cas d'une
colonne partie de Boufarik, le 31 décembre 1835, et qui rentra au camp deux
jours plus tard, après avoir passé le premier jour de l'an 1836 à errer à
travers les débordements de la Chiffa vingt-quatre heures durant, presque
sans halte. Elle était commandée par le général Desmichels, l'auteur de ce
déplorable traité dont les suites étaient si funestes ; il avait obtenu
d'être renvoyé en Afrique, mais le maréchal Clauzel, par un juste sentiment
des convenances, n'avait pas voulu l'employer dans la province d'Oran. Rentré
à Alger, le 19 février, le maréchal y reçut, le 5 mars, une visite qui
n'était pas pour lui être agréable. Mécontent de n'avoir pas vu arriver en
France les régiments qui devaient quitter l'Afrique, le maréchal Maison,
ministre de la guerre, avait dépêché un officier de son état-major, le
lieutenant-colonel de La Rue, avec l'ordre de presser l'embarquement des
troupes et de ne revenir qu'après avoir vu de ses yeux le dernier détachement
en mer. Tout ce que put obtenir le gouverneur général, ce fut un dernier
délai qui lui permît d'entreprendre une opération dont il attendait, pour la
province d'Alger, un effet pareil à celui qu'il s'imaginait avoir produit par
l'expédition de Tlemcen dans la province d'Oran ; il n'y allait pas de moins
que de la soumission de Médéa et de Miliana. Au mois de mars 1836, il lui
plaisait de se retrouver sur le même terrain et avec la même confiance qu'au
mois de novembre 1830. Qu'était devenu cependant Mohammed-ben-Hussein, ce
vieux Turc qu'il avait naguère, dans son propre palais, avec tant d'appareil,
investi du titre de bey de Médéa ? De Boufarik, où il s'était d'abord
dissimulé prudemment, Mohammed avait réussi par un long détour à travers la
montagne, à gagner les environs de sa prétendue capitale ; mais ses sujets
ayant refusé de le recevoir, il était allé chercher un asile dans le
voisinage, chez les Hacem-ben-Ali, dont le cheikh était le père d'une de ses
femmes. Menacé par les gens de Médéa, le malheureux bey ne se crut pas en
sûreté sous la tente de son beau-père ; il lui fallut trouver une retraite
moins facile à surprendre. On connaît ces greniers souterrains que nous
nommons vulgairement silos, que les Arabes nomment aussi matmores ; ce fut dans une de ces excavations que Mohammed s'enfouit,
n'osant pas en sortir de jour, et il y demeura de la sorte pendant cinq mois.
Aux alentours, chez ses amis mêmes, il n'était plus désigné que sous le nom
du bey Bou-Matmore. Averti du rôle misérable et ridicule que jouait ce
protégé de France, le maréchal Clauzel avait résolu de relever par une
démonstration éclatante son prestige. Le 29
mars, une forte colonne expéditionnaire se réunit à Boufarik ; elle était
composée des zouaves qui venaient d'être portés à deux bataillons, sous les
ordres de La Moricière, nommé lieutenant-colonel, du 3e bataillon
d'infanterie légère d'Afrique, du 2e léger, du 13e et du 63e de ligne, des
spahis réguliers et irréguliers, du 1er régiment de chasseurs d'Afrique, de
deux batteries dont une de montagne, et de cinq compagnies de sapeurs ;
l'effectif de ce petit corps d'armée était de 5.000 hommes de pied et de
1,200 chevaux. Le général Rapatel, sous la direction du maréchal, en avait le
commandement ; les généraux Desmichels et Bro étaient à la tête des brigades.
Le 30 mars, l'expédition quitta Boufarik ; le lendemain, au point du jour,
elle atteignit Haouch-Mouzaïa, la ferme de l'Agha, dont il ne restait plus que
l'enclos, les bâtiments d'habitation étant tombés en ruine. Le maréchal y
laissa sous la garde de 400 condamnés militaires, à qui des armes avaient été
rendues pour la circonstance, son convoi, son ambulance et la plupart des
voitures d'artillerie. Il n'en garda que douze avec deux prolonges du génie ;
celles-là, il était décidé à les hisser jusqu'au sommet de l'Atlas. Déjà,
dans sa marche sur Mascara, il avait voulu, en prouvant que les Français avec
leur encombrant et lourd matériel pouvaient passer partout, frapper
l'imagination des Arabes ; mais la démonstration n'avait pas été faite
jusqu'au bout, et, malgré les efforts héroïques du génie, canons, caissons,
fourgons et prolonges étaient demeurés en route. Après une courte halle, à
huit heures du matin, les troupes combattantes s'engagèrent dans la montagne,
les zouaves en tête, suivis du 2e léger et du 3e bataillon d'Afrique. La
veille il n'y avait eu qu'un engagement assez vif, mais court, au passage de
la Chiffa ; ce jour-là, le feu de l'ennemi ne cessa pas jusqu'au soir. Comme
les sapeurs avaient fort à faire pour ouvrir sur les rampes une route
carrossable, la tête de colonne dut s'arrêter au plateau connu depuis
l'expédition de 1830 sous le nom de plateau du Déjeuner. Le lendemain, 1er
avril, elle reprit sa marche, en se portant sur les hauteurs de gauche. Pour
aborder le Ténia de Mouzaïa, il n'y avait qu'une seule tactique enseignée par
le terrain même. On ne pouvait pas, sans s'exposer à subir des pertes
énormes, atteindre le col par un sentier qu'un ravin profond comme un abîme
côtoyait d'un côté et qu'une suite de pitons boisés commandait de l'autre.
