I. Discussions
parlementaires. - Intérim du général Avizard. - Institution du bureau arabe.
— II. Le général Voirol. - La Moricière. - Travaux de Boufarik. - Commission
d'enquête. - Hostilités. — III. Bougie. - Reconnaissance faite par La
Moricière. - Expédition du général Trézel. - Prise de Bougie. — IV. Les
Hadjoutes. - Travaux de routes. - Soumission des Hadjoutes. - Pacification
apparente. — V. Succès du général d'Uzer à Bone. - Guet-apens du bey de
Constantine. — VI. Affaires d'Oran. - Le général Desmichels. - Occupation
d'Arzeu et de Mostaganem. - Expéditions peu satisfaisantes. — Vil.
Négociations avec Abdel-Kader. - Traite Desmichels. - Rédaction double. -
Ambition d'Abdel-Kader. — VIII. Discussions parlementaires sur l'avenir de
l'Algérie. - Institution d'un gouverneur général. — IX. Conflit entre le
général Voirol et M. Genty de Bussy.
I Pendant
que le duc de Rovigo rentrait en France avec l'espoir de rétablir sa santé et
d'être bientôt en état de reprendre le commandement dont il demeurait
titulaire, la question d'Alger se discutait, comme l'année précédente, devant
la Chambre des députés, mais ne se décidait pas davantage. Néanmoins, dans la
séance du 19 février 1833, le duc de Broglie, ministre des affaires
étrangères, avait fait une déclaration dont la netteté donnait pleine
satisfaction, sur un point délicat, à la dignité nationale : « On a paru
craindre, avait-il dit, qu'il n'y eût à l'égard de celte possession de la
France quelque convention secrète qui empêchât le gouvernement de prendre tel
parti que bon lui semblerait. Je dois rassurer la Chambre : il n'existe
aucune convention, aucun engagement quelconque ; la France est parfaitement
maîtresse de faire d'Alger ce qui paraîtra conforme à son honneur et à ses
intérêts. » C'était une moitié de la question, non la moins importante, qui
se trouvait résolue ; restait l'autre, dont les partisans de l'occupation donnaient
ainsi la formule : « Si, à l'égard des puissances étrangères, nous sommes
libres de garder Alger, vis-à-vis de la France, nous y sommes engagés
d'honneur. » Malheureusement le langage du maréchal Soult, ministre de la
guerre, n'était pas fait pour les rassurer : « J'ai annoncé, disait-il dans
la séance du 7 mars, en rappelant le débat de l'année précédente, qu'à moins
de considérations politiques d'une telle nature qu'il soit dans l'intérêt de
la France et de son honneur d'y renoncer, le gouvernement n'avait aucun projet
d'abandonner la côte d'Afrique. » Trois mois plus tard, le 18 juin, forcé de
répondre à une interpellation du maréchal Clauzel, il ne voulut pas
s'expliquer davantage : « Je répéterai que le gouvernement n'a pris aucun
engagement avec aucune puissance, qu'il est entièrement libre de faire tout
ce que l'honneur et l'intérêt de la France pourraient exiger, mais que
jusqu'à présent il n'est pas entré dans sa pensée d'évacuer Alger, que sa
conduite clans tout ce pays et sur toute la côte d'Afrique est d'affermir
l'occupation et de n'y avoir rien à craindre contre tout venant. » Si
réservée qu'eût été l'attitude du ministère français, elle fut à Londres
trouvée presque agressive. Le 13 mars, M. de Talleyrand avait eu avec lord
Grey, au sujet des discussions de la Chambre des députés, une conversation
dont il rendait, le lendemain, compte en ces termes : « Il m'a exprimé des
regrets très-vifs du langage qui avait été tenu et qui lui causera, m'a-t-il
assuré, de très-grands embarras à la Chambre des lords, où la question sera
incessamment traitée. Il aurait désiré que le gouvernement du Roi évitât de
prendre des engagements aussi positifs, après surtout que les promesses
faites à l'Angleterre par le dernier gouvernement français ont été si
hostilement révélées, l'année dernière, par lord Aberdeen. Il serait, je
pense, utile de faire vérifier la nature des promesses qui, d'après lord
Aberdeen, auraient été faites par le prince de Polignac. J'ai plus d'une fois
regretté que, dans noire Chambre des députés, on ne comprît pas mieux les
véritables intérêts de la France et qu'on soulevât imprudemment des questions
pour lesquelles le silence serait utile. » A cette communication, le duc de
Broglie répondait, le 18 mars : « Je sens comme vous l'inopportunité de
semblables débats, mais il ne dépend pas du gouvernement du Roi de les
éviter. Au surplus, je dois vous dire que, ainsi que lord Grey l'a reconnu
l'année dernière dans la Chambre des lords, le précédent gouvernement
français s'est constamment refusé à prendre, par rapport à Alger, aucun
engagement avec l'Angleterre, et qu'au moment même où a éclaté la révolution
de Juillet, ce refus venait d'occasionner entre lord Aberdeen et le duc de
Laval les explications les plus violentes. C'est ce que j'ai dit à lord
Granville, qui m'a d'ailleurs avoué que ses instructions lui prescrivaient de
ne jamais nous parler d'Alger. » Quand, au mois de juin, l'interpellation du
maréchal Clauzel eut réveillé à Londres l'écho des débats de nouveau soulevés
à Paris, M. de Talleyrand ne manqua pas non plus de renouveler aussi ses
doléances : « Je viens, écrivait-il le 20 juin, de connaître par les journaux
le résultat de la séance de la Chambre des députés, relativement à l'affaire
d'Alger. Elle m'a fait relire les instructions que j'avais reçues du
gouvernement au mois de septembre 1830, et dans lesquelles elle occupe une
grande place. J'avais cru que la conduite que nous avions à tenir devait être
très-mesurée, et, en conséquence, je me décidai à éviter sur cette question
toute discussion avec les membres du cabinet anglais. J'aurais vivement
désiré que la Chambre des députés eût la même manière de voir et laissât le
temps tout seul consolider cette affaire. » A quoi le duc de Broglie
répliquait, le 24 : « Vous comprendrez que, dans des questions de cette
nature, les considérations de politique extérieure ne sont pas les seules
dont on soit obligé de tenir compte. J'ajouterai que ce qui nous a forcés de
sortir du ton de réserve où nous nous étions renfermés, ce sont moins les
attaques de la tribune et de la presse françaises que les assertions émises dans
le Parlement britannique et les réponses ambiguës de lord Grey et de lord
Palmerston, dont au surplus nous concevons très-bien que le langage a pu être
impérieusement dicté par la situation dans laquelle ils se trouvaient placés.
» Quinze
jours avant l'interpellation du maréchal Clauzel, le duc de Rovigo était
mort. A son départ d'Alger, le 4 mars 1833, il avait laissé l'intérim des
affaires au général Avizard, le plus ancien des maréchaux de camp de service
en Afrique. Cet intérim fort court, car il ne dura pas plus de sept semaines,
fut signalé par la création d'un service à la fois militaire et
administratif, destiné à devenir le principal organe du commandement dans ses
rapports avec les indigènes. Le bureau arabe fut insti tué sur les conseils
du général Trézel, et le capitaine de La Moricière, des zouaves, en fut le
premier chef. Racontée
par La Moricière lui-même, l'institution est curieuse à connaître : « Au mois
de février 1833, l'intendant civil s'est enfin imaginé de faire faire une
sorte d'inventaire de tous les biens du gouvernement, tant en ville que dans
l'intérieur de nos lignes, biens qui sont immenses et dont on ne connaît ni
le nombre ni l'étendue. Pour examiner cette question, il faut connaître la
constitution de la propriété dans ce pays, savoir par les indigènes ce qui se
faisait avant notre arrivée, et enfin être l'abri de toute séduction de la
part de ceux qui ont usurpé ces biens. L'intendant civil m'a fait nommer
secrétaire de celte commission spéciale, ce qui exige mon séjour à Alger,
mais ne m'empêchera pas de marcher avec ma compagnie, le cas échéant. J'étais
à peine depuis deux jours à ce travail, que l'on m'a chargé d'un nouvel
emploi, mais bien plus important et plus intéressant que le premier, et qui
surtout me rattache tout naturellement à mon état militaire. Voici le fait :
le duc de Rovigo était parti, et avec lui son secrétaire particulier et un
autre individu qui remplissait près de lui des fonctions analogues à celles
de secrétaire. Ces deux hommes avaient dans les mains la direction d'un
bureau, dit cabinet arabe, où se traitaient, sous les yeux du duc qui n'y
voyait rien, toutes les affaires diplomatiques avec les gens du pays,
c'est-à-dire avec tous les Arabes de l'intérieur, avec ceux de Bougie et des
divers points importants de la côte, enfin avec ceux qui environnent
Constantine. En présence de gens qui n'entendaient pas l'arabe, les interprètes
avaient beau jeu ; aussi tout allait à la diable ; ces derniers s'étaient
même trouvés, depuis le départ du duc, avoir la haute main sur tout ce qui se
faisait. Le général Trézel et le commandant en chef par intérim, sentant que
les choses ne pouvaient continuer ainsi, me proposèrent de me charger
d'établir un bureau arabe, en régularisant ce qui se faisait avant, et en
organisant d'une manière convenable le service des relations extérieures. On
me donnait sous mes ordres quatre interprètes et secrétaires, et tous les
employés indigènes dont on s'était servi jusqu'alors. On me confiait en outre
l'administration des fonds secrets qui montent à soixante mille francs par
an. J'acceptai sans hésiter cette charge, et je suis aujourd'hui établi comme
chef du bureau arabe ; en cette qualité on m'a donné un beau local dans une
dépendance de la maison du général en chef, et c'est là que je me suis
installé. » II Le 26
avril, arriva le lieutenant général Voirol, nommé par le Roi inspecteur
général et commandant en second du corps d'occupation d'Afrique. Intérimaire,
comme le général Avizard, il demeura intérimaire, même après la mort du duc
de Rovigo, et il le fut pendant dix-sept mois, longum œvï spatium, car aucun des titulaires, ses prédécesseurs,
n'avait eu la chance de parcourir une aussi longue carrière. Avant de donner
une organisation définitive à ses possessions d'Afrique, le gouvernement
voulait prendre le temps de réfléchir. En fait, quoique intérimaire, le
général Voirol n'en fut pas moins général en chef, avec pleine autorité sur
Oran et sur Bone comme sur Alger. Le total des forces dont il avait le
commandement supérieur s'élevait au chiffre imposant de vingt-trois mille
cinq cents hommes et de dix-huit cents chevaux. Ses premiers actes, inspirés
par une fermeté sans rigueur, firent bien augurer de lui. Les
villages, ou plutôt les amas de gourbis qui portaient le nom de Bouagueb et
de Guerouaou, non loin de Bou-Farik, étaient habités par une population
turbulente qui, dans l'intervalle des insurrections où elle s'était toujours
fait remarquer par sa violence, ne cessait pas de molester et de piller les
gens paisibles qui voulaient trafiquer avec les Français. Sur le rapport du
bureau arabe, une expédition, commandée par le général Trézel, se dirigea
dans la nuit du 3 mai contre ces villages ; La Moricière, avec les zouaves,
tenait la tête de la colonne qui marchait à Bouagueb. Il y eut là quelques
coups de fusil ; dès la première décharge, les Arabes se réfugièrent dans la
montagne, où ceux de Guerouaou, plus prudents encore, n'avaient pas même
attendu l'approche du combat pour s'enfuir. Après avoir mis le feu aux
gourbis, la colonne revint, poussant devant elle cinq cents têtes de gros
bétail et un millier de moutons. Suivant l'usage, des groupes de cavaliers la
suivaient, tiraillant de très-loin ; au défilé de Bou-Farik, ils se
rapprochèrent avec l'espoir d'entamer l'arrière-garde. Un escadron du 1er
régiment de chasseurs d'Afrique, envoyé contre eux, poussa trop loin son élan
; il fut enveloppé ; pour le dégager, il fallut en faire charger un second,
que mena le général de Trobriant. Dans ce conflit qui ne dura que quelques
minutes, le fils du duc de Rovigo, sous-lieutenant au corps, renversé, son
cheval tué sous lui, avait déjà le yatagan sur la gorge lorsque le capitaine
de Cologne, d'un coup de pistolet, abattit l'homme qui allait lui couper la
tête. Le bétail capturé fut réparti à titre d'indemnité entre les victimes de
ces pillards que personne, même de leurs anciens associés, ne plaignit.
C'était la justice comme pouvaient la comprendre les Arabes ; c'était ainsi
que le général d'Uzer se faisait obéir et respecter à Bone. Quelques
jours après, commença la grande affaire qui avait tant préoccupé, dans les
derniers jours de son commandement, le duc de Rovigo, la fauchaison des foins
dans les prairies de l'Oued Hamise. Comme le général Voirol avait auprès de
lui le chef d'état-major de son prédécesseur, il n'eut pas à faire un nouveau
plan. Cette opération mi-agricole, mi-guerrière, qui dura du 15 au 30 mai,
fut d'abord une fête pour les troupes. Six cents travailleurs pris dans les
4' et 67e de ligne, dans la légion étrangère et dans les bataillons
d'Afrique, étaient campés au milieu de la prairie sous la protection d'un
bataillon du 10e de ligne, des zouaves, de deux sections d'artillerie et des
chasseurs d'Afrique cantonnés dans l'enceinte de Haouch-Rassauta. Le foin
récolté, conduit au fort de l'Eau par les prolonges de l'artillerie et du
train, devait être transporté dans les magasins d'Alger par les soins de la
marine ; le total de la récolte était évalué à 3.500 quintaux métriques.
Pendant ces quinze jours, il n'y eut pas le moindre désordre ; le marché du
camp, largement approvisionné, permettait aux soldats de varier leur
ordinaire, et les Arabes, après les avoir vus à la besogne sans être tentés
d'y prendre part, ne dédaignaient pas de goûter à leur cuisine. Ce
temps-là ne fut pas perdu pour La Moricière. Il avait sans cesse des
entrevues avec les cheikhs, avec les grands des tribus voisines ; il
s'efforçait d'effacer de leur esprit le souvenir d'El-Arbi et de Meçaoud. «
Le lieu des séances du congrès, écrivait-il, c'est le pied d'un palmier dans
la Métidja ; on y va armé jusqu'aux dents, et les négociateurs sont chargés
d'exécuter les résolutions prises dans l'assemblée. Tout cela fait que, sur
notre petit théâtre, il se joue des choses fort intéressantes, fort poétiques
et toujours pleines d'originalité. De plus, j'ai la conscience que je puis
agir efficacement sur la civilisation des Arabes ; cela m'intéresse et me
fait supporter le métier, fort pénible au physique et au moral, que je suis
obligé de faire. » Sa
réputation de loyauté, de justice, d'intérêt pour les indigènes, s'était
promptement répandue d'un bout de la plaine à l'autre. Un jour, les
Hadjoutes, les plus défiants de tous, consentirent à parlementer avec lui. La
scène vaut d'être racontée par le héros lui-même : « Depuis longtemps, cette
tribu puissante, qui a six cents cavaliers bien montés, était, par rapport à
nous, dans des dispositions assez équivoques. On avait, sous le duc de
Rovigo, violé le droit des gens en faisant venir deux de ses cheikhs, qui
avaient été arrêtés, jugés et exécutés, malgré un sauf-conduit portant le
cachet du duc lui-même. Renouer avec des gens ainsi trompés était difficile.
Je les fis sonder par un Arabe sûr et dévoué, car il y en a. On me demanda
une entrevue, seul, à cinq lieues d'Alger. Je me fis accompagner jusqu'à une
lieue de nos lignes par six hommes, que je laissai là, et je partis. Les
Arabes craignaient tellement une surprise qu'ils n'osaient avancer, et, voulant
leur prouver que je me fiais à eux, je traversai la moitié de la plaine et
j'allai les trouver à huit lieues d'Alger. Dès qu'ils m'aperçurent, — ils
étaient quatre-vingts à cent, — ils fondirent sur moi ventre à terre ; je
partis de même au galop pour les joindre. Quand j'arrivai à eux, tous nos
chevaux s'arrêtèrent tout d'un coup, suivant la manière du pays, et l'on
forma cercle autour de moi. J'étais entouré de l'élite de la tribu ; je
n'avais jamais vu un si bel escadron réuni. Je commençai à leur parler ; nous
devisâmes, comme à l'ordinaire, tous à cheval. La conversation dura une heure
et demie ; après quoi nous nous séparâmes, fort contents les uns des autres.
