I. Indécisions. -
Responsabilités. — II. Organisation du gouvernement général. - Le comte
d'Erlon. - Reprise des hostilités dans la Métidja. - Camp d'Erlon. -
Discussion parlementaire. — III. Duvivier à Bougie. - Mésintelligence entre
le commandant supérieur et le commissaire du Roi. - Départ de Duvivier. — IV.
Prétentions excessives d'Abdel-Kader. - Rappel du général Desmichels. — V. Le
général Trézel à Oran. - Mollesse du comte d'Erlon. - Succès d'Abdel-Kader. -
Négociations inutiles. — VI. Énergie du général Trézel. - Les Douair et les
Sméla. - Le général Trézel se met en campagne. - Combat de Mouley-Ismaël. -
Désastre de la Macla. - Grandeur d'âme du général Trézel. — VII. Faiblesse du
comte d'Erlon. - Disgrâce du général Trézel. - Rappel du comte d'Erlon.
I En
instituant un gouvernement général des possessions françaises dans le nord de
l'Afrique, l'ordonnance royale du 22 juillet 1834 ouvre théoriquement une ère
nouvelle dans l'histoire de l'Algérie ; en fait et dans la pratique, elle
n'est qu'une étape entre les indécisions d'un passé de quatre ans et les
indécisions d'un avenir qui doit durer six années encore, jusqu'au jour où le
général Bugeaud, représentant d'une politique décidée, investi de grands
pouvoirs et pourvu de moyens formidables, viendra substituer aux tentatives,
aux à-coup, aux épisodes héroïques, mais décousus, la méthode, la suite, la
continuité de la vraie guerre. De ces indécisions, qui doit porter la
responsabilité devant l'histoire ? Un peu tout le monde, du plus au moins. Le
gouvernement de la mère patrie en a sa part dans les choix médiocres qu'il a
souvent faits pour le commandement, dans le vague et l'incohérence de ses
instructions, surtout dans la parcimonie des ressources que sa main avarement
serrée lâchait à grand'peine, quand il aurait dû la tenir largement ouverte ;
les agents du gouvernement en ont leur part : les chefs, dans les fausses
directions, dans les impulsions contradictoires qu'ils ont données à la
conduite des affaires, dans leur timidité presque toujours, dans leur
témérité parfois ; les subordonnés, dans leurs rivalités, dans leurs
jalousies, dans leur indiscipline, dans la négligence de leur devoir,
quelquefois dans leur défaillance ; mais, avant tout, c'est la Chambre des
députés qui est responsable, la Chambre, dont les discussions passionnées,
retentissant d'écho en écho jusque dans les montagnes de l'Atlas, allaient
réveiller périodiquement chez les indigènes l'espoir de la délivrance et les
encourager à la révolte ; la Chambre, injuste pour l'armée d'Afrique, comme
si elle avait gardé contre elle les rancunes de 1830, ne lui mesurant qu'en
rechignant l'argent et les hommes, prêtant d'une main, retirant de l'autre,
traitant l'Algérie, cette fille posthume de la Restauration, en marâtre,
toute prête à l'abandonner honteusement, si le gouvernement l'avait souhaité,
si l'opinion publique l'avait permis ; c'est la Chambre des députés,
hargneuse, tracassière, mesquine, cent fois plus avare que le gouvernement,
qui doit surtout porter le poids de tous les griefs accumulés sur les uns ou
sur les autres pendant la moitié au moins des dix premières années de la
conquête. II Complété
par une ordonnance datée du 10 août et par un arrêté ministériel du 1er
septembre, l'acte royal du 22 juillet 1834 concentrait entre les mains du
gouverneur général, sous les ordres et la direction du ministre de la guerre,
tous les pouvoirs politiques, civils et militaires dans toute l'étendue des
possessions françaises au nord de l'Afrique ; immédiatement au-dessous de lui
siégeait un conseil d'administration composé d'un officier général commandant
les troupes, d'un intendant civil, d'un officier général commandant la
marine, d'un procureur général, d'un intendant militaire et d'un directeur
des finances. Le caractère de ce conseil était purement consultatif.
L'intendant civil avait les attributions d'un préfet ; le procureur général
dirigeait l'administration de la justice dont l'organisation était modifiée. Oran et
Bone étaient pourvus, comme Alger, d'un tribunal de première instance ; Alger
avait de plus un tribunal supérieur et un tribunal de commerce. Le tribunal
supérieur connaissait en appel des causes portées devant lui en matière
civile, correctionnelle et commerciale ; il jugeait directement les affaires
criminelles. Des assesseurs musulmans étaient appelés à siéger, avec voix
consultative, auprès des juges français, toutes les fois qu'un de leurs
coreligionnaires se trouverait intéressé ou impliqué dans la cause. La
juridiction des cadis et des rabbins était maintenue, mais dans des limites
plus restreintes. Le soin d'organiser, de diriger et de surveiller les
nouveaux établissements judiciaires en Algérie était confié temporairement,
avec le titre de procureur général, à un député, ancien membre de la
commission d'enquête et de la commission d'Afrique, tout à fait acquis à la
cause de l'occupation qu'il venait de défendre éloquemment devant la Chambre,
M. Laurence. Alger le revit avec plaisir ; il y arriva, le 27 septembre, en
même temps que le comte d'Erlon, gouverneur général, et l'intendant civil M.
Lepasquier, qui venait de quitter, pour succéder à M. Genty de Bussy, la
préfecture du Finistère. L'arrêté
ministériel du 1er septembre prescrivait l'exécution de trois mesures
destinées à donner confiance aux Européens et à bien montrer aux indigènes
que le gouvernement était résolu à s'établir définitivement sur le terrain
conquis. La municipalité d'Alger jusqu'alors n'avait eu qu'une existence
provisoire et mal réglée ; un conseil municipal de dix-neuf membres, dix
Français, six musulmans, trois Juifs, nommés annuellement par le gouverneur,
fut institué, avec des attributions à peu de chose près semblables à celles
qui étaient de règle en France. Le Fhas fut divisé en neuf, puis en quatorze
communes rurales, administrées par un maire français et deux adjoints, dont
un indigène. Enfin, un collège, analogue aux collèges communaux de la mère
patrie, allait donner aux enfants de toute origine l'éducation française. «
Le roi des Français, votre seigneur et le mien, avait dit le comte d'Erlon
dans une proclamation aux indigènes, m'a confié le gouvernement de vos
contrées. Il vous considère comme ses enfants ; sa force est immense. Jamais
les Français n'abandonneront le sol africain. Préférez l'ordre et la
soumission à l'anarchie et à la guerre ; accueillez les Européens dans vos
tribus. Je serai doux avec les bons, terrible avec les méchants. Ma porte
sera toujours ouverte au pauvre et à l'opprimé ; mon cœur ne repoussera
aucune plainte juste. » Ce langage fit d'abord quelque effet ; Abdel-Kader
lui-même s'en inquiéta. Comme le général Desmichels allait partir d'Oran pour
Alger afin de connaître les véritables intentions du gouverneur, l'émir
prescrivit à Miloud-ben-Arach de l'accompagner et de remettre au comte
d'Erlon une lettre obligeante, obséquieuse, au fond très-hardie. « Je charge,
disait-il, Miloud-ben-Arach de vous informer de tout ce qui vous regarde, de
vous demander vos vues sur la manière d'établir la tranquillité dans tous les
districts, soit maritimes, soit de l'intérieur, sur les plages d'Alger et
d'Oran, dans les plaines et dans les montagnes depuis Tlemcen et Mascara
jusqu'à Médéa et les environs d'Alger. » Ni Miloud, qui fut bien accueilli
d'ailleurs, ni le général Desmichels ne purent obtenir ce qu'ils étaient
venus chercher l'un et l'autre, une indication un peu nette de la direction
que le gouverneur général entendait donner, dans la province d'Oran, aux
affaires. Le général d'Uzer, venu de Bone, ne fut pas beaucoup plus heureux ;
il est vrai que tout allait si bien dans son commandement qu'il n'y avait
presque rien à lui dire. Toute
l'attention du gouverneur paraissait concentrée sur la Métidja. C'était là
qu'il voulait rétablir l'autorité française. Il lui déplaisait, par exemple,
que le marché de Bou-Farik fût interdit aux Européens. Le lundi 13 octobre
1834, il y envoya le colonel de Schauenbourg, du 1er régiment de chasseurs
d'Afrique, avec une bonne escorte de cavalerie et d'infanterie. Surpris et
inquiets d'abord, les Arabes ne firent aucune démonstration hostile ; les
kaïds de Khachna, de Beni-Mouça, des Arib, de Beni-Khelil parurent satisfaits
; seuls les Hadjoutes se retirèrent. Depuis ce jour-là, quelques marchands
d'Alger commencèrent à fréquenter Bou-Farik ; mais il était bien évident
qu'ils n'y étaient que tolérés. Afin d'agir plus directement sur les
indigènes, le gouverneur général rétablit la charge d'agha des Arabes, et il
en revêtit le lieutenant-colonel Marey, l'ancien commandant des chasseurs
algériens, qui s'occupait alors d'organiser un corps de spahis réguliers. Le
bureau arabe fut en même temps supprimé ; avec un agha il n'avait plus de
raison d'être. Les
débuts du lieutenant-colonel ne furent pas heureux ; il annonça aux tribus sa
nomination par une lettre hautaine qui fit un mauvais effet. Les maraudeurs,
les pillards, les coupeurs de route reparurent ; les vols de bestiaux
recommencèrent. Poussé par l'agha, qui était furieux du mépris que lui
témoignaient particulièrement les Hadjoutes, le gouverneur envoya contre eux
une expédition dont il confia la direction au général Rapatel. L'affaire
commença, le 5 janvier 1835, par l'arrestation de deux de leurs grands sur le
marché de Bou-Farik ; avertis par ce premier coup de main, les autres se
mirent en sûreté. Du 6 au 10, le général Rapatel, assisté du général Bro et
suivi de trois mille hommes avec du canon, parcourut la plaine jusqu'à
vingt-cinq lieues d'Alger, — jamais à l'ouest on n'avait été aussi loin, —
reconnut le lac Houlloula, pénétra dans la montagne, brûla quelques gourbis,
se mit sur les bras, outre les Mouzaïa, complices des Hadjoutes, les Soumata
et les Beni-Menad, fut reconduit par eux, suivant l'habitude, jusqu'à
Bou-Farik, et finit par rentrer au camp de Douera. Le bilan de cette campagne
de cinq jours était médiocre : au compte des pertes, cinq hommes tués et
vingt-cinq blessés, dont un officier qui était le lieutenant-colonel Marey ;
au compte des profits, deux prisonniers et quarante bœufs. Huit jours après,
les Hadjoutes en avaient repris soixante-quinze aux gens de Beni-Khelil. Cependant
il ne manquait pas dans Alger d'optimistes qui étaient d'avis que les
affaires n'allaient pas mal et qu'elles ne tarderaient pas à prendre un train
meilleur encore. On spéculait plus que jamais sur les constructions et sur
les terrains. « Le fait est que, depuis un an, des capitaux considérables
s'engagent ici, écrivait à Duvivier, commandant supérieur de Bougie, le
général Trézel ; vous ne reconnaîtriez plus les rues de la Marine et
Bab-el-Oued, non plus que la place ; des maisons à arcades et à trois étages règnent
sur tout un côté de la première. On va établir un fort poste à Bou-Farik, ce
qui nous achemine sur Blida, dont l'occupation prochaine est pour les spéculateurs
chose si sûre qu'ils ont déjà acheté la plupart des maisons, des jardins et
des terres de la ville. Lorsqu'on voudra y établir les troupes, ces
gaillards-là viendront nous dire : « Cette mai« son est à moi, ce terrain
m'appartient » ; et il faudra payer tout cela dix fois sa valeur. Croiriez-vous
qu'un de ces coquins légaux, nommé Roux, demande aujourd'hui 130.000 francs
du champ de manœuvre et de la petite maison dite la Manutention ? On n'aura
conquis ce pays que pour ces gens-là qui crient sans cesse qu'on ne les protège
pas assez et que l'armée leur est à charge, qu'ils ne doivent pas vivre sous
le régime du sabre, qu'il leur faut un gouverneur civil, et autres sottises
sans fin. Tout cela est cru à Paris, et ceux qui arrivent pensent ne trouver
ici qu'oppression de la part des autorités militaires. » Le
poste qu'on allait établir à Bou-Farik n'était rien de moins qu'un camp
retranché dont la construction commença au mois de février ; il reçut le nom
de camp d'Erlon. Un autre, moins important, fut improvisé à Maelma, entre
Dely-Ibrahim et Douera, par les zouaves du commandant La Moricière. Quelque
temps auparavant, cette partie du Sahel avait été tout à coup envahie et
ravagée par une bande de trois ou quatre cents Hadjoutes qu'un déserteur
français animait au pillage ; d'autres avaient attaqué les travailleurs du
camp de Bou-Farik. A la fin du mois de mars, le gouverneur voulut que
l'opération manquée au commencement de janvier fût reprise ; celle-ci dura
moins longtemps et pénétra moins avant dans la plaine ; ce fut toute la