C'étaient ces pitons disposés irrégulièrement en arc de cercle qu'il fallait
enlever successivement jusqu'au dernier, au pied duquel s'ouvrait l'étroit
passage. Au commandement du général Bro, les zouaves et les zéphyrs à gauche,
le 2e léger à droite se mirent à l'escalade ; sur le sentier inférieur, le
13e de ligne suivait le mouvement. Il fallut gagner du terrain pied à pied ;
la nuit venait ; l'avant-garde n'était plus qu'à 300 mètres du col ; clairons
sonnant, tambours battans, un dernier effort la porta jusqu'au but ; le col
était conquis. Le maréchal y établit son quartier général au milieu des
troupes d'infanterie qui étaient échelonnées de part et d'autre à la
naissance des deux versants. Elles y soutinrent, deux jours durant, les
attaques acharnées des Kabyles ; pendant ce temps, au bruit de la fusillade
répondaient les coups de pic et les coups de mine ; le génie avançait
lentement, luttant contre le roc, comblant les ravines, aplanissant les
obstacles, frayant la route à l'artillerie qui s'élevait derrière lui de
rampe en rampe. Enfin, le 5 avril, les derniers lacets l'amenèrent au niveau
du col. En cinq jours les sapeurs du colonel Lemercier avaient ouvert dans le
flanc de la montagne quinze kilomètres et demi de voie carrossable. Le soir,
à neuf cent soixante mètres de hauteur, les pièces de montagne saluèrent
l'accomplissement de celte œuvre gigantesque et les échos de l'Atlas en
propagèrent jusqu'aux douars les plus éloignés la terrifiante nouvelle. Sur
un rocher du Ténia, au bord de la route, on put lire cette inscription gravée
par les soldats : Maréchal Clauzel (1830-1836). Quand,
à Médéa, on avait appris que les Français étaient maîtres du défilé, les
Hadar avaient pris peur et quitté la ville ; alors le bey Matmore, tiré de sa
cave et escorté de quelques amis, y avait été reçu par les coulouglis. Pour
faire en sa faveur une démonstration et donner confiance à ses partisans, la
lutte ayant cessé, le 4 avril, autour du col, le maréchal avait fait
descendre à Médéa, ce jour-là même, le général Desmichels avec toute la
cavalerie, le 62e et deux pièces de montagne. Le général fut frappé du triste
aspect de celte ville abandonnée, dont les rares habitants, Juifs et coulouglis,
sombres et craintifs, ne donnèrent, à son arrivée, aucun signe d'allégresse.
Mohammed aurait souhaité qu'il demeurât quelques jours auprès de lui ; mais
ses instructions ne lui permettant pas de prolonger son séjour à Médéa, lé
général Desmichels en repartit, le 5, après avoir donné aux coulouglis six
cents fusils et cinquante mille cartouches. Arrivé aux bois des Oliviers, il
y rencontra le général Rapatel, qui lui apportait l'ordre de châtier la tribu
des Ouzra, la plus turbulente de celles qui avaient méconnu et insulté le bey
protégé de la France. Le lendemain, de concert avec Mohammed, qui vint
accompagné des coulouglis et d'un petit goum de cavaliers arabes, l'exécution
fut faite, le feu mis dans les douars, le bétail enlevé. Le 27, le général
reprit le chemin du coi ; le soir même, toute la colonne expéditionnaire
bivouaquait autour de Haouch-Mouzaïa ; le 9, les troupes qui l'avaient
composée rentraient dans leurs cantonnements. Leurs pertes s'élevaient à 300
hommes tués ou blessés. En
fait, quel était le résultat de cette opération de guerre ? Pour en bien
juger, il faut se reporter à six années en arrière et la comparer à
l'expédition de novembre 1830. Alors, comme en 1836, le maréchal Clauzel,
parti avec l'espoir de pousser jusqu'à Miliana, n'avait pas étendu son action
plus loin que Médéa ; mais, en 1830, il avait laissé dans Médéa une garnison
française, tandis que, en 1836, il abandonnait le bey Mohammed à lui-même ;
entre les deux expéditions, presque semblables d'ailleurs, la comparaison
était donc plutôt en faveur de la première. Était-ce la faute du maréchal ?
Non pas tant de lui que du ministre de la guerre et des Chambres qui lui
refusaient le temps et les moyens, non pas seulement d'étendre, mais même
d'affermir, sur le terrain déjà conquis, la domination française. Pendant que
les régiments qu'on lui réclamait avec tant d'âpreté prenaient la mer pour
rentrer en France, il s'embarqua lui-même, le 14 avril, laissant au général
Rapatel le commandement par intérim. Il allait à Paris soutenir, devant le
gouvernement, les Chambres et l'opinion publique, la cause de l'Algérie. V Au
moment où le maréchal Clauzel quittait Alger, le général d'Arlanges, dans la
province d'Oran, était en marche pour l'embouchure de la Tafna. Après
l'heureuse expédition du général Perregaux, qui n'avait reçu du maréchal
qu'une mission temporaire, le commandant de la division d'Oran était rentré
dans la plénitude de ses attributions. Comme il avait l'ordre d'établir le
plus promptement possible un poste retranché sur la côte, en face de l'îlot
de Rachgoun, il avait hâté ses préparatifs. Le général Perregaux lui avait
rendu ses troupes, le 1er avril ; le 7, il était en état de partir. La colonne
qu'il avait formée comprenait : deux bataillons du 17e léger, un bataillon du
47e, un bataillon du 66e, le 1er bataillon d'infanterie légère d'Afrique,
deux compagnies de sapeurs, trois escadrons du 2e chasseurs d'Afrique, 200
Douair et Sméla, quatre pièces de campagne et quatre de montagne ; mais comme
les effectifs étaient très-réduits, l'ensemble ne donnait pas plus de 3,200
hommes. Avec une si faible colonne, il aurait fallu marcher vite, prévenir
l'ennemi aux passages difficiles, ne lui pas donner le temps de réunir ses
forces ; mais la chaleur commençant à se faire sentir, le général d'Arlanges,
très-attentif à la santé de ses troupes, voulait les ménager ; il ne fit
d'abord que de petites étapes ; il perdit trois jours à ouvrir une route dans
les ravins du mont Tessala et à vider les silos des Beni-Amer ; bref, après
sept jours de marche, il n'était encore arrivé qu'à l'Oued-Ghazer. Ce fut là
qu'il aperçut pour la première fois l'ennemi. Le
général d'Arlanges était, dans toutes les nuances du mot, un très-brave
homme, allant au feu comme pas un ; il avait été un excellent colonel ;
jamais on ne vit régiment mieux administré que le sien. Quand le maréchal
Clauzel lui avait enlevé momentanément la disposition de ses troupes pour les
confier au général Perregaux, il avait été très-froissé ; mais entre les
deux, le maréchal, bon juge, avait reconnu que celui-ci possédait mieux l'art
de conduire une colonne. Le lieutenant-colonel de Maussion, chef d'état-major
de la division d'Oran, aimait et estimait son général, mais il connaissait
bien ses défauts : « Le général d'Arlanges, disait-il, est un brave homme,
plein de sens et de jugement, mais qui comprend très-lentement, de sorte
qu'il est impropre à la bataille où il faut voir vite. Comme il est très-brave
et plein d'ardeur, il court alors à droite et à gauche au milieu des balles ;
mais il ne sait pas faire mouvoir les troupes à propos. Avec beaucoup de
droiture et de courage, il est craintif et caporal, n'osant rien prendre sur
lui dans une position où il faut beaucoup oser. » Tel était l'homme qui, à
dater du 15 avril, allait avoir en face de lui Abdel-Kader. Ce
jour-là, dès l'aube, la colonne avait quitté le bivouac de l'Oued-Ghazer ;
elle montait lentement les pentes du Dar-el-Atchoun, quand, vers sept heures,
des cavaliers arabes se montrèrent en grand nombre sur sa gauche.
