I. Changements dans l'organisation
militaire et dans l'administration civile. - L'intendant civil. - Discussions
parlementaires. - Réserve du gouvernement anglais. - Affaire des laines. —
II. Attitude des indigènes. - Massacre d'El-Ouffia. - Représailles. -
Précautions défensives. - Ravages de la fièvre paludéenne. - Combat de
Sidi-Haid. — Marche sur Koléa. — III. Expédition de Blida. - Réduction des
zouaves. - M. Genty de Bussy. — Exécution d'El-Arbi et de Meçaoud. — IV.
Affaires de Bone. - Jusuf et d'Armandy. - Le commandant Fréart. - Surprise de
la Kasba. - Le général d'Uzer. — V. Affaires d'Oran. - Commencements
d'Abdel-Kader. - Premiers combats. - Abdel-Kader à Mascara.
I Le
général Savary, duc de Rovigo, figurait depuis si longtemps sur la scène
publique qu'on l'aurait volontiers cru plus âgé qu'il n'était ; il n'avait
que cinquante-sept ans. Égyptien comme le général Boyer, ministre de la
police sous l'Empire, il arrivait avec assez de titres pour donner confiance
aux partisans de l'arbitraire et de la force : en dépit du blâme infligé au
commandant d'Oran, le système turc ne laissait pas d'avoir ses preneurs. Dans le
gouvernement d'Alger, chef, troupes, administration, tout était renouvelé de
fond en comble. A la place du 15e, du 28e, du 30e de ligne, qui rentraient
directement en France, et du 20e, qui, détaché à Oran, n'attendait que
l'arrivée du 66e pour être rapatrié à son tour, la division d'occupation
allait être composée des 4e, 66e et 67e de ligne, du 10e léger, des zouaves
et de quelques corps nouveaux dont la formation était décidée ou commencée
même ; tels étaient la légion étrangère, deux bataillons d'infanterie légère
d'Afrique et deux compagnies de discipline. La colonie naissante allait donc
servir d'exutoire à la mère patrie pour les scories de l'armée, comme elle
l'était déjà pour l'écume de la population civile. Les compagnies de
discipline étaient composées des incorrigibles qui avaient épuisé dans les
régiments la série des punitions réglementaires. Les bataillons d'infanterie
légère d'Afrique étaient alimentés par une source encore plus impure ; ils
recevaient les militaires frappés de condamnations et qui, graciés ou arrivés
au terme de leur peine, rentraient dans le rang pour accomplir leur temps de
service. Ce sont ces bataillons qui ont acquis une certaine popularité sous
le sobriquet de zéphyrs. Pour ce qui est de la légion étrangère, les bons et
les mauvais éléments s'y trouvaient confondus mais les mauvais en plus grand
nombre. Le 18 septembre 1831, un officier d'état-major inscrivait dans son
journal la note suivante : « Nous avons un bataillon d'étrangers digne de
tenir compagnie au 67e. Ils sont débarqués depuis huit jours ; le premier, il
a manqué trente-cinq hommes à l'appel du soir ; avant-hier, une compagnie
tout entière s'est enivrée et a battu ses chefs ; elle est tout entière au
cachot ou à la salle de police, sauf deux, qui vont passer en conseil de
guerre. » Heureusement, sous la main ferme de chefs résolus, les mauvais
sujets finissaient par s'assouplir et se ranger ; s'ils ne s'élevaient pas au
niveau des bons, ils subissaient néanmoins peu à peu leur influence, et,
selon les occasions, ils étaient capables de bien servir. Une
organisation nouvelle était donnée à la cavalerie ; une ordonnance royale du
17 novembre 1831 avait prescrit la formation de deux régiments de chasseurs
d'Afrique, l'un pour Alger, l'autre pour Oran. Le premier devait avoir pour
noyau les cavaliers des deux escadrons du 12e chasseurs de France, qui
demanderaient à rester en Afrique ; les chasseurs algériens supprimés étaient
mis à la suite des escadrons français. Le duc
de Rovigo avait amené comme chef d'état-major le maréchal de camp Trézel ; le
colonel Leroy-Duverger, qui occupait l'emploi sous le général Berthezène,
consentit à se réduire aux fonctions de sous-chef. La division d'occupation
était partagée en trois brigades commandées par les maréchaux de camp Buchet,
de Feuchères et de Brossard ; le maréchal de camp de Faudoas, beau-frère du
général en chef, avait le titre de commandant et d'inspecteur permanent de la
cavalerie d'Afrique ; le général Danlion continuait de commander la place
d'Alger. Dans
l'administration civile, le changement était bien plus considérable ; à dire
vrai, c'était une révolution. Casimir Périer, président du conseil des
ministres, aurait voulu rattacher au cabinet de la présidence toutes les
affaires d'Alger, militaires et civiles, sans distinction ; mais, arrêté par
l'opposition du maréchal Soult, ministre de la -guerre, il n'avait pu
accomplir que la moitié de son dessein. Une ordonnance royale, du 1er
décembre 1831, instituait à Alger deux autorités indépendantes l'une de
l'autre, égales et parallèles, un intendant civil, relevant du président du
conseil, à côté d'un commandant en chef, relevant du ministre de la guerre.
La seule apparence de supériorité que pouvait avoir celui-ci, c'était la
présidence qui lui était déférée dans le conseil d'administration, composé,
avec lui et l'intendant civil, du commandant de la station navale, de
l'inspecteur général des finances et du directeur des domaines. En un mot,
c'était le dualisme constitué en attendant l'antagonisme. Pour remplir les
hautes fonctions d'intendant civil, Casimir Périer avait choisi un homme
d'expérience, le baron Pichon, conseiller d'État. En
donnant une sorte d'organisation officielle à la conquête, qui n'avait été
jusque-là régie que par des mesures individuelles et provisoires,
l'ordonnance du 1 er décembre 1831, quelles qu'en dussent être les
conséquences pratiques, n'en était pas moins le premier acte public et le
premier engagement pris en face de l'Europe par la France au sujet d'Alger.
Tout au plus pourrait - on citer une déclaration, bien générale et bien
vague, faite par le maréchal Soult à la Chambre des pairs, le 1er mars 1831.
Le comte de Montalembert, le père de l'illustre orateur, s'était inquiété des
intentions du gouvernement à l'égard de la régence. « Quant à moi, avait-il
ajouté, je regarde l'occupation d'Alger comme tellement importante aux
intérêts de la France, dans les circonstances présentes, que le ministre qui
signerait l'ordre de son évacuation mériterait, à mes yeux, d'être traduit à
cette barre comme coupable de haute trahison envers l'État. Il se peut que
l'occupation indéfinie de la régence d'Alger nous entraîne dans quelques
complications diplomatiques avec le cabinet britannique, mais ces
complications ne sauraient nous décider à prendre une aussi fatale résolution
que celle de l'abandon d'un pays que nous avons conqùis avec tant de gloire.
— Le gouvernement, s'était borné à dire le maréchal Soult, a été interpellé
sur ses vues au sujet d'Alger ; je dois répondre que l'on doit compter que le
gouvernement fera tout ce qu'il doit pour l'honneur et la dignité de la
Fiance. » Ce n'était assurément pas là une déclaration bien significative. Une
année passe : le budget de la guerre est en discussion devant la Chambre des
députés. Dans la séance du 20 mars 1832, le maréchal Clauzel, qui a reçu le
bâton l'année précédente, pose résolument en ces termes la question d'Alger :
« Conserverez-vous ou non la conquête ? Le ministère sera sans doute unanime
avec nous sur une œuvre de la Restauration qui est vraiment digne et
nationale ; mais la politique qui se fait par élans généreux, par sentiments
désintéressés, n'est pas beaucoup accueillie par le temps qui court. Entre
l'héroïsme qui coûte et l'égoïsme qui rapporte, on ne balance plus guère, et
le chiffre d'une action passe avant sa moralité. Comme il faut prévoir, je
dois dire que la crainte même d'irriter la susceptibilité de quelque grande
puissance ne pourrait servir d'excuse à l'abandon qu'on ferait d'Alger, car
l'Europe souhaite, l'Angleterre désire que la France conserve cette colonie.
» La réponse du maréchal Soult fut un peu moins brève, sans être plus
explicite que celle qu'il avait faite l'année précédente à la Chambre des
pairs : « Je ne viens, dit-il, contester ni combattre ce qui a été dit de
favorable au sujet d'Alger. Mais le maréchal Clauzel, ainsi que les orateurs
qui lui ont succédé, ont fait des questions sur lesquelles il ne m'est pas
possible de répondre d'une manière péremptoire ; je ne puis pas dire
positivement ce qu'il en adviendra. Le fait est que nous occupons Alger, et
qu'aucune des dispositions du gouvernement ne peut faire présumer qu'il ait
l'intention de l'abandonner. » Le langage du ministre de la guerre ne
satisfit pas les partisans de l'occupation : « S'il continuait à garder le
silence, disait le lendemain l'un d'entre eux, il faudrait apporter ici
l'expression du vœu national ; il faudrait du haut de cette tribune faire
entendre cette vérité que le désir de la nation est qu'Alger reste une
possession française ». Casimir Périer intervint ; après avoir établi que,
sur un total de 14.371.000 francs, la dépense vraiment imputable à
l'occupation n'était pas de six millions et demi, puisque l'entretien des
mêmes troupes en France aurait absorbé le surplus, il ajouta : « Toutes les
précautions sont prises pour que l'occupation militaire soit forte, qu'elle
subsiste dans l'intérêt de l'honneur de la France et dans l'intérêt de
l'humanité, qui est non-seulement celui de la France, mais encore celui de
toutes les nations de l'Europe. » Dans
les calculs politiques auxquels donnait lieu la question d'Alger, il entrait
toujours un facteur important, l'opinion de l'Angleterre. A ne juger que par
le langage des journaux de Londres et par l'attitude jalouse, défiante,
hostile même des agents consulaires de la Grande-Bretagne à Alger, à Oran, à
Tunis, au Maroc, il était permis de croire que le sentiment du gouvernement
anglais devait être, après comme avant la conquête, aussi mauvais, sinon pire
; et de là, les malveillants ne manquaient pas d'inférer que, pour complaire
à nos impérieux voisins, le gouvernement français leur avait fait d'avance le
sacrifice de la terre conquise. Dans
cette imputation qui a été si souvent et si longtemps reproduite, il n'y
avait pas un mot de vrai. Les rapports de la France et de l'Angleterre
étaient tout différents de ce qu'ils avaient été vers la fin de la
Restauration ; en ce temps-là, l'intimité de la première avec la Russie était
une menace pour la seconde ; après la révolution de 1830, c'était la Russie
qui nous était hostile et l'Angleterre qui s'offrait à notre alliance, et
quand la révolution belge eut menacé l'Europe de la guerre générale,
l'alliance fut faite. Il faut le dire une fois pour toutes, jamais la France
n'a eu à repousser, jamais l'Angleterre n'a fait à la France, maîtresse
d'Alger, de propositions injurieuses, encore moins exigeantes ; les prétendus
engagements personnels du roi Louis-Philippe au sujet de l'Afrique sont un
odieux mensonge. Du côté de l'Angleterre, comme du côté de la France, les
gouvernements étaient tacitement d'accord pour ne pas soulever la question
algérienne. Dès le 27 novembre 1830, le prince de Talleyrand, ambassadeur à
Londres, écrivait au général Sébastiani, ministre des affaires étrangères : «
Quanta Alger, j'ai évité d'en parler ; j'aimerais bien que nos journaux en
fissent autant. Il est bon qu'on s'accoutume à notre occupation, et le
silence en est le meilleur moyen. Je crois que l'opinion a changé sur cette
question en Angleterre, et que nous n'éprouverons pas d'insurmontables
difficultés lorsqu'il s'agira de la traiter. » Pendant plus de quinze mois,
le silence diplomatique, du moins le silence officiel, fut complet'. « La discussion
qui a eu lieu avant-hier aux communes, écrivait M. de Talleyrand, le 9 mars
1832, a reporté l'attention sur Alger, j'en éprouve quelque regret. Nous
devons toujours préférer que notre possession sur la côte d'Afrique reste
pour ainsi dire oubliée. » Le général Sébastiani répondait, le 14 : « Je
pense comme vous, prince, qu'il faut éviter autant que possible de toucher à
aucune des questions qui se rapportent à l'occupation d'Alger par les troupes
françaises. Malheureusement, la conduite des agents consulaires de la
Grande-Bretagne, dans cette partie de l'Afrique, est peu compatible avec le
système de réserve et de ménagements dans lequel nous voudrions nous
renfermer. Animés à notre égard d'une évidente malveillance qu'ils ne puisent
certainement pas dans les instructions du cabinet de Londres, ils semblent se
plaire à susciter des embarras à nos généraux ; ils s'opiniâtrent à vouloir
donner à leurs attributions une extension qui pouvait se concilier avec le
régime et le système de droit public d'un gouvernement mahométan, mais que
repoussent nécessairement la forme et les principes de l'administration
aujourd'hui établie dans la régence. Lorsque vous en trouverez l'occasion,
sans vous exposer à susciter des discussions inopportunes, je vous prie de
signaler confidentiellement cet état de choses à l'attention des ministres
anglais, qui s'empresseront bien certainement d'y mettre un terme. » C'est à
ce sentiment de réserve, pour ainsi dire internationale, qu'il faut
attribuer, et c'est par lui qu'il convient d'expliquer la discrétion du
gouvernement français dans les débats que la question d'Alger ne pouvait
manquer de soulever dans les Chambres. La
combinaison imaginée par Casimir Périer pour le gouvernement d'Alger en
partie double ne dura pas, dans la pratique, beaucoup plus de quatre mois. Le
baron Pichon était entré en fonction le 19 janvier 1832, et tout de suite
l'antagonisme avait éclaté. Avant l'arrivée de l'intendant civil, le
commandant en chef avait fait prendre par le conseil d'administration un
arrêté qui fut l'origine du conflit. L'intention qui avait dicté la mesure
était en soi excellente. Étonné de la mauvaise installation des troupes, qui
n'avaient jamais reçu de fournitures de couchage, le duc de Rovigo, avec la
sollicitude d'un bon chef d'armée pour les besoins du soldat, s'était laissé
persuader qu'il lui serait facile de procurer un matelas à chaque homme.
