I. Composition de la
division d'occupation. - Reconnaissance dans la Métidja. — II. Spéculations
sur les maisons et sur les terres. - Travaux publics. — III. Expédition de
Médéa. - Retraite désastreuse. - Duvivier. - La Moricière. — IV. Insurrection
générale. - Attaque de la Ferme modèle et du blockhaus de l'Oued-Kerma. -
L'agha Mahiddine. — V. Affaires de Bone. - Le commandant Huder et le
capitaine Bigot. - Évacuation de Bone. — VI. Affaires d'Oran. - Les
Tunisiens. - Le général Boyer.
I Le
général Berthezène était un vétéran des guerres de la République et de
l'Empire ; quoiqu'il eût repris du service sous la Restauration, quoiqu'il
eût reçu de M. de Bourmont le commandement d'une division dans l'armée
d'Afrique, les journaux de l'opposition n'avaient pas laissé de lui tenir
compte de son origine ; à les entendre, c'était à lui et à sa division
qu'était dû tout le succès de la campagne ; c'était lui le vainqueur de
Staouëli et le vrai conquérant d'Alger. A force de voir ces choses-là écrites,
il avait fini par y croire, et quand il était rentré en France au mois
d'octobre 1 830, il n'aurait pas été surpris de trouver sur sa table le bâton
de maréchal. Il revenait donc en Afrique, porté aux nues par la presse. Il
avait des qualités incontestables, la bravoure, la connaissance parfaite du
métier, tous lès mérites d'un bon divisionnaire : avait-il du talent, de la
décision, de l'initiative ? En un mot, était-ce un général en chef ? Si
l'armée avait eu vois au chapitre, elle eût assurément donné sur lui la
préférence à d'autres, au général de Damrémont, par exemple, ou au général
Boyer. Dans l'incertitude où l'on avait flotté d'abord entre les différents
commandants possibles, les mouvements de l'opinion, notés au jour le jour par
un officier distingué du corps d'état-major, ne laissent pas d'être
intéressants à connaître : « On dit que le général Boyer restera commandant
en chef. Je servirais volontiers auprès de ce vieillard actif, entreprenant,
aimable dans son intérieur, rude dans le service, qui montre des vues justes
et peut-être étendues, avec une ardeur infatigable. » Un peu plus lard : « On
avait voulu laisser le commandement au général de Damrémont ; c'était un
excellent choix ; sans être un homme supérieur, il est plein de bon sens, de droiture
et surtout de désir du bien. On s'est arrêté au général Boyer. » Enfin, quand
le choix du gouvernement est connu : « Nous avons appris que le général
Berthezène était nommé pour commander ici. Il est plus militaire que le
général Boyer, moins désagréable peut-être pour les troupes, parce qu'il est
moins tracassier, mais fort grossier et fort bourru pour ses entours, défauts
que n'a point l'autre, qui a du reste beaucoup plus d'esprit, mais peut-être
est plus capable de faire du mal au pays, parce qu'il est despote et
capricieux. Au total, le général Berthezène n'est nullement fait pour
l'emploi qu'on lui donne. Je vais me trouver sous un nouveau chef, le colonel
Leroy-Duverger, honnête et capable, droit, travailleur, sachant le métier,
bon pour être chef d'état-major sous un homme qui ne serait pas lui-même
capable de gouverner. Ce n'est pas le fait de M. le général Berthezène ; tout
dépendra du plus ou moins de droiture et de capacité de ceux qui prendront
influence sur lui ; or, je crois que le moyen d'y parvenir est une flatterie
et une complaisance à toute épreuve. » Voilà un crayon quelque peu sévère ;
voyons s'il va être démenti ou justifié par les faits. La
division d'occupation était composée ainsi : le 15e, le 28e de ligne et le
1er bataillon de zouaves, embrigadés sous les ordres du maréchal de camp
Danlion ; le 20e et le 30° sous le maréchal de camp de Feuchères ; deux
escadrons de chasseurs français, un escadron de chasseurs algériens, sept
batteries d'artillerie, une compagnie du train, une compagnie de sapeurs, un
détachement d'une centaine de gendarmes. Les régiments de ligne, avec leurs
troisièmes bataillons qu'ils avaient déjà reçus ou qu'ils attendaient,
allaient compter deux mille cinq cents hommes à l'effectif ; il est vrai que
les non-valeurs, à commencer par les malades qui étaient nombreux,
réduisaient de beaucoup le nombre des présents sous les armes. A la suite de
la division, il convient d'ajouter le 21°, qui occupait Oran, elles volontaires
parisiens, dont quelque nouveau détachement arrivait pour ainsi dire chaque
jour. Comme
tous les corps de l'ancienne armée d'Afrique n'étaient pas encore embarqués,
le général Berthezène voulut profiter de leur présence pour faire une tournée
dans la Métidja. Le 1er mars, à la tête d'une colonne de trois mille cinq
cents hommes, commandée sous lui par le général d'Uzer, dont la rentrée en
France était prochaine, il alla bivouaquer en avant de l'Oued-Kerma. Le
lendemain, pour ne pas désobliger les notables de Blida, qui, venus au-devant
de lui à Bou-Farik, protestaient à la fois de leur bon vouloir et du
dérangement que leur causerait une visite des Français, il laissa honnêtement
la ville à ses loisirs et vint prendre son bivouac sur la rive droite de la
Chiffa. Malheureusement, il fut très-mal payé de sa discrétion ; un voltigeur
du 15e avait disparu pendant une halte ; on sut plus tard que cet infortuné,
endormi derrière un buisson, avait été surpris et massacré après le départ de
la colonne. La journée du 3 fut très-fatigante ; la marche ne fut qu'une
suite d'à-coup ; on allait, on s'arrêtait, on repartait, on passait la
Chiffa, on la repassait, on changeait de direction ; la cavalerie, non
prévenue, séparée de l'infanterie par un bois, avait continué sa route et
s'était trouvée toute seule aux environs de Koléa. Tous ces mouvements désordonnés,
incohérents, étaient l'effet naturel de l'indécision du commandement en chef.
Le 4, la colonne traversa le Mazafran et rallia la cavalerie. Les gens de
Koléa, comme ceux de Blida, obtinrent du général qu'on n'entrerait pas chez
eux ; ils firent cependant une exception pour les officiers de la brigade
topographique, auxquels ils permirent de lever le plan de la ville et des environs.