différence, car elle n'eut pas plus de résultats que la première. Le
comte d'Erlon se décourageait ; le peu d'ardeur que lui avaient laissée ses
soixante-dix ans s'était amortie ; des Maures intrigants avaient essayé de
capter sa confiance ; il s'était débarrassé d'eux, mais il ne savait plus à
qui se fier ; autour de lui tout était matière à discussion, à compétition, à
désaccord. Un officier d'un grand mérite, le commandant de Maussion, un
africain de la première heure, depuis le temps de M. de Bourmont jusqu'à
celui du général Voirol, s'en allait être, après avoir passé deux années en
France, chef d'état-major de la division d'Oran. « Vous ne sauriez vous
imaginer, écrivait-il d'Alger à cette époque, combien on se chamaille ici,
combien on s'y déteste, combien on s'y décrie. Moi qui connais tout le monde
et toutes les affaires, et à qui chacun s'ouvre parce que je ne fais que
passer, j'ai ramassé depuis deux jours plus de propos, plus de plaintes, plus
d'accusations de toute nature que je n'en entendrais en six mois en toute
autre circonstance. » Les
nouvelles de Paris n'étaient pas faites pour donner de l'élan au gouverneur
tenu en bride, mis au pas par les ordres du ministre de la guerre qui l'était
lui-même par les contradictions de la Chambre. A son arrivée en Algérie, le
comte d'Erlon avait sous ses ordres, dans tous les postes occupés de la
régence, 31.000 hommes que le budget prétendait réduire à 23.000. Huit mois
après, nouvelle réduction réclamée par la commission, dont M. Passy était
encore une fois le rapporteur. Ramener l'effectif à 21.000 hommes, supprimer
les dépenses de colonisation, resserrer l'occupation en ne gardant qu'Alger,
Oran et Bone, telles étaient les mesures recommandées, sinon prescrites
encore au gouvernement comme un minimum. La
discussion dura huit jours, du 19 au 27 mai 1835. « Je le dis hautement et
sans détour, s'écriait M. de Sade, mon vote sera pour l'abandon définitif. —
La possession d'Alger, répétait M. Passy, est onéreuse et dommageable à la
France. » Un député de ce temps-là, M. Desjobert, s'était fait une célébrité
par sa passion anti-algérienne. Sur le principe général de l'occupation, il y
avait une majorité résignée plutôt que convaincue ; les partisans décidés de
la conquête, surtout étendue et progressive, étaient rares. M. Charles Dupin
était assez applaudi quand il disait : « Conserver à jamais la conquête
d'Alger n'est pas seulement une question d'honneur, c'est une question vitale
pour le gouvernement de Juillet. La promesse en a été faite ; elle survit au ministère
qui l'a prononcée. C'est le dieu Ternie de l'honneur : il ne peut plus
reculer. » On l'applaudissait parce qu'il ne parlait que d'Alger ; mais on
murmurait quand M. Mauguin, partisan de l'occupation étendue, s'écriait : «
Vous êtes condamnés ou à tout abandonner, ou à tout posséder. » L'occupation
restreinte, ce système bâtard que dément l'histoire coloniale de tous les
temps et de tous les peuples, avait la faveur de cette Chambre qui n'avait le
courage ni de répudier absolument la conquête, comme le lui prêchaient les
économistes, ni de faire tout d'un coup tous les sacrifices d'hommes et
d'argent que son hésitation rendait de jour en jour plus considérables et
plus nécessaires. Il y avait quelques hommes de sens et d'expérience qui
voyaient et dénonçaient les inconvénients extérieurs de ces débats stériles.
D'après le général Valazé, les agents d'une puissance étrangère avaient tiré
parti du rapport de la commission pour faire annoncer jusqu'à Médéa la
prochaine évacuation de la régence. L'année précédente, selon M. Laurence, la
discussion de la Chambre, avant qu'on en connût le résultat, avait failli causer
des malheurs ; déjà des fanatiques provoquaient les indigènes à la guerre
sainte. « Il ne faut pas avoir tous les ans une discussion sur Alger »,
reconnaissait M. Piscatory lui-même. On
attendait l'opinion du ministère. Avec l'autorité de son caractère et de son
talent, le ministre de l'instruction publique, M. Guizot, la fit connaître :
« La France a conquis la régence d'Alger, la France gardera sa conquête.
Aucun engagement contraire ne gêne à cet égard la liberté du gouvernement
français ; nous agissons dans une complète indépendance ; nous ne connaissons
que l'intérêt national. L'abandon d'Alger serait un affaiblissement notable
de la considération et de la puissance morale de la France. L'importance
croissante de la Méditerranée commande à la France de faire de nouveaux
efforts pour conserver son rang, de ne rien faire surtout qui puisse
affaiblir sa puissance et sa considération sur mer. » Telle était en quelques
mots la conclusion de l'illustre orateur : « Nécessité morale, nécessité
politique de garder nos possessions d'Afrique ; utilité d'une occupation
militaire sûre et tranquille et des sacrifices nécessaires pour atteindre ce
but ; utilité de bonnes relations constamment entretenues avec les naturels
du pays. Quanta l'extension de l'agriculture et de la colonisation, sachons
nous en remettre à l'avenir, ne rien presser, attendre les faits et n'y
prêter que la portion d'aide et de secours qui conviendra aux intérêts
nationaux de la mère patrie. » Un long mouvement d'approbation suivit ce
discours mémorable. Jamais encore le gouvernement issu de la révolution de
1830 n'avait tenu un langage aussi favorable au développement de la conquête
; toute la politique décidée que l'Orateur, devenu ministre prépondérant,
devait faire prévaloir dans les conseils du gouvernement cinq ans plus tard,
était déjà contenue dans ce discours de 1835. La
majorité qui y adhérait alors n'en comprenait assurément pas la portée
extrême ; si elle eût été capable de la comprendre, elle n'aurait pas mérité
cette apostrophe, cruellement vraie, qu'un député obscur, M. Sémerie, lui
jetait en pleine séance : « On vient encore attaquer Alger ; on vient dire
qu'il est impossible d'en rien faire ! L'impossibilité ! savez-vous où elle
est ? Elle est ici, dans cette Chambre ; elle n'est pas en Afrique, mais à
Paris. » III Vers la
fin de la discussion, un jeune député qui connaissait bien l'Algérie, car il
y avait servi en 1830 comme officier d'état-major et depuis comme aide de
camp du duc de Rovigo, M. Napoléon Duchâtel, frère du ministre du commerce,
avait combattu vivement la réduction de l'effectif et surtout l'évacuation
précipitée des postes dont la commission du budget réclamait l'abandon. Celui
de tous qui était le plus menacé, Bougie, l'était d'autant plus sérieusement,
qu'à dire vrai, M. Napoléon Duchâtel et quelques autres fidèles à part, il
avait contre lui presque tout le monde, le maréchal Clauzel, la plupart des
généraux, à commencer par le lieutenant général gouverneur, et jusqu'à
l'officier de grande distinction qui commandait dans la place, Duvivier
lui-même. Depuis
dix-huit mois qu'il en avait reçu la garde, il y avait dépensé, sans faire
aucun progrès, rien que pour se défendre, une somme d'activité,
d'intelligence et d'énergie prodigieuse. Simple chef de bataillon d'abord,
promu lieutenant-colonel au mois d'avril 1834,1e commandement qu'il exerçait
était de fait celui d'un officier général. Dans ce champ clos, resserré entre
les montagnes et la mer, il n'y avait d'égal à l'héroïque attitude du
commandant de Bougie que l'héroïque persistance des Kabyles à revenir contre
lui à la charge. C'était tantôt l'un, tantôt l'autre des nombreux ouvrages
qu'il avait multipliés au dehors et en avant de la place, le camp retranché
supérieur, le camp retranché inférieur, la redoute du Gouraïa, les blockhaus
du contrefort Vert, le poste du Marché, le blockhaus de la plaine, souvent
plusieurs à la fois, qui étaient assaillis par un ennemi nombreux et
vaillant. Le récit de ces combats sans cesse renouvelés sur le même terrain,
presque dans les mêmes circonstances, risquerait de paraître aujourd'hui
monotone. Les contemporains s'y intéressaient naturellement davantage,
d'autant plus que les journaux ne tarissaient pas sur les menus détails. Il y
aurait ici une remarque à faire à propos des choses d'Afrique telles que les
reproduisait avec un grossissement de microscope la presse du temps. Déjà
perçait le germe de ce qu'on a nommé plus tard la fantasia ; déjà
commençaient à se grouper les coteries, les camaraderies, les sociétés
d'admiration mutuelle. Duvivier a eu de nombreux amis, vrais, dévoués, d'un
enthousiasme désintéressé autant que sincère ; mais il a eu aussi, accrochés
à sa fortune, des courtisans et des flagorneurs. Ambitieux pour lui-même, et,
il faut le reconnaître, pour ses compagnons de combat et de misère, de celte
bicoque où les Kabyles le tenaient bloqué, il tenait à rappeler le commandant
et la garnison de Bougie à l'attention du monde. Il faisait de longs
bulletins, ses listes de propositions semblaient excessives ; c'est qu'en
chef qui veut être bien servi, il estimait que les bons services méritent
récompense. Malheureusement, il y avait les amis terribles, les flatteurs
compromettants à qui la vérité ne suffisait pas, qui ajoutaient, brodaient,
amplifiaient, enchérissaient, inondaient de leur prose admirative et
fastidieuse les journaux de Toulon et de Marseille. Ils ne s'en tenaient pas
aux louanges hyperboliques ; pour grandir d'autant leur héros, ils
déprimaient systématiquement les autres. Si Duvivier ne s'est pas brouillé
dix fois avec La Moricière, ce n'a pas été la faute de tel ou tel de ces
correspondants. Quand La Moricière, avec toute sorte de ménagements, priait
Duvivier de lui renvoyer les quatre compagnies de zouaves qu'il retenait à
Bougie, on l'accusait bientôt de jalousie et d'ingratitude. Ce n'est pas que
Duvivier, qui avait l'âme haute, fût la dupe de ces flagorneurs ; mais comme,
dans la passe difficile où il se trouvait, son humeur était souvent chagrine,
leur mauvaise influence avait quelquefois prise sur lui. A la fin du mois
d'octobre 1834, le comte d'Erlon vint visiter Bougie et conclut à l'abandon
de la place. Duvivier proposait de ne conserver que les forts et de confier
la défense de la ville aux habitants, aidés par une centaine de Turcs. Après
le départ du gouverneur général, il y eut encore deux ou trois combats bien
soutenus, mais qui n'eurent pas son approbation parce qu'ils n'avaient, selon
lui, d'autre résultat que de fatiguer les troupes. Au mois de janvier 1835,
il fit revenir de Bougie et rentrer dans le bataillon de La Moricière trois
de ses compagnies de zouaves. Découragé, attristé de l'inutilité de ses
efforts, Duvivier, au mois de mars, en était arrivé à conclure, comme le
comte d'Erlon, à l'évacuation totale de Bougie. Il ne se doutait pas, il ne
pouvait pas se douter qu'un revirement absolu s'était fait dans les idées
versatiles du gouverneur. Le
vieux général s'était laissé dire que, si les Kabyles paraissaient
intraitables, c'était la faute du commandant supérieur, qui, n'aimant que la
guerre, négligeait ou repoussait les occasions de négocier avec eux. Nous
retrouvons d'abord ici les mêmes intrigues, et, sauf un, les mêmes intrigants
qu'au début de l'expédition. Ils étaient trois, si l'on s'en souvient :
Oulid-ou-Rebah, cheikh des Ouled-Abd-el-Djebar, le négociant Joly et le Maure
Boucetta. Au lieu de celui-ci, tué à la prise de Bougie, mettez le Maure
Medeni, le trio ne vaudra pas mieux. Les deux derniers se faisaient fort de
traiter avec le premier, qu'ils voulaient faire passer comme un autre Abdel-Kader,
pour le grand chef de toute la Kabylie. Le comte d'Erlon s'était d'abord
refusé à leurs avances ; le 4 février, il écrivait encore à Duvivier qu'en
fait d'intermédiaire avec les Kabyles, il ne connaissait et ne voulait que le
commandant supérieur. C'est ici qu'entre en scène un quatrième personnage. Au
temps du général Voirol et de M. Genty de Bussy, tout à la fin de 1833, un
commissaire du Roi avait été envoyé à Bougie pour administrer la population
civile, indigène et européenne ; mais comme il n'y avait presque plus de
Bougiotes et presque pas d'Européens encore, au mois de janvier 1834, le
commissaire du Roi fut rappelé ; un mois après cependant, il obtint d'être
renvoyé, par ordre ministériel, à son poste. « Les mesures qui se rattachent
à la haute police, était-il dit dans ses instructions, sont exclusivement
dans les attributions du général en chef ; elles le sont relativement dans
celles du commandant militaire à Bougie ; ainsi vous n'avez ni à participer
au choix de fonctionnaires indigènes capables d'exercer une influence quelconque,
ni à vous mêler de correspondance avec les tribus. » M.