Alger, lui disait-on, renfermait d'énormes quantités de laine ; il n'y avait
qu'à commander aux habitants de s'en dessaisir. Un arrêté du 7 janvier leur
imposa une contribution de 4,500 quintaux payable soit en nature, soit en
argent, à raison de 80 francs le quintal ; c'était donc une valeur de 360.000
francs à prélever, soit 1 8 francs en moyenne par tête, sur les 20.000
indigènes, musulmans et Juifs, qui composaient la population de la ville. La
municipalité, chargée de la répartition, s'acquitta de son devoir, ou plutôt
y manqua, de la manière la plus inique. Les réclamations furent nombreuses,
les rentrées difficiles, et les moyens de coaction déplorables. On était en
plein dans le système turc. En fait, les versements en nature furent à peu
près nuls, si bien que, pour se procurer la laine nécessaire, il fallut en
faire venir de Tunis par l'intermédiaire d'un négociant, M. Lacroutz.
L'affaire connue à Paris fit sensation. Le ministère, qui avait oublié de
pourvoir au couchage des troupes d'Afrique, se hâta de passer un marché
d'urgence avec la compagnie Vallée, chargée de l'entreprise des lits
militaires, et annula comme inutile la décision prise par le duc de Rovigo.
La première fois que l'intendant civil prit séance au conseil
d'administration, on lui demanda de signer l'arrêté rendu douze jours avant
son arrivée ; il s'y refusa ; quand vint l'ordre d'annulation, il fut le seul
qui en réclama l'exécution immédiate ; les désavoués refusaient d'obéir, sous
prétexte que le retrait de l'arrêté serait pris comme une marque de
faiblesse. Sur une dépêche itérative du ministre, il fallut se soumettre et
restituer aux contribuables les sommes qu'ils avaient déjà versées dans la
caisse du Domaine. Quant à M. Lacroutz, il fit à la compagnie Vallée cession
de ses matelas et de ses laines. Ainsi
se termina, au profit du droit, mais au détriment de l'autorité, une affaire
qui laissa dans le cœur du commandant en chef un ressentiment profond contre
l'intendant civil. Cependant ils signèrent d'accord certains actes qui
exigeaient le concours de l'un et de l'autre, soit pour déférer au conseil
d'administration les recours contre les décisions judiciaires, soit pour
régler l'état de la population maritime, qui, embarquée, était soumise à la
police militaire, débarquée, à la police civile, soit encore pour continuer
les travaux de la grande place qui, par une application obligée du système
dualiste, dut être construite et décorée par les architectes civils sur les
plans et tracés du génie militaire. Lorsque enfin, après une tension de
quatre mois, la corde finit par se rompre, ce fut à propos d'une question
bien secondaire, la nomination de Yamin des mzabites, pauvres gens qui, avec
les laskris, avaient en quelque sorte le
monopole des professions inférieures et des petits métiers. Aucun des deux ne
voulant céder à l'autre, le conflit fui porté devant le président du conseil.
C'était l'heure malheureuse où, dans Paris ravagé par le choléra, Casimir
Périer était en proie au mal impitoyable ; il résistait encore, mais il était
perdu. Avec lui, avant lui, disparut le dualisme algérien que le maréchal
Soult n'avait accepté qu'avec peine et seulement à titre d'expérience. Le 1 6
mai mourut le grand ministre ; quatre jours plus tôt, le 12, une ordonnance
avait replacé l'intendant civil sous les ordres du commandant en chef. Au
baron Pichon succéda, dans cette position réduite, un sous-intendant
militaire, maître des requêtes au conseil d'Étal, M. Genty de Bussy. «
C'était, a dit l'auteur des Annales algériennes, qui l'a bien connu, un homme
d'esprit et de savoir-faire, qui sut bientôt se rendre à peu près indépendant
du général en chef. Le duc de Rovigo, qui n'avait pu supporter les
prétentions légitimes de M. Pichon, se soumit sans peine à l'ascendant de son
successeur et toléra ses nombreuses usurpations. On vit bientôt le nom de M.
Genty figurer dans les arrêtés à côté de celui du général en chef et sur le
pied de l'égalité ; ce qui prouve que si les positions font les hommes, il y
a des hommes qui savent faire leur position. » II Le duc
de Rovigo était arrivé en Afrique bien résolu à reprendre sur les Arabes
l'autorité que son prédécesseur avait laissé perdre. L'agha Mahiddine, qui ne
se dérangeait pas naguère pour rendre ses devoirs au général Berthezène, fut
mandé à Alger avec les kaïds et les principaux cheikhs des tribus de la
Métidja. Il ne s'en présenta guère qu'une dizaine ; les autres s'excusèrent comme
les invités du père de famille dans l'Évangile : les pluies étaient
violentes, les cours d'eau débordés, etc. Comme le père de famille, le
commandant en chef prit note de leurs excuses et se promit de leur en
demander compte. En attendant, il festoya ceux qui étaient venus ; après dix jours,
l'agha Mahiddine reprit le chemin de Koléa avec force protestations de
dévouement et promesses de paix, voire même de tribut. Le duc
de Rovigo était défiant, soupçonneux ; à certains égards, il n'avait pas tout
à fait tort de l'être. Il avait entre les mains toute une correspondance
interceptée des notables de Blida, de Médéa, de Miliana, soit avec le Turc
Ibrabim, qui s'était rendu maître, comme on sait, de la kasba de Bone, soit
avec le sultan de Maroc, pour lui faire acte d'obéissance. Si l'agha et ses
pareils étaient gens cauteleux, il y avait un personnage qui ne prenait pas
la peine de dissimuler ses prétentions. Le promoteur de la grande
insurrection contre le général Berthezène, l'hôte de Ben-Zamoun, le marabout
Sidi-Saadi, avait fait faire au duc de Rovigo des propositions étonnantes : à
condition qu'on voulût bien le nommer au commandement des Arabes, l'installer
à la kasba d'Alger et lui permettre d'arborer le drapeau turc ; en d'autres termes,
si l'on voulait bien lui céder la place, il voulait bien, de son côté,
promettre de payer une redevance à la France, d'assurer le maintien de la
paix et de favoriser le commerce. Pour qu'une idée aussi extravagante eût pu
traverser la cervelle d'un indigène, il fallait que fût tombé bien bas le
prestige de l'autorité française. Il importait donc de le relever promptement
et sûrement. Alger,
avec ses hautes murailles, n'avait rien à craindre des attaques du dehors,
et, dans l'intérieur, la haine sourde des Maures était impuissante ; mais le
Fhas était à peu près sans défense. En l'entourant d'une forte ceinture
militaire, le duc de Rovigo voulut à la fois lui donner la sécurité et
prouver à tous, Maures, Arabes et Kabyles, que l'établissement de la France
en Afrique n'était pas un campement sous la tente, un jour déployée, repliée
le lendemain. Des emplacements furent désignés, à Dely-Ibrahim, Tixeraïn,
Birkhadem et Koubba, pour quatre camps permanents mis en communication par
une route de ceinture et couverts par une ligne de blockhaus. Dès le
commencement d'avril, les travaux de terrassement commencèrent et les
baraquements furent entrepris. Le 1er bataillon de zouaves, à Dely-Ibrahim ;
à Birkhadem, le second, firent des merveilles. Ces deux camps furent les
premiers achevés et les mieux construits, avec la moindre dépense. Sauf le 4e
de ligne, qui, pour la garde d'Alger, occupait les forts et la kasba, tous
les autres corps étaient cantonnés ou campés. La
saison n'était pas avancée encore, et déjà les malades affluaient aux
hôpitaux ; sur quinze cents places, onze cents étaient occupées ; d'urgence
il en fallait préparer d'autres. L'ancienne maison de campagne du dey, près
de Bab-el-Oued, dans une situation merveilleuse, avait été affectée comme
résidence d'été aux commandants en chef. D'un mouvement généreux, le duc de
Rovigo en fit abandon à l'intendance, et la somptueuse habitation devint le
premier des hôpitaux militaires. Une autre transformation s'accomplissait en
même temps : la mosquée de Hassan devenait l'église catholique. « Cette
mesure, dit l'auteur des Annales algériennes, choqua beaucoup moins les
musulmans qu'on n'aurait pu le croire, car notre indifférence religieuse
était ce qui les blessait le plus. Ils furent bien aises que nous consentions
enfin à prier Dieu. » Jusqu'au
mois d'avril, la tranquillité s'était maintenue ; mais on touchait au
ramadan, qui, en terre musulmane, est toujours une époque dangereuse ; dans
ce pays-là, c'est assez d'une étincelle pour allumer l'incendie, et c'est
inopinément, d'ordinaire, que jaillissent les étincelles. Un
ennemi déclaré du bey de Constantine Ahmed, le Cheikh El-Arab, le plus grand chef du Zab oriental, dont Biskra
est la principale oasis, Farhat-ben-Saïd avait envoyé à Alger une députation
de neuf grands pour demander aux Français leur concours contre son
adversaire. Sans prendre avec eux d'engagement, le duc de Rovigo leur avait
fait le plus cordial accueil ; le 5 avril, ils étaient repartis chargés,
comblés de présents. Le même jour, un peu au-delà de la Maison-Carrée, sur le
territoire d'El-Ouffia, ils furent attaqués et dépouillés ; revenus à Alger,
ils se plaignirent. La tribu d'El-Ouffia n'avait pas bonne réputation ; ce
n'était pas la première fois que, dans le voisinage de son douar, des vols,
des meurtres même avaient été commis ; elle était de plus soupçonnée
fortement de provoquer la désertion dans le bataillon de la légion étrangère
établi à la Maison-Carrée. Il y avait donc contre elle un préjugé grave ; une
enquête sévère et prompte, le crime déféré à la juridiction militaire, telles
étaient les mesures qu'aurait dû prendre aussitôt le commandant en chef.