Le 5, les troupes rentrèrent très-lasses dans leurs cantonnements ; pas un
coup de fusil n'avait été entendu pendant ces cinq jours. Il aurait été
cependant d'une naïveté bien grande de croire à la parfaite soumission des
indigènes. Le 16
mars, commença la fête du Beïram : à peine sortis des rigueurs du Ramadan,
Arabes et Maures semblaient donner tout au plaisir, mais il y eu avait qui
prenaient le leur au détriment des chrétiens. Des officiers étaient attaqués
la nuit dans les rues d'Alger ; au dehors, d'un poste à l'autre, les
communications n'étaient pas sûres ; un sergent-major du 20e, qui était allé
passer la nuit dans une cantine près de Bab-el-Oued, était assassiné avec la
cantinière. Des lettres saisies révélaient un appel adressé d'Alger à Tlemcen
par des Maures influents au beau-frère du sultan de Maroc, Mouley-Ali. Le 21
mars, un arrêté, renouvelé du général Clauzel, interdit sous peine de mort le
port d'armes à tous les indigènes des environs d'Alger ; mais comment en assurer
l'exécution ? Ce n'est pas l'agha Mendiri, ni ses douze guides, ni ses
gendarmes qui auraient pu y suffire. Vers la mi-avril, on apprit que des
Kabyles, appartenant aux Beni-bou-Yacoub et aux Beni-Slimane, étaient venus
troubler le marché de Beni-Mouça et défendre aux gens de la plaine
d'approvisionner Alger. De leur côté, les Beni-Misra, les Beni-Sala, les
Beni-Meçaoud recommençaient leur métier de coupeurs de route. Malheur aux
musulmans qui servaient l'infidèle ! C'est ainsi qu'au retour d'une visite à
l'agha, le kaïd de Khachna était assassiné sur le territoire d'El Ouffia ;
c'est ainsi qu'était assassiné un des guides de l'agha, envoyé à Blida par le
commandant en chef. Avant de se remettre en campagne pour essayer de châtier
les coupables, le général Berthezène voulut laisser passer la fête du Roi. Le 1er
mai, après la revue des troupes, il y eut, dans une pauvre chapelle, une
messe militaire. C'était, depuis le temps du maréchal de Bourmont, le premier
acte religieux auquel les vaincus, étonnés d'une indifférence qui choquait
leur esprit, eussent vu s'associer les vainqueurs. Eux, qui allaient à la
mosquée, ne pouvaient pas comprendre que des chrétiens n'allassent pas à
l'église. Le soir, il n'y eut guère que les Juifs et les nègres qui se
mêlèrent aux Européens, les premiers à titre de clients de la France, les
autres avec tout l'éclat de leur admiration enfantine, pour courir aux
illuminations, aux orchestres, au feu d'artifice ; les Maures passaient
dédaigneusement, sans regarder rien, au milieu de la foule bruyante. Le 5
mai, une division de reconnaissance fut organisée en deux brigades,
commandées, l'une par le maréchal de camp Buchet, l'autre par le maréchal de
camp de Feuchères. La cavalerie et les zouaves comptaient dans la première ;
l'artillerie emmenait une section de campagne et une section de montagne ;
cinquante sapeurs du génie marchaient avec la colonne, dont l'effectif était
de quatre mille hommes. La reconnaissance, puisque c'était le terme adopté,
commença le 7 ; poussée d'abord à l'est, elle atteignit de bonne heure le
territoire d'El Ouffia, dont les troupeaux furent saisis et séquestrés au
profit de la famille du kaïd de Khachna, en attendant que l'assassin fût
livré à l'autorité française. Après la grande halte, la marche tourna
brusquement au sud, perpendiculairement aux montagnes ; il fallut construire
une chaussée en gazon à travers les fondrières d'un vaste marécage ; le soir,
un orage, qui se prolongea jusqu'à deux heures du matin, mit sous l'eau tout
le bivouac. Le 8, la colonne reprit le chemin de la Maison-Carrée ; on
croyait rentrer dans les cantonnements un peu plus tôt sans doute, mais, avec
le caractère connu du général Berthezène et les contradictions habituelles de
son esprit, on ne s'en étonnait guère, lorsqu'on vit tout à coup
l'avant-garde tourner, comme la veille, au sud, et remonter la rive gauche de
l'Harrach ; on reprenait donc le chemin des montagnes. Le 9,
on s'y engageait, au milieu des Beni-Misra. Ces pillards, ces coupeurs de
roules, humbles et repentants, demandaient grâce ; le général Berthezène, qui
avait besoin de viande pour nourrir sa colonne, leur imposa une contribution
qui n'était pas bien lourde : six bœufs ; après deux heures d'attente, ils
amenèrent six veaux, et, comme la plaisanterie était mal prise, après deux
autres heures, ils reparurent avec trois bœufs maigres, alléguant que les
trois autres s'étaient sauvés en chemin. Le général eut la bonté d'accepter
ce mensonge et le tribut fut réduit de moitié ; cependant il n'avait qu'un
mot à dire pour réparer la perte des trois prétendus fuyards, car en ce
moment même, par une rencontre qui avait l'air d'un défi, la colonne
traversait des troupeaux entiers de bœufs magnifiques. Comme le commandant en
chef était en veine de crédulité, peu s'en fallut qu'il ne désarmât sa
colonne pour faire plaisir aux gens de Blida, qui étaient venus lui demander
deux pièces de canon et cent fusils, sous prétexte qu'ils n'étaient pas
suffisamment armés contre les Kabyles. La
marche avait amené la colonne sur la rive droite de l'Oued-Kébir, au-dessus
de Blida, en face des Beni-Sala et des Beni-Meçaoud ; c'étaient des hommes de
ces tribus qui avaient tué le guide de l'agha. Les cheikhs venus au-devant du
général furent avertis que si les assassins ne lui étaient pas livrés le
lendemain avant midi, pour dernier délai, leur territoire serait mis à feu et
à sac. Ils promirent tout ce qu'on voulut, mais une demi-heure après leur
départ, on vit des groupes d'hommes et de femmes sortir à la hâte des gourbis
les plus voisins, charger sur leur dos leur pauvre mobilier, et, poussant
devant eux leurs bestiaux, gravir les pentes ou s'enfoncer dans les gorges.
Le 10, de bon matin, les gens de Blida étaient venus en grand nombre,
apportant du pain, de l'orge, de la paille, de la volaille, des fruits ;
quand, leur petit commerce achevé, ils voulurent repartir, on les retint ;
dans le nombre, il y en avait beaucoup assurément, si ce n'est tous, qui,
après avoir reçu l'argent des Français, auraient eu un certain plaisir à leur
envoyer des balles. A neuf heures, les dispositions furent faites ; le
général Buchet devait agir contre les Beni-Meçaoud, le général Berthezène
contre les Beni-Sala ; les bagages, les sacs des hommes qui allaient marcher
étaient confiés à la réserve sous les ordres du général de Feuchères. A midi,
aucun des cheikhs n'avait reparu ; le commandant en chef ne désespérait pas
que l'entrée des colonnes sur leur territoire les fît reparaître ; aussi
était-il expressément défendu aux soldats de toucher à rien, hommes ni
choses, à moins qu'un coup de canon ne donnât le signal du ravage. Les
pelotons montaient sans trouver de résistance ; au loin, devant eux, se
retiraient les Kabyles ; le pays était charmant ; sur le bord des ruisseaux,
orangers, grenadiers, figuiers, myrtes, ombrageaient des gourbis, parfois
même des maisonnettes en pierre. Tout à coup, au fond d'un ravin, dans un
marabout, des soldats aperçurent des morceaux de drap rouge, un sac, des
jugulaires, un livret ; c'étaient les dépouilles de ce malheureux voltigeur
assassiné, le 2 mars, près de Blida. A ce moment, un brouillard épais envahit
presque subitement la montagne ; quelques détonations retentirent. Devançant
avec une trentaine d'hommes la colonne dont.il avait pris la tête et marchant
à l'aventure, le général Berthezène s'était trouvé inopinément au col de
Tiza, au-dessus d'une gorge où les Beni-Sala avaient caché leurs troupeaux et
leurs familles ; c'était là que des coups de feu venaient d'être échangés à
travers la brume. On entendait les clameurs des femmes, les mugissements des
bœufs, les appels des hommes ; mais tout ce bruit allait s'éloignant, et la
poursuite était impossible. Un obusier de montagne donna le signal attendu ;
alors les gourbis furent livrés aux flammes, les arbres abattus, les jardins
ravagés, les récoltes détruites ; sans la brume, le dommage eût été plus
grand. Quand, à la tombée du jour, les colonnes rallièrent la réserve, les
gens de Blida qu'on laissa partir, s'en retournèrent en louant Dieu, qui
avait envoyé le brouillard pour protéger contre les infidèles l'existence de
ses serviteurs. Ainsi cette seconde expédition ne produisit pas sur les
populations indigènes l'effet moral qu'avait attendu le commandant en chef.