Un vieux cheikh à barbe grise me dit en me faisant ses adieux : « Tu es venu
ici sans sauf-conduit écrit, tu t'es fié à la parole de l'Arabe ; tu as eu
raison. Sa parole, il ne la fausse jamais. Il ne tombera pas un cheveu de ta
tête. Pars, et que la paix t'accompagne ! » J'espère un beau résultat de
celle démarche, elle est la première de ce genre. J'étais parti sans ordres,
ne pouvant en prendre dans ce genre de choses, où je sens mieux que personne
ce que je dois faire. Celle démarche, qui peut paraître aventureuse, mais qui
l'est moins qu'il ne le paraît pour qui connaît bien son monde, a fait ici
assez d'effet. Elle avait réussi, chacun a trouvé les mesures bien prises ;
un rien l'eût-elle fait manquer que tout le monde me fût tombé sur le dos. »
Peu de temps après, La Moricière obtint du général Voirol la liberté du
marabout Si Allai et du cadi de Koléa, que le duc de Rovigo avait fait prendre
par le général de Brossard ; il voulut les ramener lui-même, sans escorte
française, mais avec un nombreux cortège arabe. Son entrée à Koléa fut un
triomphe et son retour une fête ; deux cents cavaliers, dans leurs plus beaux
costumes, lui donnaient la fantasia et faisaient en son honneur parler la
poudre. C'était
mieux qu'un succès personnel : la cause française venait de faire avec lui un
pas considérable ; elle gagnait parmi les indigènes des adhérents tous les
jours. Des prairies de l'Oued-Hamise les troupes avaient rapporté des germes
de fièvre paludéenne ; l'été venu, le mal avait étendu ses ravages ; comme
l'année précédente, les hôpitaux étaient encombrés, le poids du service
écrasait les hommes valides. A Bone, dans des circonstances analogues, le
général d'Uzer avait su tirer des gens du pays un parti utile ; pourquoi ne
réussirait-on pas aussi bien aux environs d'Alger ? On réussit. La
gendarmerie eut désormais des auxiliaires dans les spahis d'El-Fhas, et les
troupes françaises furent relevées dans la garde des blockhaus et des postes
les plus insalubres, par des volontaires qui venaient s'offrir des douars ou
des villages voisins. Encouragé par cet essai favorable, le général Voirol
résolut d'associer les indigènes à de grands travaux. Tandis qu'il faisait
ouvrir, par tout ce que son infanterie pouvait lui fournir de disponible, de
belles routes à travers le Fhas et commencer la vaste enceinte d'un camp à
Douera, il donnait des ordres pour assécher le marais de Bou-Farik, dégager
les alentours, abattre les taillis, réparer la chaussée, consolider les
ponts, supprimer, en un mot, les chances périlleuses du défilé. La hakem de
Blida et le kaïd de Beni-Khelil se prêtèrent à ses vues et s'engagèrent à
fournir des travailleurs. Tout
marchait au gré des optimistes ; l'avenir s'annonçait mieux encore, quand
soudain l'embellie cessa. Appelé à servir ailleurs, La Moricière n'était plus
là pour imposer aux indigènes. Lui disparu, la Métidja redevint houleuse.
Comme il n'y avait plus auprès du général Voirol un seul officier sachant
bien la langue du pays, il mit à la tête du bureau arabe le chef des
interprètes, un très-honnête homme, orientaliste éminent, mais qui était âgé,
ne montait plus à cheval et n'était pas militaire. Le prestige qui, aux yeux
des indigènes, entourait La Moricière, jeune, actif, excellent cavalier, brillant
capitaine, son successeur ne pouvait pas s'en prévaloir. Les hommes et les
choses qu'il aurait fallu voir de près, il ne les apercevait que de loin ; il
n'était plus averti à temps, et ses informations n'étaient plus sûres. Le
général Voirol venait de visiter les travaux de Bou-Farik, il avait vu cent
cinquante hommes à la besogne : la chaussée, les ponts étaient en état, un canal
se creusait, un pont de chevalets traversait le marécage. Par la route de
Douera, poussée jusqu'à Sidi-Haïd, on pouvait aller directement d'Alger à
Bou-Farik. A peine revenu, très-satisfait de sa visite, il apprenait qu'une
bande de mécontents avait envahi l'atelier et chassé les travailleurs. Une
reconnaissance, envoyée le lendemain, trouva en effet les outils semés çà et
là et le terrain désert. Les gens de Bouagueb avaient disparu. Étaient-ils
les coupables ? Personne n'en pouvait rien savoir. Les travaux furent
abandonnés : c'était reculer devant les agitateurs et les encourager à faire
pis. Sur ces
entrefaites, Alger accueillait au bruit du canon, avec tous les honneurs
militaires, quelques hauts personnages qui venaient officiellement faire une
enquête sur l'état des choses en Afrique. Deux pairs de France, le lieutenant
général Bonet et le comte d'Haubersart ; quatre membres de la Chambre des
députés, MM. Laurence, Piscatory, de La Pinsonnière et Reynard ; le maréchal
de camp Montfort, inspecteur du génie, et le capitaine de vaisseau Du val
d'Ailly, composaient cette commission, dont le général Bonet avait la
présidence. Après avoir visité la ville et les environs immédiats, les
commissaires voulurent se rendre à Blida. Le général Voirol les y conduisit,
le 10 septembre, avec une escorte de quatre mille hommes, commandée, sous sa
direction, par le général Bro. En chemin, on apprit une mauvaise nouvelle. La
veille, au soir, au moment où le marché de Bou-Farik venait de finir, le kaïd
de Beni-Khelil, Bouzeïd-ben-Chaoua, partisan dévoué des Français et serviteur
énergique de leur cause, avait été assassiné. La colonne passa sur le lieu du
meurtre ; on n'apercevait pas un seul Arabe. A peu de distance de Blida, une
députation se présenta, demandant comme toujours que les troupes demeurassent
en dehors de la ville ; seuls, les commissaires, accompagnés des généraux et
de l'état-major, y entrèrent. Après une halte de deux heures, on reprit le
chemin d'Alger. Au défilé de Bou-Farik, un spectacle atroce attendait la
commission ; trois cadavres décapités gisaient en travers de la route :
c'étaient un cantinier, sa femme et un ami qui le matin avaient suivi la
colonne. Pendant la retraite, une centaine de cavaliers avaient, selon
l'usage, tiraillé de loin contre l'arrière-garde qui avait riposté. Emporté
par une ardeur qui n'était plus de circonstance, le général Bonet était un
instant sorti de son rôle ; il avait pris le commandement et fait faire aux
troupes des manœuvres inutiles. Elles rentrèrent fatiguées, mécontentes,
particulièrement irrespectueuses à l'endroit du vieux général et des pékins
qui s'imaginaient avoir vu une bataille. Quelques jours après, la commission
s'embarqua pour Bone. Effrayés
par le sort de Bouzeïd, les kaïds de Khachna et de Beni-Mouça étaient venus
se réfugier dans Alger même ; ils ne se décidèrent qu'à grand'peine à
retourner, sur l'ordre formel du général Voirol, à leurs fonctions. Le bureau
arabe imputait avec beaucoup de vraisemblance l'assassinat du kaïd aux
Hadjoutes. Le 26 septembre, le général de Trobrianl leur fit une visite
qu'ils n'attendirent pas et dont tout le résultat fut la destruction de
quelques gourbis et l'incendie de quelques gerbiers. On retombait dans la
routine énervante des petites promenades sans effet et des petits bulletins
sans valeur. L'attention publique s'y attachait d'autant moins, en ce temps-là,
qu'une grande et sérieuse expédition l'attirait sur un autre point et la
captivait tout entière. III Comme
Alger et comme Bone, Bougie s'élève au-dessus de la mer ; mais la montagne
qui la domine n'est pas comme pour Alger une parure, une décoration comme
pour Bone ; elle est une menace. Alger n'a rien à craindre de la Bouzaréa,
Bone n'a rien à craindre de l'Edough ; le Gouraïa semble prêt à s'écrouler
sur Bougie. Si c'est la campagne qu'on regarde, la différence est encore plus
saisissante : autour d'Alger, la Métidja se développe ; sur les deux rives de
la Seybouse, Bone a de l'espace ; ce qu'on nomme la plaine, à Bougie, n'est
que le préau d'une prison. Eu effet, c'était bien une prison gardée par des
geôliers impitoyables. L'homme ici est pareil à la nature, âpre, dur,
inhospitalier, farouche. Le montagnard de Bougie est le type du Kabyle ; les
gens de Soumata sont des civilisés en comparaison. Pour cet indépendant,
jaloux de son droit jusqu'à la fureur, les liens sociaux sont les plus légers
possible ; il ne reconnaît pas de chefs de naissance ; ceux qu'il veut bien
admettre pour un temps, c'est lui-même qui se les donne, et, deux ou trois
fois par an, il les change. Quant à l'étranger, pour lui comme pour le vieux
Romain, c'est l'ennemi. Cependant il faut bien qu'il échange quelque part et
avec quelqu'un les produits de son sol, l'huile de ses oliviers, la cire de
ses abeilles, le bois de ses forêts ; c'est pourquoi il tolère la ville qu'il
tient sous ses pieds, où il lui serait odieux de vivre, mais où il entend
dominer toujours. Grande
autrefois, capitale d'un royaume à l'époque brillante de la conquête arabe,
Bougie, en \ 832, flottait dans la vaste enceinte de ses murailles croulantes
; sa population, bien réduite, ne comptait pas plus de deux ou trois mille
habitants : Arabes, Turcs et Maures, marins, pêcheurs, gens de commerce. Au
mois de mai de cette année, le brick anglais Procris fut insulté, en rade,
comme au bon temps de la piraterie barbaresque. La presse de Londres prit
feu, et l'éclat fut tel qu'on prêta généralement au gouvernement britannique,
sinon l'intention, du moins la menace de se faire justice lui-même et
d'occuper Bougie. Ni dans la correspondance du ministre des affaires
étrangères, ni dans les dépêches de l'ambassadeur de France, on ne trouve rien
qui justifie en quoi que ce soit cette rumeur ; il n'y a pas, même à l'état
de conversation, la moindre trace de cette affaire. Quoi qu'il en soit, le
gouvernement français jugea bon d'envoyer en observation devant Bougie, au
mois d'octobre, le brick de guerre Marsouin. Il y avait six jours qu'il était
au mouillage, quand, à l'improviste, les forts lui envoyèrent des boulets ;
naturellement, il leur adressa les siens ; après quoi le capitaine vit
arriver à son bord les notables désespérés, qui rejetèrent la responsabilité
de l'agression sur les Kabyles. La scène était à peu près la répétition de ce
qui s'était passé à Bone, après la catastrophe du malheureux Huder. Le
lendemain, ce fut un chef kabyle, Hadji-Méhémet, qui se présenta ; il se
vanta d'avoir fait cesser le feu et chasser les au leurs du méfait dans la
montagne ; il apportait une lettre d'excuse au nom du cadi, des notables de
la ville et des cheikhs de Mzaïa, la grande tribu qui est la plus voisine de
Bougie. L'idée
d'une occupation avait alors tenté le duc de Rovigo ; mais les moyens
manquaient, et la saison était bien avancée ; il ne laissa pas de nouer, en
attendant mieux, des relations avec le Maure Boucetla, kaïd de la ville, et
avec Oulidou-Rebah, cheikh des Ouled-Abdel-Zebbar, rivaux des Mzaïa ;
l'intermédiaire était un négociant, nommé Joly, depuis longtemps établi à
Alger et connu sur le marché bougiole. Il y avait encore cette analogie avec
l'aventure de Bone, que, du côté des indigènes, on manquait absolument de
sincérité. L'intrigue menée par Oulidou-Rebah, Boucetta et Joly, n'avait pas
d'autre mobile que l'intérêt d'une association commerciale, et pas d'autre
objet que le monopole des échanges. Entre eux trois, ils comptaient bien
accaparer le trafic, mais, pour assurer le succès de leur entreprise, il eût
été bon que Joly fût paré du titre de consul de France ; ils n'aspiraient à
rien de plus, et c'est ce qu'ils voulaient dire, lorsque, reprenant avec le
général Voirol les pourparlers interrompus par le départ du duc de Rovigo,
ils assuraient que la population de Bougie verrait avec satisfaction arriver
les Français. De l'installation d'un consul à l'occupation militaire, il y
avait loin ; on employait bien de part et d'autre es mêmes mots, mais on ne
leur attribuait pas le même sens ; en tout cas, pour sortir de doute, le
général Voirol résolut d'envoyer à Bougie l'homme qui lui parut le plus
capable d'examiner de près les hommes et les choses, le capitaine de La
Moricière. Celui-ci
s'embarqua, le 15 juin 1833, sur le brick Zèbre ; le commandant de Tinan,
aide de camp du ministre de la guerre, avait voulu faire la reconnaissance
avec lui ; il y avait en outre le sous-officier Allegro, des chasseurs
d'Afrique, trois indigènes dévoués au capitaine, le kaïd Boucetta et quatre
cheikhs des environs de Bougie. L'attitude de ces derniers personnages était
singulière ; très-assurés d'abord, ils paraissaient de plus en plus
préoccupés et soucieux ; leur langage était tout autre qu'au départ : il
aurait fallu, selon eux, arriver de nuit, à l'insu des Kabyles ; si un seul
chrétien mettait pied à terre, ils ne voulaient plus répondre de ce qui
pourrait advenir ; bref, ils essayaient tout pour empêcher le débarquement. Le
27, dès que le brick eut jeté l'ancre, La Moricière se hâta de descendre avec
M. de Tinan, Allegro, deux des serviteurs indigènes, tous bien armés,
Boucetta et deux cheikhs ; les autres étaient gardés à bord. A peine les
visiteurs avaient-ils jeté un coup d'œil sur la ville, entourés de groupes
dont la physionomie n'avaient rien de sympathique, qu'il leur fallut d'abord
s'enfermer dans la maison du kaïd, dont une douzaine de Kabyles, à grands
coups de crosse, s'efforçaient d'enfoncer la porte, puis, tandis que les
assaillants étaient allés quérir du renfort, regagner leur canot à la hâte.
Le soir, on vit la lueur d'un incendie ; c'était la maison du kaïd qui
brûlait ; le lendemain matin, on apprit que sa femme et ses enfants avaient
dû se réfugier dans la montagne. Au moment où le brick déjà sous voiles
s'apprêtait à prendre la mer, une barque arabe l'accosta ; elle portait le
gendre d'Oulid-ou-Rebah, qui venait de sa part avec de grandes protestations
de dévouement ; on pensa qu'il aurait mieux fait d'en donner des marques la
veille, alors qu'on n'avait même pas entendu parler de lui. En
fait, La Moricière n'avait pu voir que fort peu de chose ; néanmoins, au
retour, l'imagination échauffée, il poussa de toutes ses forces à l'occupation
de Bougie, et sur les informations qu'il avait recueillies d'ailleurs, il fil
tout un plan d'attaque. Avec six cents hommes, dit-il en ce premier moment,
on en verrait la fin ; et comme on se récriait, il voulut bien reconnaître
qu'il en faudrait peut-être mille. Six cents ou mille, le général Voirol
n'était ni en mesure ni en disposition de les donner. Cette expédition ne lui
plaisait pas ; il en voyait clairement les difficultés et n'en distinguait
pas bien les avantages. A Paris, le maréchal Soult, qui pourtant n'avait
jamais été jusque-là bien favorable aux affaires d'Afrique, parut
s'intéresser à celle-ci ; l'ardeur de son aide de camp, que l'enthousiasme de
La Moricière avait séduit, le gagna lui-même ; mais en homme de grande et
vieille expérience, il jugea prudent de porter du simple au double les moyens
demandés. Comme la division d'Alger, réduite par les maladies, n'était
évidemment pas en état de les fournir, il décida que l'expédition serait
organisée en France, et qu'elle comprendrait deux bataillons du 59e, deux
batteries d'artillerie dont une de montagne, une compagnie de sapeurs, une
compagnie du train, un détachement d'ouvriers d'administration, soit au total
dix-huit cents hommes avec une réserve de 300.000 cartouches, des vivres pour
trois mois et un matériel proportionné. Le général Trézel, appelé d'Alger
pour en prendre le commandement, arriva vers la fin d'août à Toulon avec ses
aides de camp et le capitaine de La Moricière ; mais l'embarquement ne se put
faire qu'un mois plus tard. L'état-major et les troupes prirent passage sur
sept navires de l'État : la frégate Victoire, les corvettes Ariane et Circé,
la corvette de charge Oise, les gabarres Caravane et Durance, le brick Cygne
; huit bâtiments de commerce avaient été nolisés pour le transport du
matériel. M. de Parseval, capitaine de vaisseau, commandait la division
navale ; contrariée par les vents, elle ne parut que le 29 septembre, après
six jours de mer, en rade de Bougie. Réunis
sur la dunette de la frégate, le général, l'état-major, les officiers
d'artillerie et du génie étudiaient l'aspect général et les principaux
accidents du terrain, le tracé de la fortification, la disposition de
l'armement. La ville apparaissait en amphithéâtre au pied du Gouraïa, sur
deux croupes séparées par une gorge profonde, commun débouché d'un triple
ravin dont les branches convergentes divisaient autrefois les hauts quartiers
de l'ancienne Bougie. De ces quartiers, comme de ceux qui occupaient au même
temps la croupe orientale, de l'enceinte qui les protégeait, il ne restait à
peu près rien que des ruines ; la vie qui s'en était retirée s'était
concentrée au nord et à l'ouest de la gorge de Sidi-Touali. Là, parmi les
jardins et les vergers, on apercevait, disséminées et comme enfouies dans la
verdure, quelques centaines de petites maisons proprettes et blanches. De
cette vue d'ensemble, si le regard du spectateur s'arrêtait au détail, il
apercevait au premier plan les défenses du front de mer : à sa droite, sur la
pointe qui limitait à l'est l'anse du port, la batterie Déli-Ahmed et la tour
carrée du fort Abdel-Kader ; en face, tout au milieu de la courbe décrite par
la plage, le quai de débarquement, et couvrant l'issue du grand ravin,
Bab-el-Bahat'j la Porte de mer ; à gauche, un peu avant la pointe
occidentale, la batterie Sidi-Hussein ; à la pointe même, le bastion de
Choulak. Au second plan, de ce même côté, commençaient à se dessiner les murs
de la kasba, dont le bastion de Choulak n'était que l'ouvrage inférieur et
qui s'élevait à mi-côte jusqu'à la masse du fort de l'Agha, son réduit.