Moustafa-ben-Ismaïl, qui avait l'instinct de la guerre et surtout
l'expérience de cette guerre-ci, courut au général et le pressa d'engager
l'action en lui disant qu'il était dangereux de s'aventurer dans la montagne
avant d'avoir infligé une sévère leçon à l'ennemi. Éconduit sans avoir pu se
faire écouter, mais de plus en plus assuré du péril prochain, Moustafa ne put
pas se contenir ; il entraîna ses Douair à la charge ; ils n'étaient que 200
; l'ennemi, infiniment plus nombreux, les enveloppa. Pouvait-on les laisser périr
? Bien malgré lui, le général d'Arlanges envoya pour les dégager les
chasseurs d'Afrique ; mais ceux-ci eurent besoin d'être soutenus à leur tour
; il fallut envoyer le 17e léger, puis le 47e puis, bataillon par bataillon,
toute l'infanterie. Encore plus ardents que la cavalerie arabe, les
fantassins kabyles se battaient avec rage ; ils couraient sur les canons, se
jetaient sur les baïonnettes ; ils relevaient sous la mitraille leurs blessés
et leurs morts. Quand ils s'arrêtèrent enfin, vers midi, épuisés de fatigue,
ils s'éloignèrent lentement ; ces vaincus ne pensaient qu'à prendre leur
revanche, ils n'étaient pas en déroule. Aussi, lorsque le général d'Arlanges,
après quelques heures de repos, donna l'ordre de reprendre la marche,
Moustafa le supplia d'attendre encore, sur ce champ de bataille dont les
détails lui étaient désormais familiers, l'occasion prochaine d'un combat décisif
; alors l'ennemi, de nouveau battu, écrasé, serait définitivement réduit à
l'impuissance, alors la colonne française pourrait sans inquiétude prendre
possession de la Tafna. « Si tu parviens à dompter ici l'ennemi, disait
Moustafa, alors seulement tu seras libre de tes mouvements ; si tu ne peux le
détruire ici, estime-toi heureux de ne l'avoir pas rencontré dans ces défilés
qui se refermeront sur toi. » Et joignant l'action à la parole, se jetant à
bas de son cheval, le vieux guerrier, que nul au monde n'aurait pu soupçonner
de faiblesse, s'étendit en travers du chemin, devant le général. La marche
fut reprise sans être inquiétée ; les craintes de Moustafa parurent d'abord
chimériques ; le soir, la colonne bivouaqua au bord de la Tafna ; le lendemain,
16, elle suivit la rive droite du cours d'eau jusqu'à l'embouchure. A peine
avait-elle commencé à s'y établir qu'elle était déjà bloquée ; les prédictions
de Moustafa s'accomplissaient ; les défilés s'étaient refermés sur elle. Le
général d'Arlanges eut d'abord quelque peine à le reconnaître ; cependant il
comprit la nécessité de se fortifier au plus vile. Dès le 17 avril, cinq
cents hommes furent employés aux terrassements ; le 20, le colonel du génie
Lemercier, venu d'Oran par mer, prit la direction des travaux ; là où le
maréchal Clauzel avait cru qu'il suffirait d'un fossé, d'un parapet et de
deux blockhaus, le génie eut à construire un camp fortement retranché, avec
tête de pont sur la rive gauche. Il n'y avait plus d'illusion à se faire ; le
blocus était complet et rigoureux. La cavalerie envoyée, sous la protection
d'un bataillon, au fourrage, était inquiétée chaque matin et de plus en plus
resserrée dans le champ de ses recherches. Enfin, voulant éprouver la force
du cercle qui l'enserrait, le général prit la résolution de faire une
reconnaissance sur la rive gauche de la Tafna. Le 24,
à huit heures du soir, quinze cents hommes d'infanterie passèrent la rivière
à gué ; le 25, à deux heures du matin, le général les rejoignit avec toute la
cavalerie et huit pièces de canon, dont les munitions furent partiellement
mouillées pendant le passage. La marche, indiquée sur deux colonnes, fut
contrariée par l'obscurité de la nuit ; il fallut attendre l'aube. On aperçut
alors quelques vedettes qui s'enfuirent aux premiers coups de feu dans la
direction d'un petit monument qui était le marabout de Sidi-Yacoub. On les
suivit ; à droite marchaient le 47e et les zéphyrs, sous le commandement du
colonel Combe ; à gauche, le 17e léger et le 66e, sous les ordres du colonel
Corbin. Arrivé à la hauteur du marabout, à deux lieues environ de la Tafna,
le général d'Arlanges fit battre le terrain en avant des colonnes par les
Douair de Moustafa et les spahis du 2e chasseurs ; mais ces éclaireurs
s'étendirent trop loin, s'éparpillèrent et disparurent bientôt cachés par les
accidents du sol. Les trompettes eurent beau rappeler, cinq quarts d'heure
s'écoulèrent avant qu'on les vît revenir serrés de près par les cavaliers de
l'émir ; Abdel-Kader était là. Pendant ce temps, le pays qui paraissait
inhabité deux heures auparavant, s'était insensiblement peuplé ; des groupes
de Kabyles armés se montraient autour des colonnes ; entre eux et les
flanqueurs avait commencé la fusillade. Le général d'Arlanges ordonna la
retraite ; les deux colonnes réunies firent demi-tour. A peine
-s'étaient-elles mises en mouvement que de toutes les gorges, de tous les
ravins, s'élancèrent des bandes hurlantes. Du mamelon de Sidi-Yacoub partait
un feu nourri. Le général, suspendant la marche, donna l'ordre de le faire
occuper par les tirailleurs de l'arrière-garde ; ils furent repoussés ; les
compagnies détachées pour les soutenir furent repoussées à leur tour ; un
demi-bataillon du 67e réussit à s'élever, la baïonnette en avant, jusqu'au
marabout, mais ne parvint pas à s'y maintenir. Les Kabyles, acharnés à sa
suite, se précipitèrent sur la pente : ni les obus, ni la mitraille qui
trouaient leurs rangs pressés ne les arrêtèrent. Ils étaient déjà sur les
pièces, quand une charge des Douair, enlevés par Moustafa, debout sur ses
étriers, les fit reculer enfin. Dans ce conflit, le général d'Arlanges, qui