Malheureusement, à la justice il préféra la force, à l'équité française le
procédé turc. Dans la nuit du 6 au 7 avril, trois cents chasseurs d'Afrique
et trois cents hommes de la légion étrangère cernèrent le douar : tout fut
saccagé ; hormis quelques femmes et quelques enfants, tout fut tué ; il y eut
soixante-dix morts, parmi lesquels deux déserteurs allemands. « En pareil
cas, disait un de ceux qui présidaient au massacre, il faut mettre son cœur
dans sa poche. — C'était ainsi qu'on faisait au temps des Turcs », répétaient
les autres. Assurément, mais alors pourquoi donc avoir dépossédé les Turcs ?
Entre la facilité débonnaire et la répression sauvage, n'y avait-il aucun
moyen terme ? Tout n'était pas fini ; après la substitution de la violence à
la justice, il y eut une odieuse profanation de la justice. Quatre hommes de
la tribu avaient été par hasard épargnés, deux s'échappèrent, les deux autres
passèrent en conseil de guerre. Les débats prouvèrent à peu près que ce
n'étaient pas des Ouffia, mais des Khachna, qui avaient dépouillé les envoyés
de Farhat : les accusés devaient donc être absous, ils furent déclarés
coupables ; les acquitter, c'eût été reconnaître implicitement l'innocence
des Ouffia et condamner la précipitation du général en chef ; l'un des juges
osa faire publiquement cet indigne aveu. Au moins s'attendait-on à la grâce ;
le duc de Rovigo s'y refusa durement ; un exemple, disait-il, était
nécessaire. Les malheureux furent exécutés. Cène fut pas tout ; pour
compromettre encore plus, dans sa détestable cause, ceux qui avaient été les
exécuteurs de ses ordres, il leur fit distribuer le prix du sang, l'argent
produit par la vente des troupeaux de la tribu détruite : aux chasseurs
d'Afrique, 14.000 francs ; 10.000 à la légion étrangère, 800 aux guides
arabes qui avaient conduit la colonne. C'était
fini de la paix. Mis en suspicion par le général en chef, ce n'est pas l'agha
qui pouvait être tenté de sacrifier à l'autorité française, ni même
d'employer en sa faveur la grande influence qu'il exerçait personnellement
sur les Arabes. Le massacre d'El-Ouffia avait eu un lointain retentissement ;
des représailles se préparaient. Le 25 mai, devait commencer une grande
opération mi-partie agricole et militaire ; sous la protection de deux
bataillons d'infanterie et d'une batterie de montagne, le 1er régiment de
chasseurs d'Afrique allait faucher les foins magnifiques qui foisonnaient aux
environs de la Maison-Carrée, sur les deux rives de l'Harrach, et pour le
transport desquels l'intendant militaire avait fait marché avec les cheikhs
de Beni-Khelil, de Beni-Mouça et de Khachna. Le 24, au point du jour,
vingt-cinq hommes de la légion étrangère et vingt chasseurs d'Afrique étaient
envoyés en reconnaissance dans la plaine ; le commandant Salomon de Musis, de
la légion, et un officier du génie marchaient avec eux ; une compagnie de
grenadiers Amenait assez loin en arrière. A une lieue de la Maison-Carrée, au
coin d'un petit bois, la reconnaissance déboucha tout à coup en face d'une
grosse troupe d'Arabes masqués auparavant à sa vue par le taillis. Il y avait
là un marabout ; le commandant y adossa son infanterie en lui recommandant de
tenir ferme jusqu'à l'arrivée des grenadiers, dont il allait, avec les
chasseurs d'Afrique, presser la marche. A peine se fut-il éloigné que les Arabes
attaquèrent ; malheureusement, après avoir fait une décharge qui coucha par
terre une vingtaine d'hommes et de chevaux, les fantassins de la légion
s'imaginèrent que dans le bois la résistance leur serait plus facile ; pas un
d'eux ne put y arriver ; dans l'intervalle, ils furent atteints et massacrés
tous. Heureux de ce succès, les Arabes, malgré la supériorité du nombre,
n'attendirent pas le sabre des chasseurs ni le feu des grenadiers qui
arrivaient au pas de course. A la nouvelle de cette cruelle aventure,
l'opération des foins fut contremandée par le général en chef, et il fit
hâter la construction de trois redoutes nouvelles entre la Ferme modèle et la
Maison-Carrée. Tous les anciens ouvrages furent armés d'artillerie, et les
blockhaus de fusils de rempart ; un service de télégraphie fut organisé entre
les avant-postes et avec Alger. On ne tarda pas à savoir que le guet-apens du
24 mai devait être attribué, non aux tribus de la Métidja, mais à des Amraoua
et à des Isser, venus de l'autre versant des montagnes qui bornent la plaine
à l'est. Une expédition fut aussitôt organisée sous le commandement du
général Buchet pour aller châtier les Isser ; douze cents hommes pris
également dans le 4e, le 10e léger et la légion étrangère, cent zouaves et
quinze artilleurs avec deux obusiers de montagne, s'embarquèrent, le 10 juin,
sur les frégates Calypso et Zélée, le brick Zèbre et les
bâtiments à vapeur Pélican et Rapide. Le capitaine de vaisseau
Cosmao commandait cette petite escadre. La mission du général Buchet était
étroitement limitée ; il ne pouvait tenter qu'une surprise ; un débarquement
de vive force lui était interdit. Dans ces conditions, il n'y avait rien à
faire ; de tous les points de la côte l'escadre était vue, l'ennemi par
conséquent averti, sur ses gardes ; la nuit venue, les deux versants de la
vallée de Tisser s'éclairèrent d'une multitude de feux. Il n'y avait plus
qu'à virer de bord ; pendant le retour, c'était entre les loustics de
régiment une dispute à qui remercierait le général en chef de la jolie partie
de plaisir avec illuminations et promenade en mer qu'il avait eu la bonté
d'organiser en leur faveur. Il y avait des gens qui, d'un bout de la plaine à
l'autre, se moquaient encore davantage, c'étaient les indigènes. L'expédition
manquée était une faute dont la responsabilité retombait en plein, non sur le
général Buchet, mais sur le commandant en chef. Il fallait s'attendre à une
grande prise d'armes. Le
lieutenant général d'Alton venait d'être envoyé par le ministre de la guerre
à Alger pour prendre, sous la direction supérieure du duc de Rovigo, le
commandement de la division ; à tour de rôle, chacun des trois maréchaux de
camp placés à la tête des brigades devait surveiller pendant quinze jours, à
Birkhadem, le service des avant-postes. Les troupes ravagées par la fièvre
étaient de moins en moins en état d'y suffire. Dans la dernière quinzaine de
juillet, il y avait plus de trois mille hommes aux hôpitaux ; un mois après,
plus de quatre mille ; la mortalité heureusement était faible en proportion
du nombre des malades. Il fallut évacuer presque entièrement les postes les
plus malsains, et chercher en arrière de la Ferme modèle et de la
Maison-Carrée quelques emplacements un peu moins insalubres. « Nous
sommes menacés d'une attaque qui ne nous inquiète guère, nous autres qui
savons ce que c'est, écrivait, le 10 août, un officier d'état-major ; mais le
duc de Rovigo en perd la tête ; il devient fou par l'approche d'un danger
qu'il s'exagère. Hier, dans une espèce de conseil où nous étions une
vingtaine, il a sérieusement parlé de mettre dans les vasques des fontaines
qui sont sur la route par où nous sortirons en cas d'attaque, de l'eau-de-vie
et du sucre, de façon à faire une espèce de grog que les soldats boiraient en
passant, le tout pour les empêcher de se gorger d'eau. Il nous a conté dix
autres absurdités de la même force. Je l'ai vu beaucoup depuis quelques
jours, parce que le général Trézel avait mal au pied et que j'allais au
rapport à sa place. Où diable Bonaparte avait-il péché ce ministre-là ? Et
pourtant cet homme a fait ici de bonnes choses, mais la peur lui fait tourner
la tête, et puis il est d'une telle versatilité que trois ou quatre fois dans
un jour il change d'avis et d'idée. » Tandis
que le duc de Rovigo menaçait de tomber au niveau du général Berthezène, tout
semblait avoir rétrogradé d'un an avec lui ; on revoyait, comme en 1831,
Sidi-Saadi proclamant la guerre sainte, Ben-Zamoun descendant des montagnes,
toutes les tribus se levant à la fois. La seule différence était qu'il y
avait un agha, et que cet agha jouait un jeu double, d'un côté tendant la
main à l'insurrection, de l'autre se faisant auprès des Français un mérite de
leur révéler ce que tout le monde savait et voyait. Enfin, au moment de
quitter Kolëa pour se joindre aux insurgés, il envoya au duc de Rovigo son
lieutenant Hamida, avec la protestation d'un dévouement qui, momentanément
paralysé par la violence, ne désespérait pas de pouvoir faire encore ses
preuves. L'artifice était trop grossier, la manœuvre trop impudente. Ce fut
le malheureux Hamida qui en porta la peine ; jeté en prison, menacé du
conseil de guerre, il mourut, dit-on, de frayeur. Tout ce qu'il y avait de
valide dans les troupes était prêt à marcher au dehors pour la défense
d'Alger. Un arrêté du 21 septembre institua une garde nationale ; tous les
Français depuis vingt ans jusqu'à soixante étaient appelés à en faire partie
; quatre compagnies de cent hommes furent mises immédiatement sur pied, avec
un peloton de trente gardes à cheval pour le service des ordonnances. Ce même
jour, dans une reconnaissance poussée par les chasseurs d'Afrique aux
environs de la Maison-Carrée, l'un des principaux instigateurs de
l'insurrection, Ben-Ouchefoun, kaïd de Beni-Mouça, fut tué d'un coup de
pistolet par le lieutenant de Signy. Le 23, une alerte au camp de
Dely-Ibrahim faillit causer une affaire entre les généraux de Brossard et de
Faudoas. « Je ne suis pas responsable des sottises de votre beau-frère »,
avait dit le premier au second. Le soir même, le beau-frère leur fit écrire à
tous deux que celui qui provoquerait l'autre serait embarqué sur l'heure.