Au-dessus, au point culminant delà croupe occidentale, se dressait l'ouvrage
le plus considérable de Bougie, le fort Mou ça ; de l'autre côté du ravin, la
croupe orientale, la croupe de Bridja qui dominé le fort Abdel-Kader, était
nue, déserte et sans défense. Embossés
à courte distance, les navires de combat ont bientôt éteint le feu des
batteries de côte et des forts. A dix heures du matin, les canots chargés
d'infanterie accostent au mur de quai ; les hommes débarquent ; la porte de
mer est enfoncée ; on est au seuil de la ville. Dans un ordre communiqué la
veille aux troupes, tout a été réglé, composition des colonnes, formations de
combat, directions à suivre ; de ce programme, rien n'est suivi. Est-ce la
faute du général Trézel ? Non ; c'est l'instrument qui est défectueux. Le 59e
qui vient de France ne connaît pas la guerre d'Afrique, ni même absolument la
guerre ; les hommes n'ont jamais vu le feu ; les officiers hésitent,
l'attaque est molle. Cependant il faut faire quelque chose. Le capitaine
Saint-Germain et le lieutenant Mollière, l'un aide de camp, l'autre officier
d'ordonnance du général, tournent, le premier à gauche vers la kasba, l'autre
à droite vers le fort Abdel-Kader ; une ou deux compagnies les suivent et
pénètrent avec eux dans les ouvrages qui ne sont pas défendus. Au fort Mouça,
le résultat est le même ; La Moricière y est entré à peu près sans
résistance. Victoire donc ! Ville gagnée ! Pas encore. Ce n'est pas là que
sont les Kabyles. C'est au-dessus de la croupe de Bridja, au marabout de
Sidi-Touati, entre les branches du ravin supérieur ; c'est là qu'ils se
tiennent, nombreux, actifs, aux aguets dans toutes les ruelles, embusqués
derrière toutes les haies, dans toutes les maisons, à l'abri des clôtures.
Sur le sol dénudé de Bridja, où les Français sont à découvert, c'est une
grêle de balles ; un chef de bataillon, un capitaine, beaucoup d'hommes sont
atteints ; il faut hisser jusque-là deux obusiers pour répondre à ce feu
terrible. Avec des troupes neuves, étonnées, le général ne peut que se tenir
sur la défensive ; tenter de déloger l'ennemi serait une trop grosse
aventure. Cependant tout son monde est engagé ; il fait appel au commandant
de Parseval, qui envoie deux cents matelots à la porte de mer. Il y a vingt
morts et cinquante blessés ; aux autres il faut du repos. Le soir vient, mais
non pas l'ombre ; une lune magnifique éclaire la montagne, la ville et la
mer. Toute la nuit le combat dure ; l'ennemi, se coulant dans la gorge de
Sidi-Touati, essaye d'isoler Bridja du fort Mouça. Le 30 au matin, la
communication directe est rétablie, mais dans les quartiers hauts les Kabyles
se maintiennent, plus nombreux, plus acharnés que la veille ; des pièces de canon
qu'une compagnie escorte sont attaquées ; toute la journée s'écoule dans
l'ascension lente de l'infanterie française, pendant que les boulets et les
obus fouillent les jardins et ruinent les maisons. C'est seulement le 1er
octobre que le marabout de Sidi-Touati, à l'entrée de la gorge, peut être
occupé ; dès lors, la violence du combat s'apaise ; la lutte peut être
considérée comme suspendue. Dans la dernière affaire, le général Trézel a été
blessé d'une balle à la jambe. Par la corvette Circé, qui met à la voile pour
Alger, il fait demander au général Voirol un bataillon de renfort. La pluie
qui tombe à torrents aide à la trêve, mais elle retarde les travaux de
défense exécutés à gauche par la compagnie de sapeurs, pendant que, sur la
droite, l'artillerie couvre d'un épaulement la batterie de Bridja. Le camp
des Kabyles occupait à quinze centimètres dans l'ouest un mamelon couronné
par une sorte de construction qui avait assez l'apparence d'une tour à
moulin, et qui en a gardé le nom de moulin de Demous ; de là ils avaient des
postes échelonnés sur les pentes, jusqu'au marabout de Gouraïa, tout au
sommet de la montagne. Dans la nuit du 2 au 3 octobre, deux heures avant le
jour, cinq compagnies du 59e, suivies de cent cinquante marins en réserve, se
mirent en marche ; successivement et sans trop de peine, elles enlevèrent le
poste des Tours d'abord, puis le poste des Ruines ; mais quand elles
s'attaquèrent an marabout, elles échouèrent ; les marins ne furent pas plus
heureux ; ils eurent cinq blessés, dont deux officiers ; la perle totale
était de quinze blessés et de deux morts. Dans cette affaire, le kaïd
Boucetta, qui avait voulu guider le détachement, fut pris dans l'obscurité
pour un Kabyle et tué à bout portant par un soldat. L'erreur était
regrettable, non le personnage ; dans le combat du 1er octobre, il avait
profilé du tumulte pour envahir la maison du cadi qu'il haïssait, et y faire
égorger quatorze femmes et enfants de sa famille. La
pluie continuait ; un blockhaus n'en fut pas moins élevé à l'angle nord-ouest
de la ville ; la redoute qui l'entourait reçut un obusier de 24- et une pièce
de 8 ; dès lors ce coin fut assuré contre toute attaque. Dans la soirée du 5,
on vit débarquer, venant d'Alger, un bataillon du 4e de ligne, le
lieutenant-colonel Lemercier, du génie, avec une compagnie de sapeurs et un
gros envoi de matériel. Quelques jours plus lard arrivèrent deux cents
zéphyrs du 2e bataillon d'Afrique. Dans l'intervalle le génie avait établi un
blockhaus sur la hauteur de Bou-Ali, au-dessus de Bridja, disposé la mosquée
de la kasba pour l'installation d'un hôpital et commencé à construire des
fours. Les troupes, lasses du biscuit et du lard salé, soupiraient après le
pain de munition et la viande fraîche ; une gabare était allée embarquer des
bestiaux à Bone. Les
renforts arrivés permettaient de reprendre l’offensive. Le 4 2 octobre, une
heure avant le jour, les Kabyles furent dépostés en même temps du marabout de
Gouraïa et du moulin de Demous. Au marabout, le succès fut enlevé en un tour
de main ; à Demous, il fallut se battre sérieusement et longtemps. Le
lieutenant-colonel Lemercier, qui conduisait cette attaque, avec le bataillon
du 4e, une demi-compagnie de sapeurs et cinq obusiers de montagne, avait
devant lui tout le gros des Kabyles, qui, d'abord surpris, revinrent
plusieurs fois à la charge. La marine dut mettre à terre ses compagnies de
débarquement, et l'ennemi ne reconnut sa défaite qu'après onze heures de
combat. Depuis l'occupation du Gouraïa, dont le marabout fortifié devint un
excellent ouvrage, Bougie n'avait plus rien à craindre de ce côté ; de
l'autre, le colonel Lemercier voulut donner à la place une double ligne de
défense : d'abord un retranchement continu, suivant la ligne des anciennes
murailles et poussé jusqu'au dernier escarpement du Gouraïa ; puis, à quatre
ou cinq cents mètres en avant, échelonnés de bas en haut sur une même ligne,
dite du Contre-fort vert, le poste crénelé du Marché, le blockhaus Khalifa,
le blockhaus Salem et le blockhaus Roumane. Le 25 octobre, le 1er et le 4
novembre, les Kabyles essayèrent d'empêcher ces travaux dont ils comprenaient
bien l'objet et l'importance. Ils ne
se résignaient pas ; évidemment Bougie était pour longtemps encore sous la
menace de leurs attaques ; il fallait pour y commander un officier
intelligent et résolu. Le maréchal Soult y envoya Duvivier, qui, rentré
depuis dix mois en France, rongeait son frein au \ 5e de ligne. Il arriva le
6 novembre ; dès le lendemain, il prit le commandement de la place et des
troupes. Pour un chef de bataillon, c'était une situation exceptionnelle ; il
avait sous ses ordres un des deux bataillons du 59e, l’autre étant envoyé
avec le colonel à Bone, un bataillon du 4e, deux compagnies de zéphyrs et
quatre de zouaves qui venaient d'arriver d'Alger. La
mission du général Trézel était accomplie ; l'état de sa blessure, qu'il
avait négligée d'abord, le retint près d'un mois encore à Bougie ; il ne put
s'embarquer que le 4 décembre. Avec lui rentraient à Alger le
lieutenant-colonel Lemercier, les officiers détachés de l'état-major général,
et le commandant de La Moricière, car le ministère venait de récompenser son
zèle et de combler ses vœux en le mettant à la tête du bataillon de zouaves. IV Quand
La Moricière avait créé le bureau arabe, il s'était attaché deux aides sur
l'intelligence et le dévouement desquels il pouvait absolument compter, le
sous-lieutenant Vergé, des zouaves, et le Tunisien Allegro, maréchal des
logis aux chasseurs d'Afrique. Allegro l'avait suivi à Bougie ; Vergé, retenu
par le général Voirol, avait été d'abord chargé de diriger et de surveiller
le jeune Oulid-Bouzeid, que le général venait de nommer kaïd de Beni-Khelil à
la place de son père, assassiné sur le marché de Bou-Farik, selon toute
probabilité, par les Hadjoules ; puis il avait été envoyé en mission dans
l'outhane de Khachna. A son retour, peu s'en fallut qu'il ne prît dans Beni-Khelil
la place de son pupille qui n'avait sur les Arabes aucune autorité ; mais la
création d'un kaïd français parut au général Voirol une nouveauté trop
hasardeuse, et ce fut le grade de lieutenant qui récompensa les services de
Vergé, tandis qu'Allegro était promu à l'épaulette. L'hiver
venu, la Métidja eût été parfaitement calme, si les Hadjoutes avaient permis,
à leurs voisins de vivre tranquilles, ou plutôt s'il leur eût convenu de
rester tranquilles eux-mêmes ; mais la turbulence, l'esprit d'aventure et
surtout le goût du pillage étaient depuis trop longtemps chez eux à l'état
d'habitudes invétérées pour qu'on pût espérer sérieusement de les voir changer
de conduite. Sans doute ils avaient beaucoup promis à La Moricière, et La
Moricière avait beaucoup présumé d'eux ; la vérité est qu'on s'était fait
illusion de part et d'autre. L'influence de La Moricière sur les Hadjoutes
avait été un moment grande, mais il ne faudrait pas l'exagérer ; son départ
pour Bougie a pu hâter la rupture ; sa présence l'aurait retardée peut-être ;
elle ne l'eût empêchée certainement pas. Quand il revint, elle était
consommée ; la première expédition qu'il fit, en 1834, à la tête de son
bataillon de zouaves, fut contre les Hadjoutes. Il était parti un soir avec
trois cents de ses hommes et cent chasseurs d'Afrique, comptant surprendre
dans Haouch-Hadji des chefs de bandes que les espions y disaient rassemblés.
La distance était énorme, quatorze ou quinze lieues à franchir en une nuit ;
le capitaine d'état-major Pellissier, aide de camp du général Voirol, qui
guidait la colonne, ne la croyait pas aussi grande ; le jour s'était fait
quand la cavalerie cerna le repaire ; elle n'y trouva que des femmes, des
enfants et des vieillards ; on ne leur fil aucun mal. Les hommes ne se
montrèrent qu'au retour en reconduisant, selon l'usage, à coups de fusil les
visiteurs. Une opération manquée a le plus souvent de mauvaises conséquences
; cependant le lundi suivant, le capitaine Pellissier, le lieutenant Vergé et
le sous-lieutenant Allegro se rendirent au marché de Bou-Farik, où les
indigènes leur parurent tranquilles ; il est vrai qu'à peu de distance était
le général Bro avec deux bataillons, deux escadrons et deux obusiers de
montagne. De la
fin de janvier au milieu de mai, il y eut une période de calme que le général
Voirol sut employer d'une manière très-utile et très-sage. Il réorganisa les
kaïdats de Beni-Khelil, Beni-Mouça et Khachna, en divisant chaque outhane en
cantons administrés chacun par un cheikh responsable de la tranquillité
publique ; pour en assurer le maintien, les kaïds et les cheikhs eurent à
leurs ordres un certain nombre de spahis soldés à raison d'un franc par jour
; la solde mensuelle des kaïds était de quatre-vingts francs, celle des
cheikhs de soixante. C'est
par des soins d'un autre ordre que le général Voirol a recommandé d'ailleurs
sa mémoire aux habitants d'Alger. Sur la colline de Moustafa-Pacha, au point
culminant, s'élève une colonne de marbre ; l'inscription rappelle au passant
que la route sur laquelle il chemine est l'œuvre du général, comme presque
toutes celles qui rayonnent autour de la ville. Les terrassements ont été
faits, sous la direction des officiers du génie, par les troupes, les travaux
d'empierrement par le service des ponts et chaussées. C'est aussi sous le
commandement du général Voirol qu'a été entrepris le dessèchement des marais
de l'Harrach, aux environs de la Ferme modèle et de la Maison-Carrée ; on y
employait les compagnies de discipline, aidées de travailleurs indigènes.
Enfin, le camp de Douera, qui avait été construit l'année précédente, mais
évacué au moment des pluies, fut occupé définitivement ; au mois de mai, la brigade
du général Bro vint s'y établir. C'était le prélude d'une grande opération
dans l'ouest de la Métidja. Exaspérés
par les incursions continuelles et les déprédations des Hadjoutes, les gens
de Beni-Khelil et même de Beni-Mouça étaient disposés à se joindre aux
Français pour les punir. Rendez-vous fut donné à leurs kaïds, le 17 mai dans
la nuit, aux ponts de Bou-Farik ; ils s'y rendirent avec six cents cavaliers.