était au plus fort de la mêlée, reçut une balle à la tête ; le
lieutenant-colonel de Maussion, son chef d'état-major, le capitaine de
Lagondie, son aide de camp, furent blessés à côté de lui. Par droit
d'ancienneté, le colonel Combe prit le commandement. A ce moment critique,
Moustafa signala, derrière la foule ennemie, un guidon noir de forme
triangulaire qui, passant de la droite à la gauche, s'éloignait dans la
direction du camp : « C'est, dit-il au colonel, le drapeau de l'émir ; il est
là ; il veut nous couper la retraite ; il n'y a pas un instant à perdre. »
Renonçant à tout retour offensif, le colonel Combe fit mettre, au bord d'un
ravin, toutes les pièces en batterie, et, sous la protection de leur feu, la
marche en arrière fut reprise ; mais bientôt les munitions manquèrent ; les
gargousses, mouillées au passage de la Tafna, ne pouvaient plus servir. Ce
furent les charges de la cavalerie qui suppléèrent à la mitraille. La colonne
reculait lentement ; elle mit quatre heures à faire les deux lieues qui
séparaient du camp le marabout de Sidi-Yacoub. A mesure qu'elle gagnait du
terrain, les attaques de l'ennemi redoublaient de violence ; plus ardent
qu'au combat de Dar-el-Atchoun, plus acharné qu'à la Macta même, c'était le
souvenir de cette grande journée qu'il aurait voulu égaler par un aussi
éclatant triomphe ; et quand il vit près de lui échapper la proie qu'il
poursuivait depuis le matin, son dernier effort fut terrible. A travers les
lignes rompues des tirailleurs, Arabes et Kabyles se jetèrent sur les
baïonnettes ; quelques-uns bondirent au milieu de la colonne jusqu'aux pièces
de canon qu'ils saisissaient par l'affût, par les roues, luttant avec les
artilleurs corps à corps. De tous ceux qui avaient pénétré dans ce cercle de
fer aucun ne sortit vivant. Enfin, à une heure, la colonne atteignit la tête
de pont ; pendant la lutte opiniâtre qu'elle venait de soutenir, le camp
avait été attaqué, mais avec moins de vigueur. Les troupes françaises avaient
éprouvé une grave perte : quarante morts, trois cents blessés. C'était plus
que n'avaient coûté les expéditions de Mascara et de Tlemcen ensemble ; les
quatre journées de lutte au col de Mouzaïa n'avaient pas coûté davantage. Les
perles de l'ennemi avaient dû être bien plus grandes ; mais il triomphait, il
se proclamait vainqueur, et les têtes des vaincus, promenées parmi les
tribus, attestaient sa victoire. L'effet de cette journée sur les
imaginations arabes fut immense ; en un moment tous les résultats acquis un
mois auparavant par l'habile opération du général Perregaux s'évanouirent.
Toute la vallée du Chélif reconnut l'autorité d'Abdel-Kader ; le bey Ibrahim
et son agha El-Mzari furent rejetés de Mazagran dans Mostaganem ; d'Oran au
camp du Figuier les communications menacées par les Gharaba n'étaient plus
sûres. A la Tafna, le colonel Lemercier multipliait les ouvrages de défense.
Le 29 août, le général d'Arlanges reçut d'Abdel-Kader ce défi hautain : « Le
commandant des croyants au général d'Oran : Salut à celui qui doit se
convertir. Les menteurs t'ont fait croire qu'il n'y a plus de sultan. Tu es
sorti pour gouverner le pays des Arabes : voici le sultan qui se présente
pour te combattre, et tu as reculé. Ce n'est pas l'usage chez les rois, et
c'est une grande honte, car ton armée est réunie et ton camp est établi.
C'est une faiblesse de ta part. Vous ne m'avez battu autrefois que par ruse,
avant que j'eusse pu réunir mes forces ; cela ne peut passer aux yeux du
monde pour une victoire. Maintenant sors pour me combattre et réponds-moi sur
tes projets. » Le jour où le général d'Arlanges reçut cette provocation qui
demeura sans réponse, les troupes, déjà réduites à la demi-ration, n'avaient
plus que pour deux jours de vivres ; depuis plus d'une semaine, la mer
furieuse ne permettait plus au camp de communiquer avec Rachgoun ; elle se
calma enfin, des approvisionnements arrivèrent, même du foin pour la
cavalerie, car il n'était plus possible d'aller au fourrage. Une nuit,
Moustafa voulut s'évader et regagner Oran à travers la montagne, mais il fut
arrêté par l'ennemi et forcé de rentrer dans la place ; il fallut embarquer
les chevaux des Douair. Quand
les nouvelles du combat de Sidi-Yacoub arrivèrent en France, elles y
produisirent l'impression d'une seconde Macta ; ministres et députés, amis ou
ennemis de l'Afrique, tous se rencontrèrent dans une pensée commune : la
revanche. Ordre fut envoyé, par le télégraphe, aux commandants des divisions
militaires riveraines de la Méditerranée, de faire partir au plus vite le 23e
et le 24e de ligne de Port-Vendres, le 62e de Marseille. Le commandement de
cette division fut donné au maréchal de camp Bugeaud. Le 6 juin, le général
et ses troupes débarquaient à l'embouchure de la Tafna ; le même jour, le
général d'Arlanges, relevé de son poste, s'embarquait pour Oran. VI Nouveau
venu en Afrique, à l'âge de cinquante-deux ans, le général Bugeaud y
apportait deux idées profondément enracinées dans sa tête : l'une, que la
prise d'Alger avait été le commencement d'une mauvaise affaire ; l'autre, que
la guerre, telle qu'on la faisait en Algérie, était une guerre mal faite. Dès
le lendemain de son arrivée, il réunit les chefs de corps et leur tint ce
petit discours : « Messieurs, je suis nouveau en Afrique, mais, selon moi, le
mode employé jusqu'ici pour poursuivre les Arabes est défectueux. J'ai fait
de longues campagnes en Espagne ; or, la guerre que vous faites ici à une
grande analogie avec celle que nous avions entreprise, en 1812, contre les guérillas.