Quelques jours après, par esprit d'équité sans doute, il voulut confier à
chacun d'eux le commandement d'une colonne active ; la plus nombreuse même
fut pour le général de Brossard. Haouch-Souk-Ali,
à l'est de Boufarik, était le quartier général des insurgés ; le 1er octobre,
le général de Faudoas reçut l'ordre de les aller surprendre. Sa colonne
comprenait trois bataillons du 10e léger, une compagnie du 67e, le 2e
bataillon de zouaves, une compagnie de sapeurs, une section d'artillerie,
deux escadrons de chasseurs d'Afrique, une section d'ambulance, en tout,
seize cents hommes. Le rendez-vous était donné pour neuf heures du soir au
pont de l'Oued-Kerma, en avant de la Ferme modèle. A minuit, le général fit
faire une courte halte à Birlouta, puis la marche fut reprise, un escadron de
chasseurs en avant, suivi du bataillon de zouaves. Vers une heure du matin,
on entendit quatre ou cinq coups de fusil. L'ennemi, qu'on allait chercher bien
loin, avait épargné à la colonne la moitié de la route : il était venu
s'embusquer au marabout de Sidi-Haïd, et c'était un de ses postes avancés qui
venait de faire feu. On ne s'en inquiéta guère, tant on était convaincu qu'on
allait le surprendre à Souk-Ali. La nuit
était très-sombre ; entre quatre et cinq heures, le général de Faudoas venait
d'envoyer au commandant Marey, des chasseurs, l'ordre d'obliquer à gauche,
lorsque le capitaine Saint-Hypolite, qui conduisait l'avant-garde, accourut à
toute bride en criant : « C'est ici qu'ils sont ; ils sont à cinquante pas. »
Au même instant, une violente décharge éclate à bout portant sur
l'avant-garde. Beaucoup de chevaux sont abattus ; les autres effrayés se
cabrent, se défendent, pirouettent, reculent, se rejettent sur le petit
bataillon de zouaves que le commandant Duvivier vient de former en carré.
Trois des faces sont enfoncées, heureusement la première tient bon et de son
feu contient les Arabes ; les trompettes sonnent le ralliement, puis la
charge, les officiers de chasseurs se jettent en avant, appelant leurs hommes
; c'est une vraie charge arabe, éparpillée, en désordre ; cependant elle
réussit. L'ennemi n'a su profiter ni de la surprise ni de la nuit qui faisait
sa force ; le jour va poindre ; on se reconnaît, le péril est passé. Cette
échauffourée, qui aurait pu tourner à la déroute, ne fut pas sanglante. Il
n'y eut du côté des Français que sept morts et quatorze blessés. Les Arabes
s'étaient enfuis par le défilé de Boufarik : le général de Faudoas ne voulut
pas s'y engager à leur suite ; quand il eut fait lancer quelques obus
pardessus le marais dans les broussailles, il ordonna la retraite ; alors,
selon l'usage, l'ennemi reparut. Les troupes, qui n'avaient pas encore
l'expérience d'un vrai combat arabe, en virent se succéder toutes les phases
: les groupes de cavaliers accourant d'abord, drapeaux en tête, les hommes de
pied, parfois trois ensemble, accrochés à la selle ou à la queue des chevaux
; puis autour des drapeaux arrêtés subitement, les premiers au galop lâchant
leur coup de fusil, puis encore, couchés sur l'encolure du cheval, achevant
le cercle en rechargeant leur arme, pendant que les fantassins embusqués
derrière les haies, les pierres, les buissons, les arbres, font le coup de
feu à main posée. Une charge des chasseurs, régulière, bien conduite, acheva
de venger le demi-échec du matin. Les cavaliers s'enfuirent, abandonnant les
hommes de pied qui perdirent une centaine d'hommes, et laissant deux drapeaux
aux mains des vainqueurs. Après un repos de deux heures, la colonne reprit le
chemin de Birkhadem, où elle arriva le soir. Cette
même nuit, qui avait mené à la surprise de Sidi-Haïd le général de Faudoas,
avait égaré le général de Brossard à la recherche de Koléa. Sa colonne,
composée de trois bataillons du 4e de ligne, du 1er bataillon de zouaves, de
deux escadrons de chasseurs d'Afrique, de quatre obusiers de montagne et
d'une section de mulets de bât, était forte de deux mille trois cents hommes.
C'était l'escorte d'une lettre du commandant en chef, ou plutôt d'une sorte
de mandat d'amener au nom de l'agha Mahiddine, que l'on s'attendait à trouver
encore à Koléa, de même que, sur un autre point, on s'attendait à trouver les
Arabes à Souk-Ali. Après être partie de Dely-Ibrahim, le 1er octobre, à huit
heures du soir, la colonne, mal dirigée par les guides, n'arriva sous Koléa
que le 2, à onze heures du matin. Elle vit venir au-devant d'elle une
députation précédée d'un drapeau blanc ; mais, en même temps que s'avançait
ce groupe pacifique, on apercevait une centaine d'hommes armés qui sortaient
de la ville et s'esquivaient au plus vite. Au dire du marabout, chef de la
députation, ces hommes étaient des Kabyles dont l'arrivée des Français
débarrassait heureusement la cité. Le général de Brossard ne parut pas
convaincu ; il prit pour otages le marabout lui-même avec le cadi et deux des
notables, déposa correctement entre les mains des autres la lettre adressée à
l'agha, fit ramasser aux environs quelque trois cents têtes de gros bétail et
se remit en chemin. On ne voyait pas trace d'ennemis ; les seuls coups de feu
qu'on entendait étaient tirés sur des bœufs qui s'échappaient ; cependant
deux zouaves, qui étaient restés en arrière, furent massacrés la nuit
suivante. La colonne, très-fatiguée, ne rentra dans ses cantonnements que le
3 octobre. Pendant
la marche, un acte étonnant d'insubordination avait été commis publiquement
par le colonel du 4e de ligne. Il avait demandé au général de Brossard un
guide pour son deuxième bataillon qui devait être séparé du premier par
l'artillerie ; sur le refus du général, le dialogue suivant s'était engagé
devant la troupe : « Alors, mon général, vous marcherez avec le bataillon,
et, s'il s'égare, j'en rendrai compte. — Taisez-vous, colonel ; on ne parle
pas de la sorte. Un colonel devant son régiment !... — J'en rendrai compte. —
Vous garderez les arrêts vingt-quatre heures. — J'en rendrai compte. — Quarante-huit
heures. — J'en rendrai compte. » Ainsi de suite jusqu'à quinze jours
d'arrêts. Trois jours après, les arrêts du colonel étaient levés par le
commandant en chef, et le général de Brossard demandait à rentrer en France. III Le
combat de Sidi-Haïd parut d'abord avoir des suites heureuses. Dès le 5
octobre, on vit arriver de tous lés points des députations envoyées par les
tribus pour faire leur soumission et demander la paix. Ben-Zamoun s'était
retiré chez les Flissa en déclarant qu'il ne voulait plus se mêler de rien.
L'agha Mahiddine avait cherché asile dans les montagnes des Beni-Menad, d'où
il adressait au commandant en chef des explications embarrassées sur sa
conduite. Le duc de Rovigo, enivré de sa victoire, continuait d'agir à la
turque. Il frappa d'une contribution de 200.000 piastres fortes les deux
villes de Blida et de Koléa. La seconde, ou plutôt la famille Mbarek, dont
les deux principaux membres avaient été emmenés comme otages par le général
de Brossard, paya 10.000 francs, et ce fut tout. Les gens de Blida, qui
prétendaient avoir fermé leurs portes à l'agha, commencèrent par se dire
insolvables, puis ils promirent de payer et ne payèrent point, essayant de
gagner le temps où les pluies rendraient la contrainte d'une exécution trop
difficile. Le duc de Rovigo, pénétrant leur dessein, donna l'ordre de hâter
les poursuites. Le 21
novembre, une colonne de 3,200 hommes, composée de quatre bataillons du 4e de
ligne et du 10e léger, du 2e bataillon de zouaves, d'une batterie de campagne
pourvue de fusées à la Congrève, d'une compagnie de sapeurs, de quatre
escadrons de chasseurs d'Afrique, d'une section d'ambulance et d'un convoi de
vivres, partit sous les ordres du général de Faudoas qu'accompagnait le chef
d'état-major général Trézel ; à cinq heures du soir, elle prenait position
devant Blida. Cinq ou six pauvres hères se présentèrent aussitôt, de petits
drapeaux blancs à la main ; ils assuraient que tout ce qu'il y avait de riche
ou d'aisé s'était enfui. Le lendemain, le général fit occuper les portes et
les mosquées. Les gens de la veille avaient, dit vrai : la ville était
déserte, le pillage ne produisit à peu près rien ; mais on savait que les
riches, dans les moments difficiles, avaient l'habitude de cacher leur avoir
au fond d'une gorge de l'Atlas, dans le village de Sidi-Rouïa-el-Kebir, à
deux ou trois kilomètres. Le général Trézel, qui voulait reconnaître le pays,
se chargea de diriger en même temps les perquisitions ; il prit avec lui un
bataillon du 10e léger, les zouaves et une section d'artillerie. A l'approche
du détachement, les petits drapeaux blancs s'agitèrent en vain ; le village
fut occupé ; les hommes avaient disparu ; un assez grand nombre de femmes
étaient entassées dans deux maisons. En fouillant çà et là, on découvrit des
amas de cartouches et des pièces d'armes qui avaient appartenu à des fusils
de munition. Alors, tous les coffres, tous les tapis, tous les paquets de
hardes qu'on put trouver furent saisis, portés devant le front du détachement
et distribués à la troupe ; il y en avait pour une valeur d'une trentaine de
mille francs. Au retour, il y eut les coups de fusil auxquels on devait
s'attendre ; mais les dispositions de retraite avaient été bien prises ; il
n'y eut que cinq blessés, un seul grièvement. Pendant ce temps, le génie
avait ouvert de larges brèches dans l'enceinte de Blida. Le 23 novembre, les
troupes étaient rentrées dans leurs cantonnements sans avoir rencontré aucun
groupe hostile dans la plaine. Celte course, qui n'avait eu pour objet et
pour résultat que le pillage, ne fut pas jugée satisfaisante à Paris ; le duc
de Rovigo en reçut même un blâme. Avec
l'expédition de Blida s'acheva l'existence du 2e bataillon de zouaves, qui
n'était ressuscité que pour mourir encore. Le recrutement des indigènes était
de plus en plus difficile. Dès le mois de mai, un avis ministériel avait
autorisé le commandant en chef à fondre les deux bataillons en un seul qui
pourrait être porté à huit ou dix compagnies de cent hommes, officiers non
compris ; de ces compagnies, la première et la dernière seraient entièrement
composées de Français, les autres d'indigènes, sauf une demi-escouade
française choisie parmi les meilleurs sujets du corps ; pour les besoins
religieux des indigènes, il y aurait un moueddine, avec rang et solde de sous-lieutenant.
Cette refonte des zouaves fut effectuée au mois de décembre 1832. Le
commandement du bataillon unique avait été offert au commandant Duvivier ;
c'était d'après ses conseils que la réorganisation s'était faite ; cependant
il refusa et demanda, pour raison de santé, son renvoi en France avec un
congé de six mois. Le commandant Kolb, qui avait remplacé Maumet à la tête du
1er bataillon, fut nommé, sur son refus. La lettre que Duvivier écrivit à
cette occasion, le 11 décembre, au duc de Rovigo, est curieuse ; le fond est
d'un homme qui sent sa valeur, qui est mécontent, qui se plaint, mais qui
serait désolé d'être pris au mot ; la forme est grave, solennelle, emphatique
: « Les fatigues sans nombre que j'ai éprouvées depuis l'entrée des Français
en Afrique m'ont affaibli physiquement et intellectuellement au-delà de ce
que je puis exprimer. Depuis deux ans environ, je fournis vingt heures de
travail ou de marche par jour. La fièvre cérébrale que j'ai endurée au camp
cet été a laissé chez moi des traces profondes ; ma tête n'est plus
constamment à moi ; en un mot, je suis bien déchu du peu que je valais. Je
n'ose considérer la nouvelle tâche qui m'est imposée ; je dois vous le dire
et la décliner. Depuis longtemps, mon général, j'en avais prévenu ;
j'attendais la nouvelle organisation pour le déclarer positivement. Je
voulais approcher le plus possible de celle-ci pour soutenir jusqu'au bout
les intérêts de mon ancien bataillon ; mais la décision qui vient de nous
réunir a été si subite que je n'ai pas pu, dans le moment, penser à ma
position particulière. Obtenir une convalescence de six mois avec solde pour
rentrer définitivement en France, telle est la faveur que je réclame de vous,
mon général. La présence du commandant Kolb vous donnera toute facilité ;
qu'il reprenne immédiatement un commandement qu'il regrette et qui lui plaît.