Comme le col de Tiza est de 400 mètres plus élevé que le Ténia de Mouzaïa, le
général Berthezène disait en rentrant dans Alger : « Nous avons franchi
l'Atlas par un chemin bien plus difficile, et pourtant nous ne ferons pas de bulletin
comme le général Clauzel. » Il n'y eut pas de bulletin, en effet ; mais il y
eut un ordre du jour : la différence n'était que dans les mots ; pour le
fond, c'était la même chose. II L'administration
civile, sous l'autorité du général Berthezène, n'était pas beaucoup plus
remarquable que la direction des opérations militaires. Il s'était laissé
circonvenir par des Maures, dont le principal mérite à ses yeux était d'avoir
été mal vus du général Clauzel ; tels étaient Bouderba et Hamdan-ben-Khodja,
des intrigants effrontés dont l'influence, on aura peine à le croire,
s'étendait jusqu'à Paris, jusqu'au ministère de la guerre. Il n'est que juste
néanmoins de porter au compte du général Berthezène, et peut-être même au
leur, deux actes destinés à réparer, dans une certaine mesure, l'erreur de
l'administration précédente ; l'un est un arrêté du 24 mai qui accordait aux
propriétaires dépossédés pour cause d'utilité publique une première indemnité
équivalente à six mois de loyer ; l'autre est un arrêté du 1 0 juin, qui
convertissait en séquestre la confiscation sommaire de toutes les propriétés
de l'ancien dey, des anciens beys et des anciens janissaires déportés. La
panique dont la réduction des troupes et le remplacement du général Clauzel
avaient donné le signal était déjà oubliée ; il semblait au contraire que,
sinon la régence, la Métidja du moins tout entière fût déjà conquise,
soumise, exploitée, cultivée, mise en valeur. Malheureusement, les gens qui allaient
si vite en besogne n'étaient ni de ceux qui font la conquête, ni de ceux qui,
après les soldats, viennent labourer la terre. Alger était en proie à la
spéculation et à l'agiotage ; c'était une fièvre. Depuis quelques mois,
pêle-mêle avec les volontaires, dont la confiance, il faut bien le dire,
avait été trop souvent surprise, arrivaient très-volontairement des
aventuriers sans ressource qui venaient chercher pâture dans un pays neuf. En
allant au gagnage, plus d'un rencontrait inopinément la fortune. Quelle
chance ! il s'était couché vagabond, il se réveillait propriétaire. L'affaire
était des plus simples. Dans
Alger, un certain nombre de maisons étaient vides, aux environs, presque
toutes ; les familles musulmanes qui les occupaient s'en étaient allées,
chassées de celles-ci par la guerre et l'occupation militaire, sorties de
celles-là, pour éviter le voisinage et le contact des infidèles. Les services
publics, l'état-major, les principaux fonctionnaires s'étaient installés dans
les maisons de ville, les troupes dans les maisons de campagne ; dans les
plus éloignées même, des Arabes étaient venus se blottir. Ces habitations, si
élégantes naguère, faisaient pitié à voir. Le soldat est grand destructeur ;
à peine arrivé, le général Clauzel avait fait à son intérêt comme à sa raison
un appel malheureusement inutile. « On dégrade les maisons, avait dit le
général en chef, et les soldats ne réfléchissent pas qu'ils s'enlèvent des
moyens de casernement pour l'hiver ; on enlève les portes, les bois des
fenêtres pour les brûler. Les chefs sont responsables de toutes les
dégradations ; la gendarmerie fera des patrouilles pour arrêter ceux qui les
commettent. L'armée doit réfléchir qu'elle ne saurait donner une trop haute
idée au pays d'Afrique de la noblesse de son caractère. » Rien n'avait fait,
rien ne devait faire jusqu'au jour où, soit dans les casernes de la ville,
soit dans les forts, soit dans les nouvelles casernes de Moustafa-Pacha, il
devint possible de loger la division d'occupation. En attendant, toutes ces
maisons de ville ou de campagne, plus ou moins dégradées ou saccagées,
étaient des non-valeurs pour leurs propriétaires ; aussi ne cherchaient-ils
qu'à s'en défaire à très-bon compte. L'usage
du pays était de vendre à toujours les propriétés ou de les aliéner pour un
terme lointain, quatre-vingt-dix-neuf ans par exemple, rarement contre argent
comptant, d'habitude, moyennant un contrat de rente. Dans les circonstances
difficiles où se trouvaient les indigènes, ils n'étaient pas exigeants ; le
taux de la rente était calculé au plus bas, si bas que, dans la plupart des
transactions, une moyenne de quelques centaines de francs était suffisante.