Vous me permettrez d'utiliser l'expérience que j'ai acquise à cette époque.
C'est ainsi que je suis d'avis de supprimer les fortes colonnes et de nous
débarrasser de cette artillerie, de ces bagages encombrants qui entravent nos
marches et nous empêchent de poursuivre ou de surprendre l'ennemi. Nos
soldats, comme les soldats de Rome, doivent être libres de leurs mouvements
et dégagés ; il faut, à tout prix, alléger le poids qui les surcharge. Nos
mulets, nos chevaux porteront les vivres et les munitions, et les tentes leur
serviront de bâts et de sacs. Alors nous serons à même de traverser les
montagnes, les torrents, sans laisser derrière nous les bagages. » C'était le
programme d'une nouvelle tactique ; les vieux africains s'en scandalisèrent
et chargèrent le colonel Combe de porter au général leurs objections
collectives. Quoi ! supprimer l'artillerie, quand il est d'expérience que
c'est le canon qui donne confiance au soldat ! Le général écouta le colonel,
mais ne se rendit pas à ses raisons. Sauf les batteries de montagne, dont le
matériel se porte à dos de mulet ou de chameau, toute l'artillerie fut
embarquée avec ses voitures et celles de l'intendance, caissons, fourgons, prolonges,
etc. « Le général Bugeaud, écrivait le lieutenant-colonel de Maussion, a de
la vigueur et de l'impérieux, ce qui est bien important ici où la douceur du
général d'Arlanges et l'indifférence du maréchal Clauzel, pour tout ce qui ne
le touche pas personnellement, ont laissé germer bien de l'indiscipline dans
les hauts gradés. Le général Bugeaud est, d'ailleurs, assez appuyé pour nous
débarrasser de quelques officiers supérieurs dont la pusillanimité entrave
tout et décourage tous les soldats. On croit dans ce monde que la bravoure
est une chose commune et brutale ; on se trompe fort : elle est rare et
raisonnée. Il n'y a rien de plus brave qu'un honnête homme. » Duvivier, un
autre bon juge, disait pareillement : « Il y a des officiers qui ne sont
jamais braves : ils sont très-rares ; d'autres sont bravés un jour, et ne le
sont pas l'autre : c'est la majeure partie ; d'autres sont braves tous les
jours et à toute heure : c'est la minorité, c'est le nerf et la gloire des
régiments devant l'ennemi. » Le camp de la Tafna laissé à la garde du
commandant du génie Perraud, avec une garnison de douze cents hommes,
composée du bataillon d'Afrique et des malingres des régiments, le général
Bugeaud se mit en marche, le 11 juin, à onze heures du soir ; il emmenait dix
bataillons d'infanterie, d'un effectif total de cinq mille cinq cents
baïonnettes, quatre cents sabres, dix obusiers de montagne et trois cents
chevaux ou mulets de bât portant six jours de vivres. Comme il était faible
en cavalerie, il avait résolu d'aller chercher du renfort à Oran. Abdel-Kader,
qui l'attendait sur la route de Tlemcen, perdit du temps avant d'avoir pu
retrouver sa piste, de sorte que, malgré le désordre et la lenteur d'une
marche de nuit à travers les accidents et les broussailles d'un terrain mal
connu, les coureurs arabes ne rejoignirent que le 12, à neuf heures du matin,
les colonnes françaises. L'émir, qui était campé la veille sur l'Oued-Simane,
parut avec quelque quinze cents cavaliers ; mais l'engagement qui suivit ne
passa pas les proportions d'une escarmouche. A partir de ce moment, l'ennemi
ne se montra plus ; le 17 juin, sans combat, mais non sans fatigue, la
colonne atteignit les environs d'Oran. La chaleur était forte ; à l'exception
du 17e léger et du 47e de ligne acclimatés en Algérie, les troupes étaient
harassées ; et pourtant les marches avaient été courtes, les haltes
fréquentes, les bivouacs bien choisis. Dans un
rapport adressé au ministère de la guerre, le général Bugeaud écrivait : « Il
faut, pour commander les régiments, les bataillons et les escadrons en
Afrique, des hommes vigoureusement trempés au physique et au moral. Les
colonels et les chefs de bataillon un peu âgés, chez qui la vigueur d'esprit
et de cœur ne soutient pas les forces physiques, devraient être rappelés en
France ; leur présence ici est beaucoup plus nuisible qu'utile. Ce qu'il faut
aussi pour faire la guerre avec succès, ce sont des brigades de mulets
militairement organisées, afin de ne pas dépendre des habitants du pays, de
pouvoir se porter partout avec légèreté, et de ne pas charger les soldats
comme on le fait, de manière à les rendre impropres au rude métier qui leur
est réservé, sur un sol aussi âpre et sous un climat aussi brûlant. Beaucoup
succombent sous le poids, et les plus forts ont besoin d'être conduits avec
une lenteur telle qu'il est impossible de faire de ces mouvements rapides qui
seuls peuvent donner des succès. Des mulets militairement organisés me
paraissent être la meilleure base de la guerre en Afrique ; j'ai calculé
qu'il en faudrait quatre-vingts par mille hommes ; ils porteraient dix mille
rations ; les soldais auraient dans de petits sacs une réserve de quatre
jours ; ce serait donc quatorze jours de vivres, ce qui est très-suffisant
pour les campagnes que l'on peut faire dans ce pays, car elles doivent être
de courte durée, si l'on ne veut pas perdre tous ses soldats. Si l'on veut
continuer l'occupation de l'Afrique, il faut prendre les moyens nécessaires
pour réussir, et ce sera faire une économie d'hommes et d'argent. Ce sont les
demi-moyens qui ruinent. Il faut être forts ou s'en aller. Surtout il faut
n'envoyer que des soldats robustes, car tous les faibles périssent, et que
ces soldats soient commandés par des officiers jeunes et énergiques. Les
régiments qui sont depuis deux ou trois ans dans ce pays commencent à être
bons, mais aussi leur effectif est bien réduit : le 17e léger en est là ;
entré il y a sept mois en Afrique avec seize cents hommes, il n'en a pas neuf
cents dans le rang, mais ces neuf cents sont bons. Les trois beaux régiments
que j'ai amenés deviendront bons aussi, mais ce ne sera qu'après avoir perdu
deux ou trois cents hommes faibles au physique et au moral. Il faut convenir
que l'apprentissage coûte un peu cher. » Après
avoir donné à ses troupes deux jours de repos, le général Bugeaud se remit en