Lowasy de Loinville, le commissaire du Roi, était un protégé de Madame
Adélaïde, sœur de Louis-Philippe. Jeune, avantageux, plein de confiance, il
avait une activité bruyante comme celle des machines qui tournent à vide. Sa
pétulance affairée, mais inoccupée, faisait avec la gravité laborieuse du
lieutenant-colonel Duvivier le plus singulier contraste. Son attitude
vis-à-vis du commandant supérieur, sa correspondance privée avec lui,
affectaient une familiarité qui, sans mauvaise intention apparemment, était
tout au moins peu convenable. En deux mots, il manquait absolument de tact et
de mesure. Au mois de décembre 1834, il eut un grand mécompte. Par suite de
la nouvelle organisation donnée au gouvernement de l'Algérie, il avait cru
trouver l'occasion d'émanciper ses attributions et de dégager son importance
; mais, sur les observations du commandant supérieur, et comme la population
civile de Bougie, sans être aussi réduite qu'au mois de janvier précédent,
n'était pas considérable encore, il retomba dans son inutilité. A tout
prix il en voulait sortir. Sa maison devint le centre d'une petite opposition
contre l'autorité militaire ; le Maure Medeni s'insinua dans sa confiance et
lui persuada facilement qu'il ne tenait qu'à lui de pacifier les Kabyles.
Aussitôt il écrivit à l'intendant civil, M. Lepasquier, ce que Medeni venait
de lui dire. L'intendant civil en ayant référé au gouverneur général, envoya
de sa part à M. Lowasy l'ordre de faire partir Medeni pour Alger ; et
cependant, ce même jour-là, le comte d'Erlon mandait au lieutenant-colonel
Duvivier qu'il ne voulait pas avoir d'autre intermédiaire que lui avec les
Kabyles ; sa lettre et la réponse de M. Lepasquier au commissaire du Roi
furent apportées à Bougie par le même bateau. Medeni s'embarqua pour Alger,
le 17 février, vit le gouverneur général et l'endoctrina si bien qu'il fut
convenu qu'une négociation serait ouverte avec Oulid-ou-Rebah par M. Lowasy
et par lui-même, à l'insu du commandant supérieur. Entre son départ et son
retour, la rupture avait éclaté tout à fait entre Duvivier et le commissaire
du Roi. Le Maure revenu se mit tout de suite en relation avec Oulid-ou-Rebah,
qui ne demanda pas mieux que de conférer avec M. Lowasy. Le 27
mars, dans la matinée, Medeni, qui était particulièrement recommandé par le
gouverneur général au commandant supérieur, lui demanda l'autorisation de
sortir en barque ; avec une apparente confiance, il lui dit qu'il allait voir
à l'embouchure de l'Oued Beni-Meçaoud le cheikh Oulid-ou-Rebah pour une
affaire de commerce. Le commandant lui donna l'autorisation qu'il souhaitait
et le chargea de témoigner de sa part au cheikh le regret que les rapports
entre Kabyles et Français ne fussent pas meilleurs. De la terrasse de la
haute kasba, Duvivier pouvait suivre avec une longue-vue ce qui se passait à
l'embouchure de la rivière. Il vit d'abord sur la plage un groupe nombreux de
cavaliers armés, puis il aperçut à sa grande surprise, non pas une barque,
mais deux barques, l'une desquelles avait arboré le pavillon français à
l'arrière, et de celle-ci il vit sortir des gens vêtus à l'européenne ; la
distance ne lui permettait pas de les reconnaître. Aussitôt il fit requérir
le commandant de la marine de faire saisir les deux barques et conduire ceux
qui les montaient à bord du stationnaire. En attendant l'exécution de sa
requête, il allait de surprise en surprise ; les scènes les plus imprévues se
succédaient sous ses yeux. Une troupe de cavaliers, débouchant tout à coup
d'un ravin, venait assaillir le premier groupe ; un combat s'engageait sur la
grève ; les agresseurs étaient repoussés ; cependant, réfugiés dans leur
barque, les Européens s'éloignaient à force de rames, tandis qu'à grands
gestes les vainqueurs les rappelaient en agitant, pour les rassurer sans
doute, les têtes sanglantes des vaincus ; à la fin le dénouement arrivait
avec les canots du stationnaire qui saisissaient les deux barques et
ramenaient à bord équipage et passagers. Là on
reçut l'explication du drame dont jusqu'alors on n'avait eu que la mimique.
C'était bien Oulid-ou-Rebah qui, avec les cavaliers de sa tribu, était au
bord de la mer ; des deux barques, la première était celle de Medeni ;
l'autre avait amené M. Lowasy, qui était entré aussitôt en pourparlers avec
le cheikh ; enfin les interrupteurs qui avaient si brusquement dissous la
conférence étaient des Beni-Mimoune, ennemis d'Oulid-ou-Rebah et des siens.
M. Lowasy, s'étant fait reconnaître du commandant de la marine, fut relâché
aussitôt ; sans daigner condescendre à justifier sa conduite, il déclara
sommairement qu'il allait demander au gouverneur général satisfaction de
l'outrage fait en sa personne au pouvoir civil. Deux jours après sa fâcheuse
aventure, il s'embarqua pour Alger. Rien ne
peut donner une idée de l'embarras du malheureux comte d'Erlon entre le
rapport sévère de Duvivier et les réclamations bruyantes de M. Lowasy,
d'autant plus que la duplicité du vieux général était connue de tout Alger ;
c'était le secret de la comédie. Le blâme était universel ; le général
Rapatel ne se cachait pas avec La Moricière d'en avoir dit nettement sa
pensée au gouverneur. Celui-ci, cependant, serré de près par M. Lowasy, ne
put pas faire autrement que de le soutenir et de laisser entendre, sinon
d'avouer explicitement qu'il avait autorisé sa conduite ; il écrivit à
Duvivier une lettre de blâme qui se terminait par ces mots : « Au point où en
sont les choses, je me vois obligé d'envoyer le colonel Lemercier à Bougie,
pour continuer ou pour renouer les négociations qui sont d'une très-grande
importance en ce moment. Je lui donnerai toutes les instructions nécessaires
pour tâcher d'arriver le plus promptement possible à ce résultat. » M.
Lowasy, naturellement, revenait avec le colonel Lemercier. Ils
eurent dès leur arrivée une entrevue avec Oulid-ou-Rebah, sur le lieu même de
la conférence interrompue. Le cheikh, infatué de son rôle, voulut bien
recevoir les cadeaux de prix que lui envoyait le gouverneur ; mais avant
toute négociation, il exigeait le départ du lieutenant-colonel Duvivier.
Cette lâche concession lui fut faite. Blessé profondément des étranges
procédés du gouverneur, Duvivier remit aussitôt le commandement entre les
mains du colonel et rentra en France. Le 9 avril, le traité fut conclu. La
paix était rétablie entre les Français et les Kabyles. Oulid-ou-Rebah
reconnaissait aux premiers le droit d'occuper Bougie et la plaine jusqu'à la
rivière ; il accréditait auprès d'eux son consul Medeni. Les Français et lui
devaient se prêter un appui mutuel contre les tribus qui voudraient troubler
l'ordre. Il est à remarquer que le cheikh des Abdel-Djebar cédait à la France
Bougie, qui ne lui avait jamais appartenu, et stipulait pour des gens dont il
n'était pas le chef. Il est vrai que, par une formule ingénieusement
prévoyante, l'acte comprend, avec les tribus qui lui obéissent, celles qui
lui obéiront par la suite. La suite, au lieu des soumissions attendues, amena
des prises d'armes. La paix si étrangement faite dura tout juste quinze
jours. Le 24
avril, les coups de fusil recommencèrent ; le 26, trois hommes du bataillon
d'Afrique eurent la tête coupée. Quand on sommait Oulid-ou-Rebah de châtier
les perturbateurs, il se dérobait. Au colonel Lemercier, qui avait assez de
cette mauvaise besogne, le comte d'Erlon donna pour successeur son chef d'état-major,
le lieutenant-colonel Girot. Celui-ci ne fut pas plus heureux ; M. Lowasy
lui-même, l'instigateur du traité, ne le fut pas davantage. Dans une entrevue
qu'il eut, vers la fin de juillet, avec Oulid-ou-Rebah dans la plaine, ce fut
celui-ci qui eut l'audace de se plaindre. Pendant la conférence, sous
prétexte de faire honneur au commissaire du Roi, les cavaliers du cheikh
mirent le feu aux herbes ; ce fut en effet un beau feu de joie qui dura quarante-huit
heures ; mais aussi tout le fourrage destiné au troupeau de la place se
trouva brûlé. C'était ainsi qu'Oulid-ou-Rebah marquait sa reconnaissance à M.
Lowasy : Duvivier était trop bien vengé. IV A
Bougie, la versatilité du comte d'Erlon n'était la cause que d'un mécompte ;
dans la province d'Oran, elle avait fait éclater la plus formidable des
crises. Oh a vu
que, peu de temps après l'installation du gouverneur, le général Desmichels
était venu lui rendre compte des affaires politiques et militaires de son
commandement. Dans la division d'Oran, le bataillon espagnol de la légion
étrangère, cédé par le gouvernement français au gouvernement d'Espagne, avait
été remplacé par un demi-bataillon polonais retiré de Bougie. La mutation
venait d'être faite, lorsqu'un grave incident mit tout à coup en péril la
sécurité de la place. Le 2e régiment de chasseurs d'Afrique, qui s'était déjà
révolté au mois d'août de l'année précédente, se mit de nouveau en révolte au
mois de juillet 1834. Les autres corps heureusement ne se laissèrent
entraîner ni par ses excitations ni par son exemple. Un capitaine, trois
brigadiers et trois chasseurs furent traduits devant le conseil de guerre,
sept officiers mis en retrait d'emploi, deux escadrons envoyés à Mosiaganem.
L'ordre à peine rétabli, un mal terrible, le choléra, s'abattit soudain,
d'abord sur Mers-el-Kébir, puis sur Oran. A la fin d'octobre, il avait fait
plus de quatre cents victimes, les deux tiers dans la garnison. Le général
Desmichels avait perdu trois personnes de sa famille et son ancien chef
d'état-major, le général de Fitz-James. D'Oran,
le fléau envahit Mascara et Tlemcen. Les grands projets d'Abdel-Kader en
furent quelque temps retardés, mais il n'en continua pas moins ses apprêts.
Non loin de Mascara, il avait un camp permanent où huit cents Kabyles étaient
exercés à l'européenne ; c'était un Allemand, déserteur de la légion
étrangère, qui organisait et instruisait ce premier bataillon de réguliers.