Les plus grands domaines pouvaient être acquis à des conditions qui, en
Europe, auraient justement paru dérisoires. C'était ainsi que le général
Clauzel s'était rendu propriétaire de la Maison-Carrée pour une rente de 360
francs, du Fondouk de l'agha pour une rente pareille ; le palais de l'agha et
la ferme de Baba-Ali lui avaient coûté davantage, l'un 900, l'autre 1.080
francs de rente annuelle. Au pis-aller, si l'armée française se retirait de
la terre d'Afrique, la perte de l'acquéreur se réduirait à quelques annuités,
tandis que le vendeur aurait le plaisir de rentrer dans son bien : c'est
pourquoi l'on s'entendait si aisément de part et d'autre. Cette facilité
d'acquisition attirait les chalands, ceux-ci flattés dans leur vanité,
ceux-là séduits par une idée d'agiotage ; on avait fait une bonne affaire ;
on revendait avec bénéfice. D'autres faisaient simplement du brocantage mêlé
de brigandage ; ils coupaient les arbres, démolissaient ce qui tenait encore,
vendaient boiseries, marbres, colonnes, ferrures, et disparaissaient ; les
moins malhonnêtes se laissaient exproprier par les vendeurs, qui, de leur
domaine bâti, ne retrouvaient plus que le sol ras. On
avait acheté d'abord aux émigrants ; on acheta bientôt tout ce qui était
offert à vendre, et l'on finit par acheter ce qui était déjà vendu ou ce qui,
n'existant pas, ne pouvait pas l'être. Il faut reconnaître, en effet, qu'eu
matière de tromperie, entre Européens d'un côté, Juifs, Maures ou Arabes de
l'autre, c'étaient les premiers qui étaient habituellement dupes. Ils
achetaient, les yeux fermés, sans savoir précisément quoi, souvent sur de
faux titres ; et quand le vendeur s'était fait remettre, à titre d'avance,
une somme quelconque à valoir sur les premiers arrérages, il disparaissait si
bien qu'on ne le trouvait plus. On a calculé que si toutes les transactions
avaient été sérieuses, il eût fallu décupler la superficie de la Métidja pour
satisfaire à tous les contrats de vente. Enfin, voici ce qu'a pu écrire le
capitaine Pellissier, l'auteur des Annales algériennes, un témoin, qui, soit
dans les premiers temps, comme officier d'état-major, soit plus lard comme
chef du bureau arabe, a vu les choses de très-près : « On sera sans doute
surpris en apprenant qu'il s'est fait des ventes sans désignation des
immeubles vendus ; j'entends par absence de désignation une indication
insignifiante et évidemment frauduleuse, conséquence de l'ignorance de
l'acquéreur, qui a dû, en bien des cas, acheter ce qui, en réalité,
n'existait point. Ainsi on voit à l'enregistrement des contrats de ventes
consenties par des individus désignés sous le nom d'oulid ou de len, relatives à des propriétés
appelées haouch ou trab, situées dans des lieux appelés oulhans. Or, tous ces noms sont génériques : oulid et ben signifient
fils, haouch veut dire ferme ; trab, terre ; outhan, contrée. C'est exactement comme si, en France, on présentait un
acte de vente ainsi résumé : « Le fils a vendu à M. un tel la propriété
appelée terre, située à département. Il serait certainement fort difficile de
dire où est celte propriété. » Tout
d'ailleurs, en celte matière, était obscur et confus. Le domaine ne savait
même pas encore et ne devait pas savoir de longtemps ce qui lui appartenait
comme ayant fait partie du beylik ; de là, des contestations qui, comme le
litige de la Maison-Carrée, pouvaient être soutenues avec une pareille
vraisemblance et une égale bonne foi de part et d'autre. Sans
s'inquiéter d'ailleurs de ce qui pouvait revenir à l'État, le génie militaire
continuait ses percées à travers la ville ; la future place du Gouvernement
s'ouvrait et s'élargissait en avant de la Djenina. Comme, de son côté, la
marine réclamait l'agrandissement du port, et avant tout la consolidation de
la jetée que la violence de la mer menaçait de détruire, les travaux
entrepris par les ingénieurs des ponts et chaussées commençaient à lui donner
satisfaction. Au faubourg Bab-Azoun, on construisait un abattoir, des moulins
à vent au faubourg Bab-el-Oued ; à Moustafa-Pacha, on achevait la
construction des casernes dont le plan, arrêté sous le général Clauzel,
présentait la disposition parallèle des baraques d'un camp. Toutes ces
constructions assuraient du travail à beaucoup de pauvres gens, indigènes ou
autres. Elles avaient même déjà servi de cause ou de prétexte à
l'organisation de trois compagnies d'ouvriers d'art, choisis parmi les
volontaires. En tout
il en était arrivé plus de quatre mille, si étranges sous leurs haillons de
fantaisie et si misérables que les Maures les appelaient les Bédouins français, et qu'entre eux le nom de Parisien était devenu comme une injure. De cette cohue, un tiers avait
été réformé comme tout à fait impropre au service ; d'autres, qui avaient
résolument protesté contre l'illégalité de leur engagement, avaient été rayés
des contrôles ; tout le reste formait, outre les trois compagnies d'ouvriers
dont on vient de parler, trois bataillons dits bataillons auxiliaires
d'Afrique. Pour leur donner un noyau d'officiers capables d'y suivre
l'instruction et d'y maintenir la discipline, on leur avait attribué ceux du
2e bataillon de zouaves qui était supprimé. Enfin, une ordonnance royale
prescrivit l'organisation d'un nouveau régiment de ligne, le 67e, par
l'incorporation des trois bataillons auxiliaires ; les compagnies d'ouvriers
demeurèrent à la disposition de l'état-major du génie. III Depuis
quelques semaines, les nouvelles qui arrivaient de Médéa étaient de plus en
plus mauvaises. L'autorité de Ben-Omar allait s'affaiblissant, tandis qu'en
face de lui, l'influence d'un rival grandissait tous les jours.
Oulid-bou-Mezrag, le fils aîné de l'ancien bey de Titteri, avait obtenu du
général Clauzel l'autorisation de résider à Blida ; puis même, comme il
paraissait inoffensif, de retourner à Médéa. Là, sans bruit d'abord, il avait
renoué avec les anciens amis de son père ; peu à peu, le nombre de ses
partisans s'était accru ; enfin, un beau jour, levant le masque, il était
sorti de la ville avec deux cent cinquante Turcs et coulouglis et avait
planté ses tentes chez les Righa, la plus puissante des tribus qui refusaient
d'obéir à Ben-Omar. Avec le concours de ses auxiliaires et d'autres encore, il s'était emparé de la Ferme du bey, d'où il empêchait les approvisionnements
d'arriver à la ville. Ben-Omar, dans l’épouvante, écrivit au général Berthezène que si l'on ne venait pas à son aide, il était perdu. Le -commandant en
chef décida d'aller le secourir. Un
ordre du 23 juin constitua une division -de deux brigades : la première, sous
les ordres -du maréchal de camp Buchet, comprenait deux bataillons du 28e, un
bataillon d'élite, formé de dix compagnies de grenadiers et de voltigeurs
-empruntées au 15e et au 28e, un bataillon mixte formé, sous les ordres du
commandant Duvivier, de quatre des compagnies déjà organisées du 67e et de
deux cents zouaves, deux escadrons de chasseurs de France et cinquante
chasseurs algériens ; la seconde brigade, commandée par le maréchal de camp
de Feuchères, était formée de quatre bataillons, deux du 20e, deux du 30e.
L'artillerie emmenait quatre pièces de campagne et deux obusiers de montagne
; le génie était représenté par une section de sapeurs. La force de la
division était de quatre mille cinq cents hommes. Dans les sacs et sur les
fourgons de l'intendance, il y avait pour huit jours de vivres ; d'après
l'expérience acquise, c'était peu ; ce qui était plus insuffisant encore,
c'étaient les munitions de guerre. Dans la première expédition de Médéa, le
général Clauzel, avec cent cinquante cartouches par fusil, s'était trouvé à
court : pour celle-ci, le soldat n'en avait que trente dans la giberne ;
quarante-cinq mille, soit dix par homme, étaient en réserve dans les caissons
de l'artillerie. La
marche, commencée le 25 juin, se poursuivit sans incident pendant les deux
premiers jours. Haouch-Mouzaïa, où la colonne bivouaqua le 26, avait été
dévasté par les Kabyles ; il ne restait debout que l'enceinte et quelques
pans de murs à l'intérieur. Néanmoins, grâce à l'activité du génie,
l'ambulance put s'installer à couvert, et la défense fut assurée par une
banquette de tir appuyée à la muraille. Le commandant en chef y laissa, sous
la garde d'un bataillon du 30e, tous les bagages, toutes les voilures
d'artillerie, sauf les obusiers de montagne, et, ce qui était plus grave, la
réserve de cartouches. Le colonel Marion prit le commandement de la deuxième
brigade à la place du général de Feuchères, resté malade à la ferme. Le 28,
le Ténia fut atteint et franchi sans difficulté ; un bataillon du 20e eut
ordre de s'y établir ; ce bataillon, comme tous les autres d'ailleurs,
n'avait plus de vivres que pour quatre jours. Le reste de la division alla
bivouaquer au bas de la montagne ; sous les oliviers de Zeboudj-Azara ; ce
fut là qu'elle entendit, pour la première fois, siffler les balles kabyles.