Le général Bro, parti du camp de Douera, avait avec lui deux bataillons du 4e
de ligne, un bataillon de la légion étrangère, trois cents zouaves, cent
chasseurs d'Afrique et quatre pièces d'artillerie. Ses instructions lui
prescrivaient de n'employer la force que si les Hadjoutes refusaient de venir
à composition. Ils refusèrent. Le 18 mai, leur territoire fut envahi ; les
auxiliaires arabes, qui marchaient les premiers, engagèrent le combat sans
hésitation. Entre l'Oued-Djer et le Bou-Roumi s'étendait le bois de Kareza,
refuge accoutumé des pillards ; on le fouilla, on y trouva une énorme quantité
de bétail qui fut immédiatement réparti entre les auxiliaires. Le lendemain,
la recherche allait être reprise quand un cavalier se présenta, demandant à
être entendu. Le capitaine d'état-major Pellissier, le futur auteur des
Annales algériennes, venait d'être nommé chef du bureau arabe. Assisté du
lieutenant Vergé, il alla trouver le parlementaire. L'Hadjoute assura que, si
l'on voulait accorder la paix aux gens de sa tribu, ils s'engageaient à indemniser
ceux de Beni-Khelil et même à recevoir un kaïd des mains du grand chef
d'Alger. Le général Bro voulut qu'on le lui amenât ; il hésitait ; pour lui
donner confiance, Vergé passa seul du côté des Hadjoutes. On ne put pas
s'entendre. Le parlementaire refusa de promettre les otages qu'exigeait le
général, les hostilités furent reprises. Le butin fut ce jour-là plus
considérable encore que celui de la veille, troupeaux, tentes, tapis, ballots
de laine, et, comme celui de la veille, il fut distribué aux auxiliaires. Le
20 mai, un nouvel envoyé se présenta ; moins fier que l'autre, il apportait
la soumission de la tribu. Les Hadjoutes reçurent pour kaïd Kouider-ben-Rebah,
depuis longtemps désigné par le général Voirol ; ils ne réclamèrent pas la
restitution de ce qui leur avait été pris. Le 21, les troupes rentrèrent au
camp de Douera, et les auxiliaires rapportèrent dans leurs douars les
dépouilles opimes qu'ils devaient à la libéralité des Français. Quelques
jours après, les Hadjoutes et les gens de Beni-Khelil députèrent quelques-uns
des leurs à Blida pour consacrer par une cérémonie solennelle le rétablissement
de la bonne intelligence entre les uns et les autres. Une fosse fut creusée ;
on y déposa un plat de couscoussou, et, pendant qu'on le recouvrait de terre,
tous les assistants récitèrent une formule de malédiction contre les
violateurs de la paix. Satisfait delà soumission des Hadjoutes, le général
Voirol rendit à la liberté le marabout Sidi-Mohammed, le dernier des otages
de Koléa. C'était
assurément une grande nouveauté que d'avoir vu des indigènes marcher avec les
Roumi contre des hommes de même religion et de même race ; mais il y avait un
autre spectacle non moins intéressant à voir, des Roumi mêlés tous les jours
aux indigènes, allant et venant au milieu d'eux, acceptés par eux, en
commerce habituel avec eux. Quand on aurait vu pendant un certain temps
pareille chose, alors on pourrait commencer à prendre confiance. L'expérience
était à faire. Pendant le mois de juin, le chef, les officiers et les agents
du bureau arabe se montrèrent fréquemment dans la plaine ; des Européens se
rendirent le lundi au marché de Bou-Farik ; d'autres, par curiosité,
poussèrent jusqu'à l'Oued-Hamise, afin de voir des émigrés du Sahara, les
Arib, à qui le général Voirol avait confié un terrain de culture, près de
Haouch-Rassauta, et qui, en retour, devaient fournir la garde du fort de
l'Eau et de la Maison-Carrée ; leurs douars comptaient déjà quarante-cinq
tentes ; ils allaient prochainement atteindre la centaine. Pendant
le mois de juillet, le bureau arabe, le service topographique et l'administration
des domaines s'entendirent pour faire dans les trois kaïdats de Beni-Khelil,
Beni-Mouça et Khachna la recherche des biens du beylik. Cette opération, bien
conduite, fit reconnaître l'existence de dix-neuf haouchs entourés de terres
d'une vaste étendue, très-fertiles et d'un grand rapport. Des indigènes s'y
étaient installés comme chez eux, sans aucun titre ; au lieu de les faire
déguerpir, on les y laissa, moyennant une très-légère redevance, à titre de
locataires, mais pour une année seulement. La mesure, parfaitement juste, ne
fit que des mécontents ; de vrais propriétaires spoliés ne se seraient pas
plaints davantage, et leurs plaintes réveillèrent l'agitation que les
optimistes s'imaginaient avoir vue disparaître. Les Maures, comme toujours,
intriguaient contre la France en se donnant l'air de la servir. L'ex-bey de
Médéa, Ben-Omar, s'était fait bienvenir du général Voirol ; il avait même
réussi à se faire donner une commission extraordinaire avec de grands
pouvoirs dans l'outhane de Beni-Khelil, où l'administration d'Oulid-Bouzeïd
était absolument insuffisante ; puis, sous couleur de ramener à l'autorité
française les gens de Blida et les Beni-Sala de la montagne, en flattant leur
amour-propre, il persuada au général de nommer à la place d'Oulid-Bouzeïd un
cheikh de Beni-Sala, El-Arbi-Ben-Brahim, qui avait à Blida sa résidence
habituelle. Dès que ce nouveau kaïd fut en fonction, l'état des affaires,
qui, suivant Ben-Omar, allait s'améliorer, devint pire. Quand,
après la recherche des biens du beylik, le capitaine Pellissier parut sur le
marché de Bou-Farik, sa présence excita une émotion qui faillit passer au
désordre. Deux jours après, El-Arbi et Kouïder, le kaïd des Hadjoutes,
écrivirent au général Voirol, avec force protestations de dévouement et de
regret, que, dans l'état d'esprit où étaient les Arabes, la seule apparition
des Européens à Bou-Farik risquerait d'être considérée comme une déclaration
de guerre. Gêné par ses instructions et par les avis qu'il recevait de Paris,
le général Voirol essaya d'un moyen terme ; il institua un marché à Douera ;
mais les kaïds lui déclarèrent qu'aucun de leurs administrés n'y viendrait,
et aucun n'y vint. El-Arbi avait fait serment de ne pas mettre le pied dans
Alger tant que les Français en seraient maîtres. Néanmoins, satisfait de la
victoire qu'il venait de remporter sur eux en les expulsant virtuellement de
la Métidja, il consentit à paraître aux fêtes de juillet avec les grands des
tribus : démonstration vaine qui, après tout ce qui venait de se passer, ne
pouvait plus faire illusion, même aux optimistes. Du commerce des deux races
et du rapprochement des intérêts, il ne restait à peu près rien ; l'épreuve
avait mal tourné, l'expérience était faite. V A Bone,
au contraire, l'épreuve était satisfaisante ; l'expérience paraissait eu voie
de réussir ; c'est que, de ce côté, l'autorité française bénéficiait de tout
ce qu'inspirait d'horreur à certaines tribus le despotisme cruel du bey de
Constantine. Ahmed leur était plus odieux que les Français ne leur étaient
sympathiques ; mais elles ne pouvaient s'empêcher de reconnaître le soin que
ceux-ci mettaient à les défendre contre les partisans de leur ennemi commun.
A la tête d'une troupe de plus de trois cents cavaliers, composée de Turcs,
de spahis et d'auxiliaires, Jusuf, chef d'escadron au 3e chasseurs d'Afrique,
faisait la police de la plaine ; quand il était besoin d'une démonstration
plus forte, le général d'Uzer sortait avec les troupes régulières. C'est
ainsi qu'il alla chercher, près du lac Fezzara, les Ouled-Altia au mois
d'avril 1833, refouler les Beni-Yacoub au mois de mai, châtier les Merdes au
mois de septembre. Intéressant
pour l'histoire locale et pour les chroniques régimentaires, le récit de ces
petites expéditions risquerait d'être ici monotone. C'est un peu
l'inconvénient de ces guerres d'Afrique, où soulèvements et répressions, les
incidents sont nombreux sans être variés. Si l'historien, non par ignorance
ou par oubli, mais volontairement et réflexion faite, en élimine beaucoup,
s'il ne met en lumière que ce qui a du relief, il use de son droit qui est de
choisir, et fait son devoir qui est de ménager le lecteur. L'été
de 1833, comme celui de l'année précédente, fut pour les troupes de Bone un
temps de ravage. Quelle valeur a le mot décimer quand on voit, au mois de
juillet, le 55e de ligne, sur un effectif de 2.430 hommes, n'en avoir pas
beaucoup plus de 500 à mettre en ligne, et le 6e bataillon de la légion
étrangère souffrir encore davantage ? Au mois d'août, il y avait seize cents
malades ; du 15 juin au 15 août la garnison perdit plus de trois cents morts.
Un mois après, Boue vit débarquer la commission d'enquête ; elle fut témoin
de cette misère ; elle put signaler tout ce qu'il y avait à faire, après ce
qui avait été fait déjà, pour abriter les troupes autrement que dans des
masures détrempées par la pluie, surtout pour assainir et purifier la ville.
Avec la chaleur les fièvres avaient heureusement diminué ; au 1er octobre, il
n'y avait plus que sept cents hommes à l'hôpital ; le 55e allait être relevé
par deux bataillons du 59e. L'hiver acheva de rétablir la santé publique. Bone
comptait un millier de Juifs, autant de Maures, environ huit cents Européens,
Maltais et Mahonais pour la plupart. Au dehors, l'influence française gagnait
du terrain ; les douars protégés couvraient les deux rives de la Seybouse ;
jusqu'à sept ou huit lieues de distance, deux spahis pouvaient sans crainte
porter aux tribus les ordres du général. Les Européens commençaient à faire
des acquisitions de terres ; le général d'Uzer avait donné l'exemple ; il ne
pensait pas qu'il s'exposait aux soupçons, aux attaques, aux morsures venimeuses
dont le maréchal Clauzel avait déjà souffert et dont il devait souffrir
encore. Les
fêtes du Ramadan furent plus brillantes, les courses de chevaux plus animées
qu'en 1833 ; tous les grands y étaient venus avec leurs plus riches vêtements
et leurs plus belles armes. Le cheikh de La Calle étant mort, une députation
des notables offrit au général d'Uzer le choix entre les candidats qui se
disputaient la succession, et celui qu'il désigna fut accepté d'un commun
accord. A chaque instant, on voyait arriver des fugitifs de Constantine ou
des fractions de tribus qui venaient se mettre sous la protection du drapeau
français. Un odieux guet-apens du bey Ahmed ne fit que précipiter ce courant
d'émigration. Les Segnia, une grande tribu dont les douars, établis à quatre
journées de Bone et à deux de Constantine, vers la Tunisie, comptaient
plusieurs centaines de tentes, lui refusaient le payement des contributions.
Ahmed convoqua leurs grands ; il leur envoya des sauf-conduits ; les messagers
jurèrent en son nom qu'il ne leur serait fait aucun mal ; tout ce qu'il
souhaitait d'eux, c'était le concours de leurs nombreux cavaliers contre les
Français, lis vinrent suivis de leurs goums. Dès la nuit suivante, ils furent
surpris et, pour la plupart, égorgés : deux cents têtes furent envoyées à
Constantine avec les troupeaux et les richesses de la tribu. Après cette
exécution, Ahmed vint s'établir, au mois d'août 1834, près de Ghelma, sur la
haute Seybouse ; il avait avec lui 4.000 hommes, dont 2.500 réguliers,
infanterie et cavalerie. A son approche, le vide s'était fait autour de lui ;
les grands des Ouled-Bouaziz étaient venus planter leurs tentes sous le canon
de Bone ; toutes les tribus avaient refusé de répondre à l'appel du bey. Au
mois de septembre, il s'éloigna, maudissant les chrétiens et les faux
musulmans qui aimaient mieux vivre en paix auprès d'eux que de venir à lui
sous le coup de ses exactions et de ses fureurs. VI Ce que
le bey Ahmed essayait vainement d'obtenir par la terreur, Abdel-Kader, à
l'autre extrémité de la régence, l'obtenait par la persuasion, par la
souplesse et l'activité de son génie. Ce n'est pas qu'après l'acclamation des
premiers jours, il n'eût rencontré parmi les siens des jalousies, des rivalités,
des obstacles ; il ne s'en était pas étonné ; il s'attendait à en rencontrer
de plus grands encore et il se préparait à les vaincre. Le titre de sultan
qui lui avait été décerné aurait pu déplaire à Fez : il prit celui d'émir,
qui veut dire prince. Quand il avait besoin de ses voisins du Maroc, il
s'intitulait khalifa du sultan de Gharb ; quand il voulait entraîner les
Arabes contre les Français, il était celui qui fait triompher la religion,
Nacer-ed-Dine. De Mascara il surveillait Oran, où le commandement venait de
passer, à dater du 23 avril 1833, entre les mains du maréchal de camp
Desmichels. Le général Boyer léguait à son successeur une bonne situation militaire,
trois mille huit cents fantassins, cinq cents cavaliers, deux batteries de
campagne, le corps de place bien réparé, les ouvrages extérieurs accrus de la
mosquée de Kerguenta convertie en caserne défensive. Le successeur arrivait
avec des idées belliqueuses, blâmant l'inaction qui ne faisait qu'encourager
l'ennemi et déprimer le moral des troupes. Le 7 mai, à minuit, il sortit avec
seize cents hommes du 66e de ligne et de la légion étrangère, quatre cents
chasseurs d'Afrique et quatre obusiers de montagne. Les hommes n'emportaient
qu'une ration de pain, les chevaux qu'une ration d'orge ; il ne s'agissait
que d'un coup de main sur les Gharaba, qui étaient venus campera six lieues
d'Oran, dans la plaine du Tlélate. Au point du jour, on les surprit, on tua
quelques hommes, on prit une trentaine de femmes et d'enfants, beaucoup de
moutons et de bœufs, une vingtaine de chameaux, quelques chevaux, et l'on
s'en revint-. La retraite dura sept heures, harcelée par une masse de cavaliers,
car des douars voisins accouraient sans cesse des alliés aux Gbaraba ;
cependant les pertes furent à peine sensibles, parce qu'au lieu de se servir
de leurs longs fusils, les Arabes, ce jour-là, ne combattirent guère qu'à
l'arme blanche. Le bétail fut particulièrement bien accueilli dans la place,
qui, depuis deux mois, manquait presque absolument de viande fraîche. Cette
sortie était une provocation. Abdel-Kader y répondit en venant s'établir, le
25 mai, à trois lieues et demie d'Oran, au santon du Figuier ; il paraissait
avoir une dizaine de mille hommes. Le lendemain, le général Desmichels se
tint en observation en-avant du fort Saint-André ; la position lui paraissant
bonne, il y fit préparer l'emplacement d'un blockhaus que le génie se mit à
établir, le 27, au point du jour. A ce moment, l'ennemi parut, toutes les
troupes sortirent d'Oran, et l'affaire s'engagea. Les Arabes s'avançaient sur
deux colonnes ; l'une se déploya pour une attaque de front, l'autre
manœuvrait pour tourner la gauche française. Ce fut surtout un beau combat de
cavalerie, plus émouvant que meurtrier. Enfin, après sept heures de lutte,
les adversaires épuisés se séparèrent ; les uns retournèrent au Figuier, les
autres rentrèrent dans la place, laissant le blockhaus solidement planté avec
une petite garnison de quarante hommes. Très-étonnés,
très-intrigués à l'aspect de ce singulier édifice qui s'était tout à coup
dressé là comme par enchantement, une centaine des plus hardis parmi les Arabes
s'en approchèrent pendant la nuit, d'abord avec précaution ; ils tournaient
autour ; ils se consultaient ; ils examinaient les palissades ; enfin l'un
d'eux tenta l'escalade ; descendu dans l'enceinte, il s'avança vers cette
maison de bois, sombre, silencieuse, la frappa du poing et se mit à rire ; au
même instant, il tomba mort, et ses compagnons, qui s'apprêtaient à le
rejoindre, s'enfuirent au plus vite : la garnison avait fait un peu trop tôt
sa décharge. Le 30, vers deux heures du malin, une autre bande plus nombreuse
vint, avec une pièce d'artillerie de très-petit calibre, attaquer le monstre
; un boulet brisa l'extrémité d'une poutrelle de l'étage supérieur, et ce fut
tout. Le 31, les tirailleurs arabes se présentèrent en assez grand nombre ;
mais cette démonstration n'était que pour masquer un mouvement général de
retraite ; en effet, le soir même, les tentes furent repliées et les
contingents se dispersèrent. Le monument de cette prise d'armes reçut le nom
de blockhaus d'Orléans. Le 11
juin, le général Desmichels fit, sans rencontrer d'ennemis, une promenade
militaire à Misserghine et à Bridia, où fut établi le bivouac ; c'était la
première couchée que les troupes d'Oran faisaient hors des murs ; elles y
rentrèrent le lendemain, saluées enfin de quelques coups de fusil. Pendant
cette excursion, un cheikh des Beni-Amer, ayant trouvé libre le chemin
d'Oran, y avait amené un convoi de chameaux et d'ânes chargés d'orge et de
blé. Ce cheikh, très-intelligent, parlait bien l'espagnol ; le général, à son
retour, voulut se servir de lui pour amener d'autres chefs arabes à nouer
avec les Français des relations de commerce et de bon voisinage ; afin de
l'accréditer, il le chargea de ramener aux Gharaba les femmes et les enfants
qui leur avaient été enlevés dans la surprise du 8 mai. Depuis
sa dernière tentative sur Oran, Abdel-Kader travaillait à recruter de
nouvelles forces en étendant de plus en plus le rayon de son autorité.