campagne, le 19 juin. Sa colonne, accrue de huit cents chevaux des chasseurs
d'Afrique et des auxiliaires, escortait un grand convoi de ravitaillement
pour Tlemcen, un troupeau de bœufs, cinq cents chameaux et trois cents
mulets, chargés de munitions et de vivres. Il n'y eut d'engagement sérieux
que le 24, entre l'Amighier et le Safsaf ; ce jour-là l'émir attaqua
franchement la colonne. Ce fut une belle rencontre de cavalerie ; les
chasseurs d'Afrique chargèrent d'abord, puis Moustafa, « qui, selon son
habitude, dit dans son rapport le général Bugeaud, chassait le sanglier avec
ses Douair, est arrivé fort à propos sur le flanc de l'ennemi, pendant que
nous le poussions de front. La déroute alors a été complète. » Après ce
combat, le capitaine Cavaignac, le bey de Tlemcen Moustafa-ben-el-Moukalled,
les chefs des hadar et des Juifs vinrent sur le Safsaf au-devant du général.
Depuis quatre mois que le capitaine Cavaignac tenait dans le Méchouar, il
n'avait pas été sérieusement attaqué, mais la garnison et les habitants de la
ville avaient beaucoup souffert du blocus établi autour d'eux par Abdel-Kader
; il avait fait venir dans la campagne environnante jusqu'à cent vingt mille têtes
de bétail qui avaient dévoré toutes les récoltes. Mais si, dans la garnison
du Méchouar, les corps étaient amaigris et les visages hâves, il y avait,
dans les âmes soutenues par la fermeté stoïque du capitaine Cavaignac, une
énergie militaire qui faisait contraste avec certaines défaillances dont la
colonne amenée par le général Bugeaud avait donné de fâcheux témoignages. «
Nos affaires, écrivait le lieutenant-colonel de Maussion, chef d'état-major,
sont en assez bon train, malgré la triste composition de notre colonne de
conscrits commandés par des pleureurs. En faisant de trois à cinq lieues par
jour, nous avions toujours en arrière un cinquième de notre monde. » Dans
son rapport au ministre de la guerre, le général Bugeaud était plus explicite
: « J'arrive à Tlemcen après cinq jours de marche ; j'ai fait des haltes
fréquentes ; partout où il y avait de l'eau, je restais deux heures ou je
couchais, et malgré cela, à deux jours d'Oran, j'ai dû renvoyer près de trois
cents hommes qui ne pouvaient plus marcher. Depuis, mes cacolets et mes
chameaux se sont encore couverts d'officiers et de soldats. Les nouveaux
régiments sont détestables pour faire celte guerre ; le 24e a été celui dont
j'ai été le plus mécontent. Il a été très-démoralisé : c'était presque du
désespoir ; quatre hommes se sont suicidés dans une marche de quatre lieues.
Cette maladie venait d'en haut. J'ai réuni les officiers, je les ai harangués
en présence des soldats, j'ai discuté leurs plaintes à haute voix, je leur ai
prouvé qu'aucune n'était fondée ; enfin, quittant le ton de la discussion, je
leur ai dit que leurs plaintes sur le sort du soldat dissimulaient mal
l'affaissement de leur moral, que les soldats ne se seraient pas plaints si
eux-mêmes n'en avaient donné l'exemple. Le lieutenant-colonel a eu la
maladresse de me reprocher les fatigues de la journée du 12, qui était un
jour de combat. Il me faisait beau jeu ; je lui ai répondu comme il le
méritait. Si pareille chose se renouvelait, j'ôterais le commandement aux
deux chefs supérieurs, et je le leur ai dit à huis clos. Je suis entré dans
ces détails, Monsieur le maréchal, pour vous corroborer dans l'opinion que
vous avez sans doute déjà, qu'il faut pour l'Afrique des troupes constituées
tout exprès et se sentant commandées par de jeunes chefs, ardents et
vigoureux. Quelques jeunes gens se sont distingués en Afrique ; si vous
conservez cette fâcheuse conquête, il faut les avancer et leur donner le
commandement des régiments d'abord, des colonnes plus tard. » Le rapport se
terminait par un grand éloge des Douair : « J'en suis extrêmement content ;
ce sont d'intrépides et habiles cavaliers. Ils sont évidemment supérieurs à
notre cavalerie pour éclairer, tirailler et combattre dans les terrains
difficiles. Moustafa, leur chef, est un homme respectable et de très-bon
conseil ; il y a d'autres chefs qui sont aussi fort recommandables par leur
bravoure et leur intelligence. Il serait juste et politique de faire un bon
traitement à ces hommes qui servent si bien notre cause. » D'esprit
tout positif, le général Bugeaud n'avait pas l'imagination poétique. Tlemcen
ne lui parut pas mériter la réputation charmante qu'on avait faite à son
site. « Ce pays tant vanté, disait-il, est une petite oasis qu'on trouve avec
plaisir après avoir traversé les trente lieues de désert stérile, incultivable,
qui la séparent d'Oran ; mais, en même temps, on est étrangement surpris de
voir quelque chose de si peu semblable au portrait oriental qu'on nous en
avait fait. Tlemcen est un monceau de vilaines ruines ; c'est un amas de
petites cabanes carrées, dont il ne reste plus que les quatre murailles plus
ou moins dégradées ; une petite partie est encore debout et n'en est pas plus
belle. Elle recèle quatre ou cinq mille Maures, Juifs ou coulouglis, qui ont
l'air fort misérable et qui sont très-malheureux. La contribution a commencé
leur ruine, le blocus l'a bien avancée, et, comme ils ne recueillent rien, il
faudra bien que leur petite bourse s'épuise. La position de cette ville est
agréable ; de belles eaux qui descendent de la montagne voisine la traversent
et vont arroser ses jardins et un bois d'oliviers que je croyais plus vaste,
d'après le dire pompeux de nos africains enthousiastes. Je crois être libéral
en portant à 200.000 francs le produit des olives de Tlemcen. Après ce bois
se trouvent quelques champs de médiocre qualité ; quelques pièces d'orge,
restes d'Abdel-Kader, attestent que la récolte était fort chétive ; du reste,
pas un épi de froment. » Le
général Bugeaud ne séjourna que deux jours à Tlemcen ; il en repartit le 26
juin. Les écloppés de la colonne, laissés dans la ville, étaient remplacés
par deux cents hommes du Méchouar et trois cents coulouglis sous les ordres
du capitaine Cavaignac. La direction était donnée sur le camp de la Tafna. Le
général Bugeaud allait-il réussir là où avait échoué le maréchal Clauzel ?