Attentif à prévenir ou prompt à réprimer tout essai d'insurrection contre son
pouvoir, l'émir avait fait saisir le grand cheikh de la plus puissante tribu
du Chélif, Sidi-el-Aribi, que le choléra vint achever dans la prison de
Mascara. Son autre ennemi, Moustafa-ben-Ismaïl, s'était mis hors de son
atteinte dans le Méchouar de Tlemcen. Sauf
celte citadelle et les villes du littoral occupées par les Français, tout le
beylik d'Oran était à lui ; dans le beylik de Titteri, on l'attendait ; ses
messagers annonçaient son arrivée prochaine. Une première fois il s'était
arrêté devant l'opposition du général Voirol ; quoique Miloud-ben-Arach n'eût
pas trouvé le comte d'Erlon plus favorable, il était décidé à tenter l'aventure.
« Laissez-moi, disait-il au général Desmichels, me rendre maître de toutes
les tribus de l'intérieur, à l'est et à l'ouest ; vous garderez la côte, et
alors la paix qui existe entre nous assurera la tranquillité. » Le général
était d'avis de le laisser faire ; mais le comte d'Erlon, que cette idée ne
hantait pas encore, écrivit en sens contraire aux gens de Blida, de Coléa, de
Médéa, de Miliana et de Cherchel : te Abdel-Kader vous a trompés et a menti ;
son invasion serait un acte d'hostilité, car il n'a aucun droit sur la
province d'Alger, lui qui ne lient sa force que des Français. S'il se
présente pour vous soumettre, recevez-le en ennemi, car il se sera rendu
parjure. Conduisez-vous selon mes intentions, sinon Dieu jugera entre nous.
Faites savoir mes volontés à toutes les tribus. » Sur ces
entrefaites, le général Desmichels fit porter à l'émir, par un des officiers
de son état-major, le capitaine Walewski, des conseils de modération. L'émir
se récria d'abord ; il fit voir à l'officier français les députés de Miliana
et de Médéa qui le pressaient de leurs instances ; il lui montra des lettres
venues des montagnes de l'est, du pays des grands Kabyles ; puis il consentit
à différer son départ, tout au moins à n'aller pas plus loin que Miliana.
Éclairé, avec le temps, sur l'imprudence de ses premières négociations, le
général Desmichels aurait bien voulu remplacer son traité en partie double
par un acte plus correct, et il avait chargé le capitaine Walewski d'en faire
la demande à l'émir. Celui-ci n'y contredit pas ; des préliminaires furent
arrêtés même : la France aurait eu tout le littoral de la régence, sauf
Mostaganem et Cherchel, réservés avec tout l'intérieur à la domination
d'Abdel-Kader, qui aurait renoncé pour sa part au monopole. De Mascara, le
négociateur se rendit à Paris : là, il eut moins de succès ; le maréchal
Mortier, ministre de la guerre, désapprouva la négociation, blâma le général
Desmichels d'en avoir pris l'initiative et renvoya toute l'affaire au
gouverneur général. Très-irrité
de ce qu'il regardait justement comme l'acte d'insubordination le plus grave,
le comte d'Erlon était décidé à demander à la première occasion le rappel du
commandant d'Oran. L'occasionne tarda pas à s'offrir. Abdel-Kader avait
accrédité, à titre d'oukil sur la place d'Alger, un Juif
nommé Juda-ben-Dran, et, dans l'usage, Ben-Durand. Élevé en Europe, parlant
très-bien français, au courant de notre caractère et de nos idées, de notre
fort et de notre faible, ce Juif était le plus délié des intrigants. Chargé
d'abord par l'émir, qui prétendait battre monnaie, de réclamer les anciens
coins de la régence, il avait essuyé un refus ; mais le premier pas était
fait ; il était entré en relation avec le gouverneur général. Celui-ci
s'étant plaint à lui du monopole exercé par l'émir au détriment du commerce
français, Ben-Durand ne manqua pas d'alléguer le droit qu'y avait son maître,
et pour preuve, il produisit la fameuse note arabe acceptée par le général
Desmichels, et qui, pour Ahd-el-Kader, était le seul et vrai traité. Aussitôt
le gouverneur écrivit au ministre de la guerre une lettre virulente où tous
ses griefs contre le commandant d'Oran étaient récapitulés et qui concluait
nettement à sa révocation. Invité à s'expliquer, le général Desmichels eut la
faiblesse de n'oser pas, même en ce dernier moment, avouer son erreur ; il
nia le traité secret, prétendit que la pièce produite était apocryphe ; bref,
il essaya d'une défense maladroite et peu digne. Une ordonnance royale du 16
janvier 1835 prononça son rappel et lui donna pour successeur le chef
d'état-major de l'armée d'Afrique, général Trézel. Immédiatement
après les révélations de Ben-Durand, le comte d'Erlon avait fait partir pour
Mascara un de ses aides de camp, le capitaine Saint-Hypolite, en compagnie du
Juif. Abdel-Kader maintint toutes ses prétentions et refusa péremptoirement
de renoncer aux clauses de l'acte nié par le général Desmichels comme à ses
projets de domination sur tout l'intérieur de la régence. Il écrivit au
gouverneur qu'il aimerait à se rencontrer et à traiter personnellement avec
lui, afin de confirmer les stipulations précédentes. A lire la réponse molle
et faiblissante du comte d'Erlon, il semblerait qu'il eût épuisé, dans son
ressentiment contre le général Desmichels, le dernier reste de sa vigueur.
Quel contraste avec la lettre menaçante qu'il adressait naguère aux gens de
Médéa ! Il repoussait bien encore les prétentions de l'émir sur le Titteri,
mais il promettait d'en référer au Roi et il faisait lever le séquestre mis
d'abord sur un chargement de fusils et de poudre à destination de Mascara.
Évidemment il hésitait ; quel encouragement pour Abdel-Kader ! V Le 5
février 1835, au moment où le général Trézel allait s'embarquer pour
Mers-el-Kebir, le gouverneur lui remit une longue instruction d'après
laquelle il devait régler sa conduite vis-à-vis d'Abdel-Kader. Il y était
parlé d'abord de la fausse politique du général Desmichels, qui avait
favorisé de tout son pouvoir l'autorité de l'émir en lui fournissant
notamment plus de douze cents fusils, de la poudre, du soufre et du plomb ;
puis des visées d'Abdel-Kader sur le Titteri. A la suite de cette préface, le
gouverneur examinait les partis à prendre ; il n'en voyait que deux : « Le
premier serait d'autoriser la prétention de l'émir et de profiter des
avantages précaires que ce nouvel ordre de choses nous offrirait ; il est
sans contredit le plus mauvais et il augmenterait probablement par la suite
nos embarras. Le second consisterait à regarder cette agression comme une
rupture ouverte et à s'y opposer par la force. C'est le plus sage ; mais pour
le faire réussira coup sûr, il faudrait de l'énergie, de l'argent et des
troupes suffisantes. Celles qui sont à Alger le sont-elles ? Leur
organisation et les moyens de transport dont elles disposent permettent-ils
de diriger une expédition jusque sur Médéa ? On le pense d'autant moins que
l'émir a fait travailler les tribus des environs par l'ancien agha —
Mahiddine — qui nous a trahis, qui est son agent et qui se trouve en ce
moment chez les Beni-Menad. On doit s'attendre, si l'émir vient avec ses
troupes, que son arrivée sera le signal d'une coalition générale contre nous.
Nous devrions donc, dans cette hypothèse, chercher des auxiliaires dans le
pays et attaquer surtout l'émir dans les lieux où est le centre de sa
puissance. Malheureusement on a en grande partie annulé cette ressource, en
lui facilitant la destruction de ses compétiteurs. Il est cependant possible
de lui en susciter, et il convient de signaler en première ligne Moustafa,
ancien agha des Arabes, qui se trouve à Tlemcen, et le cheikh El-Aribi, sur
le Chélif, dont le père est mort dernièrement dans les prisons de Mascara.
Dès que le général Trézel sera sur les lieux, il cherchera à connaître les
ressources de ce genre dont on pourrait disposer au besoin ; il tâchera d'en
créer de nouvelles, en ayant soin toutefois de ne pas donner d'ombrage à
Abdel-Kader, notre intérêt étant de nous maintenir en paix avec lui le plus
longtemps possible. Quoi qu'il en soit, le général Trézel doit chercher à
maintenir la bonne harmonie qui existe et s'abstenir de commettre aucun acte
d'hostilité jusqu'à ce qu'il ait reçu de nouveaux ordres du gouverneur, à
moins qu'il y eût urgence et qu'il fallût repousser la force par la force. » Après
son arrivée à Oran, un des premiers soins du général Trézel fut de faire, en
compagnie du chef d'état-major de la division, le commandant de Maussion,
nouveau venu comme lui, ce qu'il appelait son éducation locale. « Oran,
écrivait M. de Maussion, est une grande, immense ville, mais dont la surface
est à moitié occupée par un ravin qui la coupe en deux, par des forts, des
jardins, des ruines. Dans un terrain qui semble devoir contenir soixante
mille âmes, il y a place à peine pour deux mille habitants et trois ou quatre
mille militaires ; mais aussi rien de plus pittoresque que l'enceinte de
celte ville et de ses forts à hautes murailles s'étendant sur des falaises
escarpées, sur des sommets de montagnes et dans une vallée couverte de
verdure. » Hors des murs, tout ce pittoresque s'évanouit ; l'étendue sèche,
dénudée, pas un arbre. Ils s'en vont visiter Arzeu et Mostaganem. Qu'est-ce
qu'Arzeu, l'ancienne Mersa, en ces premiers mois de l'année 1835 ? « Un petit
fort, des magasins, trois maisons bâties de cet hiver, dont deux cabarets ;
de l'eau saumâtre et pas un pouce de terre cultivée. Autour de la rade, on
trouve les vestiges de trois villes dans une longueur de quatre lieues-, à
présent, tout est désert ; mais si la paix dure, le commerce repeuplera le
pays, qui est fertile, et assez joli. » Voici Mostaganem : « Une lieue en
deçà commencent les jardins plantés d'arbres fruitiers de toute espèce, — la
vallée de Montmorency, dit le général Trézel, — de vignes, de coton, de
légumes. Le pays est couvert de verdure, semé de maisons de campagne, mais
toutes ces maisons sont en ruine, toute celte belle contrée est déserte. Les
habitants se sont enfuis quand nous avons pris Mostaganem, et, depuis la
paix, Abdel-Kader les empêche de rentrer. C'est une chose incroyable que la
quantité de ruines qui couvre ce pays. Outre les maisons isolées et la petite
ville de Mazagran, qui n'a plus un seul habitant, Mostaganem même est aux
deux tiers détruit. On voudrait avoir quinze ou vingt mille émigrants à jeter
dans ces deux villes de Mazagran et de Mostaganem et dans les jardins abandonnés
qui les entourent ; ils y trouveraient de quoi vivre à l'aise. » Pendant
ce temps le comte d'Erlon s'amollissait de plus en plus dans ses égards pour Abdel-Kader.
« Tâchez, écrivait-il le 18 mars au général Trézel, tâchez d'amener l'émir à
la reconnaissance, au moins en droit, de l'autorité de la France et à la
délimitation des pays sur lesquels son autorité pourra s'étendre.
Efforcez-vous, en attendant, de maintenir le statu quo du traité du 26
février et surtout de ne blesser l'émir en rien. Comme Abdel-Kader tient
absolument à se procurer des armes et des munitions, notre artillerie
pourrait lui en fournir contre remboursement. En cédant sur ce point, nous
obtiendrons d'autres concessions. » D'autres concessions ! ne semblerait-il
pas que l'émir en eût déjà fait ? Il ne concédait rien et prétendait tout.