C'était Tlemcen surtout qu'il souhaitait d'y soumettre ; Mascara sans doute
était une ville importante ; mais Tlemcen, la reine du Moghreb, l'ancienne capitale
d'un royaume, avait aux yeux des Arabes un bien autre prestige. Deux partis
divisaient la cité, ou plutôt il y avait deux cités dans la même enceinte, le
Méchouar, château fort, ancien palais, occupé dès avant 1830 par un millier
de Turcs et de coulouglis, et la ville où dominaient les Hadar, ainsi
nommait-on dans la régence les Maures, habitants des villes ; ceux-ci avec
leur kaïd, Ben-Nouna, étaient en grande majorité partisans du Maroc. Quand
Abdel-Kader se présenta devant eux, réclamant leur soumission, ils essayèrent
de résister, mais, attaqués de front par les goums de l'émir et pris à revers
par les coulouglis du Méchouar, ils furent facilement battus ; Ben-Nouna
s'enfuit de l'autre côté de la frontière marocaine. Par son habile et sage
modération, le vainqueur se concilia si bien les vaincus qu'ils abandonnèrent
la cause du sultan de Fez et se donnèrent sans réserve à l'émir de Mascara.
Pour achever son triomphe, il aurait fallu que les coulouglis, dont la
diversion dans le combat lui avait été si utile, lui ouvrissent les portes du
Méchouar ; avec force compliments, ils les tinrent fermées, alléguant que
leurs affaires et les siennes étaient distinctes, et que s'ils étaient sortis
la veille contre les Hadar, c'est qu'ils avaient eu à se plaindre d'eux pour
leur propre compte. Le Méchouar était fort, la garnison nombreuse et décidée
; Abdel-Kader n'avait pas les moyens de la réduire ; il se contenta du succès
déjà considérable qu'il avait obtenu et reprit le chemin de Mascara. En
route, il apprit deux mauvaises nouvelles, la mort de son père Mahi-ed-Dine,
et l'occupation d'Arzeu par le général Desmichels. Arzeu
était une petite ville maritime dont le cadi, depuis l'établissement des
Français à Oran, avait entretenu de bons rapports avec eux et fourni même
quelques chevaux pour la remonte des chasseurs d'Afrique jusqu'au jour où,
enlevé par les ordres d'Abdel-Kader, il avait été conduit à Mascara et
finalement étranglé, disait-on. Dès le mois de mai, le ministre de la guerre
avait recommandé le port d'Arzeu à l'attention du commandant d'Oran. Le 1er
juillet 1833, le nouveau cadi, accompagné de quelques membres de sa famille,
était venu annoncer au général Desmichels le triste sort de son prédécesseur,
qui était son propre neveu, et solliciter la protection de la France. Le
général aussitôt avait organisé une colonne de deux mille hommes, composée de
deux bataillons du 66e, d'un bataillon de la légion étrangère, du 2e régiment
de chasseurs d'Afrique, d'une batterie d'artillerie et d'une compagnie de
sapeurs, et l'avait fait mettre en mouvement, le 3 juillet au soir, sous les
ordres du général Sauzet, tandis qu'il s'embarquait de sa personne, avec son
état-major, sur le brick Alcyon, suivi d'une petite flottille qui portait des
vivres, des munitions et les matériaux d'un blockhaus. Il y a
trente-sept kilomètres d'Oran au port d'Arzeu. La route traverse, du
sud-ouest au nord-est, une plaine sans arbres, hérissée de broussailles et de
palmiers nains, à peine accidentée par les dernières ondulations de la
montagne des Lions, qu'on laisse sur la gauche. Après avoir marché toute la
nuit, la colonne arriva, dans la matinée du 4, en même temps que la
flottille, à la Mersa, qui était le port d'Arzeu. La ville proprement dite étageait,
à six kilomètres au sud-est, sur la pente d'une colline, au milieu des ruines
d'une cité romaine, ses petites maisons de pierre entourées de nopals. Elle
n'avait guère plus de cinq cents habitants ; c'était le port seul qui lui donnait
quelque importance. Aussi, quand le lendemain on s'aperçut que la population
avait déguerpi, le général Desmichels ne s'en mit pas en peine ; il tenait la
Mersa, qui lui suffisait. Les rares partisans du cadi, n'ayant pas voulu
passer à l'ennemi avec les autres, demandèrent à s'embarquer pour Mostaganem.
Ainsi désertée, la pauvre ville n'avait plus à perdre que son nom ; elle le
perdit : le principal disparut derrière l'accessoire, et la Mersa devint
l'unique Arzeu. Sauf
quelques coups de fusil tirés dans la journée du 5, l'installation française
se fit paisiblement. Le blockhaus s'éleva au centre d'une redouta armée
d'artillerie ; un vieux fort, voisin de la plage, fut mis en état, un four
construit. Le blockhaus reçut une garnison de vingt-cinq hommes ; deux
compagnies du 66e, avec quelques sapeurs du génie, occupèrent le fort qui fut
bien approvisionné ; après quoi, le 10 juillet, la colonne reprit la route
d'Oran, sous la conduite du général Desmichels. A moitié chemin, un escadron
de chasseurs fut détaché, avec une compagnie de voltigeurs, pour reconnaître
le chemin entre la montagne des Lions et la mer. Il ne put rentrer à Oran que
fort avant dans la nuit ; le gros des troupes y était arrivé quatre heures
plus tôt. Quelques
jours après, un bruit vint de Mascara que, pour se dépiquer d'Arzeu,
Abdel-Kader allait prendre sa revanche à Mostaganem. Au sujet de Mostaganem,
Paris n'avait pas envoyé d'instructions ; en provoquer d'Alger n'était pas
dans la tradition des généraux d'Oran. En effet le général Desmichels ne
témoignait pas plus de déférence au général Voirol que le général Boyer n'en
avait montré au duc de Rovigo. D'ailleurs le temps pressait ; les courriers
se seraient trop fait attendre. En homme qui ne craint pas la responsabilité,
le général prit son parti résolument et sans retard. La frégate Victoire
venait à point de mouiller à Mers-el-Kébir, amenant en renfort à la garnison
d'Oran le 1er bataillon d'infanterie légère d'Afrique. A peine mis à terre,
les zéphyrs furent remplacés par neuf cents hommes du 66e ; cinq cent cinquante
autres, grenadiers et voltigeurs de la légion étrangère, artilleurs, sapeurs
du génie, cavaliers démontés, prirent passage à bord d'une flottille. En
vingt-quatre heures, troupes, munitions, vivres, matériel, tout était
embarqué. La mer était mauvaise ; partie le 23 juillet de Mers-el-Kébir,
forcée de relâcher à Arzeu, l'expédition dut atterrir, le 27, à
Mers-el-Djedjad, le Port-aux-Poules, à l'embouchure de la Macta. Le soir même,
les troupes prirent leur bivouac à la fontaine de Stidia ; le lendemain
matin, à quatre heures, elles se remirent en marche. Quelques partis d'Arabes
galopaient sur le flanc droit de la colonne ; aux approches de Mazagran, vers
huit heures, la fusillade devint assez vive ; l'avant-garde continua de
marcher ; aussitôt on vit la population sortir précipitamment et fuir dans la
plaine. De l'autre côté de la ville abandonnée, on apercevait un groupe assez
nombreux d'hommes à pied et à cheval. Un cavalier s'en détacha et rapidement
se dirigea vers l'état-major ; c'était un officier turc que le kaïd de
Mostaganem, Ibrahim, envoyait saluer le général Desmichels. Ibrahim
avait fait, en moins de deux ans, une fortune étonnante. Turc de Bosnie,
simple janissaire sous le dernier bey d'Oran, il était devenu, pendant
l'intérim tunisien, chef des chaouchs, puis commandant de Mostaganem. Après
le départ de Khérédine-Agha, il avait repoussé les avances des Arabes et
spontanément reconnu l'autorité française. Cependant on l'avait desservi
auprès du général Desmichels ; on lui reprochait de s'être attribué le titre
de bey alors qu'Abdel-Kader avait reçu à Mascara celui de sultan, de
percevoir des droits de douane et d'octroi dont il ne rendait compte à
personne et d'avoir accaparé, avec le concours de quelques Juifs, tout le
commerce de Mostaganem. Quand son envoyé eut débité les compliments d'usage,
le général répondit sévèrement que le kaïd aurait dû les apporter lui-même.
Il se présenta une heure après, avec l'appareil fastueux d'un pacha. Six
chaouchs, richement vêtus, marchaient devant lui ; deux nègres, à droite et à
gauche, conduisaient son cheval par la bride ; autour de lui, sa garde turque
; derrière lui, sa maison militaire. En face, les troupes françaises, sévères
d'aspect, blanches de poussière, noires de poudre, quel contraste ! Mal
impressionné, soupçonneux, les sourcils froncés, le général Desmichels
regardait et écoutait ce Turc grave, impassible, incertain du sort que les
Français allaient lui faire, mais toujours maître de son visage, de sa parole
et de son geste. L'état-major, moins prévenu que le général, lui fit bon
accueil et lui donna place dans ses rangs. A onze heures, les troupes
arrivèrent sous les murs de Mostaganem. La ville avait été grande autrefois.
Des quatre quartiers dont elle se composait jadis, deux, Tijdit au nord et
Digdida au sud, n'étaient plus que des ruines ; des deux autres, séparés par
le ravin de l'Aïn-Seufra, le plus considérable, la ville proprement dite, à
l'ouest, était commandé par le fort des Cigognes ; l'autre, Matmore, plus
élevé, moins étendu, était lui-même sous le feu du fort de l'Est. A neuf
cents mètres de distance s'étendait la plage, dominée par un escarpement
d'une dizaine de mètres, d'où s'élevait la coupole d'un marabout. Le général
s'installa dans la ville, à l'ancien palais du bey, près du fort des Cigognes
; toutes les troupes bivouaquèrent au dehors. Les habitants reçurent
l'assurance que leurs usages seraient respectés et qu'ils seraient toujours
libres de sortir de la ville. Le 29
juillet, au matin, les grand'gardes établies au nord, dans les ruines de
Tijdit, furent attaquées par des bandes arabes ; le soir, l'anniversaire
officiel de la révolution de 1830 fut célébré, sur ce coin de terre, devant
l'ennemi, par une revue des troupes et par une salve de vingt et un coups de
canon, à laquelle répondit l'artillerie de la frégate. Le 30, profitant de la
permission qui leur avait été accordée, la plus grande partie des habitants
de Mostaganem abandonnèrent la ville ; les Arabes du dehors poussèrent
l'insolence jusqu'à s'offrir pour aider à leur déménagement, et ils s'y
seraient prêtés en effet, si le général ne leur avait pas fait donner la
chasse. Le 31,le nombre des assaillants avait décuplé ; la fusillade ne dura
pas moins de sept heures. Dans la nuit suivante, le marabout de la plage fut
entouré de fossés et crénelé. La journée du 1er août fut assez calme ; dans
la soirée, toutes les troupes, moins les détachements qui occupaient les
forts et le marabout, reçurent l'ordre de s'installer dans Matmore ; l'entrée
de Mostaganem, réservée aux Turcs et à ce qu'il y avait encore d'indigènes,
fut interdite aux Français ; la place du Marché, extérieure aux remparts,
demeura commune aux deux quartiers. Le 2, le général Desmichels, laissant le
commandement provisoire au lieutenant-colonel du Barail, s'embarqua sur la
frégate avec son état-major et le kaïd Ibrahim. Cent cinquante Turcs, anciens
habitants d'Oran, demandèrent à y rentrer ; ils trouvèrent place sur la
flottille. Les autres, au nombre de soixante-dix, eurent la garde de
Mostaganem. Le 3,
du bord de la frégate contrariée par le vent, on entendit la fusillade et des
coups de canon ; quelques heures après, le brick Hussard, venant de
Mers-el-Kébir, accosta et fit passer au général des dépêches d'Oran ; elles
annonçaient un grand mouvement des Arabes entraînés par Abdel-Kader vers
Mostaganem. Cette fusillade entendue le matin, c'était, en effet, le bruit de
son attaque. Elle fut ce jour-là dirigée surtout contre le marabout de la
plage, qui eut à soutenir, le 5, un assaut encore plus violent. Mouillé tout
près de terre, le brick Hussard lui prêta le secours de son artillerie : les
assaillants, balayés par la mitraille, se rejetèrent vers Matmore, tandis que
d'autres bandes attaquaient Mostaganem. A défaut de canon, ils essayèrent de
la sape. Il y avait beaucoup d'endroits où la courtine était mal flanquée ;
avec beaucoup d'intelligence, ils en choisirent un où elle ne l'était pas du
tout. La nuit venue, sous la protection de leurs meilleurs tireurs embusqués
dans les plis du terrain parmi les broussailles, des volontaires élus entre
les plus braves attaquèrent à coups de pic le pied de la muraille ; tout près
d'eux, la musique arabe de l'émir jouait en leur honneur ses airs les plus
sauvages. Pour achever le tableau, à cheval sur la crête du mur, exposés à
découvert au feu des tireurs abrités, les grenadiers du 66e fusillaient de
haut en bas les hardis •travailleurs. A minuit, ces audacieux se retirèrent,
emportant leurs morts. Le 6, arriva le colonel de Fitz-James, nommé par le
général Desmichels commandant supérieur de la place, avec quatre compagnies
du 1er bataillon d'Afrique, un renfort d'artillerie, cent cinquante mille
cartouches, cinq cents obus et des vivres. L'ardeur de l'ennemi
s'affaiblissait ; ses attaques devenaient plus molles ; après une dernière et
vaine tentative contre le marabout, il s'éloigna, le 9 ; son véritable effort
avait duré six jours. Le
général Desmichels n'avait quitté Mostaganem que pour essayer d'une diversion
sur le territoire des Sméla, qui, malgré le voisinage d'Oran, obéissaient aux
ordres d'Abdel-Kader. Le 5 août, à huit heures du soir, le colonel de Létang,
du 2e chasseurs d'Afrique, prit le commandement d'une colonne d'un millier
d'hommes : ses instructions lui prescrivaient de marcher au sud-est par le
Figuier et de traverser l'extrémité orientale de la plaine de Mléta jusqu'au
pied du Djebel-Tafaraoui : c'était là qu'il devait surprendre les douars des
Sméla. Les soldats, équipés à la légère, n'emportaient que leurs bidons
pleins d'eau. La marche de nuit se fit allègrement : le matin, au point du
jour, le campement arabe était investi, envahi, mis au pillage ; la foule
éperdue s'enfuyait, et la colonne ralliée se remettait en marche, emmenant
avec elle quatre-vingt-deux prisonniers, des femmes et des enfants surtout,
des chameaux, des bœufs, une grande quantité de moutons. Le commandant
Leblond, du 66e, menait l'avant-garde avec un peloton de chasseurs d'Afrique
et son bataillon ; à droite et à gauche du butin, marchaient deux escadrons
de chasseurs, une compagnie de la légion étrangère, cent Turcs à pied, deux
obusiers de montagne ; à l'arrière-garde venaient deux compagnies de la
légion et- deux escadrons. Sur les flancs de ce rectangle allongé, des
tirailleurs d'infanterie et des pelotons de cavalerie étaient chargés de
tenir à distance l'ennemi qu'on s'attendait à voir bientôt paraître. Il
parut, en effet, beaucoup plus nombreux qu'on n'aurait cru, armé, furieux, se
ruant à la vengeance. La
double colonne, alourdie par tout ce qu'elle traînait avec elle, marchait
lentement. Au mois d'août, le soleil d'Afrique est à redouter, même aux
premières heures du jour ; quand le terrible vent du sud y vient ajouter son
haleine brûlante, la place n'est plus tenable. Le vent du sud souffla tout à
coup ce jour-là, et la plaine devint littéralement une fournaise, car les
Arabes avaient mis le feu aux broussailles. L'infanterie, à l'arrière-garde
surtout, était haletante ; il n'y avait plus une goutte d'eau dans les bidons
; des hommes tombaient inanimés ; d'autres se couchaient volontairement,
insensibles à l'idée de la mort qui accourait sur eux avec les Arabes ; ceux
qui conservaient la force de marcher n'avaient plus l'énergie nécessaire pour
combattre. Ce fut la cavalerie qui les sauva ; elle fut admirable de
dévouement et de constance. Ses charges répétées, soutenues par le feu des
deux obusiers de montagne, continrent assez l'ennemi, sinon pour lui arracher
toutes ses victimes, du moins pour empêcher de plus grands malheurs. Enfin,
on atteignit le santon du Figuier. La veille au soir, le puits avait donné
tout ce qu'il contenait d'eau saumâtre ; il n'y restait plus que de la vase.