Arrivé le 27 à dix heures du matin, sur l'Isser, il fit mine de vouloir
s'engager dans la gorge qui avait arrêté le maréchal ; quand il eut attiré de
ce côté toutes les forces d'Abdel-Kader et tous les Kabyles des environs, il
tourna brusquement à droite, se mit à gravir les pentes du Djebel-Tolgoat,
haut de 500 mètres, et atteignit sans combat le col de Seba-Chiourk, où il
prit son bivouac. La terrible gorge était tournée. Le lendemain, il alla par
les hauteurs la reconnaître ; il vit une coupure à parois verticales, au fond
de laquelle coulait la Tafna ; six cents hommes y auraient tenu toute une
armée en échec. Le 29 juin, la colonne atteignit le camp retranché. Un second
convoi de ravitaillement pour Tlemcen y fut organisé sans retard. A la place
du bataillon d'Afrique, qui prit son rang dans la colonne, un bataillon du
47e et quelques compagnies du 23e et du 62e furent détachés pour la garde du
camp. Le 4 juillet, à quatre heures du soir, une avant-garde, conduite par le
colonel Combe, remonta la rive droite de la rivière dans la direction de la
gorge, à l'entrée de laquelle il bivouaqua ; au milieu de la nuit, en grand
silence, il prit sur sa gauche un sentier qui le conduisit au col de
Seba-Chiourk ; le gros des troupes et le convoi le rejoignirent ; à huit
heures du matin, tout avait passé ; à midi, tout était réuni sur la rive
gauche de l'Isser. Ainsi, deux fois de suite, Abdel-Kader s'était laissé
décevoir, et, sans grands frais d'invention, le général Bugeaud avait deux
fois réussi par le même stratagème. Dès lors tout son désir fut d'être
attaqué ; il en eut l'espoir quand, dans l'après-midi, il vit défiler par la
rive droite de l'Isser une grosse colonne de cavalerie qui vint prendre
position à une lieue environ sur sa gauche. Le soir, il fit lire aux troupes
l'ordre suivant : « Vous serez attaqués demain dans votre marche ; vous
saurez un temps souffrir les insultes de l'ennemi et vous vous bornerez à le
contenir ; mais, dès que je pourrai jeter le convoi dans Tlemcen, vous
prendrez votre revanche, vous marcherez à lui et vous le précipiterez dans
les ravins de l'Isser, de la Sikak ou de la Tafna. » La Sikak, qui est le
cours inférieur du ruisseau nommé Safsaf dans son cours supérieur, se réunit
à l'Isser à quelque distance du point où l'Isser se réunit à la Tafna ; les
ravins de ces trois cours d'eau ne sont donc pas éloignés les uns des autres. Le 6
juillet, à trois heures du matin, le général Bugeaud fit mettre en marche le
convoi dont il voulait se débarrasser au plus vite ; mais la queue de cette
longue file d'animaux n'avait pas encore passé la Sikak, lorsque, entre
quatre et cinq heures, on vit cette cavalerie qu'on' avait signalée la veille
traverser l'Isser ; le général Bugeaud la fit contenir sur la rive droite de
la Sikak par les Douair soutenus d'un escadron de chasseurs et d'un bataillon
du 24e. En même temps, du côté opposé, on voyait sortir des ravins et
s'élever sur le plateau compris entre la Tafna au couchant, l'Isser au nord
et la Sikak à l'est, une autre troupe de cavaliers et des masses de Kabyles.