Le lendemain 29, Ben-Omar, assez bien accompagné, sortit au-devant du
commandant en chef, qui fit son entrée dans Médéa vers le milieu du jour.
Pendant ce temps, les deux escadrons de chasseurs chargeaient un gros de
cavaliers arabes entre la ville et la Ferme du bey : ce fut sur le terrain de
ce petit combat que la division installa ses bivouacs ; le seul bataillon
d'élite suivit dans Médéa le quartier général. Toute la journée du 30
s'écoula sans prise d'armes. Tandis
que le général Berthezène, confiant dans le seul effet de sa présence,
abandonnait aux tribus soulevées le bénéfice du temps précieux qu'il perdait
majestueusement à attendre, l'insurrection gagnait, s'étendait, prenait feu
comme une traînée de poudre. Le soir venu, l'illusion n'était plus possible ;
le général ne voulant pas se laisser bloquer et affamer dans la place, il
fallait combattre. Le 1er juillet, à trois heures du matin, la division,
moins un bataillon du 28e laissé dans la ville, se forma sur trois colonnes :
à droite, sous le colonel Mounier, un bataillon du 28e et le bataillon mixte
du commandant Duvivier ; au centré, sous la direction immédiate du général en
chef et le commandement du général Buchet, le bataillon d'élite ; à gauche,
sous le colonel Mariqn, deux bataillons du 20e ; un bataillon du 30e et les
chasseurs de France formaient réserve ; les chasseurs algériens marchaient à
l'avant-garde ; l'objectif donné aux têtes de colonne était une ruine romaine
qui signalait au sud le plateau d'Aouara. En
traversant la plaine, des escouades détachées des colonnes mettaient le feu
aux moissons, détruisaient les vergers, abattaient les arbres ; cependant, de
cette immense ligne de burnous blancs qu'on apercevait bordant la montagne,
pas un homme ne venait demander grâce. Les pentes, boisées, ravinées, semées
de pointes de rocs, excellemment favorables à la défense, étaient pour
l'assaillant d'un accès difficile. Elles furent gravies, les colonnes se
rejoignirent sur le plateau, mais la masse arabe et kabyle, rejetée sur
l'autre versant, ne se dispersa pas. Selon la tactique traditionnelle de ces
races guerrières, elle avait reculé lentement, sans lâcher pied devant
l'adversaire, patiente, attentive à ses moindres mouvements ; au premier
signe de retraite, elle allait prendre l'offensive à son tour, se ruer sur
lui, venger ses morts, prendre sa revanche des moissons détruites, des
gourbis incendiés. Combien de fois les anciens n'avaient-ils pas enflammé la
jeunesse par le récit de quelqu'une de ces poursuites ardentes, obstinées,
acharnées, sous lesquelles bien souvent avaient succombé les Turcs ! Il
était trois heures. La retraite commença, par échelons, les grenadiers et les
voltigeurs du 28e à l'extrême arrière-garde. Ces compagnies d'élite, abordées
par des hordes d'ennemis bondissant, refluant, tourbillonnant comme les flots
autour d'un récif, ne purent ou ne surent pas maintenir la distance qui
devait les séparer du gros de la colonne ; elles évacuèrent trop tôt les
positions qu'elles avaient ordre d'occuper ; bientôt elles se trouvèrent
confondues avec les troupes qu'elles étaient chargées de couvrir ;
heureusement la réserve, accourue à la rescousse, mit un terme à ce
commencement de désordre. C'était une leçon, un avertissement sérieux ;
l'armée avait à faire l'apprentissage de la guerre de montagne ; elle avait
surtout à modifier sa tactique, excellente pour l'attaque, médiocre pour la
défense, dangereuse pour la retraite. Aux approches de Médéa, les assaillants
s'arrêtèrent ; encore animés, bruyants, brandissant leurs armes, ils
poussaient des cris de victoire. Tout le reste du jour on vit descendre,
comme les cascades du flanc des montagnes, et déboucher comme un torrent du
fond des ravins, les contingents des tribus lointaines que l'insurrection
avait atteintes de proche en proche. Le but
de l'expédition était manqué ; au lieu d'imposer la soumission, elle avait
déchaîné la révolte. L'autorité de Ben-Omar était si évidemment anéantie que,
pour grâce dernière, il obtint du commandant en chef la permission de se
retirer ; un grand nombre de Maures et de Juifs, par terreur des Kabyles,
demandèrent à partir avec lui. Après avoir longtemps hésité sur le parti
qu'il devait prendre, le général Berthezène avait donné des ordres pour
l'évacuation de Médéa. Le 2 juillet, vers quatre heures du soir, les deux
brigades se mirent en mouvement, les blessés et les' fugitifs entre elles,
l'arrière-garde formée de la cavalerie et de deux compagnies de voltigeurs.
Dès le débouché de l'aqueduc, la colonne fut accueillie par un feu de
tirailleurs qui ne cessa pas jusqu'au bivouac de Zeboudj-Azara. C'était là
que le commandant en chef avait d'abord décidé qu'on passerait la nuit ; les
feux furent allumés, lès escouades commencèrent à préparer la soupe ; à onze
heures, l'ordre arriva de renverser les marmites, mais de laisser les feux
bien entretenus et de prendre la route du Ténia dans le plus grand silence.