Je resterai quelque temps encore à Alger pour remettre les comptes d'un
bataillon que j'affectionnais et qui n'est plus. Ensuite, et je vous le
devrai, je reposerai sur le sol de la patrie une tête dont les Kabyles ici
n'ont pas voulu. » Avec le commandant Kolb, vieux soldat honnête et brave,
mais rien davantage, l'avenir des zouaves était bien compromis : heureusement
il leur restait La Moricière. Que
devenait cependant l'administration civile ? Le successeur amoindri du baron
Pichon, M. Genty de Bussy, faisait beaucoup de bruit et de besogne ; mais le
bruit assourdissait les gens, et la besogne n'en était pas meilleure.
L'intendant civil était grand paperassier ; dans le rapport d'une commission
d'enquête, dont il sera fait mention plus tard, son administration a été
jugée en ces termes : « Activité peu féconde en résultats utiles, souvent imprudente
et dommageable. » Parmi les résultats utiles, il y en a trois qu'on peut
particulièrement citer : d'abord, un arrêté du 15 août, qui réformait le
régime judiciaire établi par le général Clauzel et renvoyait à une cour
criminelle, composée des membres de la cour de justice et du tribunal
correctionnel réunis, la connaissance des crimes commis par des Français ou
des étrangers ; ensuite l'établissement des deux villages européens de
Dely-Ibrahim et de Koubba, construits pour abriter quelques centaines
d'émigrants allemands et suisses qui, depuis un an, traînaient leur misère
dans les faubourgs d'Alger. Ce second essai de colonisation ne fut pas
beaucoup plus encourageant que celui de la Ferme modèle, qui avait été le
premier. Pour l'emplacement des deux villages, M. Genty de Bussy avait choisi
des terrains séquestrés dont les propriétaires étaient connus ; bien des
réclamations s'élevèrent, mais elles ne le troublèrent pas. Il avait
d'ailleurs, en matière de propriété, des idées aussi simples, aussi absolues
et aussi sommaires que les procédés turcs du duc de Rovigo en matière de
gouvernement. Comme, dans l'ignorance où le domaine était de ce que lui avait
laissé le beylik, c'était une difficulté presque inextricable de discerner
les biens qui devaient lui appartenir, l'intendant civil aurait volontiers
pris un arrêté qui eût attribué à l'État toutes les terres sans exception,
sauf aux particuliers à faire valoir leurs droits. A défaut de cette vaste
opération, M. Genty de Bussy institua, le 1 er mars 1833, une commission
chargée de la vérification de tous les titres de propriété ; c'était déjà
beaucoup entreprendre, d'autant plus que, pour une tâche aussi considérable,
les vérificateurs n'étaient pas plus de quatre. Au
moment où, sur la proposition de l'intendant civil, le duc de Rovigo signa de
confiance cet arrêté comme beaucoup d'autres, il s'apprêtait à passer en
France pour se faire soigner d'une affection cancéreuse dont il souffrait à
la gorge. Afin de pourvoir aux incidents qui pourraient se produire pendant
son absence, laquelle d'ailleurs, à son estime, ne devait pas être longue, il
donna aux troupes une organisation nouvelle. Les généraux d'Alton, de
Feuchères, Buchet, de Brossard et de Faudoas étant successivement rentrés en
France, la plupart des maréchaux de camp étaient nouveaux en Algérie. Le
général Danlion continua de commander la place d'Alger avec une petite
garnison composée d'un bataillon de vétérans et des compagnies de discipline.
Les troupes actives furent réparties de la manière suivante : première
brigade, sous le général de Trobriant, les deux bataillons d'infanterie
légère d'Afrique, le bataillon de zouaves, le 1er régiment de chasseurs
d'Afrique ; deuxième brigade, sous le général Avizard, le 10e léger et la
légion étrangère ; troisième brigade, sous le général Bro, le 4e et le 67e de
ligne. L'intention
du duc de Rovigo était de reprendre en '1833 sur une grande échelle la
récolte des foins, que l'insurrection avait empêchée l'année précédente. Il
avait tracé sur la carte une courbe qui, partant, à gauche, du fort de l'Eau,
au-dessous de la Maison-Carrée, passait par Haouch-Rassauta, coupait
obliquement la plaine du nord-est au sud-ouest et venait par Birtouta se
terminer à Douera. Une enceinte palissadée, destinée à recevoir la récolte,
fut ajoutée au fort de l'Eau, que le génie mit en état de recevoir une
garnison permanente et que l'artillerie arma de fusils de rempart.
Haouch-Rassauta fut approprié au logement de la cavalerie, qui pendant la
fenaison devait occuper ce poste, à côté des campements marqués pour
l'infanterie de la première brigade et pour l'artillerie. Entre
Haouch-Rassauta et la Maison-Carrée, une ligne de communication défilée de la
plaine était indiquée sur le revers nord des collines qui bordent la mer. Malheureusement
le duc de Rovigo venait de tacher encore une fois son commandement par une
exécution qui rappelait l'odieux souvenir d'El-Ouffia. Parmi les chefs arabes
qui affectaient de se tenir loin d'Alger, deux surtout, El-Arbi-ben-Mouça,
ancien kaïd de Beni-Khélil, et Meçaoudben-Abd-el-Oued, kaïd d'Es-Sebt,
c'est-à-dire de la plaine Hadjoute, irritaient les ressentiments du
commandant en chef. Voulant à tout prix les attirer sous sa griffe, il
adressa au kaïd de Khachna, leur ami, une lettre qui pour eux devait avoir la
valeur d'un sauf-conduit ; les termes, au témoignage de l'interprète qui
l'avait écrite, étaient aussi nets et aussi explicites que possible. Ils
vinrent ; à peine arrivés, ils furent arrêtés, jetés en prison, traduits
devant un conseil de guerre. Le kaïd de Khachna, indigné, demandait qu'on lui
fit partager leur sort. De toute part venaient des lettres de sollicitation
en leur faveur. Arrêtés au mois de décembre 1832, ils furent jugés,
condamnés, exécutés au mois de février 1833. Comme dans l'affaire
d'El-Ouffia, les juges craignirent, en absolvant les accusés, de condamner le
commandement en chef ; ils le condamnèrent bien plus sûrement et se
condamnèrent eux-mêmes, complices d'une perfidie, coupables avec lui de la
foi violée. Longtemps parmi les Arabes les noms d'El-Arbi et de Meçaoud
furent invoqués et servirent de cri de guerre à leurs prises d'armes. IV D'Alger
passer à Bone, c'est passer tout à coup de Machiavel à l'Arioste, de la
réalité morose aux aventures héroïques d'un roman de chevalerie. Depuis le
mois de septembre 1831, depuis le jour fatal qui avait vu la fin tragique du
capitaine Bigot et du commandant Huder, les gens de Bone, trompés par le Turc
Ibrahim, l'auteur du guet-apens, rançonnés par lui, sous la menace du canon
de la kasba, n'osaient même pas quitter la ville, car ils redoutaient encore
plus Ben-Aïssa, le lieutenant d'Ahmed, bey de Constantine, qui, campé sous
leurs murs, les attendait au dernier morceau de pain. Il y avait quatre mois
qu'ils étaient courbés sous cette double terreur ; à bout de force, mourant
de faim, ils invoquèrent encore une fois ces Français qu'ils avaient laissé
si misérablement trahir. Ibrahim lui-même, n'ayant plus rien à donner à ses
hommes, associa impudemment ses propres sollicitations aux leurs. Vers la fin
du mois de janvier 1832, quatre députés de Bone débarquèrent dans le port
d'Alger, apportant les vœux de leurs compatriotes avec ceux du maître de la
kasba. A l'égard d'Ibrahim, le duc de Rovigo prit le parti de dissimuler ;
rentrer dans Bone était le plus urgent ; plus tard on verrait à lui faire
couper la tête. Il lui écrivit donc comme à un ami, lui offrant même, en cas
de mauvaise fortune, un asile. Cette lettre lui devait être remise par le
capitaine Jusuf, des chasseurs d'Afrique, un coreligionnaire. Embarqués sur
la goélette Béarnaise, Jusuf et les quatre députés arrivèrent', le 8 février,
à dix heures du soir, dans la rade de Bone. La lueur des coups de canon tirés
de la kasba illuminait par instants les montagnes et la mer. C'était ainsi
toutes les nuits, afin de tenir les gens de Constantine à distance. Le
lendemain, dans la kasba, en présence d'Ibrahim, du meufti, du cadi, des
grands de Bone, les députés rendirent compte de leur mission ; on lut les
lettres du grand chef d'Alger. Tous, à l'exception d'Ibrahim, réclamèrent
avec instance l'envoi d'une forte garnison française. Après s'être borné
d'abord à demander seulement un consul, quelques artilleurs musulmans et des
vivres, Ibrahim, dompté par la faim, consentit à promettre de se conduire en
sujet de la France, jusqu'à la réponse du chef d'Alger aux demandes des
grands. De retour auprès du duc de Rovigo avec ces nouvelles de bon augure,
Jusuf fut immédiatement renvoyé à Bone, mais non plus seul. Un officier
d'artillerie, le capitaine d'Armandy, qui parlait l'arabe et qui connaissait
bien les Turcs, aussi familier que le commandant Huder avec les choses
d'Orient, mais plus énergique, avait été désigné comme chef de mission ;
entre lui et Jusuf mis sous ses ordres, l'entente ne cessa pas d'être
parfaite. Elle s'établit pareillement, à bord de la goélette Béarnaise, avec
le commandant Fréart, homme de résolution et d'initiative. Une felouque,
chargée de farine et de riz suivait la goélette à la remorque. Le capitaine
d'Armandy avait ordre de ne délivrer, surtout aux gens d'Ibrahim, ces moyens
de subsistance que successivement, de quatre jours en quatre jours. Les
deux officiers, surtout le secours qu'ils apportaient, étaient impatiemment
attendus ; quand ils débarquèrent, le 29 février, la Marine était envahie par
la foule, dont les acclamations mêlées aux salves d'artillerie les suivirent
jusqu'aux portes de la kasba, où les attendait Ibrahim. Les affaires allaient
donc au gré de celui-ci : car il lui arrivait des vivres dont il avait
besoin, et non des troupes dont il se défiait. Le duc de Rovigo ne s'était
pas décidé à en envoyer encore. Le soir même, Jusuf reprenait la mer, ayant
mission d'acheter des chevaux à Tunis. Le capitaine d'Armandy restait seul,
dans une masure ouverte, près de la mer, avec trois hommes. Après le massacre
de Huder et de Bigot qui en avaient cent vingt-cinq, c'était hardi. Il
demeura ainsi plusieurs jours, visitant les fortifications, donnant des
conseils, encourageant les uns et les autres. Ibrahim, pour preuve de sa
constance, lui montrait avec orgueil un chapelet de têtes kabyles suspendues
à la porte de la kasba. Du terre-plein delà citadelle, on apercevait le camp
de Ben-Aïssa, séparé de la ville par un marais. Dans la
nuit du 4 au 5 mars, à la faveur d'une fausse attaque dirigée contre la porte
de Constantine, l'ennemi s'introduisit dans la place par une brèche du front
de mer. La plupart des habitants se réfugièrent dans la grande mosquée ;
d'autres s'échappèrent du côté de la Marine. Le capitaine d'Armandy, réveillé
par eux, ne s'inquiéta pas d'abord de la panique ; le bruit du canon, qui ne cessait
pas de tirer à l'autre bout de la ville, contribuait à lui donner confiance ;
mais, vers quatre heures du matin, il entendit le crieur de Ben-Aïssa
promettre aux gens de Bone la miséricorde de Dieu et du Prophète ; les
terrasses voisines étaient couvertes de gens armés ; il n'eut que le temps de
courir à la mer avec ses trois canonniers, de se jeter dans un canot et de
gagner à force de rames la felouque. Bone était pris, mais non la kasba. Louvoyant
dans la baie des Caroubiers, le capitaine reçut d'abord une communication
d'Ibrahim, qui réclamait des vivres, puis une autre de Ben-Aïssa, qui lui
proposait une entrevue. Sans hésiter, il accepta, et le lendemain, s'étant
fait mettre à terre, il s'en alla seul, à cheval, au camp ennemi. Ben-Aïssa,
Kabyle d'origine, n'était pas un barbare ; à Tunis, où il avait résidé
quelque temps, il avait pris les formes de la politesse turque. Il commença
par s'excuser du désordre que ses gens avaient fait, malgré sa défense, dans
la maison de l'officier français et par promettre que tout ce qui lui
appartenait lui serait rendu ; puis il entama une question plus grave. A
l'entendre, Ahmed, bey de Constantine, n'aurait été qu'un ami méconnu de la
France, avec laquelle il désirait si passionnément s'entendre que c'était
pour cette seule raison qu'il avait voulu se rendre maître de Bone, afin de
communiquer plus aisément avec elle ; cependant son amitié n'allait pas
jusqu'à une soumission dont ses sujets ne s'accommoderaient certainement pas.