Arrivés là, les fantassins à bout de forces refusèrent absolument d'aller
plus loin ; il n'y eut ordre, ni menace, ni prière qui pût agir sur des
hommes démoralisés. Les chasseurs d'Afrique, en cercle autour d'eux, face à
l'ennemi, les protégeaient. Cependant il y avait péril en la demeure. Un
officier d'ordonnance du général Desmichels, M. de Forges, se dévoua ; grâce
à son sang-froid, il sut échapper aux Arabes et gagner vite Oran. Aussitôt
averti, le général emmena tout ce que la garnison avait de disponible ; des
prolonges suivaient, chargées d'eau, de vin, d'eau-de-vie, de rations de
pain. A mi-chemin, on rencontra l'avant-garde qui, seule, ne s'étant ni
découragée ni défaite, amenait les prisonniers avec le butin. Au marabout de
Mouley Abdel-Kader, une troupe de Douair essaya d'arrêter le secours ; le
canon qui la dispersa fut pour les malheureux du Figuier le signal de la
délivrance ; à six heures du soir, toutes les troupes étaient rentrées dans
leurs casernes. Il
n'était bruit que des chasseurs d'Afrique et de leur attitude héroïque :
trois semaines après ils mettaient toute la ville en rumeur. Un brigadier
avait insulté dans la rue une femme turque et battu un nègre qui
l'accompagnait ; dans la lutte, elle avait été renversée ; il se trouva que
c'était la femme du kaïd Ibrahim. Le général Desmichels fit arrêter le
coupable et donna l'ordre de le mener par mer à Mers-el-Kébir. Pendant que
les gendarmes le conduisaient, des camarades essayèrent de le délivrer ; quand
il fut embarqué, on en vit se jeter à la nage ou monter dans des canots pour
le suivre ; bientôt tout le régiment fut en révolte. Dans ce fâcheux
désordre, le général Desmichels ne rencontra pas chez tous les officiers des
chasseurs le concours qu'il était en droit d'attendre. La valeur morale du
corps se ressentait de la hâte avec laquelle avaient été formés les cadres ;
il y était entré des éléments qu'un examen attentif n'eût pas trouvés dignes
et dont l'élimination était devenue nécessaire. Au mois
d'octobre, la commission d'enquête, qui avait visité d'abord Alger, puis
Bone, voulut voir Cran. Après lui avoir montré la place, les forts et
Mers-el-Kébir, le général Desmichels la conduisit, le 9 octobre, par le
chemin des crêtes, à Misserghine et l'en ramena par Aïn-Beïda, le bord de la
Sebkha et la plaine. Au retour, il fallut combattre ; trois mille cavaliers
attaquèrent les dix-huit cents hommes que la commission avait pour escorte.
Plus réservé qu'il n'avait été naguère à l'excursion de Blida, le vieux
général Bonet ne se mêla pas du commandement, laissa faire le général
Desmichels, et se contenta de se tenir au feu sur la ligne des tirailleurs ;
on crut, ou du moins on lui dit, pour lui faire honneur, qu'il avait eu dans
cette journée en face de lui Abdel-Kader en personne. Depuis
deux mois, par une suite de cette mobilité d'imagination qui agit sur la
conduite des Arabes comme un coup de vent sur la mer, quelques tribus avaient
dérivé du côté d'Oran. Quatre douars des Sméla, de ceux qu'avait atteints la
surprise du 5 août, s'étaient même fait, rendre par le général Desmichels
leurs femmes, leurs enfants et leurs troupeaux, à la condition de faire soumission
à la France et de venir planter leurs tentes à Misserghine. Le traité, car il
y avait un engagement. écrit, était en chemin de s'exécuter, quand
Abdel-Kader, voulant couper court à ces essais de rapprochement qui étaient
d'un mauvais exemple, porta son camp dans la plaine de TIélate, fit arrêter
par l'influence des marabouts les convois qui se dirigeaient sur les marchés d'Oran,
de Mostaganem et d'Arzeu, parvint à ramener les Sméla dissidents sous son
obéissance et ne reprit le chemin de Mascara qu'en laissant derrière lui la
menace de sa vengeance contre les traîtres qui auraient commerce avec les
Français. Déjà même, il avait fait enlever plusieurs grands des Bordjia
coupables d'avoir envoyé du grain à Mostaganem. Effrayé
du sort qui les attendait et jaloux de gagner les bonnes grâces de l'émir, un
cheikh de la même tribu, Kaddour, qui venait d'avoir avec Arzeu des relations
suivies, s'y présenta un jour avec trois ou quatre bœufs ; quand il les eut
vendus, il affecta la crainte de tomber entre les mains des partisans
d'Abdel-Kader et demanda d'être escorté jusqu'à un endroit qu'il désigna.
C'était une faveur qui avait été plusieurs fois accordée à d'autres. On le
fit accompagner par un maréchal des logis et quatre cavaliers des chasseurs
d'Afrique. Ils n'avaient guère fait plus d'un kilomètre quand une soixantaine
d'Arabes, embusqués par Kaddour, se jetèrent sur eux ; deux des chasseurs
furent tués ; un troisième fut pris avec le sous-officier ; un seul parvint à
regagner le fort. Les deux prisonniers, conduits à Mascara et livrés à
l'émir, furent en vain réclamés par le général Desmichels. Abdel-Kader
soutint que la capture était de bonne guerre, et que s'il consentait à les
rendre, ce ne serait qu'au prix de mille fusils par homme. En même temps,
l'émir défiait le général au combat, dans la plaine, à deux journées de
marche de Mascara et d'Oran. Le 2
décembre, une division de deux mille baïonnettes, de quatre cents sabres et
de deux batteries d'artillerie se mit en marche à six heures du soir ; les
hommes n'emportaient que deux rations de pain et de viande salée. C'était
encore une surprise à tenter, mais, cette fois, contre Abdel-Kader campé à
Temzoura, dans la plaine de Mléta. A cinq heures du matin, le colonel
Oudinot, qui avait remplacé à la tête des chasseurs le colonel de Létang, se
lance avec trois escadrons sur les premières tentes qui sont en vue ; tout
est emporté : par malheur, ce n'est pas le camp d'Abdel-Kader qui est plus
loin et d'où l'on voit de nombreux cavaliers sortir. La surprise est manquée.
La colonne se reforme, comme au 5 août, pour la retraite, les prisonniers et
le bétail au milieu du rectangle ; mais il n'y a pas à craindre, comme au 5
août, de succomber sous le poids d'une chaleur accablante. Malgré la présence
et les excitations d'Abdel-Kader, les efforts des Arabes échouèrent contre la
solidité des troupes. Rentrées à Oran après une course de trente heures et
treize heures de combat, elles n'avaient laissé en arrière ni un homme ni un
cheval. Malheureusement,
l'année 1834 s'ouvrit par une affaire d'autant plus désagréable pour le
général Desmichels qu'elle marqua le terme de ce qu'on peut appeler la
période militaire de son commandement. Le 6 janvier, presque sous les murs
d'Oran, deux escadrons de chasseurs, entraînés à la poursuite d'une troupe
ennemie, tombèrent au milieu d'une masse de douze cents cavaliers. Accouru de
toute la vitesse de son cheval, tandis que le gros du régiment prenait les
armes, le colonel Oudinot fit sonner la retraite ; les hommes ralliés avaient
commencé à se replier en bon ordre quand tout à coup, par un de ces incidents
inexplicables, mais dont l'exemple n'est pas rare, même dans les meilleures
armées, la panique s'empara d'eux ; si rapidement qu'eût pu arriver le
régiment à leur aide, un officier et seize chasseurs avaient déjà payé de
leur vie cette malheureuse défaillance. VII Une
révolution s'était faite dans l'esprit du général Desmichels. Après avoir
voulu tout emporter par la force, il avait vu ses opérations, même les mieux
conduites, demeurer stériles. Continuer d'agir offensivement, avec
l'obligation d'occuper fortement Mostaganem et suffisamment Arzeu, quand, au
lieu de renforcer sa division, le ministère paraissait plutôt enclin à la
réduire, c'était aller peut-être au-devant d'un échec ; se renfermer dans la
défensive, comme avait fait le général Boyer, c'était prendre en face d'un
adversaire superbe une attitude trop humiliante. Pourquoi n'essayerait-on pas
des moyens pacifiques ? On avait commencé de traiter avec les Sméla ; sans
l'opposition d'Abdel-Kader, ce traité eût donné des résultats utiles ;
pourquoi ne chercherait-on pas à négocier directement avec Abdel-Kader ? Ces
idées communiquées, non pas au général Voirol, mais au ministre de la guerre,
n'avaient pas été repoussées par lui ; le seul danger qu'il y eût à craindre,
en prenant l'initiative d'une démarche aussi délicate, c'était d'exalter
l'orgueil et d'accroître les prétentions de l'émir. Quatre
jours après l'affaire de Temzoura, le 6 décembre 1 833, le général Desmichels
lui avait adressé, sous prétexte de réclamer de nouveau les prisonniers
d'Arzeu, une lettre dont l'intérêt essentiel se trouvait résumé dans cette
dernière phrase : « Vous ne me trouverez jamais sourd à aucun sentiment de
générosité, et s'il vous convenait que nous eussions ensemble une entrevue,
je suis prêt à y consentir, dans l'espérance que nous pourrions, par des
traités solennels et sacrés, arrêter l'effusion du sang entre deux peuples
qui sont destinés par la Providence à vivre sous la même domination. »
Abdel-Kader ne répondit pas ; la paix à lui demandée, accordée par lui, ne
pouvait que le grandir ; mais ni sa dignité, ni sa finesse ne lui
conseillaient la hâte, bien au contraire. Inquiet de son silence, le général
commençait à désespérer, lorsque deux Juifs d'Oran, Busnach et Mardochée
Amar, qui avaient des relations avec Mascara, vinrent le trouver comme pour
lui apporter des nouvelles. Il leur était revenu, assuraient-ils,
qu'Abdel-Kader avait convoqué les grands et les marabouts afin d'examiner
avec eux si la loi musulmane, qui interdisait aux fidèles de demander la paix
aux chrétiens, ne permettait pas de l'accepter quand c'était les chrétiens
qui l'offraient ; il était donc probable, à leur avis, que des propositions
conciliantes seraient facilement acceptées. Le général écrivit une nouvelle
lettre sous le même prétexte et dans le même esprit que la précédente. Abdel-Kader,
sur cette instance, répondit enfin qu'il rendrait les prisonniers lorsqu'un
traité aurait fait cesser les ravages du sabre, et que, pour le conclure, il
attendait les propositions du général ; de l'entrevue souhaitée pas un mot. Quelque
temps après, sur une invitation venue d'Oran, deux envoyés de l'émir,
personnages considérables, Miloud-ben-Arach et Khalifa-ben-Mahmoud, se
présentèrent à la porte de la ville, mais jamais ils n'y voulurent entrer.
Les conférences se tinrent sous leur tente entre eux et Mardochée Amar. De
son côté, le général, après avoir pris conseil des principaux officiers et
des fonctionnaires civils, mit par écrit les conditions suivantes : 1°
soumission des Arabes à la France sans restriction ; 2° liberté de commerce
pleine et entière ; 3° remise immédiate des prisonniers. Ces préliminaires
furent portés, le 4 février 1834, par le sous-intendant civil, M. Sol, et par
le chef d'état-major de la division, aux envoyés de l'émir qui retournèrent à
Mascara. Dix jours après, Abdel-Kader fit répondre qu'il attendait des
propositions plus explicites, et que Mardochée pouvait les lui apporter sur
l'Habra, où il allait planter ses tentes. Le 20, le général Desmichels fit
partir avec Busnach et Mardochée le commandant Abdalla d'Asbonne, des
chasseurs d'Afrique, un Syrien qui était au service de la France depuis la
grande expédition d'Egypte. Le 25, ils étaient de retour, accompagnés de
Miloud-ben-Arach, de Khalifaben-Mahmoud, de deux cheikhs, d'une centaine de
cavaliers arabes et des prisonniers d'Arzeu que l'émir renvoyait
généreusement, sans conditions ; mais la lettre qu'il adressait en même temps
au général élevait, sous une forme habile, modérée, presque caressante, d'étranges
prétentions. Non content de réclamer la restitution de Mostaganem aux Arabes,
il prenait sous sa protection les tribus de la province d'Alger qui le
reconnaissaient déjà pour bey, disait-il, et chez lesquelles il s'assurait de
maintenir l'ordre et la tranquillité. Pendant
ce temps, de Paris, le ministre de la guerre expédiait, le 1 9 février, à
Oran, les instructions suivantes : Abdel-Kader pourrait être investi du titre
et de l'autorité de bey sur un certain nombre de tribus, à la condition de
reconnaître la souveraineté de la France et de renoncer à toute liaison
contraire à ses intérêts, de prêter hommage au Roi et de payer un tribut
annuel, de n'acheter qu'en France les armes et les munitions dont il aurait
besoin, d'envoyer à Oran des otages qui seraient employés comme guides au
service de la division. La dépêche ministérielle n'était pas arrivée encore
que déjà l'affaire était faite. En
vingt-quatre heures, le traité avait été conclu, tant le général Desmichels
avait hâte d'en finir. En voici le texte : « Article 1er. A dater de ce jour,
26 février, les hostilités entre les Français et les Arabes cesseront. Le
général commandant les troupes françaises et l'émir ne négligeront rien pour
faire régner l'union et l'amitié qui doivent exister entre deux peuples que
Dieu a destinés à vivre sous la même domination. A cet effet, des
représentants de l'émir résideront à Oran, Mostaganem et Arzeu. De même, pour
prévenir toute collision entre Français et Arabes, des officiers français
résideront à Mascara. — Article 2. La religion et les usages musulmans seront
respectés et protégés. — Article 3. Les prisonniers seront rendus
immédiatement de part et d'autre. — Article 4. La liberté du commerce sera
pleine et entière. — Article 5. Les militaires de l'armée française qui
abandonneraient leurs drapeaux seront ramenés par les Arabes. De même, les
malfaiteurs arabes, qui, pour se soustraire à un châtiment mérité, fuiraient
leurs tribus et viendraient chercher un refuge auprès des Français, seront
immédiatement, remis aux, représentants de l'émir résidant dans les trois
villes maritimes occupées par les Français. — Article 6. Tout Européen qui
serait dans le cas de voyager dans l'intérieur sera muni d'un passeport visé,
par le représentant de l'émir à Oran et approuvé par le général commandant. » Aussitôt
le traité conclu et expédié à Paris pour être soumis à l'approbation du Roi,
le général Desmichels remit aux envoyés d'Abdel-Kader, pour lui être offerts
en cadeau de sa part, cent fusils et cinq cents kilogrammes de poudre ; mais,
en même temps, il leur confia une autre mission dont la convenance était pour
le moins douteuse, à savoir le soin de faire parvenir au général d'Alger,
comme disaient les Arabes, la dépêche qu'avait enfin daigné lui écrire le
général d'Oran. Ce fut ainsi que, dans le courant du mois de mars, le général
Voirol vit arriver huit cavaliers de l'ouest qui lui remirent, avec la
communication bien tardive de son oublieux subordonné, une lettre personnelle
d'Abdel-Kader. Il y répondit froidement, sans donner à l'émir aucun titre ;
il se félicitait du rétablissement de la tranquillité dans la province
d'Oran, et promettait son aide à l'homme habile qui saurait, de ce côté-là,
réprimer l'anarchie parmi les Arabes ; mais il le dispensait d'étendre sa
sollicitude aux affaires de la province d'Alger, dont l'état s'améliorait
tous les jours ; puis, ayant fait aux messagers d'Abdel-Kader de petits
présents, il les chargea de lui porter, comme il aurait fait, pour un chef de
tribu quelconque, un simple burnous d'honneur. A
Paris, au ministère de la guerre du moins, le traité Desmichels, — c'est le
nom sous lequel il est entré dans l'histoire, — fut accueilli d'abord avec
une surprise désagréable. Assurément, il ne répondait pas aux instructions du
19 février : la soumission d'Abdel-Kader ne ressortait pas avec assez de
relief des termes ambigus du premier article ; au lieu d'otages à fournir,
c'étaient des agents qu'il allait avoir à Oran, Arzeu et Mostaganem ; enfin,
la triple obligation de payer un tribut, de demander exclusivement aux
Français les armes et les munitions dont il aurait besoin, et de renoncer à
toute liaison contraire aux intérêts de la France, était absolument passée
sous silence. Néanmoins, pris comme point de départ d'un état de choses que
d'autres arrangements pourraient rendre meilleur, l'acte du 26 février 1 834
reçut l'approbation royale. Tout bien considéré, c'était la paix, et cette
considération, opposée à d'honorables scrupules, ne tarda pas à entraîner
l'opinion de Paris et d'Alger comme celle d'Oran. C'était la paix et la
liberté du commerce. Les Arabes affluaient sur les marchés ; des arrêtés
prescrivaient l'emploi de poids et de mesures sévèrement vérifiés, et
réglaient, par rapport au boudjou, à l'exclusion de toute autre monnaie, le
cours des pièces d'argent françaises. Le commandant Abdalla d'Asbonne,
accompagné de deux officiers d'état-major, allait prendre à Mascara les
fonctions de consul de France, et l'émir annonçait, l'envoi prochain de ses oukils ou représentants dans les villes maritimes ; pour Oran, il avait
choisi un de ses parents, Habid-el-Hadji ; pour Arzeu, l'un des négociateurs
du traité, Khalifa-ben-Mahmoud. Dans ce
dernier port, qui semblait appelé à devenir, pour le commerce des céréales,
le marché le plus important de la province, des négociants d'Alger s'étaient
hâtés d'ouvrir un comptoir ; à leur grande surprise, quand leur agent voulut
commencer ses achats, il apprit des indigènes qu'il leur était interdit de vendre
directement aux Européens, et que toute affaire de négoce devait passer par
l'oukil, représentant de l'émir, lequel absorbait ainsi,
au bénéfice de son maître, le monopole des transactions. Aux réclamations des
négociants intéressés le général Desmichels répondit qu'en droit le commerce
était libre, et qu'il né devait y avoir qu'un malentendu. Cependant de
nouveaux faits ne tardèrent pas à contredire l'assertion du général. Un
Français ayant traité avec un Arabe de quelques charges d'orge, Khalifa-ben-Mahmoud
maltraita le vendeur et vint, sous les yeux mêmes de l'acheteur, saisir les
sacs dont il s'empara au prix du tarif arrêté par Abdel-Kader. Sur la plainte
du Français, le commandant d'Arzeu lui déclara que, d'après ses instructions,
il ne lui était pas permis de se mêler des affaires de commerce. Vers le même
temps, le sous-intendant civil d'Oran, M. Sol, dans un rapport adressé à M.