Le commandant Marey, des chasseurs algériens, avait été averti par ses Arabes
que l'ennemi devait attaquer le bivouac au milieu de la nuit. L'ordre
de marche avait été changé ; c'étaient les zouaves et les compagnies du 67e
qui faisaient l'arrière-garde. Le ciel était sombre ; le défilé des blessés
allongeait la colonne, en retardant sa marche. Vers minuit, un cri prolongé,
à la fois perçant et lugubre, fit tressaillir les plus braves ; c'était un
cri de femme, un signal ; des hurlements y répondirent, puis des coups de feu
éclatèrent. Trompé par le départ hâté de la colonne, l'ennemi dans la
montagne n'était pas encore en nombre. Au jour naissant, l'avant-garde se
faisait reconnaître par le bataillon du 20e, qui depuis le 2 !8 juin était
resté à la garde du col. Il avait épuisé ses vivres ; lorsqu'il eut été
ravitaillé par les camarades, il reçut l'ordre d'occuper les mamelons qui
commandaient le passage et d'y tenir jusqu'à ce que les derniers traînards
eussent défilé sous ses yeux. A cinq heures du matin, il y avait encore bien
du monde en arrière, et cependant les crêtes environnantes se couronnaient
d'hommes armés qui côtoyaient la colonne et dont le feu plongeant lui faisait
déjà beaucoup de mal. Pour les déloger des hauteurs de droite, le commandant
en chef fit monter contre eux quatre compagnies du 30e ; mais, de l'autre
côté du ravin profond que longeait le sentier, il n'était pas possible
d'aller débusquer les tirailleurs de gauche. L'ennemi arrivait en foule ;
fort de la supériorité du montagnard, familier avec les moindres replis d'un
terrain où tout était à son avantage, il essayait de couper en sanglants
tronçons le long serpent blessé qui se traînait péniblement au-dessous de
lui. A
l'arrière-garde, la même faute qui, l'avant-veille, après le combat d'Aouara,
avait failli compromettre la division, fut commise de nouveau, avec des
conséquences telles que la retraite allait tourner en déroute. Assailli de
front, menacé de flanc par une foule d'adversaires dont le nombre augmentait
de minute en minute, le bataillon du 20° se vit forcé d'abandonner les
positions qui dominent au sud le débouché du col ; mais, au lieu de se
retirer lentement, par mouvements successifs, de manière à donner à chacun de
ses pelotons alternativement le rôle de protecteur et celui de protégé, le
commandant les rappela tous ensemble. Accumulée devant l'étroite brèche qui
ne laisse passer que trois ou quatre hommes à la fois, massée sous le feu
convergent des Kabyles, cette troupe, aussitôt le défilé franchi, ne songe ni
à se reformer de l'autre côté, ni à laisser entre elle et la queue de la
colonne l'intervalle nécessaire ; du même élan, elle vient se jeter sur les
dernières files que le choc rompt et désorganise. En même temps apparaissent
les Kabyles hurlants et menaçants ; la lutte s'engage corps à corps ; le
commandant est blessé, un capitaine est tué, un/autre roule dans un ravin ;
il n'y a plus de direction. A la vue de cette masse confuse qui s'agite
au-dessous d'eux, les flanqueurs du 30e, déjà engagés sur les pentes contre
un ennemi supérieur en nombre, hésitent, reculent et viennent tomber par
groupes au travers de la colonne qu'ils brisent. Alors c'est la panique ; en
un moment elle a gagné jusqu'à l'avant-garde ; on se hâte, on se bouscule, on
se précipite ; des officiers ont perdu leur sang-froid ; on en entend même un
crier : « On nous sacrifie ! La position n'est pas tenable ! » Médiocre chef
d'armée, le général Berthezène est un bon soldat ; saisissant un drapeau, il
vient le planter en face de l'ennemi ; quelques braves se groupent alentour.
Le sacrifice de leur vie va-t-il être inutile ? Non. Sous la main ferme du
commandant Duvivier, le bataillon mixte ne s'est point défait ; à la voix de
leur ancien chef, les zouaves se déploient en travers de la route, jusqu'aux
crêtes ; à la voix du capitaine de La Moricière, les Parisiens du 67e
viennent se placer sur l'alignement des zouaves. Le mouvement d'abord, puis
le feu calme et sûr de cette troupe bien commandée imposent aux assaillants ;
ils s'arrêtent ; lorsqu'ils reprennent l'attaque, la crise est passée, la
colonne sauvée, la retraite efficacement couverte. Abandonné à lui-même, mais
militairement conduit, le bataillon mixte se retire sans hâte ; au lieu de
s'engager corps à corps, l'ennemi ne suit plus qu'à distance. Dans la
déroute, un obusier de montagne est resté gisant, non point abandonné, car le
commandant Camain, de l'artillerie, le garde seul, sabre en main ; Duvivier
relève la pièce et la ramène avec le brave qui n'a pas voulu s'en séparer. De
Haouch-Mouzaïa, le commandant Cassaigne, du 30e, s'était porté au-devant de
la colonne en désordre ; derrière sa ligne déployée, au rappel des tambours
qui battent la marche des différents corps, les éléments confondus se
démêlent ; compagnies, bataillons, régiments se reforment. On distribue des
vivres, de l'eau-de-vie, des cartouches ; mais le soldat meurt de soif, et
l'eau manque ; les Arabes ont détourné le ruisseau qui alimente la ferme. Il
est midi ; la chaleur est étouffante. Aux Kabyles ont succédé des hordes
d'Arabes qu'on voit accourir de tous les points de l'horizon ; tous les
cavaliers de Beni-Khélil, de Khachna, de la plaine Hadjoute sont là, rôdant,
guettant autour de la division, comme autour d'une proie qui ne peut leur
échapper. Tout à coup, vers quatre heures, ils se rassemblent, mais au lieu
de charger sur le bivouac, ils s'éloignent vers l'est ; c'est au ravin de la
Griffa, à l'endroit où les Français ont l'habitude de passer la rivière,
qu'ils vont les attendre. Informé de leur dessein, le général Berthezène ne
se hâte point. Avant de lever le bivouac, il fait lire aux troupes un ordre
sévère : « C'est avec peine que le lieutenant général se trouve dans la
nécessité de blâmer la conduite que quelques troupes ont tenue aujourd'hui,
et le peu de vigueur que quelques officiers ont montré dans cette
circonstance. Le lieutenant général espère que de pareils désordres ne se
renouvelleront plus. » A la
chute du jour, la division se remet en marche ; la direction est donnée au
nord-est, vers le point où la route d'Oran traverse la Chiffa, deux lieues
au-dessous du passage où la masse des Arabes attend la colonne. Le petit
nombre de ceux qui sont restés autour de Haouch-Mouzaïa suivent en tiraillant
l'arrière-garde ; mal guidée, la tête de colonne s'égare ; ce n'est qu'après
dix heures du soir qu'on atteint enfin la rivière. Aussitôt, sans ordre, en
dépit des officiers, les rangs sont rompus ; cavaliers, fantassins,
artilleurs, pêle-mêle, se précipitent dans l'eau ; chaque bataillon, chaque
compagnie arrive débandée, au pas de course ; il n'y a plus une escouade qui
se tienne ensemble, la confusion est plus grande encore qu'au Ténia. En
vérité, si les Arabes ne s'étaient pas portés sur une fausse piste, la
division courait le risque d'être anéantie. Ainsi s'acheva comme elle avait
commencé, dans le désordre, celte malheureuse journée du 3 juillet. Après
deux heures d'efforts, les officiers ayant à peu près réussi à ressaisir
leurs hommes, la division arriva vers quatre heures du matin à Boufarik. Au
défilé des Dix-Ponts, les Arabes embusqués dans les taillis de lauriers-roses
essayèrent de disputer le passage ; quelques obus lancés à propos les
dispersèrent. Là furent tirés les derniers coups de fusil de celte triste
campagne. Le 5 juillet, toutes les troupes étaient rentrées dans leurs
cantonnements. Leurs pertes réelles, malheureusement plus graves que les
pertes avouées, s'élevaient à cent vingt morts et à deux cent soixante-dix
blessés ; selon les rumeurs d'Alger, elles auraient été plus considérables
encore. Courroucé
des mauvais bruits qui couraient de toute part sur son compte, le général
Berthezène essaya d'en atteindre les auteurs par l'ordre foudroyant que voici
: « Le lieutenant général est informé que des militaires et employés
appartenant à l'armée se permettent de tenir publiquement des propos
radicalement faux sur les événements qui ont eu lieu pendant la dernière
expédition. Ces propos ayant un caractère de malveillance et
d'insubordination qui doit être réprimé sur-le-champ, le général ordonne que
tout officier ou employé convaincu d'avoir tenu des propos alarmants ou
mensongers sera traduit devant un conseil de guerre ou renvoyé en France à la
disposition du ministre, selon la gravité des cas. » Loin d'intimider
l'opinion, la menace ne fit que l'exaspérer davantage. Le général Berthezène
demeura, il est vrai, six mois encore en place ; mais, depuis Médéa, le peu
d'autorité qui lui restait encore avait reçu le coup mortel. Le 1er
juillet, à l'heure même où le bataillon mixte faisait le coup de feu sur le
plateau d'Aouara, une ordonnance royale avait donné au 67e de ligne
l'existence légale, et rendu la vie au 2e bataillon de zouaves. Le commandant
Duvivier était replacé à sa tête, et le capitaine de La Moricière y
retrouvait une compagnie. Du col de Mouzaïa date la popularité naissante de
ces deux héros de la retraite, en même temps que la déchéance morale du
commandant en chef. Duvivier
n'était plus un jeune officier comme La Moricière, qui n'avait que vingt-cinq
ans ; il en avait trente-sept ; c'était un homme. Depuis seize ans il
cheminait lentement dans la carrière obstruée du génie, lorsque l'expédition
d'Alger, et surtout la création des zouaves, vinrent ouvrir à son ambition
des échappées inattendues. Ce n'est pas que, dans son arme, l'attention des
chefs ne se fût pas portée sur lui : des travaux sérieux, autres que ceux du
métier, un tour d'esprit singulier, original parfois jusqu'à la bizarrerie,
l'avaient vivement attirée au contraire ; ses notes d'inspection en sont la
preuve. Au mois de janvier 1830, lorsque, attaché comme capitaine en second à
la place de Verdun, il demandait à faire partie de l'armée d'Afrique, le
colonel directeur appuyait la demande par cette apostille : « Partout où M.