Le dessein de l'émir était évident ; tandis que le premier groupe de
cavalerie, conduit par Ben-Nouna, manœuvrait pour attaquer et retarder
l'arrière-garde française, le gros des forces ennemies s'avançait pour gagner
la tête de la colonne, lui couper le chemin de Tlemcen et la mettre entre
deux feux. L'esprit net et décidé du général Bugeaud eut bientôt arrêté son
plan de bataille. Le convoi ayant achevé de passer la Sikak, il déploya
contre la cavalerie de Ben-Nouna, parallèlement au ruisseau, mais à quelque
distance en deçà, la moitié du bataillon d'Afrique et le 62e ;
perpendiculairement à la gauche du 62e, il mit en bataille le 23e et l'autre
moitié du bataillon d'Afrique ; en avant de celle ligne, un bataillon du 47e
et deux du 17e léger étaient formés en colonnes doubles ; les chasseurs
d'Afrique en colonne par escadrons se tenaient prêts à déboucher par les
intervalles ménagés entre ces masses d'infanterie. Les Douair et le 24e
avaient été rappelés à la suite du convoi qui était parqué dans l'angle
dessiné par les deux lignes des troupes, sous la protection spéciale du
capitaine Cavaignac et de son bataillon. Cette disposition en équerre, le
général Bugeaud le reconnaissait volontiers, n'eût pas été admissible devant
une armée européenne ; mais « avec les Arabes, ajoutait-il, il n'y a pas de
mauvais ordre, pourvu que l'on ait de la fermeté et de la résolution ». A peine
les différents corps de la division avaient-ils pris leur poste de combat
qu'une masse de trois mille cavaliers arabes, soutenus par un pareil nombre
de fantassins kabyles, s'abattit en vociférant sur les bataillons du colonel
Combe. Choisis tout exprès par le général Bugeaud pour recevoir le premier
choc, accoutumés aux clameurs des Arabes et à leur tactique bruyante, ces vieux
africains ne s'étonnèrent pas. Auprès d'eux passèrent les chasseurs d'Afrique
; lancés à fond de train au plus épais de la cohue, ils commencèrent à
l'éclaircir à coups de sabre ; mais le feu des Kabyles qui les prenait en
flanc les obligea de rétrograder pour se reformer sous la protection de la
batterie de montagne. Une seconde fois ils prirent leur élan ; à côté d'eux
galopaient les Douair, accourus du bord de la Sikak, ardents à venger leur
glorieux chef Moustafa, blessé d'une balle qui lui avait fracassé le poignet.
Celte charge fut décisive. Les Arabes culbutés s'enfuirent en déroute, qui
vers la Tafna, qui vers l'Isser, abandonnant leur infanterie à la fureur des
cavaliers de Moustafa. Cependant, à travers des flots de poussière et de
fumée, on voyait venir du fond du champ de bataille une troupe d'apparence
réglée, marchant en ordre, et derrière ses rangs alignés, quelques groupes de
cavalerie se rallier autour d'un guidon bien connu depuis le combat de
Sidi-Yacoub. C'était Abdel-Kader avec son bataillon de réguliers, fort de
douze à quinze cents hommes. Malgré la vivacité de son feu, cette brave
troupe, abordée par les colonnes du colonel Combe, ne put longtemps tenir. Pressée,
rompue, acculée au ravin abrupt de l'Isser, elle fut précipitée dans l'abîme ;
les Douair y poursuivirent ce qui par exception avait échappé à la mort. A
force de cris et de coups de plat de sabre, le général Bugeaud parvint à leur
arracher vivants cent trente des réguliers ; mais il fallut leur en payer la
rançon en quelque sorte. Quant à la cavalerie qui, du côté de la Tafna,
faisait mine de se réunir, elle n'attendit pas une seconde attaque ; à
l'approche des bataillons français, elle s'empressa de franchir la rivière et
disparut. Sur l'autre partie du champ de bataille, le succès n'était pas
moins complet. Attirée sur la rive gauche de la Sikak par la retraite
apparente de la ligne française, abordée résolument par le 62e et le
demi-bataillon d'Afrique, précipitée, elle aussi, dans le ravin en deçà
duquel elle s'était compromise, la cavalerie de Ben-Nouna était détruite ou
en déroute. Pendant ce temps, le convoi, désormais sans inquiétude,
s'avançait librement vers Tlemcen. A huit heures, tout était fini. L'affaire,
vigoureusement menée, l'avait été presque sans sacrifices. Le général Bugeaud
parlait de trente-deux tués et de soixante-dix blessés ; au dire du
lieutenant-colonel de Maussion, son chef d'état-major, c'était deux fois trop
; il n'y aurait eu que quinze des uns et trente des autres. Du côté des
Arabes, les perles, qu'on ne pouvait évaluer précisément, étaient évidemment
énormes ; on en pouvait juger par le nombre des morts et des blessés qu'ils
avaient abandonnés, contre leur habitude, sur le plateau et surtout dans les
ravins. On avait ramassé sept cents fusils, pris six drapeaux ; on savait qu'Abdel-Kader,
qui ne s'était pas ménagé, avait eu un cheval tué sous lui. Afin de bien
constater aux yeux des populations de la plaine et de la montagne sa victoire
qui était grande, le général Bugeaud voulut établir son bivouac, à midi, sur
le bord de l'Isser où s'était arrêtée la poursuite ; il voulut y coucher
même. Ce ne fut que le lendemain qu'il revint à Tlemcen, au bruit des salves
du Méchouar. Le 9 juillet, une colonne légère, suivie de tous les chevaux et
de tous les mulets de bât, alla couper les moissons et vider les silos d'une
tribu hostile, les Beni-Ornid. Enfin, le 12 juillet, le général reprit la
route d'Oran, où il arriva le 19, ayant fait de petites marches et tout brûlé
chez les Beni-Amer. Après avoir remis le commandement des troupes qu'il
ramenait au général de Létang, successeur du général d'Arlanges, il
s'embarqua pour Alger, d'où il rentra en France avec le grade de lieutenant
général. La
campagne que venait de faire le vainqueur de la Sikak ne paraissait pas avoir
modifié ses préventions contre la terre algérienne. « L'abandon de l'Afrique,
écrivait d'Oran, le 19 juillet, le lieutenant-colonel de Maussion, est pour
lui le Delenda Carthago, et malheureusement il professe
toute la journée à tout le monde, et d'une voix retentissante, ce système,
qui ajoute beaucoup au découragement des troupes, ce dont il ne se doute pas.
Je n'ai jamais vu un homme d'une grande capacité, d'un bon jugement, et plein
de bonnes intentions, manquer aussi complétement de tact et être aussi
absolument privé de toute délicatesse d'esprit ; mais c'est un fort brave
homme, rude par principe et qui gagne beaucoup à être connu. » Au moment où le général Bugeaud rapportait d'Alger à Paris ses impressions toujours défavorables et son témoignage qui, dans la Chambre des députés, pouvait être d'une grande valeur, le maréchal Clauzel s'apprêtait à rapporter de Paris sur la terre d'Afrique la ténacité de ses illusions et ses excès de confiance. |