Genty de Bussy, se plaignait d'une autorisation donnée à l'oukil d'Arzeu de charger des grains pour l'Espagne, au mépris d'un
arrêté du 10 juillet 1832 qui en prohibait absolument l'exportation. Cette
autorisation, aussi bien que le fait du monopole, M. Sol l'attribuait à des
concessions imprudentes accordées secrètement par le général Desmichels à
l'émir. Le commandant d'Oran, en réponse aux observations que lui adressa le
général Voirol, prétexta de son ignorance au sujet de l'arrêté relatif à
l'exportation et protesta contre le fait du monopole, qui serait, il était le
premier à le reconnaître, en contradiction manifeste avec le traité qu'il
avait conclu. Cependant
il y avait d'autres incidents fâcheux et bien plus inexplicables encore. Au
milieu d'Oran même, l'oukil d'Abdel-Kader exerçait sa
juridiction sur les indigènes, les faisait arrêter et maltraiter. Un
coulougli du nom de Kaddour avait été conduit de forcé à Mascara, un Juif
dénoncé parce qu'il s'y rendait avec un passeport français, le kaïd Ibrahim
menacé publiquement par le représentant de l'émir. Un cheval qu'un Arabe
avait voulu vendre était saisi, envoyé à Mascara, l'Arabe mis en prison, et,
comme le commandant de place en témoignait de l'étonnement, l'oukil alléguait l'ordre qu'il avait reçu d'empêcher les particuliers
de vendre des chevaux, parce qu'à l'émir seul appartenait le droit de fournir
aux Français tous ceux qui leur seraient nécessaires. M. Sol
avait pénétré le secret. Le général Desmichels s'était laissé duper ;
Abdel-Kader le tenait par des engagements qu'il n'osait ni avouer ni rompre.
Après avoir reçu, vers le milieu de février, la note qui contenait les
conditions françaises, telles, à peu de chose près, qu'elles figurèrent
ensuite dans le traité, l'émir avait, de son côté, mis par écrit les
conditions arabes, et il avait confié les deux pièces à Miloud-ben-Arach. La
première, sur laquelle il avait apposé son cachet, Miloud avait ordre de la
rendre, ainsi approuvée, au général Desmichels ; quant à l'autre, toute son
adresse devait tendre à obtenir du général, non sa signature qu'il eût sans
doute refusée, mais l'empreinte de son sceau, le seul témoignage
d'authenticité qui eût de valeur aux yeux des Arabes, et à faire rentrer
cette pièce entre ses mains. La note de l'émir était ainsi conçue : « 1° Les
Arabes auront la liberté de vendre et d'acheter de la poudre, des armes, du
soufre, enfin tout ce qui concerne la guerre ; 2° le commerce de la
Mersa-Arzeu sera sous le gouvernement du prince des croyants, comme par le
passé, et pour toutes les affaires. Les cargaisons ne se feront pas autre
part que dans ce port. Quant à Mostaganem et Oran, ils ne recevront que les
marchandises nécessaires au besoin de leurs habitants, et personne ne pourra
s'y opposer. Ceux qui désireront charger des marchandises devront se rendre à
la Mersa. 3° Le général nous rendra tous les déserteurs et les fera enchaîner
; il ne recevra pas non plus les criminels. Le général commandant à Alger
n'aura pas de pouvoir sur les musulmans qui viendront auprès de lui avec le consentement
de leurs chefs. 4° On ne pourra empêcher un musulman de retourner chez lui
quand il voudra. » Entre
la note arabe et les conditions françaises la contradiction saute aux yeux ;
cependant le général Desmichels ne s'en aperçut, ou du moins ne s'en inquiéta
pas. Il s'imagina, dans ses idées françaises, que ces pièces intéressantes
pour l'histoire de la négociation n'avaient aucune valeur effective, et, pour
complaire au désir d'Abdel-Kader, il consentit à l'échange des deux notes, en
laissant à Ben-Arach la pièce arabe avec l'empreinte de son sceau. Il ne se
doutait pas alors que ce qu'il venait de faire équivalait à la signature
authentique d'un traité. Quand la conduite d'Abdel-Kader et de ses
représentants lui eut révélé son erreur, il était trop tard. L'acte du 26
février que les Arabes ne voulaient pas reconnaître, il aurait dû leur en
imposer la reconnaissance par la force, sinon le déchirer publiquement de la
même main qui venait de le souscrire. Il n'eut pas le courage héroïque
d'avouer la duperie, de confesser sa faute, qui ne fut connue tout entière
que l'année suivante. Cette paix à laquelle il avait attaché son nom et dont,
à peu d'exceptions près, l'opinion publique avait accueilli l'annonce avec
plaisir, celte paix qui n'était pourtant qu'un leurre, il se persuada
qu'après tout, elle valait encore mieux que la guerre. Après s'être laissé
conduire par légèreté dans une fausse voie, il s'y enfonça de parti pris,
avec entêtement. Étrange contradiction ! Bien loin de s'irriter contre
Abdel-Kader qui l'avait joué, il s'attacha opiniâtrement à favoriser ses
desseins. Il se complaisait en lui comme en sa créature, et de son
agrandissement il fit sa propre affaire. Au moment où la fortune sembla se
détourner de l'émir, ce fut le général Desmichels qui releva son courage. La paix
qu'Abdel-Kader venait d'accorder aux chrétiens en la tournant tout à son
avantage, les envieux, les jaloux de sa domination, ses ennemis de race la
lui reprochaient comme une insulte à la loi du Prophète ; il était partout
dénoncé aux croyants comme l'ami des infidèles. Il réclamait l'achour, la
dîme prescrite par le Coran ; les Béni-Amer le lui refusent ; l'achour est
pour la guerre, l'"achour est pour le service d'Allah ; il a fait la
paix avec les chrétiens, à quel titre réclame-t-il donc l'achour ? Mais tout
à coup, domptés, séduits, charmés par l'éloquence de l'émir, les cheikhs des
Beni-Amer, qu'il a fait venir à Mascara, se soumettent. Pour les réduire à
contribution, appel avait, été fait aux vieilles tribus du maghzen, Douair et
Sméla ; ce sont celles-ci maintenant qui ne veulent plus s'arrêter, qui
refusent d'obéir. Depuis longtemps une sourde jalousie anime contre Abdel-Kader
leur chef célèbre dans tout le beylik, l'ancien agha du bey d'Oran, Moustafa-ben-Ismaïl.
Voyant les siens mécontents, frustrés du butin dont ils ont eu la convoitise,
il se révolte, marche contre Abdel-Kader, le surprend dans la nuit du 12
avril et le bal. L'émir, qui a eu deux chevaux tués sous lui, qui a couru les
plus grands dangers, est rentré presque seul à Mascara. Aussitôt
l'insurrection éclate, et les plus grands se déclarent, Sidiel-Aribi dans la
vallée du Chélif, Kaddour-ben-Morfi chez les Bordjia, El-Gomari chez les
Angad. Dans la société arabe, comme autrefois dans la nôtre entre la robe et
l'épée, la rivalité est constante entre la noblesse religieuse et la noblesse
guerrière. Issu d'une lignée de saints et d'ascètes, Abdel-Kader n'est pas un
homme de grande tente ; l'aristocratie militaire, froissée dans son orgueil,
se dresse contre la suprématie du marabout. C'est
ici qu'intervient le général Desmichels. Après sa victoire,
Moustafa-ben-Ismaïl s'est offert à lui : il a repoussé son offre ; une grande
fraction des Douair, menacée par un retour offensif des Beni-Amer, s'est
retirée sous le canon de Mersel-Kébir : l'oukil d'Oran proteste, leur intime
l'ordre de s'éloigner, et le général est tout près d'appuyer l'oukil, quand
l'arrivée du général Trézel l'empêche de commettre ce mauvais acte ; mais il
a déjà écrit à l'émir que, sous la protection de la Fiance, dont il peut
s'assurer, il ne doit désespérer de rien ; il lui a conseillé de rassembler
sur le Sig les tribus qui lui sont restées fidèles et promis d'aller
s'établir lui-même à Misserghine, afin de surveiller et de contenir les Sméla
et les Douair. Quatre cents fusils et des barils de poudre sont livrés, sur
ses ordres, par les magasins de l'artillerie à Ben-Arach. Ainsi
fortifié, plus qu'en sécurité du côté d'Oran, Abdel-Kader écrase ses ennemis
tour à tour, Sidi-el-Aribi, Kaddour-ben-Morfi, enfin Moustafa-ben-Ismaïl, le
12 juillet, trois mois jour pour jour après sa défaite. Victorieux, il
pardonne aux Sméla et aux Douair, et pour agha nomme El-Mzari, le propre
neveu du vieux Moustafa, qui, défait, mais non abattu ni soumis, va demander
au Méchouar de Tlemcen un asile contre l'humiliante générosité du vainqueur.
C'est aussi à Tlemcen que le vainqueur apporte les drapeaux conquis. La cité
maure le reçoit avec enthousiasme ; habile à s'attacher les populations des
villes, il rend aux Hadar leur ancien kaïd Ben-Nouna, que le sultan de Fez a
réconcilié avec lui. Seuls, les coulouglis du Méchouar continuent de lui
refuser l'obéissance, et cette fois encore, trop mal armé pour les réduire,
il est contraint de dissimuler sa colère impuissante. Cependant l'artillerie
d'Oran stupéfaite tirait le canon pour célébrer, comme une victoire
française, les succès d'Abdel-Kader, et le général Desmichels faisait porter
ses félicitations à l'émir. L'expression d'un seul regret y était jointe :
pourquoi l'émir ne consentait-il pas à se rencontrer avec lui ? Le rêve
caressé d'une entrevue reculait toujours comme le mirage. Oran,
Mostaganem, Arzeu, le Méchouar. de Tlemcen à part, l'autorité d'Abdel-Kader
s'étendait sur tout le beylik. Impatiente de rencontrer dans le Chélif une
limite, son ambition n'attendait qu'une défaillance du commandement d'Alger
pour la franchir, et certes l'incroyable faiblesse du commandant d'Oran était
bien faite pour lui donner confiance. Il écrivit donc au général Voirol
qu'après avoir pacifié la partie occidentale de la régence, il allait porter
également dans l'est l'ordre et la sécurité. Le messager qu'il avait chargé
de remettre sa lettre, Sidi-Ali-el-Kalati, marabout de Miliana, était loin
d'être un aussi habile homme que Miloud-ben-Arach. Au lieu de circonvenir
doucereusement le commandant d'Alger, il le heurta de front ; if lui reprocha
d'avoir châtié les Hadjoules, qui étaient les sujets d'Abdel-Kader. Le
commentaire était encore plus maladroit que la lettre n'était hardie. Le
général Voirol répondit à l'émir qu'il le croyait trop sage pour mettre en
péril, en franchissant le Chélif, ses relations nouvelles avec la France, et
que la paix régnait autour d’Alger depuis le châtiment infligé aux Hadjoutes. Le ton
simple et ferme de cette réponse fit impression sur Abdel-Kader ; elle arrêta
pour un temps son essor, mais elle piqua singulièrement Sidi-Kalati, qui mit
dès lors tout en œuvre pour exciter contre le général d'Alger l'irritation du
commandant d'Oran. Il prêta donc au premier les propos les plus blessants
pour le second, et il réussit à les faire passer jusqu'à celui-ci par les
officiers français détachés à Mascara, puis il confirma son mensonge dans une
lettre adressée directement au général Desmichels. « Je puis vous dire, lui
écrivait-il, que le général d'Alger est jaloux de vous, parce que c'est vous
qui avez conclu la paix, et ce qui le prouve, c'est qu'il veut écrire au roi
des Français pour lui demander de traiter avec l'émir. Il veut faire comme
vous ou plutôt défaire ce que vous avez fait ; mais il est impossible qu'il
réussisse, car votre conduite est connue de l'orient à l'occident. » Décidé à
trouver tout bien et à tout croire de ce qui lui venait d'Abdel-Kader, le
général Desmichels poussa l'infatuation jusqu'à l'aberration d'esprit, ce
n'est pas trop dire, car il fit déclarer à l'émir qu'il le rendrait grand
bien au-delà de ses plus grands désirs, et que pour le faire régner du Maroc
à Tunis, il n'attendait que le prochain départ du général Voirol et l'arrivée
de son successeur. VIII La
commission d'enquête instituée au mois de juillet 1833 avait eu pour mission
de recueillir les éléments d'une réponse aux questions suivantes : 1° Notre
conquête doit-elle être conservée ? 2° Si l'occupation est avantageuse, quel
est le système à suivre ? 3° Doit-on se borner à la soumission des indigènes
? 4° Doit-on consolider notre établissement par la colonisation ? 5° Quelle
est l'organisation administrative la plus convenable ? 6° Quel est enfin
l'état général du pays sous les différents rapports ? Après le retour, des
commissaires enquêteurs, une ordonnance royale du 12 décembre 1833 institua
pour entendre et discuter leurs dires, une commission supérieure composée de
dix-neuf membres dont voici les noms : duc Decazes, président ; général
Guilleminot, général Bonel, comte d'Haubersart, pairs de France ; La
Pinsonnière, Laurence, Piscatory, Reynard, Duchâtel, Dumon, Passy, de Sade,
Baude, députés ; général Bernard, vice-amiral de Rosamel, général Montfort ;
Volland, intendant militaire ; Duval d'Ailly, capitaine de vaisseau. Les
travaux de la commission supérieure, résumés dans un rapport de son
président, aboutirent à ces conclusions : « 1° L'honneur et l'intérêt de la
France commandent de conserver les possessions sur la côte septentrionale de
l'Afrique — ce paragraphe fut adopté à la majorité de 17 voix contre 2 — ; 2°
en réservant les droits de la France à-la souveraineté de toute la régence
d'Alger, il convient de borner, pour le moment, l'occupation militaire aux
villes d'Alger et de Bone protégées par des lignes d'avant-postes dont les
travaux de fortification pourront être ajournés, ainsi qu'aux villes d'Oran
et de Bougie ; 3° les forces effectives entretenues dans la régence doivent
être fixées à 21.000 hommes, qui auront comme auxiliaires des forces
indigènes ; 4° la puissance législative, dans les possessions d'Afrique,
devra être déléguée au Roi ; 5° un gouverneur général, nommé par le Roi et
dépositaire de son autorité, devra réunir dans ses mains les pouvoirs civils
et militaires ; les commandants de Bone, Oran et autres places ne devront
correspondre qu'avec lui ; 6° l'administration civile sera exercée, sous les
ordres du gouverneur général, par des administrateurs placés à Alger, Bone et
Oran ; 7° il convient que le gouverneur général soit assisté d'un conseil ;
8° il y a lieu d'établir un budget spécial du gouvernement d'Alger. » Battus
dans la commission supérieure, les deux membres qui avaient voté contre
l'occupation, MM. Hippolyte Passy et de Sade, ne désespérèrent pas de leur
cause ; à l'occasion des crédits supplémentaires et du budget, la question ne
pouvait manquer d'être soumise à la Chambre des députés. Indépendamment des
économistes, qui étaient scientifiquement hostiles à l'Algérie, un grand
nombre de membres, sans prétention aucune à la science, sans esprit de
système, avaient leurs préjugés personnels contre une entreprise coûteuse et,
suivant eux, sans avenir. Dans la séance du 7 mars 1834, le rapporteur des
crédits supplémentaires, M. de Rémusat, commença l'attaque. La question
d'Alger, disait-il, est une question réservée ; tout ce qui a été fait
jusqu'à présent doit être tenu pour provisoire. « La Chambre a droit
d'attendre que, dans le cours de l'année, et avant la solution définitive du
problème, aucune expédition nouvelle, aucun développement des établissements
coloniaux ou militaires De viendra grever le budget de surcharges imprévues. »
Ce n'était qu'une escarmouche ; la bataille ne s'engagea qu'un mois plus
tard, sur le budget de la guerre pour l'exercice 1835. M.