A cette sorte d'avance, le capitaine d'Armandy, qui ne cherchait qu'à gagner
du temps, répondit en demandant pour Ibrahim, ami de la France, lui aussi,
une suspension d'armes. Après avoir fait quelques difficultés, Ben-Aïssa finit
par y consentir. Il fut convenu que, de part et d'autre, on prendrait les
ordres d'Alger et de Constantine. Vingt
jours se passèrent ainsi : pour Ibrahim, dans l'indécision de ce qu'il devait
faire, ou rester dans la kasba au milieu de sa garnison dont il n'était plus
sûr, ou se réfugier avec sa famille auprès du capitaine ; pour celui-ci, dans
l'attente fiévreuse de la goélette Béarnaise, qu'il était surpris chaque
matin de ne pas voir revenue pendant la nuit au mouillage. La mer était
mauvaise ; la goélette, retardée par les vents, n'arriva que le 26 mars.
Aussitôt M. d'Armandy-se rendit à bord, fit connaître au commandant Fréart
l'état des choses et lui persuada sans peine de demeurer en rade, en faisant
partir pour Alger un bateau du pays avec ses dépêches. Il était temps ; car
dans une nouvelle conférence, provoquée le même jour par Ben-Aïssa, il
déclara que la suspension d'armes n'avait fait que le compromettre auprès
d'Ahmed, et que l'ordre lui était venu de reprendre les hostilités. Jusuf
était revenu de Tunis ; le capitaine d'Armandy, lui et le commandant Fréart
reconnurent sans hésitation et de concert la nécessité de sauver à tout prix
la kasba : il fut convenu qu'un détachement de marins serait mis par le
commandant à la disposition des deux autres. Il
restait à connaître le sentiment d'Ibrahim et de ses Turcs. Le capitaine et
Jusuf se rendirent à la kasba. Quand ils eurent proposé au chef de se retirer
à bord de la goélette et de leur laisser le soin de la défense, il s'éleva
des rumeurs, puis une contestation vive, puis un bruyant tumulte ; des
clameurs les partis qui divisaient la garnison faillirent passer aux
violences ; la vie des deux officiers, leur liberté du moins, fut un instant
menacée. Cependant, grâce à la fermeté de ceux qui leur étaient favorables,
ils purent se retirer avec l'assurance de connaître avant le lendemain la
résolution d'Ibrahim. A minuit, un canot manœuvré par un Turc accosta la
felouque ; la nouvelle qu'il portait était considérable. Ibrahim avait été
chassé hors de la kasba avec quatre des plus récalcitrants ; tous les autres
étaient d'accord pour recevoir les Français. A quatre heures du matin,
nouveau message, nouvel avis plus pressant encore : si les Français ne se
hâtaient pas, la kasba courait risque d'être abandonnée par les meilleurs et
livrée à Ben-Aïssa par le reste. Tout
était en mouvement sur la goélette ; les commandements de branle-bas étaient
faits, les canots prêts à déborder. Avant d'appeler les marins à terre, les
capitaines d'Armandy et Jusuf, avec un sous-officier d'artillerie, se
rendirent au pied de la kasba, du côté de la campagne, parce que les gens de
Ben-Aïssa étaient en observation du côté de la ville. Les nouvelles de la
nuit furent entièrement confirmées ; comme il n'y avait qu'une porte à la
citadelle, et qu'elle était sous le feu de l'ennemi, les Turcs lancèrent du
haut du mur une corde par laquelle se hissèrent d'abord Jusuf, puis le
sous-officier d'artillerie. Pendant ce temps, le capitaine d'Armandy
retournait au bord de la mer héler les canots de la goélette. Ils arrivèrent.
Quelle était la force du détachement qu'un aussi petit navire avait pu
distraire de son équipage ? Vingt-six matelots, commandés par MM. du Couëdic,
lieutenant de frégate, et de Cornulier-Lucinière, élève de 1re classe. Avec
le capitaine d'Armandy, le capitaine Jusuf et le sous-officier d'artillerie,
c'étaient trente et un hommes, trente et un braves, qui allaient arborer sur
la kasba de Bone et défendre, un contre cent, le drapeau de la France. Le
capitaine d'Armandy les conduisit par des sentiers détournés sur les
derrières de la kasba ; par la même corde qui avait servi à Jusuf, ils
s'élevèrent, l'un après l'autre, jusqu'au sommet de la muraille. Quand le
dernier eut pris pied sur le terre-plein, le pavillon français fut hissé ; un
coup de canon l'assura. C'était la France, qui, par l'élan généreux de trente
et un de ses enfants, prenait décidément possession de ce coin de la terre
d'Afrique. N'est-ce pas merveilleux ? N'est-ce pas héroïque ? N'est-ce pas
sublime ? Le
soleil avait paru. Ben-Aïssa, surpris et irrité, envoya un parlementaire avec
des protestations et des menaces ; on repoussa les unes et l'on se tint prêt
contre les autres. La journée du 27 fut employée au ravitaillement de la
place et aux préparatifs de la défense ; de la goélette et de la felouque on
reçut des vivres pour quinze jours ; la porte de la kasba fut murée,
l'artillerie pointée. L'ennemi, cependant, ne se présenta pas. On voyait seulement
dans la ville un grand mouvement ; c'était la population que Ben-Aïssa
contraignait à sortir ; la nuit venue, des feux d'incendie s'allumèrent çà et
là. Désespérant, de se maintenir à Bone, sous le canon des Français, le
lieutenant d'Ahmed-Bey ne voulait leur abandonner que des ruines. Le 28,
l'évacuation continua ; le 29, l'ennemi leva son camp et s'éloigna, poussant
devant lui les malheureux fugitifs. En même temps, accourues du fond de la
plaine et du haut des montagnes, des bandes d'Arabes et de Kabyles rôdaient
aux alentours de la malheureuse ville comme une troupe de chacals autour d'un
cadavre. L'espoir du pillage qui les attirait gagna quelques-uns des Turcs de
la kasba ; mécontents d'être enfermés dans la citadelle, ils essayèrent de se
révolter. Aux premiers signes de rébellion -, Jusuf, de l'aveu du capitaine
d'Armandy, fit saisir six des plus mutins ; après un court interrogatoire,
trois furent passés par les armes, les autres furent mis aux fers à bord de
la goélette. A dater de ce moment, la soumission fut absolue ; sous les
ordres de Jusuf, qui savait leur imposer et les conduire, les Turcs purent
être rangés au nombre des plus utiles serviteurs de la France. Ils en
donnèrent dès le lendemain la preuve ; une trentaine d'entre eux s'offrirent
pour tomber sur les maraudeurs qui avaient pénétré dans la ville. Après
l'émouvante péripétie dont la kasba venait d'être le théâtre, Jusuf répondait
d'eux ; ils se laissèrent glisser par la corde qui demeurait l'unique moyen
de communication entre la citadelle et le dehors ; abrités par les haies et
les broussailles, ils gagnèrent la porte de Constantine ; dès qu'ils furent à
leur poste, deux ou trois bombes, lancées de la kasba, jetèrent la terreur
parmi les pillards qui vinrent tomber dans l'embuscade ; plusieurs furent
tués, d'autres noyés, de ceux qui, maraudant à travers le quartier de la
Marine, avaient essayé de se sauver à la nage. Assuré
désormais de la fidélité des Turcs, le capitaine d'Armandy autorisa Jusuf à
s'installer avec eux dans la ville ; dix matelots, tirés de la goélette,
vinrent renforcer la petite garnison de la kasba, qui fut dès lors
exclusivement française. Dans les premiers jours d'avril, quelques pauvres
gens de Bone, échappés aux bandes de Ben-Aïssa, commencèrent à revenir.