Heureusement, le général Trézel ne se prêta pas aux complaisantes attentions
du gouverneur ; il estimait qu'Abdel-Kader avait déjà reçu trop de fusils
français ; il ne voulut pas lui en fournir davantage ; mais gêné par cette
dernière dépêche qui contredisait sur un point important ses premières
instructions, il fut obligé de décliner les propositions que, du Méchouar de
Tlemcen, Moustafa-ben-Ismaïl lui faisait faire. Un
nouvel essai de coalition entre Moustafa et les fils de Sidi-El-Aribi venait
d'échouer, et cependant l'émir avait trouvé parmi ses adversaires des membres
de sa propre famille, un cousin, un oncle un de ses frères même. Avant que
les coalisés eussent pu se réunir, il avait fondu sur eux, d'abord sur les
Flita, puis sur les tribus du Chélif. Deux cheikhs avaient été décapites,
vingt-quatre saisis comme otages ; pour la rançon des autres, il s'était fait
donner cent chevaux, mille fusils, cinq cents sultanis d'argent. Son oncle,
son frère, les fils de Sidi-El-Aribi avaient été conduits à Mascara ; son
pardon s'étendit sur eux ; après avoir triomphé par les armes, il triompha
par la clémence. Aussitôt, il fit annoncer officiellement au général Trézel
sa victoire et son dessein d'en recueillir immédiatement les fruits. Les
fruits, c'était Miliana, c'était Médéa, tout ce que le comte d'Erlon n'osait
plus lui interdire. Dans sa
marche sur Miliana, les grands des Hadjoutes, des Mouzaïa, des Soumata, des
Beni-Menad, des Beni-Menacer vinrent au-devant de lui comme au-devant d'un
maître. A leur tête marchait un personnage considérable, l'ancien agha des
Arabes sous le général Berthezène, Sidi-Mahiddine el Sghir-ben-Mbarek, des
marabouts de Koléa ; c'était toute la plaine et toute la montagne à l'ouest
de la Chiffa qu'il amenait faire hommage à l'émir. Suivi de cette brillante
escorte, Abdel-Kader franchit le Chélif ; le 15 avril, il campait sous
Miliana. De toutes parts, les envoyés des tribus venaient lui présenter les
chevaux de soumission ; fatiguées de l'anarchie, elles attendaient de lui un
gouvernement. Il fit bey de Miliana Mahiddine, avec autorité sur la vallée du
Chélif et sur la Métidja ; il fît bey de Médéa Mohammed-ben-Aïssa-el-Barkani,
ancien kaïd de Cherche, d'une famille dont l'illustration égalait celle des
Mbarek. Pour
installer Barkani dans la capitale de son beylik, il fallait la disputer à
Mouça-el-Derkaoui, un marabout du désert, un fanatique, un thaumaturge, chef
d'une secte qui prétendait ramener l'islamisme à la pureté des premiers âges.
Il était venu du Sahara, proclamant la guerre sainte, annonçant la
destruction des infidèles et de leurs alliés, maudissant à la fois
Abdel-Kader et les roumi ; douze cents cavaliers
s'étaient attachés à sa fortune. Arrivé sous Médéa, il avait commencé par
sommer les hadar de lui livrer, pour être mis à mort, tous les Juifs et tous
les Mzabites. Les hadar lui avaient refusé ces victimes, et fermant leurs
portes à la masse des Derkaoua, ils n'avaient permis qu'à leur chef d'entrer
seul dans la ville. Quelques Kabyles des tribus voisines étant venus grossir
sa troupe, il alla camper au-delà du Nador, parmi les oliviers sauvages de
Zeboudj-Azara. De là, au nom de Dieu et du Prophète, il envoya sommer
Abdel-Kader de se joindre à lui contre les infidèles. Le 20 avril,
Abdel-Kader partit de Miliana ; le 22, à trois lieues de l'Arba-de-Djendel,
sur le territoire des Ouamri, près de Haouch-Amoura, il joignit le Derkaoui,
mais pour le combattre. Sa victoire fut complète ; il ne perdit pas cinquante
hommes et il fit partir pour Mascara, puis pour Tlemcen, afin de donner à
réfléchir aux coulouglis du Méchouar, neuf chameaux chargés de têtes ; le
butin fut immense. Poursuivi jusqu'à Berouaghia par Mahiddine, Mouça réussit
à gagner le désert ; sa femme et sa fille, restées prisonnières, furent
traitées avec égard et plus tard lui furent renvoyées ; mais le cousin de
l'émir, qui s'était laissé prendre parmi les Derkaoua après avoir conspiré
naguère avec les fils de Sidi-el-Aribi, paya de sa vie cette nouvelle
trahison. Le 24 avril, Abdel-Kader fit à Médéa une entrée triomphale ; les
tribus qui avaient assisté Mouça demandèrent grâce et reconnurent comme les
autres l'autorité de Mohammed-el-Barkani. Grande
était l'anxiété du gouverneur général. En même temps que lui parvenait la
nouvelle des succès d'Abdel-Kader, arrivait une dépêche ministérielle qui
l'invitait à négocier avec l'émir sur les bases suivantes : reconnaissance de
la souveraineté de la France ; délimitation des territoires suivant le cours
du Chélif ; liberté absolue du commerce intérieur ; exportation exclusivement
réservée aux ports français. Entre ces conditions et les visées
d'Abdel-Kader, c'était un abîme. « Envoie-moi le plus tôt possible
Ahmed-bou-Derba et Juda-ben-Durand, écrivait-il cavalièrement au comte
d'Erlon ; je traiterai avec eux de ce qui convient à mon gouvernement et au
tien. » Sa lettre à Ben-Durand au sujet du gouverneur était encore plus
insolente : « Il faut qu'il ne se mêle pas des affaires des musulmans et
qu'il reste où il est ; alors nous traiterons avec lui comme nous avons
traité à Oran. S'il désire mon amitié et qu'il veuille le bien, il fera ce
que je viens de dire à titre de conseil et dans son intérêt ; sinon, mes
sujets sont d'accord et je recommanderai aux chefs de suivre la vérité et les
règles de la loi. » Dompté
par cette volonté inflexible, le comte d'Erlon se soumit. Il fit partir pour
Médéa le capitaine Saint-Hypolite, en compagnie de Ben-Durand. L'officier,
qui ne savait pas l'arabe, allait avoir pour truchement le Juif, l'oukil, l'âme damnée d'Abdel-Kader ; belle garantie pour le négociateur
! Car il s'en allait négocier, « Je pars demain, écrivait-il, le 3 mai, à
Duvivier, je pars pour Médéa où se trouve Sidi-Hadji Abdel-Kader au moment où
nous le croyions sur le Chélif, à nous attendre. Je vais voir dans quelles
dispositions se trouve maintenant notre ami. » Abdel-Kader n'était plus à
Médéa : il venait de rentrer à Miliana. Ce fut là que le capitaine
Saint-Hypolite eut son audience ; Miloud-ben-Arach y assistait. L'émir avait
commencé par recevoir avec satisfaction les compliments et les présents qui
lui étaient offerts de la part du gouverneur ; il semblait même prêter
l'oreille à des propositions d'accommodement, quand Mahiddine entra tout à
coup et le conjura de ne pas accéder aux demandes des chrétiens. Alors
changeant de ton et de visage : « Je promets la paix générale et absolue, dit
Abdel-Kader, à condition que vous quitterez Bou-Farik. — C'est impossible !
s'écria le Français. — Eh bien ! reprit l'émir, je ne m'en occuperai
plus, mais alors qu'on ne me parle plus de Médéa ! Du reste, les traités
existent, et je veux les maintenir. » Il consentit seulement à notifier
officiellement au gouverneur la nomination des beys qu'il venait d'investir ;
sa condescendance n'alla pas plus loin. Celle du comte d'Erlon n'avait plus
de limites. A peine
revenu auprès de lui, le 9 mai, le capitaine Saint-Hypolite dut repartir, le
lendemain, avec une nouvelle lettre et les mêmes propositions auxquelles
Abdel-Kader avait dédaigné de répondre. L'officier français à qui, par un
raffinement d'insolence, l'émir avait fait donner une escorte d'Hadjoutes, le
rejoignit sur la route de Mascara, et parut dès lors confondu dans son
cortége. Abdel-Kader s'avançait lentement, salué d'acclamations, rendant la
justice, frappant d'amendes les tribus indociles, obéi partout, partout
redouté. Quand il entra dans sa capitale, il fit porter devant lui, comme un
tribut offert, les présents du gouverneur général. Deux jours après,
satisfait d'avoir traîné publiquement à sa suite, comme un des siens,
l'envoyé du comte d'Erlon, il le congédia en lui remettant son ultimatum qui
était ainsi conçu : « 1° Le pays dont le prince des fidèles se trouve
aujourd'hui en possession restera sous son commandement ; le pays que le
général possède aujourd'hui restera aussi sous son commandement, de manière
que chacun conservera le sien. 2° Quand l'émir jugera bon de nommer un hakem
à Miliana ou à Médéa, ou quand il jugera bon de le destituer, il en informera
le général. Lorsque le général aura besoin de quelque chose de ces pays, il
en écrira au hakem, qui préviendra l'émir. 3° Le commerce sera libre pour
tous ; les Arabes seront respectés dans les marchés appartenant aux Français,
de même que les Français seront respectés dans les provinces de l'émir. 4°
L'émir pourra, par l'entremise de son oukil, acheter poudre, soufre, armes,
mortiers, et tout ce qui se rapporte aux munitions de guerre. 5° L'émir
rendra aux Français tous les déserteurs français, comme aussi les"
Français rendront à l'émir ses déserteurs. 6° Si l'émir avait l'intention de faire
une expédition à Constantine ou à Tunis, il en ferait part au général pour
qu'il donne son avis sur cet objet. » La formule de ratification n'était même
pas oubliée : « Tous les articles ci-dessus écrits ont été consentis par Sa
Majesté le roi de France, le Grand Philippe. » VI Il y
avait un homme qui refusait de subir l'ascendant auquel se soumettait le
comte d'Erlon : c'était le général Trézel. Abdel-Kader lui avait fait
demander à diverses reprises, mais toujours en vain, des armes et des
munitions qui lui avaient été promises par le gouverneur, disait-il, et
particulièrement deux mortiers, dont il avait besoin pour réduire des
coulouglis de Tlemcen. Irrité de rencontrer chez le successeur du général
Desmichels une résistance à laquelle il n'était pas accoutumé, l'émir revint
à cet ancien système d'intimidation qui valait, pour lui, ce que vaut, pour
les peuples civilisés, la rupture des relations diplomatiques. Il résolut de
rompre le commerce des tribus avec les Français, de faire le vide autour
d'Oran, d'Arzeu, de Mostaganem. Les Douair, les Sméla, les Gharaba notamment
reçurent de lui l'ordre de se retirer dans l'intérieur des terres. Les
derniers se disposèrent à obéir après la récolte ; les autres, prêts à
résister, réclamèrent formellement la protection de la France. En même temps qu'il
avisait le gouverneur de cet incident grave, le général Trézel fit à l'émir
des représentations sur une mesure que le traité ne justifiait pas. Il reçut,
pour la première fois, une réponse insolente. Abdel-Kader l'invitait
nettement à ne se mêler que de ses propres affaires et à le laisser gouverner
les Arabes comme il l'entendait. Effrayé
de ces menaces de conflit, le comte d'Erlon s'empressa de partir pour Oran,
où il arriva le 6 juin. Comme pour se donner du courage et s'armer d'avance
contre les assauts d'Abdel-Kader, il avait, avant son départ, affirmé dans
une proclamation qu'aucun point de la Métidja ne serait abandonné par la
France. Averti de l'arrivée du gouverneur, l'émir lui fit porter par
Miloud-ben-Arach ses compliments avec une lettre qui débutait ainsi : « Comme
j'ai appris que tu venais dans mon royaume, je veux t'y recevoir avec
déférence et honneur. » Outre la demande habituelle d'armes et de munitions,
Ben-Arach avait à soutenir une réclamation singulière. Les transfuges de
Beni-Khelil, les réfractaires à l'autorité française qui avaient passé aux
Hadjoutes et pris part à tous leurs méfaits, meurtres et pilleries, s'étaient
adressés à l'émir pour obtenir du gouverneur un sauf-conduit à la faveur
duquel ils seraient tranquillement venus moissonner leurs anciens champs et
s'en seraient allés ensuite avec la récolte chez l'ennemi. Il fallut les
énergiques représentations du général Trézel pour empêcher la délivrance du
sauf-conduit, comme celle des armes, de la poudre, des mortiers et des bombes
à destination de Tlemcen. Quelques grands des Douair et des Sméla, venus en
secret à Oran, demandèrent à parler au gouverneur ; il ne voulut pas les
recevoir, même la nuit, prétextant qu'avant de leur pouvoir donner une
réponse, il devait attendre les instructions du ministre de la guerre, et
quand le général Trézel lui demanda ce qu'il y aurait à faire, dans le cas
très-probable où l'émir emploierait contre eux la force, il finit par dire,
après avoir longtemps éludé : « Ne faites rien jusqu'à ce que je vous aie
envoyé des ordres. » Le 10 juin, le comte d'Erlon se rembarqua pour Alger. Le
13, la crise éclata. Des
cavaliers de l'émir, sous la conduite d'El-Mzari, étaient arrivés chez les
Douair et les Sméla, avec ordre de saisir les chefs rebelles, de les envoyer
sous bonne garde à Mascara et de ramener les deux tribus au sud de la Sebkha,
dans la plaine de Mléta, au pied des montagnes. Aussitôt averti, le général
Trézel eut sa résolution prise. « Il n'y avait point à Mers-el-Kébir, a-t-il
dit, de bateau à vapeur pour porter rapidement cette nouvelle au gouverneur
et me rapporter ses ordres. Devais-je, avant de les avoir reçus, m'opposera
l'enlèvement de ces tribus, ou voir anéantir, en les abandonnant, toute notre
influence morale et blesser aussi gravement l'honneur de la France ?