Duvivier sera employé, il servira avec distinction, avec dévouement ; mais
une sphère étroite ne convient ni à ses goûts ni à l'étendue de son
instruction. Je sais qu'une excessive passion pour les études savantes lui
fait passer la majeure partie des nuits à accroître ses connaissances. Sous
tous les rapports, cet officier sort de la classe commune. Plein d'imagination
et d'ardeur, porté par goût aux expéditions d'éclat, d'un tempérament à
supporter tous les climats, fort instruit enfin dans les langues orientales,
M. Duvivier est certainement du petit nombre de ces hommes courageux et
entreprenants auxquels on peut confier avec toute confiance les missions les
plus importantes. » Sa conduite, comme son esprit, comme son caractère, comme
son ambition, était grave. Ambitieux, assurément il l'était, et il
n'affectait point de ne pas l'être : mais il ne lui convenait pas de s'élever
par l'intrigue ; il avait conscience de sa valeur et il le faisait
quelquefois trop sentir aux autres ; il était roide, cassant, difficultueux
même ; mais il était loyal et sincère ; il ne cherchait pas à gagner l'amitié
des gens, mais, quelque ressentiment qu'ils pussent avoir contre lui, la
dignité de son caractère forçait leur estime. En deux mois, c'était un homme
d'honneur qui n'était pas aimable. La
Moricière était l'un et l'autre. Vif, ardent, impétueux, il avait été trop
heureux, lui aussi, d'échapper aux habitudes formalistes et tant soit peu
guindées du génie. Sa nature expansive faisait contraste avec la passion
contenue, la froideur apparente de son chef ; mais, en dépit de leurs
dissemblances, ils avaient en commun les grandes qualités de l'âme, de
l'intelligence et du cœur. Duvivier, toujours original, avait sa philosophie
propre qu'il s'était faite ; au besoin, il eût été chef de secte. La Moricière
philosophait aussi de son côté, mais il n'était qu'un disciple. A cette
époque, il faisait profession d'appartenir à l'école saint-simonienne. «
Cette doctrine, dont on rit à Paris, écrivait un officier d'état-major, fait
des prosélytes au dehors ; elle en a ici de très-nombreux, surtout parmi les
officiers du génie et de l'artillerie, surtout parmi les officiers de
zouaves, tous en général pleins d'élan, d'ambition, persuadés en conséquence
qu'ils doivent gagner beaucoup quand chaque capacité sera payée suivant ses
œuvres. » Duvivier et La Moricière, en effet, pouvaient beaucoup prétendre, A
peine rentrés de Médéa, voici qu'il leur fallut se remettre en campagne et
reformer sous le feu leur bataillon ressuscité. IV Née
devant Médéa, l'insurrection avait envahi l'Atlas et comme une avalanche
s'était abattue dans la plaine ; et dans ce même moment, frappés d'insolation
ou grelottant la fièvre, deux mille cinq cents Français gisaient aux hôpitaux
; le 30e n'avait pas cinq cents hommes valides. Prêchant la guerre sainte à
travers la Métidja, un marabout d'Alger, Sidi Saadi, était allé chercher chez
les Flissa, dans la montagne de l'est, le fameux Ben-Zamoun, tandis que dans
l'ouest, de Blida à Koléa, Oulid-bou-Mezrag ameutait les Arabes. Le 10
juillet, le capitaine Gaullier, du génie, était assassiné tout près de la
Maison-Carrée ; le 11, des colons qui conduisaient une voiture à la Ferme
modèle étaient surpris, deux tués, trois blessés ; le 13, les bœufs du comptable, fournisseur de
la viande, étaient enlevés, les gardiens massacrés ; des artilleurs au fourrage étaient assaillis ; on trouvait à côté d'un poste le cadavre d'un soldat égorgé ; des maraudeurs pillaient une
maison dans l'intérieur même des lignes, à Hussein-Dey. Le 15,
Ben-Zamoun avait tendu son camp sur la rive droite de l'Harrach, autour du
marabout de Sidi-Arzine, menaçant de là la Maison-Carrée et la Ferme ; ce fut
la Ferme qu'il attaqua le 17. Le commandant Cassaigne, du 30e, qui faisait
une reconnaissance, n'eut que le temps de se replier. Le poste était mauvais ; des collines de
l'est, on plongeait dans l'intérieur ; deux ou trois mille Kabyles les avaient
occupées ;
un millier d'autres tenaient investi, au nord, un blockhaus défendu par un sergent et dix hommes.
A Alger, dès la première nouvelle, le général Danlion, commandant la place,
avait pris sur lui de faire fermer les boutiques ; mais le général Berthezène
s'était hâté de révoquer cet ordre malencontreux et d'envoyer le général de
Feuchères au secours de la Ferme. A la seule vue de son avant-garde, l'ennemi
n'attendit pas l'arrivée de la colonne ; il se replia de l'autre côté de
l'Harrach. Ce même
jour, le prince de Joinville, qui, à l'âge de treize ans, commençait son
noviciat à bord de la frégate Artémise, mouillait en rade ; le lendemain
matin, il devait descendre à terre. Le 18, de très-bonne heure, il y avait
donc foule à la Marine ; les troupes en grande tenue attendaient sous les
armes, lorsqu'on entendit au loin gronder !e canon. C'était encore fête ; ce
n'était plus le même saint. Les bataillons firent demi-tour, reprirent la
tenue de campagne et marchèrent au combat. Le jeune prince aurait bien voulu
qu'on lui permît de débarquer et de les suivre ; mais le commandant Hernoux
et les officiers qui avaient charge de sa personne s'y refusèrent. La colonne
qui venait au secours du 30e réparti entre la Ferme, les blockhaus et la
Maison-Carrée, se composait des zouaves, du 20e, de bataillons détachés des
15e, 28e et 67e, des chasseurs français et algériens, et d'une batterie de
campagne ; l'ensemble, à cause des maladies, ne dépassait pas trois mille
hommes. Depuis
l'aube, la Ferme était investie, depuis dix heures, l'attaque violente. Les
Kabyles avaient mis le feu aux meules de foin et de céréales, les premières
que des mains européennes eussent élevées librement sur la terre africaine.