Enfin, du 8 au 12, arrivèrent les renforts expédiés d'Alger, où était
parvenue, le 3, la première nouvelle de celte merveilleuse aventure ; c'était
un bataillon du 4e de ligne, avec une quarantaine d'hommes de l'artillerie et
du génie. Exceptionnellement, quoiqu'il dût y avoir désormais à Bone un
officier supérieur, le capitaine d'Armandy demeura investi du commandement de
la place. Il ne tarda pas d'ailleurs à être promu au grade de chef
d'escadrons. Jusuf fut maintenu provisoirement à la tête des Turcs, qui
furent régulièrement inscrits au service de la France, avec une solde de 1
fr. 80 par jour, à la charge de se nourrir, de se vêtir et de s'équiper
eux-mêmes. Ils
étaient logés, comme la partie des troupes françaises qui n'était pas
casernée à la kasba, dans les maisons dont les propriétaires n'étaient pas
revenus encore ; il en revenait néanmoins tous les jours ; mais combien
d'entre eux retrouvaient autre chose que des ruines ? Quand le détachement du
génie eut visité le mur d'enceinte, fermé les brèches qui n'étaient pas
considérables, réparé la porte de Constantine, démuré celle de la kasba, il
s'occupa de dégager les principales rues obstruées par les décombres. Il y
avait aussi à curer les égouts qui étaient infects et, ce qui importait
davantage encore, à retirer des citernes les cadavres que la férocité des
bandes de Ben-Aïssa y avait précipités. Des corvées d'infanterie furent
employées à cette odieuse, mais indispensable besogne. Au
dehors, la campagne paraissait tranquille ; le marché de la ville était
régulièrement approvisionné ; la plupart des tribus du voisinage avaient
promis l'obéissance. On savait bien ce que valaient en général ces sortes de
promesses ; pourtant quelques-unes étaient sincères. Les partisans d'Ahmed,
de leur côté, ne laissaient pas de travailler sourdement : le 16 avril, on
saisit dans Bone, sur un homme venu du dehors, une proclamation dm cheikh
Kazine, qui excitait la population à la révolte en lui annonçant l'approche
de nombreux auxiliaires. L'espion fut conduit à Jusuf, qui, après l'avoir
interrogé, lui fit, séance tenante, couper la tête. Jusuf, il convient de ne
pas l'oublier, avait été nourri à Tunis dans le système turc. Dès que
la nouvelle des événements de Bone fut arrivée à Paris, les ministres de la
guerre et de la marine s'entendirent pour hâter l'envoi du renfort qu'Alger
était évidemment hors d'état de fournir. Une division navale, armée à Toulon,
débarqua du 13 au 26 mai, dans le port de Bone, le 55e de ligne, deux
batteries d'artillerie, une compagnie du génie, avec un immense matériel, un
détachement des services dépendant de l'intendance, avec un gros
approvisionnement de vivres. Le général d'Uzer, nommé commandant de la place
et de la province, approuva tout ce qui avait été fait depuis l'occupation de
la kasba et prescrivit de presser les travaux nécessaires à l'installation du
renfort qu'il amenait. Un hôpital pour quatre cents malades fut établi dans
une grande mosquée, située au point culminant de la ville. Des emplacements
voisins du port furent assignés, à l'artillerie, au génie, à l'intendance,
huit îlots de maisons contigus les uns aux autres affectés au logement des
troupes, deux fours, capables de cuire huit mille rations en vingt-quatre
heures, construits dans les magasins à grains du beylik. Après avoir visité
avec le général d'artillerie de Caraman et le général du génie de Montfort,
venus en mission temporaire, les fortifications de la place et s'être rendu
compte de sa situation intérieure, le général d'Uzer fit aux environs
plusieurs reconnaissances. La plaine arrosée par la Seybouse, les montagnes
qui la dominaient, tout était d'une beauté merveilleuse, mais il n'aurait pas
fait bon de s'y aventurer sans escorte. A six
lieues, en remontant la rivière, une des plus puissantes tribus affectionnées
au bey Ahmed, les Beni-Yacoub, avaient établi leurs douars. Avant l'arrivée
du général, ils étaient venus près de la ville tendre à Jusuf un piège auquel
il ne s'était pas laissé prendre, mais où l'un de ses Turcs avait péri ; là
où ils étaient placés, ils interceptaient les communications du haut pays
avec Bone. Le général d'Uzer, fort de l'expérience que lui avaient donnée ses
campagnes sous M. de Bourmont et sous le général Clauzel, était revenu en
Afrique bien résolu à traiter avec douceur, mais avec fermeté, les Arabes ;
ni brutalité, ni mollesse, tel devait être, du commencement à la fin de son
administration, le principe de sa conduite. Les Beni-Yacoub continuaient de
se donner des torts ; ils méritaient de recevoir une leçon pour eux-mêmes et
pour les autres. Le 27 juin, à huit heures du soir, Jusuf, accompagné d'un
aide de camp du général, sortit de Bone avec ses Turcs, quatre compagnies
d'élite et deux obusiers ; à quatre heures du matin, il tomba sur les douars
sans les surprendre, car les Beni-Yacoub étaient sur leurs gardes ; il prit
des femmes, des enfants, beaucoup de bétail, et après les avoir gardés assez
de temps pour bien montrer qu'il aurait été le maître de les emmener,
obéissant aux instructions du général, il les renvoya. Cette générosité,
inconnue aux Arabes, ne leur parut d'abord être que de la faiblesse ; quand
la petite troupe se mit en retraite, ils lui firent à coups de fusil la
conduite ; mais tout à coup apparut une colonne d'infanterie ; c'était le
général d'Uzer, qui, parti de Bone à trois heures du matin, arrivait avec le
55e, une compagnie, de sapeurs et quatre obusiers de montagne. Immédiatement
l'offensive fut reprise et le campement arabe de nouveau menacé. Les récoltes
allaient être détruites, les gerbiers mis en cendres, les troupeaux enlevés,
les Beni-Yacoub s'y attendaient : tout fut respecté ; après un repos d'une
heure, au milieu des douars épargnés, le général reprit la direction de Bone.
Cette fois la leçon avait été comprise ; mais, refusant de se soumettre, la
tribu se retira au loin dans le sud. Tout
fut tranquille jusqu'au mois de septembre. A cette époque, les intrigues
d'Ibrahim recommencèrent. Réconcilié en apparence avec le bey Ahmed, assisté
d'un marabout de Constantine qui prêchait la guerre sainte, il parcourait le
pays, soulevant les tribus et les entraînant à sa suite. Le 8 septembre, au
point du jour, on Ait tout à coup déboucher une bande de douze à quinze cents
Arabes et Kabyles. La température était accablante. Le général d'Uzer voulut
laisser tomber la chaleur et l'ennemi s'engager davantage ; à quatre heures
du soir, quand le moment d'agir fut venu, deux bataillons du 55e sortirent,
l'un par la porte Damrémont, l'autre par la porte de Constantine, et
refoulèrent les Kabyles par la vallée de l'aqueduc sur la montée des Chacals,
pendant que l'escadron turc de Jusuf chargeait les cavaliers arabes. Après un
dernier essai de résistance, le camp d'Ibrahim fut enlevé ; sa tente était
encore dressée ; on y trouva des armes de prix et les instruments de sa
musique militaire. Désormais on ne devait plus entendre parler de lui, si ce
n'est qu'en 1834 on apprit qu'il venait de périr à Médéa, assassiné par des
agents du bey Ahmed. Celui-ci,
après la tentative infructueuse de son ancien rival, aurait voulu reprendre
les hostilités pour son propre compte ; il convoqua, non loin de Bone, sur
les bords du lac Fezzara, les grands des tribus ; mais la plupart d'entre
elles lui refusèrent leur concours, à commencer par les Beni-Yacoub ; la
générosité du général d'Uzer à leur endroit n'avait donc pas été stérile.
Quelques-unes, tout à fait gagnées par la confiance, les Merdes, une partie
des Khareza, les Beni-Ourdjine. se rapprochèrent de Bone et entrèrent même
indirectement au service de la France en lui fournissant, sous le nom
d'otages, une troupe de spahis auxiliaires. Il n'y avait eu jusque-là de
cavalerie que les Turcs montés du corps de Jusuf ; au mois d'octobre arriva
d'Alger un escadron destiné à servir de noyau et de modèle au 3= régiment de
chasseurs d'Afrique. Dans
les premiers jours de novembre, une épidémie cruelle, qui avait quelques-uns
des caractères du vomito negro, envahit Bone et pendant deux
mois y exerça ses ravages. Indigènes et Français, tous étaient également
frappés. Les hôpitaux étaient insuffisants ; l'espace, la literie, les
médicaments faisaient défaut ; toutes les prévisions étaient dépassées ; un
quart des troupes et de la population fut emporté ; à peine restait-il au
général d'Uzer quelques centaines d'hommes en état de servir, et cependant,
craignant d'amener au fléau de nouvelles victimes, il pria le ministre de la
guerre de suspendre tout envoi de renforts. Quand le mal eut commencé à
perdre de sa force, il reçut le 6e bataillon de la légion étrangère ; le 3a
régiment de chasseurs d'Afrique avait déjà quatre escadrons, dont deux de
lanciers. Plein de zèle et se multipliant pour donner l'exemple à tous, ce
vrai chef, infatigable en dépit de son âge, faisait de temps en temps prendre
les armes à quelques compagnies, monter à cheval les Turcs de Jusuf, les
spahis des Beni-Ourdjine, et se montrait dans la plaine, afin de relever le
moral de la garnison et de montrer en même temps aux populations qu'il avait
toujours des forces disponibles. Il eut,
dans les derniers jours du mois de février 1833, la satisfaction de
recueillir le fruit de son système politique. Le Ramadan finissait ; pour les
commandants d'Alger, c'était toujours un temps d'inquiétude ; pour lui ce
fut, comme pour ses administrés, un vrai temps de fête. Des courses de
chevaux eurent lieu dans la plaine de la Seybouse pendant trois jours ; le
cadi, les notables de la ville et plus de trois mille Arabes des environs y
assistèrent. Les marchés étaient abondamment garnis, les bas quartiers de la
ville assainis, les masures abattues. Bone, acquis à la France par
l'audacieuse initiative de trois hommes de cœur, d'Armandy, Jusuf et Fréart,
entrait, grâce au zèle intelligent d'un chef éclairé, dans une ère ouverte
aux plus belles espérances. V Si le
ministre de la guerre en avait cru le duc de Rovigo, il aurait rappelé en
France les commandants de Bone et d'Oran. Pour le premier, c'eût été une
injustice absolue, car, malgré les froissements que lui infligeait la
correspondance malveillante du général en chef, le général d'Uzer n'avait
jamais cessé d'y répondre avec la déférence d'un subordonné. Du côté d'Oran,
il n'en était pas de même. Lieutenant général, autorisé à correspondre
directement avec le ministre de la guerre, le général Boyer prétendait à
l'indépendance ; à peine daignait-il informer de temps à autre le duc de
Rovigo de ce qui se passait dans son commandement. Il y eut longtemps,
d'ailleurs, peu de chose à mander, l'arrivée du général de Trobriant, le
'débarquement successif de renforts qui portèrent à plus de 2.500 hommes
l'effectif de la garnison, en particulier celui d'un détachement de quatre
cent cinquante cavaliers démontés envoyés de France pour former le noyau du
2e régiment de chasseurs d'Afrique, une solde régulière accordée aux Turcs de
Mostaganem qui s'étaient soumis à la France, des envois de soufre et de
salpêtre aux coulouglis de Tlemcen qui tenaient bon dans le Méchouar contre
les attaques et les intrigues des partisans du Maroc. Ce
n'était pas seulement à Tlemcen que ceux-ci intriguaient ; ils avaient étendu
leurs trames jusqu'à Mascara, jusqu'à Miliana, jusqu'à Médéa même. Dans celte
dernière ville qui avait chassé Oulidben-Mezrag, dont la conduite licencieuse
scandalisait les bons musulmans, s'était installé comme chez lui un chérif
marocain, El-Moadi ; de même à Miliana, qui avait reçu sans opposition un
autre envoyé du Maroc, Mohàmmed-ben-Chergui. À Mascara, le lieutenant dû
sultan, El-Hameri, était moins à son aisé ; il y était bloqué par les tribus
qu'il avait rançonnées et compromises dans sa première chevauchée contre
Oran. Un tel état de choses ne pouvait pas être toléré par la France. Au mois
de mars 1 832, le comte de Mornai, gendre du maréchal Soult, fut envoyé en
mission extraordinaire à Tanger avec ordre d'exiger le rappel de tous les
agents marocains dispersés sur le territoire algérien et la renonciation
formelle du sultan de Fez à toute prétention sur la régence, en particulier
sur le beylik d'Oran et tout spécialement sur le territoire de Tlemcen. Celte
mission, appuyée par la présence comminatoire d'une escadre, fut couronnée de
succès. Évadé de Mascara, El-Hameri s'était arrêté à Tlemcen ; il lui coûtait
beaucoup d'abandonner une ville qui tenait tant au cœur de son maître ;
cependant, il lui en fallut déguerpir, comme El-Moadi de Médéa, comme
Mohammed-ben-Cheigui de Miliana. Les
vrais croyants, qui avaient eu foi dans l'invincible protection du sultan de
Fez, étaient consternés ; ce n'était pas seulement leur religion qui allait
être à la merci de l'infidèle ; c'était la paix publique qui était menacée
par l'anarchie. Sans une autorité supérieure qui les contînt, les tribus se
jalousaient mutuellement, et de la jalousie à l'hostilité il n'y avait qu'un
pas. A chaque instant, on entendait parler d'une ghazia, c'est-à-dire d'une
surprise exécutée au point du jour par une tribu sur une autre, qui n'avait
plus que l'idée de lui rendre la pareille. Ce système de pillage réciproque
ne pouvait pas durer. Au mois d'avril, les grands du beylik d'Oran se
donnèrent rendez-vous à Mascara pour aviser aux dangers auxquels les laissait
exposés l'abandon du sultan Mouley-Abd-er-Rahinane : à l'unanimité, on
reconnut la nécessité de choisir un chef. Il y avait, près de Mascara, dans
Une zaouïa ou école, célèbre aux environs sous le nom guetna oued el hammam, un marabout qui passait pour chérif, c'est-à-dire
descendant du Prophète. Ses ancêtres, originaires de Médine, avaient habité
le Maroc avant de s'établir à la Guetna, sur le territoire des Hachera. De
toutes les tribus du beylik celle-ci était la plus puissante, et, chez les
Hachera, le premier, sans conteste, était le marabout Mahi-ed-Dine. Ce fut
lui qu'on nomma chef ; mais comme il était plutôt un saint qu'un guerrier, il
présenta aux grands qui venaient de le choisir, ses trois fils capables plus
que lui de les mener au combat. Le troisième s'appelait Abdel-Kader. Les
commencements d'Abdel-Kader appartiennent à la légende comme ceux de Jusuf
appartiennent au roman. Les récits les plus fantastiques écartés, il reste
peu de chose : deux voyages à la Mecque avec son père ; le second, poussé
jusqu'à Bagdad, où des prédictions de grandeur et de gloire auraient été
faites à l'enfant. En 1832, il avait vingt-quatre ans ; de taille moyenne,
mais bien prise, vigoureux, infatigable, il était le meilleur parmi les
premiers cavaliers du monde ; les qualités physiques sont grandement
appréciées chez les Arabes ; il avait par surcroît celles qui font les
dominateurs, l'intelligence, la sagacité, la volonté, le génie. Éloquent à
l'égal des plus grands orateurs, il maniait à son gré les foules ; quand il
parlait d'une voix grave et sonore, avec le geste sobre de sa main nerveuse
et fine, on voyait s'animer son visage au teint mat, et, sous ses longs cils
noirs, ses yeux bleus lançaient des éclairs. Pour
cimenter l'union des tribus qui venaient de le choisir, le vieux
Mahi-ed-Dine, suivi de ses fils, les appela sans retard à la guerre contre
l'infidèle. Dès le 17 avril 1832, une reconnaissance de cent hommes du 2° de
ligne fut attaquée à une lieue d'Oran* par un parti de quatre cents cavaliers
; elle eut quatre morts et onze blessés ; une sortie de la garnison protégea
la retraite. Ce fut la première rencontre d'Abdel-Kader avec les Français.