L'avouerai-je ? Lorsque, peu de jours auparavant, le comte d'Erlon avait
terminé notre entretien en me disant de ne rien faire avant qu'il eût envoyé
des ordres, ces paroles, qui me paraissaient dictées par un fatal système
d'inertie, me donnèrent pourtant un moment de satisfaction ; je me sentais
dégagé de la responsabilité des événements que je prévoyais ; mais aussitôt,
honteux du sentiment d'égoïsme dont je venais d'être atteint, je n'hésitais
pas à commettre mon avenir et ma réputation, si les circonstances m'en
faisaient un devoir. » Le 14
juin, il alla s'établir à Misserghine avec un bataillon de la légion
étrangère et les chasseurs d'Afrique. Averti le lendemain qu'El-Mzari avait
fait saisir son propre neveu Ismaël, l'un des plus dévoués partisans de la
France, il chargea le capitaine de Lagondie, un de ses aides de camp,
d'aller, suivi de deux escadrons, faire des représentations à l'agha
d'Abdel-Kader ; mais celui-ci, le voyant approcher, se mit en retraite.
Tandis que l'officier français, n'ayant mission que de négocier, se tenait sur
la réserve, de nombreux cavaliers Douair, amis du captif, réussirent à
joindre la troupe qui l'entraînait et à le lui reprendre. Quand il fut amené
au général Trézel, il portait encore l'anneau de fer qu'El-Mzari avait fait
river autour de sa jambe. Le 16, à la sollicitation des deux tribus qui
craignaient la destruction de leurs récoltes, le général porta son campement
au Figuier ; il y appela un bataillon du 66 et le 1er bataillon d'Afrique
avec une demi-batterie de campagne. Dans cette position, il couvrait tout le
pays occupé par les Sméla et les Douair. Le même jour, il conclut avec eux
une convention aux termes de laquelle ils se reconnurent sujets, tributaires,
et soldats de la France. Les
Gharaba, inquiets pour leurs moissons, étaient sur le qui-vive. Le 18,
Khalifa, leur chef, envoya au camp un message pacifique. Le général lui
répondit qu'il était sorti d'Oran pour protéger deux tribus contre les
violences de l'émir, que le roi des Français voulait que les Arabes vécussent
libres et qu'il ne reconnaissait à personne le droit de leur faire abandonner
leurs terres. Le lendemain, le campement fut porté trois lieues plus loin,
sur la route de Mascara, au bord du TIélate. Khalifa vint rôder avec une
trentaine de cavaliers en vue des avant-postes ; le général lui fit offrir le
prix de l'orge que les chasseurs d'Afrique ramassaient autour du camp ; mais
le cheikh ne voulut rien accepter : c'était, selon lui, le droit des gens de
guerre de prendre partout ce qui était à leur convenance. Dès sa
sortie d'Oran, le commandant de la division n'avait pas manqué d'informer le
comte d'Erlon du mouvement qu'il avait jugé indispensable de faire, et, du
camp du Figuier, il avait fait connaître directement à l'émir sa résolution
de protéger efficacement les Douair et les Sméla. Le 21, il reçut cette
réponse d'Abdel-Kader : « Tu sais à quelles conditions le général Desmichels
s'est engagé avant toi, et tu m'as fait les mêmes promesses à ton arrivée, de
nous rendre chaque homme qui aurait commis une faute et se serait sauvé chez
vous, et cela quand bien même il ne s'agirait que d'un seul individu. A
combien plus forte raison doit-il en être ainsi quand il s'agit de deux
tribus ! Les Douair et les Sméla sont au nombre de mes sujets, et, d'après
notre loi, j'ai le droit de faire d'eux ce que bon me semble. Aujourd'hui, si
tu retires ta protection à ces tribus et si tu me laisses leur commander
comme autrefois, rien de mieux ; mais si tu veux contrevenir à ce qui a été
convenu, mande ton consul Abdalla auprès de toi, car quand bien même les
Douair et les Sméla entreraient dans Oran, je ne retirerai pas la main que
j'ai levée sur eux, à moins qu'ils ne fassent pénitence de leur faute. Notre
religion me défend, en effet, de permettre qu'un musulman soit sous la
puissance d'un chrétien ou d'un homme d'une autre religion. Vois donc ce
qu'il te conviendra de faire ; autrement c'est Dieu qui décidera. « Après
avoir communiqué au comte d'Erlon la prétention despotique d'Abdel-Kader, le
général Trézel ajouta, le 23, à sa dépêche la conclusion suivante : « Il est
impossible de rentrer à Oran sans avoir obtenu satisfaction de l'émir. Lui
laisser exercer le droit qu'il s'arroge sur les tribus, c'est le reconnaître
souverain absolu et indépendant, et, comme il me l'écrit, maître de ne pas
laisser entrer un oiseau à Oran et de traiter les Arabes comme bon lui semble,
sans que nous ayons à nous mêler de ses affaires ; c'est consentir à ce qu'il
consomme la ruine de deux tribus pour effrayer les autres, et placer Oran
dans un désert de huit lieues de rayon ; c'est enfin prendre un parti aussi
honteux pour la France que cruel poulies malheureux qui ont imploré son
appui. Je n'aurais pas le courage d'accepter même la responsabilité
d'exécution d'un ordre de retraite, et si les instructions formelles du
cabinet pouvaient forcer un de nos plus anciens et plus glorieux chefs à le
donner, je vous prierais, de me le faire transmettre par mon successeur. » Le 22
juin, les reconnaissances du matin avaient signalé l'attitude hostile que les
Gharaba commençaient à prendre ; des hommes de la légion étrangère, qui
coupaient du bois, recevaient des coups de fusil ; ici un convoi, là des
fourrageurs étaient attaqués. Le surlendemain, on apprit que les Abid-Chéraga
et les Cheurfa étaient venus tirailler autour de Mostaganem ; le 26, que
quatre ou cinq cents Gharaba avaient essayé d'enlever le troupeau d'Oran.
Décidé à ne se tenir plus sur la défensive, et sachant qu'Abdel-Kader avait
réuni les goums des tribus sur le Sig, le général Trézel résolut de s'avancer
d'une marche sur la route de Mascara. La
division d'Oran avait un effectif de sept mille hommes ; mais les garnisons
des places et les non-valeurs déduites, les forces que le général Trézel
avait pu mobiliser ne dépassaient pas dix-sept cents baïonnettes et six cents
chevaux. Elles se composaient d'un bataillon du 66e, d'un bataillon
d'infanterie légère d'Afrique, d'un bataillon italien et de trois compagnies
polonaises de la légion étrangère ; de quatre escadrons du 2e régiment de
chasseurs d'Afrique, qui n'avaient pas encore reçu, comme leurs camarades de
la division d'Alger, le fusil de dragon à la place du mousqueton pour les
uns, de la lance pour les autres ; d'une demi-batterie de campagne et de
quatre obusiers de montagne. Il y avait en outre une compagnie de sapeurs et
vingt fourgons ou prolonges du train des équipages. Le 26,
à cinq heures du matin, la marche commença dans l'ordre réglé par le
commandant de Maussion, chef d'état-major, et approuvé parle général : à
l'avant-garde, sous les ordres du colonel Oudinot, des chasseurs d'Afrique,
deux escadrons, dont un armé de lances, les trois compagnies polonaises et
deux obusiers de montagne ; au centre, l'état-major, la demi-batterie de
campagne, l'ambulance et le convoi flanqué, à droite, par un escadron et par
le bataillon du 66e, à gauche, par le quatrième escadron et par le bataillon
italien de la légion étrangère ; à l'arrière-garde, le bataillon d'Afrique et
deux obusiers. Il faut ajouter qu'à la suite du convoi, déjà difficile à
manier à cause de la lourdeur des fourgons et des prolonges, se traînaient
des voitures de cantiniers en trop grand nombre. La direction donnée coupait
de l'ouest à l'est les collines ravinées qui s'élèvent à une hauteur médiocre
entre le Tlélate et le Sig. La forêt de Mouley-Ismaël, qui est censée les
revêtir, n'est, sous un nom pompeux, qu'un taillis clairsemé de jujubiers et
de lentisques, entremêlés d'oliviers sauvages. C'était là qu'Abdel-Kader
attendait la colonne cheminant à la peine, sur un terrain difficile. Il avait
avec lui une dizaine de mille hommes, cavaliers pour les deux tiers. Son
bataillon de réguliers, fort de treize cent quarante baïonnettes et armé de
fusils français, était déployé un peu en arrière d'une crête perpendiculaire
à la route. La
colonne française suivait un chemin creux lorsqu'elle fut assaillie tout à
coup en tête et sur les flancs par des tirailleurs arabes. A l'avant-garde,
les compagnies polonaises marchèrent résolument à l'ennemi, mais les
réguliers, démasqués tout à coup, les refoulèrent, parvinrent à les déborder
et arrivèrent de droite et de gauche jusqu'à la hauteur du convoi que les
flanqueurs, embarrassés dans les broussailles, couvraient mal. Tandis que le
général Trézel et son chef d'état-major ramenaient ceux-ci en position, le colonel
Oudinot, à la tête de son escadron de lanciers, chargeait à travers bois ;
une balle le frappa au front ; ses hommes l'arrachèrent mourant aux Arabes.