Hippolyte Passy en était le rapporteur. Chef des économistes, on savait par
avance ce qu'il ne pouvait pas manquer de dire : « N'allons pas nous croire
engagés à réaliser l'impossible, à poursuivre à grands frais un système de
conquête et de colonisation auquel manque toute garantie, toute certitude de
succès. » M. de Sade fut beaucoup plus explicite. Les économistes, selon lui,
avaient démontré que les colonies étaient désavantageuses à la mère patrie,
et il ajoutait nettement : « Mon avis est que nous devons le plus tôt
possible évacuer les possessions éloignées sur le littoral que nous avons en
Afrique, et nous borner à l'occupation d'Alger en renonçant à toute idée
d'occupation permanente. Nous laissons au gouvernement le soin de décider le
moment de l'abandon définitif ; ce n'est que lui qui peut choisir le temps et
les personnes avec lesquelles il doit traiter. » Même dans l'opinion
favorable à l'occupation il y avait des réserves : « Ma conviction sincère,
disait M. Piscatory, est qu'il serait heureux pour la France de n'avoir jamais
conquis Alger. Si Alger devait rester sous l'autorité militaire ou être
administré par elle comme il l'a été jusqu'ici, il vaudrait mieux
l'abandonner ; mais je suis convaincu qu'on peut arriver à un bon système qui
nous assurera des avantages dans l'avenir et nous permettra de réduire nos
dépenses en hommes et en argent. » La
séance du 29 avril fut agitée par un violent réquisitoire de M. Dupin. On n'a
pas respecté les mosquées, on a insulté les tombeaux, a-t-on respecté les
propriétés ? « Non ; et ce ne sont pas seulement des spéculateurs, mais, il
faut le dire, des fonctionnaires publics de l'ordre civil comme de l'ordre
militaire, et quelquefois du rang le plus élevé, qui ont déshonoré leur
double caractère en se livrant à des spéculations qu'ils auraient dû
s'interdire. On envoie des gens qu'on n'oserait pas mettre en évidence dans
la métropole, et quand ils sont loin de la surveillance, il est évident que
des abus très-graves doivent en résulter. Quand les spéculateurs ont fait
leurs affaires, ils voudraient que le pays entier s'armât pour faire valoir
leurs spéculations. On a vendu des terres à Alger comme des quantités algébriques
; la plaine de la Métidja a été vendue cinq ou six fois sa contenance. La
colonisation est une chose absurde ; point de colons, point de terres à leur
concéder, point de garanties surtout à leur promettre. Il faut réduire les
dépenses à leur plus simple expression et hâter le moment de libérer la
France d'un fardeau qu'elle ne pourra et qu'elle ne voudra pas porter
longtemps. » A la suite de ce discours, marques nombreuses et prolongées
d'adhésion, dit le Moniteur. Visé par la diatribe du virulent
procureur général, le maréchal Clauzel repoussa les insinuations blessantes
comme les accusations formelles. L'occupation
restreinte, réclamée par M. Pelet de la Lozère, était combattue par M. de La
Pinsonnière, partisan du système progressif : « Ce n'est qu'une retraite
déguisée, disait-il ; en attendant, c'est le vol du chapon. » Dans un sens
contraire à l'opinion de M. Dupin, M. Viennet n'était pas moins ardent : « On
n'ose pas dire : Abandonnez Alger, s'écriait-il ; mais on tend à nationaliser
la pensée d'un abandon qui deviendrait le déshonneur éternel de la révolution
de Juillet. N'abandonnez pas votre conquête ; il y va de votre honneur. Le
ministère qui aurait cette lâcheté ne pourrait plus se présenter devant la
France, et à tant de mécontentements qui entravent notre marche vous en
ajouteriez un qui entraînerait peut-être votre ruine. » Le
gouvernement ne s'était pas encore prononcé. Le 30 avril, le maréchal Soult,
président du conseil, parut à la tribune. Son langage, comme l'année
précédente, comme l'année d'avant, ne satisfit personne. « La question
principale, dit-il, est trop controversée, dans un système comme dans un
autre, pour que, au nom du gouvernement, je puisse émettre une opinion. Une
grande discussion s'est ouverte, et je ne sais encore de quel côté de la
Chambre je pourrais en prendre une. Il ne m'a pas paru qu'elle se fût manifestée
de telle sorte que je pusse dire au conseil : Voilà l'opinion de la Chambre,
il est à présumer que c'est celle du pays. Dans cet état, je ne crois pas
qu'il soit en mon pouvoir d'entrer plus avant dans la discussion. » Sensation
prolongée, ajoute le Moniteur. Ainsi délaissée par le ministre de la guerre,
la cause d'Alger était bien compromise, quand un remarquable discours de M.
Laurence vint la relever à propos. Membre de la commission d'enquête, il
avouait que son impression, au débarquer en Afrique, avait été mauvaise ; on
ne voyait que des ruines ; on n'entendait que des plaintes ; indigènes et
colons se lamentaient également. Il y avait à blâmer l'exagération des
moindres faits militaires, l'abus des correspondances privées, bien d'autres
choses encore. Néanmoins, un examen attentif a porté la lumière au sein de
ces nuages et, pour lui du moins, les a dissipés. Il est partisan de
l'occupation et il a foi dans l'avenir. « L'honorable M. Dupin, ajoute
l'orateur, a paru croire que la commission d'Afrique avait proposé, pour le
gouvernement de ce pays, une espèce de despotisme militaire : c'est un
pouvoir civil et intelligent que la commission a demandé. » Après ce discours
très-écouté, le maréchal Soult, mal satisfait de la sensation fâcheuse que
ses équivoques avaient produite, reprit la parole et dit, avec l'adhésion,
cette fois, d'une grande partie de la Chambre : « Il n'est jamais entré dans
la pensée du gouvernement d'évacuer la régence d'Alger. Je répète que c'est
la pensée du gouvernement tout entier de conserver Alger et de ne point
l'abandonner. » Cette
déclaration ne faisait pas le compte des économistes ; aussi M. Hippolyte
Passy revint-il le lendemain à la charge ; il déclara onéreuse et dangereuse
la possession d'Alger. « Je le donnerais volontiers, s'écria-t-il, pour une
bicoque du Rhin. » Le ministre de la guerre, la veille, avait parlé du traité
Desmichels avec une certaine confiance : sur ce point-là M. Passy, mieux
inspiré, fit ses réserves : « J'en demande pardon à M. le ministre qui crie
victoire ; il y a à mes yeux un grand danger. Abdel-Kader traite avec vous
d'égal à égal ; c'est un souverain qui règne à côté de vous. Il pense à
étendre sa domination à l'intérieur du pays. Dans un tel arrangement je ne
vois rien qui affermisse votre conquête ; loin de là, je vois s'élever une
puissance formidable qui, lorsqu'elle sera développée, vous deviendra hostile
et vous livrera de nouveaux et plus rudes combats. « La discussion allait
finir comme elle avait commencé, un peu vulgaire, quand un discours de M. de
Lamartine vint lui donner l'éclat et l'essor : « Si l'or a son poids, la
politique, l'honneur national, la protection désintéressée du faible,
l'humanité, n'ont-ils pas le leur ? La pensée de l'abandon d'Alger,
qu'heureusement le ministère vient de répudier, resterait éternellement comme
un remords sur la date de cette année, sur la Chambre et sur le gouvernement
qui l'aurait consentie. » Des hauteurs où l'avait emporté le poète orateur,
M. Odilon Barrot ramena le problème au terre-à-terre et à l'équivoque. Le
gouvernement avait demandé 400.000 francs pour un essai de colonisation ; la
commission était d'avis de n'en accorder que 150.000. « Le vœu de la Chambre,
dit M. Odilon Barrot, est de ne rien préjuger par le vote qu'elle va porter
sur l'amendement de la commission. Je n'énonce pas une opinion sur la
question. Je prends pour règle de décision la déclaration de M. le ministre
de la guerre ; elle a été très-affirmative sur ce point que le gouvernement
n'abandonnerait pas l'occupation d'Alger, mais il a déclaré que le
gouvernement n'avait pas encore d'opinion sur ce qu'il avait à faire de cette
occupation. La dépense de 400.000 francs préjugerait la colonisation, c'est
pour cela que je vote contre. » La majorité de la Chambre se prononça contre
également. Au
point de vue parlementaire, le problème restait donc à résoudre ; la question
d'Alger devait être encore plus d'une fois débattue dans les assemblées
politiques. Cependant le gouvernement lui fit faire un grand pas lorsqu'il
adopta les conclusions de la commission d'Afrique. Une ordonnance royale, du
22 juillet 1834, décida qu'un gouverneur général serait chargé de
l'administration des possessions françaises dans le nord de l'Afrique. Qui
allait-ce être ? Le maréchal Clauzel, le général Guilleminot, le duc Decazes
? Car l'idée d'un gouverneur général civil ne déplaisait ni à beaucoup de
députés, ni même à quelques-uns des ministres. Le maréchal Soult, il est
vrai, avait déclaré qu'il ne signerait jamais l'ordre de faire commander une
armée de 30.000 hommes par un fonctionnaire civil ; mais, depuis le 18
juillet, il n'était plus ministre de la guerre. Enfin, à la surprise
générale, le choix du gouvernement tomba sur le lieutenant général Drouet,
comte d'Erlon. Ce glorieux débris de Waterloo n'avait pas moins de
soixante-neuf ans. C'était le maréchal Gérard, successeur du maréchal Soult,
qui, parmi les candidats, avait fait choisir le plus âgé, un vieux camarade
de 1815. IX Le
commandant intérimaire dut attendre pendant deux mois encore l'arrivée du
gouverneur général. Une autorité qui n'est que provisoire est toujours
incertaine de son droit, inquiète de sa responsabilité, hésitante et
circonspecte. Dès le début de son commandement, le général Voirol en avait
senti la gêne, et quelques-uns de ses subordonnés avaient profité
audacieusement de son embarras pour la lui rendre plus insupportable encore.
Ainsi faisaient, à Oran, le général Desmichels, et, dans Alger, M. Genty de Bussy,
l'intendant civil. Ce personnage, dont l'activité tracassière et brouillonne
n'a laissé guère d'autre souvenir durable de son administration que
l'établissement du Hamma, le jardin des plantes d'Alger, avait pris, en face
de son chef, une attitude indépendante, inconvenante souvent, et, dans les
derniers jours, tout à fait provocante. Deux
affaires surtout achevèrent d'offenser le -général Voirol et de pousser à
bout sa patience. Un Juif, nommé Sofar, lui avait adressé une requête où
l'équité, la probité même du tribunal des rabbins était mise en suspicion.
Aux termes de l'arrêté rendu, le 22 octobre 1830, par le général Clauzel,
toute plainte pour cause de forfaiture, de prévarication ou de déni de
justice, contre les juges des tribunaux musulmans et israélites, devait être
portée devant le général en chef qui en ordonnerait. En conséquence, le
général Voirol suspendit l'exécution du jugement rendu contre Sofar et fit
procéder à une enquête qui justifia les allégations du plaignant ; mais alors
l'intendant civil, prenant fait et cause pour les rabbins, éleva le conflit,
soutint que l'arrêté du 22 octobre 1830 avait été implicitement réformé par
celui qu'il avait fait souscrire lui-même au duc de Rovigo, le 16 août 1832,
et qu'en matière civile, rien ne pouvait contrarier l'action des tribunaux
indigènes. La question de principe, renvoyée à Paris, dans les bureaux de la
guerre, fut décidée en sa faveur ; le général fut blâmé de son intervention,
et, malgré l'évidence des faits qui indignaient son caractère équitable, il
eut le chagrin de voir le triomphe de M. Genty de Bussy et des juges
prévaricateurs. L'autre
affaire avait plus d'importance encore et devait avoir des suites plus
graves. Une Mauresque divorcée, qui voulait épouser un Français, avait
annoncé sa résolution de se faire chrétienne : grand émoi dans la population
musulmane. Le cadi prétendait non-seulement que cette femme n'avait pas le
droit de changer de religion, mais que, pour en avoir manifesté l'intention
seulement, elle méritait d'être punie. Le général, devant lequel il avait
soutenu ce thème exorbitant, lui répondit que, d'après la loi française,
chacun étant libre de suivre le culte qui lui convenait, la Mauresque était
absolument dans son droit, et qu'il ne souffrirait pas qu'elle fût violentée
ni inquiétée même. En dépit de cet avertissement qui était sérieux, le cadi,
voyant la néophyte persister dans son dessein, malgré tout ce qu'il avait pu
lui dire, la fit enlever par ses agents. Aussitôt averti, le général lui
dépêcha un de ses aides de camp ; mais, dès que le juge vit entrer l'officier
français dans la salle d'audience, il se leva et sortit en criant que la
justice du Prophète n'était plus libre. Quant à la Mauresque, il était temps
qu'elle fût délivrée, car le chaouch du cadi s'apprêtait à lui donner la
bastonnade ; elle s'en alla tout de suite à l'église catholique, où elle
reçut le baptême. Du tribunal, le cadi avait couru chez le meufti, et tous
deux étaient tombés d'accord que le cours de la justice devait être suspendu.
C'était grave. Le lendemain, les Maures s'attroupèrent devant la salle
d'audience dont les portes restèrent fermées. Il ne fallait pas laisser
l'agitation s'étendre. Sommés de reprendre sur-le-champ leurs fonctions, le
meufti et le cadi refusèrent : ils furent aussitôt révoqués et remplacés. Ce
coup de vigueur étonna le meufti, qui fit amende honorable et rentra dans sa
place. L'installation du nouveau cadi eut lieu le 10 septembre ; les amis de
l'ancien voulurent faire du désordre : on en arrêta deux ou trois, et la
justice musulmane reprit paisiblement son cours. Le jour
où elle avait été brusquement interrompue, l'intendant civil, mandé chez le
général Voirol, avait affecté, avec un étonnement qui sentait l'impertinence,
de ne rien savoir de ce qui se passait, au moins d'en ignorer la cause. Pour
le coup, c'était trop ; ce jour-là pourtant, le général prit sur lui de se
contenir encore ; mais, le lendemain, dans une conversation relative à la
nomination du nouveau cadi, la discussion devint tellement vive qu'il éclata,
le prit de très-haut et, dans la vérité du terme, remit l'intendant civil à
sa place. S'il ne s'ensuivit pas une rencontre, ce fut apparemment le
subordonné qui calcula les conséquences fâcheuses qu'elle aurait pu entraîner
après elle. Il avait à continuer en France sa carrière interrompue en
Afrique. Un nouvel intendant civil arrivait avec le gouverneur général. M. Genty de Bussy partit d'Alger sans y laisser de regrets ; le général Voirol en laissa beaucoup au contraire. On lui avait offert de conserver le commandement des troupes sous le comte d'Erlon ; il refusa ; il consentit seulement à demeurer quelque temps encore afin de mettre le général Rapatel, son successeur, et le gouverneur général au courant des affaires. Il était aimé ; il avait fait tout le bien que, dans une situation douteuse, il lui avait été permis de faire ; l'armée, la population civile, les indigènes eux-mêmes le regrettaient ; en témoignage de reconnaissance, une médaille d'or lui fut offerte. Son départ, au mois de décembre 1834, fut un triomphe. |