Après ce combat, la tribu des Gharaba, qui l'avait livré, se retira tout
entière à douze lieues d'Oran, sur les bords du Sig. L'ordre de Mahi-ed-Dine
était d'isoler les infidèles, de faire le vide autour d'eux. Le 1er mai,
rejoint par de nombreux contingents, il fit porter au général Boyer la
sommation de rendre la place, ou sinon le défi de descendre au combat dans la
plaine. Le 2
mai, on vit les premiers éclaireurs arabes ; le lendemain, trois mille
cavaliers et deux mille hommes de pied étaient campés au revers des hauteurs
qui s'étendent entre le petit lac salé et la Grande Sebkha. Au lever du
soleil, après avoir fait la prière en face de la mosquée extérieure de
Kerguenta, ils se lancèrent par les ravins à l'attaque du Château-Neuf, puis
à celle du fort Saint-André. D'un côté comme de l'autre, ils furent repousses
par la fusillade et par le canon ; mais, d'un côté comme de l'autre, ils
revinrent sans se décourager à la charge ; le soir seulement, ils se
rallièrent autour du santon de Kerma ou du Figuier, d'où ils regagnèrent leur
campement. Le 4, leur nombre avait augmenté ; bien loin, au-delà des lacs, on
apercevait un grand mouvement d'hommes et de chevaux. Ce jour-là, ce fut le
fort Saint-Philippe qui fut attaqué ; quatorze cents hommes, débouchant des
ruines de Ras-el-Aïn, vinrent se ruer à l'assaut du fort ; les plus braves se
jetèrent dans le fossé ; mais ils ne purent jamais escalader les remparts ;
quand ils se retirèrent, le soir, ils emportèrent sous le feu leurs blessés
et leurs morts. La journée du S fut calme ; l'ennemi concentrait ses forces.
Le 6, il y avait ensemble les contingents de trente-deux tribus, près de
douze mille hommes. On s'attendait à un violent assaut contre Saint-Philippe,
qui était le plus menacé ; cependant les attaques du 7 et du 8, quoique
favorisées par un brouillard épais, furent beaucoup moins sérieuses que les
premières. Il n'y en eut plus d'autres. Le 9, au lever du soleil,
Mahi-ed-Dine réunit les chefs et leur annonça qu'il allait renvoyer chez eux
les goums pour leur permettre de célébrer la journée du lendemain, qui était
une grande fête de l'Islam, mais qu'ils auraient à répondre prochainement à
une convocation qui ne s'adresserait pas à moins de trente mille combattants.
Des acclamations répondirent à l'adieu comme à la promesse du marabout. Les
environs d'Oran étaient redevenus déserts. Des partis de cavalerie battaient
au loin les chemins d'Arzeu, de Mascara, de Tlemcen, empêchant les gens de la
campagne d'apporter leurs denrées à la ville qui ne pouvait plus être nourrie
que par les arrivages de mer. Cependant, vers le milieu de juin, des Douair
et des Sméla recommencèrent à se montrer sur les marchés ; quelques chevaux
même arrivèrent pour la remonte des chasseurs d'Afrique. Au mois
d'août, un second maréchal de camp fut envoyé de France à Oran ; dès lors le
général Boyer, heureux de pouvoir s'égaler un peu plus au duc de Rovigo,
constitua en division les troupes de son commandement : la première brigade,
commandée par le général de Trobriant, se composait d'un bataillon du 20e, du
4e bataillon de la légion étrangère et du 2e régiment de chasseurs d'Afrique
; la seconde brigade, sous les ordres du général Sauzet, était formée du 66e,
d’une compagnie de vétérans et d'une compagnie de fusiliers de discipline. On
savait que l'époque de la récolte est toujours une époque de paix chez les
Arabes, mais qu'aussitôt après, leurs instincts belliqueux demandent à se
satisfaire. Chose curieuse, c'était l'approvisionnement des marchés d'Oran
qui était devenu le sujet d'une compétition entre plusieurs tribus. Les
Douair et les Sméla prétendaient s'en arroger le monopole et gardaient les
approches de la ville, tandis qu'à huit lieues, sur la route de Tlemcen, des
caravanes convoyées par les contingents des Beni-Amer et des Angad
s'apprêtaient à forcer le passage. Les uns et les autres allaient en venir
aux mains quand Mahi-ed-Dine accourut, reprocha aux deux partis l'impiété de
leur conduite et leur fit promettre encore une fois de renoncer au commerce
avec les chrétiens. Le 31
août, le 19 septembre, il y eut quelques démonstrations des Gharaba à la fois
contre Oran et contre les Douair, qui paraissaient disposés à braver les
malédictions du marabout ; depuis la mort de Mouseili, les Sméla, au
contraire, semblaient redevenus hostiles aux Français. Enfin, le 23 octobre,
cinq cents cavaliers se jetèrent sur le troupeau de la place qui paissait une
herbe bien maigre au milieu des ruines de Kerguenta, mais leur tentative
échoua ; attirés ensuite dans une embuscade, ils se trouvèrent engagés tout à
coup avec deux escadrons de chasseurs d'Afrique que soutenaient deux cents
hommes du 66e. Le général de Trobriant et le colonel de Létang menaient la
charge. Ainsi reçus à la pointe du sabre, les Arabes perdirent beaucoup des
leurs et se dispersèrent. La
grande convocation annoncée par Mahi-ed-Dine s'était faite ; mais, au lieu de
30.000 combattants, il n'avait pu rassembler que trois mille chevaux et mille
hommes de pied. Le 11, accompagné d'Abdel-Kader, il se présenta sous les murs
d'Oran. Le général Boyer, qui ne sortait jamais de la place, voulut en cette
circonstance prendre le commandement des troupes. La ligne des cavaliers
arabes s'étendait le long des hauteurs entre les roules de Tlemcen et de
Mascara, en passant par le marabout de Sidi-Chabal ; en face d'elle, le
général déploya sa colonne, à gauche, les chasseurs non montés et la légion
étrangère, au centre le 66e et les obusiers, à droite, les chasseurs à
cheval. Ce fut la droite qui fut la première et la plus vivement engagée ;
mais les obus éclatant au milieu des cavaliers ennemis les mirent dans un
désordre que les charges des chasseurs et le feu de l'infanterie achevèrent
de tourner en déroute ; ils furent poursuivis pendant deux lieues dans la
direction de Misserghine. Tel
était l'ascendant de Mahi-ed-Dine sur les Arabes que ce nouvel échec ne lui
fit rien perdre de son autorité ; mais alléguant son grand âge, dans une
réunion des grands auprès de Mascara, il leur présenta et leur fit accepter
pour les diriger à sa place son fils Abdel-Kader. Le 25 novembre, le jeune
sultan, car on lui donna ce titre par acclamation, prit possession du
pouvoir. Des lettres expédiées dans toutes les tribus annoncèrent partout
qu'il allait parcourir le beylik pour rétablir l'ordre, punir les injustices
des forts envers les faibles, percevoir les impôts et organiser une armée
capable d'exterminer les chrétiens. On n'avait jamais entendu pareil langage
; les Arabes qui sentaient le besoin d'être gouvernés y applaudirent. A Oran,
on n'y prit pas garde. Le général Boyer était convaincu que jamais les tribus
ne pourraient être assez longtemps d'accord ; il apprenait d'ailleurs qu'en
face d'Abdel-Kader, qui se laissait proclamer sultan, le kaïd Ibrahim à Mostaganem
se faisait nommer bey, et qu'à Tlemcen, Ben-Nouna, partisan déclaré du sultan
de Maroc, le seul sultan qu'il pût reconnaître, avait pris le titré de pacha.
Cependant Abdel-Kader organisait à Mascara son gouvernement ; il nommait des
khalifas, des aghas, des kaïds ; il recevait les hommages et les présents que
lui apportaient les députations des tribus ; les arrêts qu'il rendait,
souvent sévères et rigoureux, jamais injustes, étaient exécutés sans retard ;
il était admiré, respecté, obéi ; il était le maître. Tandis que s'élevait à Mascara ce nouveau pouvoir, le commandement d'Oran, comme celui d'Alger, allait passer en d'autres mains. Cédant aux griefs et aux instances du duc de Rovigo, le maréchal Soult s'était décidé à rappeler en France le général Boyer ; une décision royale du 28 février 1833 lui donna pour successeur le maréchal de camp Desmichels. A quelques jours de là, le 4 mars, le duc de Rovigo quittait Alger, où il comptait bien revenir et qu'il ne devait plus revoir. |