En ce moment, on ne sait sur quel ordre, un trompette sonna la retraite. Les
voitures du train firent demi-tour ; seuls, les conducteurs de l'artillerie
et du génie, gardèrent leur sang-froid. Dans ce moment de crise, le général
paya de sa personne, comme il avait fait à la prise de Bougie. Ce petit homme
mince, grêle, borgne d'un œil perdu en 1815, à la bataille de Ligny, était
d'une bravoure héroïque. Comme les flanqueurs entraînés par le recul de la
cavalerie avaient peine à se reformer, il prit à l'arrière-garde une partie
du bataillon d'Afrique, fit donner à l'artillerie l'ordre d'activer son feu,
et lança les zéphyrs au pas de charge. Le 66e et le bataillon italien ralliés
suivirent le mouvement et culbutèrent tout ce qu'ils avaient devant eux. En
arrière, les Arabes, âpres au butin, s'acharnaient sur les voilures du convoi
qu'ils saisissaient par les roues ; ce qui restait de ce côté-là du bataillon
d'Afrique les contraignit à. lâcher prise. Mais deux fourgons avaient été
brisés, il fallut y mettre le feu. D'autres furent déchargés pour aider aux
transports de l'ambulance. Il y avait eu cinquante-deux morts et cent,
quatre-vingts blessés. Abdel-Kader, pour sa part, avait perdu beaucoup de
monde, surtout dans le dernier retour offensif ; deux chefs de ses réguliers
s'étaient fait tuer sur le terrain qu'ils avaient gagné d'abord ; les restes
du bataillon mutilé se repliaient dans la montagne. A midi, la colonne
française descendit dans la plaine ; à quatre heures, elle prit son bivouac
sur la rive gauche du Sig, près du marabout de Sidi-Daoud, à la place même où
les Arabes avaient campé la veille. Abdel-Kader s'était retiré plus haut, à
l'entrée de la gorge d'où sort la rivière. La nuit
fut calme. Dans la journée du 27, Ben-Ikkou, l'oukil d'Abdel-Kader, qui avait quitté Oran et qui suivait l'état-major
depuis l'avant-veille, fut échangé contre le commandant Abdalla d'Asbonne,
venu de Mascara. Le général Trézel chargea Ben-Ikkou de remettre à l'émir une
note qui stipulait ses conditions pour le rétablissement de la paix :
Abdel-Kader aurait à reconnaître la souveraineté de la France et à recevoir
les ordres du Roi par l'entremise du gouverneur général ; il aurait à payer
annuellement en tribut la moitié des contributions levées par lui dans toute
l'étendue de son territoire compris entre la frontière du Maroc, le Chélif
et' l'Oued-Fodda, à l'exception des villes de Mostaganem, de Mazagran,
d'Arzeu, des Douair, des Sméla, des Gharaba, des coulouglis de Tlemcen, qui,
sous l'autorité du commandant d'Oran, seraient régis par un chef de leur
religion. L'émir ne pourrait pas faire la guerre sans la permission" du
Roi. Le commerce serait libre, mais les denrées d'exportation devraient être
dirigées exclusivement sur les ports désignés par le gouverneur général. L'émir
seul pourrait, en s'adressant aux autorités françaises, faire des achats
d'armes et de munitions de guerre. Ces conditions étaient celles d'un
vainqueur. Le combat de Mouley-Ismaël avait été d'abord trop douteux et son
résultat n'avait pas été assez décisif pour qu'Abdel-Kader s'avouât vaincu. Après
avoir attendu jusqu'au soir sa réponse qui ne vint pas, le général Trézel
résolut de conduire au port d'Arzeu ses blessés, d'y renouveler ses vivres et
ses munitions, et de se remettre ensuite en campagne. La nuit tout entière se
passa dans les apprêts du départ. Le 28 juin, au point du jour, la colonne
quitta son bivouac. En tête marchaient un escadron de chasseurs, deux pièces
de montagne et le bataillon d'Afrique ; puis venait sur trois files le convoi
flanqué à droite par un escadron, par une pièce de montagne et par les
compagnies polonaises, à gauche par un escadron, par une pièce de montagne et
par le bataillon italien. Le bataillon du 66e, la demi-batterie de campagne
et un escadron faisaient l'arrière-garde. Tout alla bien d'abord ; ces
premières heures du jour étaient fraîches ; les troupes s'avançaient sans
hâte dans la plaine sans obstacle. Surpris par ce départ matinal, l'ennemi
n'avait encore que quelques rôdeurs en campagne. Vers huit heures seulement,
il parut plus nombreux, mais jusqu'à dix heures, il ne fit que tirailler à
grande distance. A ce moment, la colonne s'arrêta ; elle avait atteint la
limite septentrionale de la plaine. Depuis quelque temps déjà, elle côtoyait
par la droite un vaste marécage à demi desséché pendant la saison chaude. Ce
sont les eaux du Sig et de l'Habra, qui, largement épandues, s'y confondent
et s'y attardent jusqu'à ce qu'elles se décident à descendre lentement à la
mer par un très-court émissaire qu'on appelle la Macta. Courant du sud-ouest
au nord-est, le contrefort qui porte la forêt de Mouley-Ismaël a fini par se
rapprocher tellement du marais qu'entre l'un et l'autre il n'y a plus qu'un
étroit passage qui va, tout près de la mer, entre les dunes, rejoindre la
route d'Oran à Mostaganem. C'est un des chemins par où, de la plaine, on peut
gagner Arzeu ; il y en a un autre moins long qui, tournant au nord-ouest
avant le défilé, traverse les collines basses des Hamiane. C'était celui que
le commandant de Maussion était d'avis de suivre ; mais le général Trézel,
craignant d'y rencontrer trop de difficultés pour ses voitures, se décida
pour le premier. Dès que
le mouvement de la colonne se fut dessiné dans ce sens, Abdel-Kader, qui, dès
la journée du 26, s'était conduit en homme de guerre, fit prendre les devants
à quinze cents cavaliers, doublés chacun d'un fantassin en croupe, et leur
donna l'ordre d'occuper, en se dissimulant dans les broussailles, le faîte
des collines. En même temps, pour augmenter la sécurité des Français, il fit
cesser le combat contre l'arrière-garde. La colonne cheminait donc en toute
confiance, quand, en approchant du défilé, elle vit des flammes s'élever et
s'étendre rapidement à travers les herbes et les joncs desséchés du marécage
; elle rabattit naturellement à gauche ; le convoi, allongé sur une file, se
mit à côtoyer, sous les rayons brûlants du soleil de midi, le pied des
hauteurs. Quelques coups de feu éclatèrent ; les flanqueurs de gauche, levant
la tête, aperçurent des hommes, en petit nombre, dans le fourré. Le chef du
bataillon italien s'imagina qu'une seule compagnie serait plus que suffisante
pour les débusquer, mais cette compagnie trouva beaucoup de monde contre son
attente ; il fallut en envoyer une seconde, et ce ne fut pas assez encore. Le
général Trézel était à l'arrière-garde, où l'attaque Amenait de recommencer à
l'improviste. Le commandant de Maussion, qui guidait la colonne, fut tenté
d'envoyer immédiatement sur la colline tout le bataillon d'Afrique, mais il
n'osa pas prendre sur lui d'ordonner un si grand mouvement ; pendant qu'il
courait de la tête à la queue chercher les ordres du général, il vit le reste
du bataillon italien monter successivement par compagnies en désordre. Les
petits paquets ne sont jamais bons ; c'est la défaite en détail. Il y
avait parmi les Arabes de hardis partisans qui, s'élançant entre les groupes,
vinrent tomber sur le convoi. Ce n'était rien, car une charge de l'escadron
de gauche suffit à le dégager ; mais le bataillon ou plutôt les compagnies
éparpillées ont tout vu d'en haut ; déjà pressées par un ennemi supérieur en
nombre, elles prennent peur et redescendent précipitamment. Un cri s'élève :
« Dans la plaine ! » Cent, deux cents, cinq cents voix le répètent ; on se
croise, on se heurte, on se bouscule. Les uns se replient sur l'arrière-garde
; les autres s'efforcent au contraire de gagner la tête. Entre ces deux
masses confuses s'ouvre un grand vide où les Arabes arrivent en foule. Le
général Trézel, avant le désordre, était revenu à l'avant-garde ; il y est
rejoint par l'escadron de droite dont le chef, jugeant sa présence inutile
sur un flanc couvert par le marécage, a pris sur lui de gagner avec sa troupe
la tête de la colonne. L'escadron a galopé sur la lisière du marais ; des
voitures essayent d'y passer à la suite ; elles s'embourbent ; les
conducteurs coupent les traits et s'enfuient. Des prolonges chargées de
blessés sont abandonnées lâchement. Une seule est sauvée par l'énergie du
maréchal des logis Fournie, qui, le pistolet au poing, force les conducteurs
à le suivre. Ceux de l'artillerie ont heureusement gardé leur sang-froid,
malgré l'incendie qui s'est propagé dans les buissons. Le général fait mettre
les pièces en batterie et tirer à mitraille ; à la tête de l'escadron du
capitaine Bernard, il charge, afin de donner aux fuyards le temps de se
rallier sous la protection des chasseurs. A l'arrière-garde où son cheval
vient d'être tué sous lui, le commandant de Maussion s'est trouvé tout à coup
seul ; trois compagnies du 66, qu'il avait tout à l'heure sous la main, se
sont envolées, c'est son expression même, comme une volée de perdreaux. Il a
pu néanmoins gagner à la course un mamelon où quelques hommes se sont ralliés
et font un feu de hasard qui néanmoins arrête et contient l'ennemi. D'un
côté, on entend les cris déchirants des blessés que les Arabes achèvent et
mutilent ; de l'autre, les appels désespérés des fuyards qui, donnant tête
baissée au travers du marais, s'enlisent ou se noient. Il n'y
a plus rien qui ressemble à une troupe organisée. Officiers et soldats
semblent atteints de folie ; les paroles incohérentes qu'ils échangent
tiennent du délire ; quelques-uns, complètement nus, chantent et dansent ; la
plupart n'ont plus ni sac ni habit. Arrivés presque à l'issue du défilé,
comme ils n'aperçoivent ni la Macta ni la mer que les dunes dérobent à leur
vue, ils s'imaginent qu'ils sont dans une impasse, et les voilà qui se
rejettent, au risque d'y périr jusqu'au dernier, vers le marécage. Le général
et son chef d'état-major se multiplient, s'épuisent pour les retenir dans le
chemin. Trois quarts d'heure sont ainsi perdus ; enfin la tête se laisse
ramener sur la route d'Arzeu ; mais alors ce sont les volontaires d'arrière-garde
qui refusent de partir. « A la queue où j'étais avec un groupe d'hommes de
toutes armes, a écrit le commandant de Maussion, je ne sais qui s'avise de
crier qu'il faut former le carré, — dans un chemin étroit, bordé de
broussailles et tout mamelonné ! — Cette belle idée prévalut si bien qu'elle
faillit arrêter tout mouvement, et une heure après, les vingt ou trente
hommes qui tiraillaient à l'arrière-garde me criaient encore : Formons le
carré ! » Heureusement l'attaque était moins pressante ; le nombre des
assaillants, occupés pour la plupart à couper des têtes et surtout, à piller
le convoi, s'était notablement éclairci. Quelques charges d'une quarantaine
de chasseurs et quelques coups de mitraille achevèrent d'éloigner les plus
obstinés des Arabes. A la
nuit tombante, après dix-sept heures de marche et quatorze de combat, la
colonne défaite atteignit Arzeu. On se compta ; des présents sous les armes
au camp du Figuier, le 26 juin, deux cent quatre-vingts manquaient à l'appel
; on sut plus tard que dix-sept au moins de ceux-là n'étaient pas morts ; par
une fortune bien rare, ils n'étaient que prisonniers ; les blessés qui
avaient pu revenir avec la colonne étaient au nombre de trois cent huit. Du
convoi l'on n'avait pu ramener que deux voitures ; un obusier de montagne
était resté dans le marais. Dans la nuit, le général Trézel fit partir en
canot pour Mers-el-Kébir un officier d'état-major, avec ordre de faire
diriger au plus vite sur Arzeu tous les navires disponibles. Son intention
était d'abord de n'embarquer que les blessés et les malades, mais la
prostration des autres était telle encore qu'il ne jugea pas possible de les
ramener par terre à Oran. Le 30 juin au soir, un grand nombre de navires
étant arrivés, presque tout ce qui restait de l'expédition, sauf la
cavalerie, avait déjà été mis à bord. Au même
moment, d'un bâtiment à vapeur détaché d'Alger par le comte d'Erlon,
descendaient le commandant de La Moricière, le Juif Ben-Durand, le kaïd
Ibrahim et le lieutenant Allegro. « Je suis peiné d'apprendre votre mouvement
offensif, avait écrit, à la date du 27, le gouverneur en réponse au rapport
que lui avait adressé, le 23, du camp du Tlélate, le général Trézel ; après
vous avoir tant recommandé d'éviter tout ce qui pourrait troubler la paix, je
ne comprends pas que vous ayez saisi avec tant d'empressement la première
occasion pour intervenir à main armée. Les offres de Moustafa et des coulouglis
de Tlemcen seront avantageuses, si nous sommes absolument forcés de rompre
avec Abdel-Kader ; mais j'attendrai l'issue des négociations que je charge le
chef de bataillon de La Moricière d'entamer en mon nom avec l'émir. Cet
officier tâchera d'obtenir de lui le désistement de ses projets sur les
tribus des environs d'Oran. Si, contre mon attente, tout moyen de
conciliation devenait impossible, je préfère que vous attaquiez promptement
l'ennemi et le forciez à entrer en arrangement, plutôt que de rester dans un
camp éloigné d'Oran, d'où vos communications seraient, bientôt interceptées.
» La
fortune, en dérangeant tout, avait rendu la mission de La Moricière inutile :
sur-le-champ il s'en donna lui-même une autre. « J'ai vu, écrivait-il à
Duvivier quelques jours après, j'ai vu l'état de l'armée ; c'était bien
pénible. Le moral était aussi bas que possible. La panique avait été plus
forte qu'à la retraite de Médéa, le 3 juillet 1831, sous le général
Berthezène, et la perte plus considérable sur un corps d'armée bien moins
nombreux. Il n'y avait pas à penser à ramener la troupe autrement que par
mer. » Après avoir vu le général Trézel et s'être entretenu quelques instants
avec lui, il se rembarqua le soir même pour Mers-el-Kébir. Le 3 juillet, on
le vit reparaître, venu d'Oran par terre, accompagné des capitaines Cavaignac
et de Montauban, et suivi de deux cents cavaliers Sméla et Douair, qu'il
avait décidés à prendre les armes. «
Habile autant que brave, et parlant la langue des Arabes, a dit de lui le
général Trézel, il avait ainsi obtenu d'eux plus qu'aucun des généraux en
chef n'avait pu faire depuis notre arrivée en Afrique. J'ai honte de dire,
ajoutait le général, que depuis trois jours je pressais le lieutenant-colonel
Beaufort, — des chasseurs d'Afrique, — de partir avec moi par terre, et que, bien
loin de me seconder dans cette résolution d'honneur, il fomentait dans son régiment une inertie et même un •esprit de résistance qui m'avaient retenu
jusqu'alors •de donner cet ordre de départ. Je ne voulais pas exposer ce
corps à commettre un acte public d'indiscipline que la faiblesse de quelques
officiers préparait évidemment. Le 2e régiment de chasseurs d'Afrique est
très-bien composé en soldats, sous-officiers et sous-lieutenants ; au-dessus
de ce grade les braves n'y dominent plus en nombre ni en autorité. En
général, notre armée est bien affaiblie moralement ; il faut la débarrasser
d'une foule de vieux officiers qui ne veulent plus qu'attendre le plus
doucement possible, soit leurs trente années de service, soit les douze ans
du grade de capitaine. Il nous faut ici des hommes d'une trempe ferme pour
maintenir le soldat devant les têtes coupées et les corps tronçonnés par le
yatagan. C'est le brave La Moricière qui a mis un terme à une situation
fâcheuse et sauvé peut-être la réputation d'un régiment bien composé, sauf la
tête. Cet officier mérite beaucoup pour avoir ainsi déterminé les deux tribus
à cet acte de vigueur, et lui seul pouvait y réussir. C'est un homme qu'il
faut avancer aussi rapidement qu'on le pourra, afin qu'il soit plus tôt en
situation de rendre des services plus importants. » Grâce à La Moricière, le
brave et malheureux général Trézel put rentrer dans Oran autrement qu'en
fugitif, à la tête des chasseurs d'Afrique et des auxiliaires arabes. Aucun
parti ennemi ne fut aperçu pendant la marche. Le 4
juillet, toutes les troupes étaient revenues d'Arzeu. Ce jour-là, le
commandant de la division leur fit lire l'ordre suivant : « Notre expédition
avait été glorieuse, mais le dernier combat livré aux Arabes a entraîné la
perte de notre convoi. La nature des lieux était particulièrement favorable à
leur manière de combattre, et l'incendie des taillis nous a privés un moment
de l'usage de l'artillerie dans l'endroit même où elle eût été d'un effet
décisif. Ces circonstances ne peuvent être imputées aux troupes, toutes ont
fait preuve de courage. Qu'on ne charge donc aucun corps du malheur de cette
perte, et que l'esprit de concorde ne soit point troublé parmi nous ! Je
punirai avec sévérité quiconque, par ses actes ou ses discours, jetterait un
blâme injuste sur qui que ce soit, moi excepté. C'est sur le général seul que
doit retomber la responsabilité des opérations de guerre qu'il ordonne. »
C'était avec la même simplicité généreuse qu'il écrivait au gouverneur : «
J'ai perdu, dans ce fatal combat, des espérances qui me paraissaient
raisonnables, mais il fallait vaincre pour qu'elles se fussent réalisées.
Sans doute j'avais trop compté sur mes forces et trop peu sur celles des
Arabes ; mais l'engagement du 26 et tous les événements auxquels j'avais pris
part depuis trois ans en Afrique excusent peut-être cette présomption. Quoi
qu'il en soit, je suis oppressé par le poids de la responsabilité que j'ai
prise et me soumettrai sans murmure au blâme et à toute la sévérité que le
gouvernement du Roi jugera nécessaire d'exercer à mon égard, espérant qu'il
ne refusera pas de récompenser les braves qui se sont distingués dans ces
deux combats. Les jours de défaite font reconnaître les hommes fermes, et je
ne signalerai que ceux-là aux bontés du Roi. » Le
général Trézel avait l'âme haute. Ceux mêmes qui critiquaient la conduite des
opérations rendaient hommage au sentiment qui l'avait fait agir. « Pour moi,
disait l'un d'eux, j'absoudrais presque la conséquence, toute affreuse
qu'elle a été, en faveur du principe. Il était bon que quelqu'un résistât
enfin au flot toujours grossissant des concessions du gouverneur, et
protestât tout haut contre le soin qu'il prend d'armer de verges de fer la
main qui nous menace. Le général Trézel s'est très-bien conduit personnellement
dans cette circonstance ; il a inspiré une sorte d'admiration aux débris de
sa fragile armée par la bravoure dont il a fait preuve. Il a voilé les torts
de la troupe qui paraissent avoir été grands, pour attirer toute l'attention
et tout le blâme sur ses propres fautes. Il s'est fait anathème pour les
péchés de tous. » VII Le
comte d'Erlon ne connaissait encore que la reprise des hostilités autour
d'Oran, lorsque, voulant faire de son côté quelque chose qui ne le compromît
pas trop, il avait imaginé d'opposer à la grande autorité des beys de Médéa
et de Miliana l'influence bien déchue de Ben-Omar. Ce ne fut pour lui comme
pour ce Maure intrigant qu'une déconvenue de plus par-dessus tout ce qu'ils
avaient déjà l'un et l'autre amassé de mécomptes. Les gens de Blida
refusèrent de recevoir le chef discrédité que leur envoyait le gouverneur, et
le lieutenant-colonel Marey, qui était venu pour l'installer, avec seize
cents hommes, fut obligé de s'en revenir sans autre résultat que d'avoir
inutilement fatigué sa colonne, « Marey se coule de plus en plus, écrivait La
Moricière à Duvivier : dans sa marche sur Blida il a si mal mené l'infanterie
que plus de la moitié n'a pu suivre ; cinq hommes sont morts de chaleur. On
est furieux contre lui. » Quel dut être le mécontentement du ministre de la
guerre, à qui le comte d'Erlon, sans attendre le retour de la colonne
expéditionnaire, avait eu l'imprudence d'annoncer comme une chose faite
l'installation de Ben-Omar à Blida ! C'est
le 6 juillet qu'il écrivait cette dépêche malencontreuse ; ce jour-là, dans
Alger tout était en rumeur ; de mauvais bruits, apportés par les Arabes,
couraient par la ville ; le courrier d'Oran les confirma le lendemain. Quand,
surpris par l'initiative du général Trézel, le comte d'Erlon, à grand'peine,
avait subi la fatalité d'une rupture, il avait compté sur la victoire ; la
défaite l'exaspéra. Non content d'accabler, dans un acte officiel, son
lieutenant trahi par la fortune, il fit sur-le-champ partir pour le relever
de son poste le général d'Arlanges et lui intima l'ordre de rentrer
directement en France, sans passer par Alger. Plus que jamais soumis à
l'influence de Ben-Durand qui s'était hâté de revenir auprès de lui, il
aurait voulu renouer à tout prix avec Abdel-Kader ; sans les protestations énergiques
du conseil d'administration et surtout du général Rapatel, il aurait
abandonné à la vengeance de l'émir les Douair et les Sméla. Tous ces faits,
connus du public, soulevaient contre lui l'opinion : une dernière révélation
acheva de la lui rendre tout à fait hostile. Pendant
que les vaincus de la Macta se trouvaient encore sur la plage d'Arzeu, le
brick Loiret, de la marine royale, avait capturé, près de l'île de Rachgoun, à
l'embouchure de la Tafna, un navire toscan chargé de deux cents fusils et de
quatorze milliers de poudre. C'était le reste d'une fourniture que l'arsenal
d'Alger avait reçu du comte d'Erlon l'ordre de faire en secret à Ben-Durand
pour le compte d'Abdel-Kader. Il est vrai que l'ordre n'était pas récent et
que le chargement avait été fait le 18 juin, avant la rupture ; néanmoins,
quand la nouvelle de l'envoi et de la saisie éclata comme une bombe au milieu
du public, l'effet en fut désastreux pour le gouverneur, « Ce qu'on ne peut
trop publier, écrivait un des meilleurs officiers de la division d'Oran,
c'est que nous avons trouvé tous les morts arabes pourvus et bien pourvus de
cartouches françaises ; c'est que le gouverneur, au moment où la rupture
était inévitable, laissait partir un vaisseau avec deux cents fusils et
quatorze milliers de poudre destinés à être débarqués clandestinement ; nous
l'avons saisi. Dieu nous délivre de cet homme qui n'a plus de force ni pour
faire le bien ni pour empêcher le mal ! » Au lieu de dire simplement la
vérité sur celte affaire, si désagréable qu'elle pût être, le comte d'Erlon
eut l'idée fâcheuse d'y faire donner, par le Moniteur algérien, un démenti
qui ne fut qu'une maladresse de plus. Cette série de fautes eut pour effet de
rallier toutes les sympathies au général Trézel. D'Alger il reçut une adresse
couverte des signatures les plus honorables ; au moment où le navire qui le
ramenait en France allait appareiller de la rade de Mers-el-Kebir, un
officier vint déposer entre ses mains une liste sur laquelle une foule de
souscripteurs de la ville d'Oran, de la marine et de l'armée avaient inscrit
leurs noms pour lui offrir une épée d'honneur. Le général
d'Arlanges, en possession du commandement depuis le 17 juillet, était arrivé
avec des instructions qui lui prescrivaient de se tenir sur la défensive. Il
lui aurait été d'autant plus malaisé de prendre l'attitude contraire que, par
une malheureuse coïncidence, la division d'Oran se trouvait inopinément
réduite à moins de cinq mille hommes. Le gouvernement français, qui avait
déjà cédé au gouvernement de Madrid le bataillon espagnol de la légion
étrangère, venait, par une convention nouvelle, de lui céder toute la légion
; malgré la gravité des circonstances, le comte d'Erlon n'osa pas prendre sur
lui de surseoir à l'exécution des ordres ministériels. Cinq mille cinq cents
hommes furent ainsi enlevés tout d'un coup à l'armée d'Afrique. Le
dernier bataillon quitta Oran le 8 août ; le même jour, le comte d'Erlon
quittait Alger pour toujours. Il y avait quelque temps déjà que son
remplacement était chose décidée dans le conseil du Roi ; l'affaire de la
Macta ne fit que hâter l'exécution d'une mesure convenue. Une ordonnance
royale, du 8 juillet, lui donna pour successeur au gouvernement général des
possessions françaises dans le nord de l'Afrique, le maréchal Clauzel. Le
maréchal Maison, ministre de la guerre, avait fait au général Trézel un
accueil sympathique ; il y avait ajouté même la promesse réitérée de le
renvoyer prendre sa revanche en Afrique ; mais le comte d'Erlon, de plus en
plus aigri par sa disgrâce, s'opposa si violemment à l'exécution de cette
promesse, en disant partout que ce serait un nouvel affront pour lui, qu'il
ne fut pas permis au ministre d'y donner suite. Confiné dans le commandement
du département de la Dordogne, le général Trézel écrivait au lieutenant-colonel
Duvivier : « C'est une triste destinée pour un militaire de finir par un
échec qui doit rester dans nos souvenirs. J'en eusse été allégé si l'on n'eût
pas révoqué l'ordre donné d'abord d'aller prendre ma revanche, et je l'eusse
fait sans hésiter avec cinq ou six mille hommes, sans bruit et, j'espère,
sans scandale ; mais n'y pensons plus. » Oui,
l'échec, ce n'est pas assez dire, le désastre de la Macta devait rester dans
le souvenir de la France ; mais en irritant douloureusement la fibre
nationale, il a eu sur l'opinion, un peu stagnante, un effet inespéré ; il
lui a donné un courant décidément favorable aux choses d'Afrique. A cette
impulsion, en quelque sorte spontanée, du sentiment public, une autre alors
est venue s'ajouter de très-haut. Attentif depuis cinq ans aux péripéties de
la lutte algérienne, l'héritier de la couronne, le duc d'Orléans, saisit
l'occasion. Il réclama et il obtint du Roi son père, plus difficilement des
ministres, le droit d'aller, lui, petit-fils de saint Louis, gagner ses
éperons sur la terre africaine et prendre sa part de la réparation exigée par
l'honneur des armes françaises. Les intérêts de l'Algérie allaient avoir
désormais un intelligent et puissant défenseur. C'est ainsi que le désastre
de la Macta a plus fait assurément pour l'avenir de la conquête que n'aurait
pu faire une victoire. FIN DU PREMIER VOLUME
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