Il était deux heures quand la tête de la colonne fut aperçue vers le nord, au
sommet des collines ; aussitôt, le colonel d'Arlanges, du 30e, fit une sortie
vigoureuse qui, de ce côté-là, rompit l'investissement. Menacés d'être pris
entre deux feux, les Kabyles, sans cesser de tirailler, se rapprochèrent de
l'Harrach. En les suivant de près, il eût été facile de les culbuter dans la
rivière et d'arriver avec eux dans leur camp ; mais il y avait un bataillon
du 20e qui était de deux kilomètres en arrière. A ceux de ses officiers qui
le pressaient d'agir le général Berthezène répondait : « Je veux réunir
toutes mes forces, je ne veux pas faire une école. » S'apercevant qu'il
n'était pas suivi, l'ennemi reprit l'offensive. On vil un vieux marabout,
qui, au dire des indigènes, n'avait pas moins de cent dix ans, s'avancer,
monté sur un âne, bénissant les fidèles, maudissant les roumi ; un boulet vint qui décapita sa monture et brisa les jambes de
l'Arabe qui le conduisait ; ce coup funeste lui fit reconnaître et avouer que
Dieu, pour ce jour-là, refusait la victoire à ses saints. Quand il plut enfin
au commandant en chef de donner l'ordre de marcher en avant, le moment
favorable était passé. De l'autre côté de l'Harrach, on voyait une grande
agitation ; les lentes étaient repliées, les bagages chargés sur les chameaux
; les premières troupes arrivées ne trouvèrent plus du campement que la
place. Après la halte, au moment du retour, le capitaine Jusuf se fit fort
d'amener au général en chef quelques Arabes de condition. Il partit seul, revint
bientôt avec un cavalier de Beni-Mouça qui demandait un sauf-conduit pour les
cheikhs, repartit encore et reparut avec les grands de la tribu. Ceux-ci,
comme on devait s'y attendre, rejetèrent tout le mal sur les Kabyles, qui les
avaient forcés de prendre les armes, et, de son côté, le général Berthezène
parut compatir à la violence qui leur avait été faite. A six heures du soir,
la colonne reprit le chemin d'Alger. Un
bataillon laissé à la Ferme devait fournir l'escorte des voitures- et des
mulets de bât qui avaient apporté dans la journée des munitions et des vivres
aux combattants. La nuit venue, un convoi d'artillerie conduit' par le
lieutenant-colonel Admirault cheminait sous la protection de deux compagnies
du 30e, quand, aux environs de Birkhadem, dans un passage difficile, encombré
de broussailles, il fut attaqué brusquement ; l'escorte effrayée lâcha pied ;
un des officiers d'infanterie, perdant la tête, fit tourner bride aux
dernières voilures et les ramena toujours courant à la Ferme. Heureusement
les canonniers, vigoureusement enlevés par leur colonel, ne se laissèrent ni
entamer ni arrêter ; ils passèrent. Le 19,
tout paraissait fini ; le prince de Joinville, accompagné du général
Berthezène, put visiter Alger ; le lendemain matin, il vit dans la plaine de
Moustafa une partie des troupes, et dans la journée il reprit la mer. Rien
n'était fini cependant, ou plutôt c'était, après la fin d'un acte, le
commencement d'un autre. La surprise dont le convoi d'artillerie avait failli
être victime ne s'était pas expliquée d'abord. Les contingents de Ben-Zamoun
s'enfuyant en déroute à l'est, comment quelqu'un d'entre eux avait-il pu
s'embusquer à l'ouest ? Le fait est que Ben-Zamoun ni les siens n'étaient
pour rien dans cette affaire, et que c'était aux gens d'Oulid-bou-Mezrag
qu'il fallait s'en prendre. Au moment où le premier disparaissait dans la
coulisse, le second faisait son entrée en scène ; au camp de Sidi-Arzine
succédait le bivouac de Bou-Farik ; mais que l'attaque vînt de l'un ou de
l'autre, le théâtre de l'action ne cessait pas d'être aux alentours de la
Ferme. Des
deux blockhaus qui en dépendaient, celui du nord était dégagé ; celui du sud,
au-dessus de l'Oued-Kerma, investi d'abord par les Kabyles, l'était
maintenant par les Arabes. Vingt hommes s'y trouvaient enfermés, sous le
commandement d'un officier, le lieutenant Rouillard, dont l'énergie,
l'intelligence et le sang-froid méritèrent l'estime de ses chefs et la
sympathie de l'armée. Isolé pendant trois jours et trois nuits, comme un îlot
au milieu d'une mer démontée, il eut à soutenir des assauts furieux. Plusieurs
fois la redoute qui environnait le blockhaus fut envahie ; à coups de yatagan
les Arabes, admirables d'intrépidité, s'efforçaient d'en déchirer les
planches ; heureusement l'idée ne leur vint pas d'y mettre le feu. La terre
était jonchée de leurs cadavres ; ils revenaient toujours se briser contre ce
mystérieux réduit d'où sortait la foudre. Il y avait un marabout boiteux qui
les ramenait sans cesse à l'attaque ; c'était à leur manque de foi,
disait-il, qu'il fallait uniquement attribuer leurs échecs ; et pour qu'ils
eussent bien la preuve de son dire, il s'en alla devant eux frapper le
blockhaus de sa béquille, et il s'en revint au milieu des coups de feu tirés
sur lui, sans être atteint. Ce fut seulement dans la journée du 20 que le
lieutenant Rouillard et sa petite garnison purent être dégagés. Proportion
gardée, la Ferme avait été moins violemment assaillie. Pour en ramener les
blessés aux hôpitaux d'Alger, un bataillon du 67% fort de quatre cents
hommes, était parti ce jour-là même du camp de Moustafa ; il venait d'arriver
à l'embranchement de la route de Blida, quand des hauteurs voisines, l'ennemi
embusqué se précipita sur lui ; surprise, effrayée, cette troupe neuve se
débanda ; la plupart des hommes, même des officiers s'enfuirent ; heureusement
le colonel d'Arlanges, qui était sorti de la Ferme à leur rencontre, les
rallia et les sauva. Ce malheureux bataillon perdit dans cette échauffourée
neuf hommes tués et vingt-trois blessés, dont deux officiers. A minuit, le
30e le reconduisit à Alger avec les voitures d'ambulance auxquelles il avait
dû servir d'escorte. Le 21,
les tirailleurs ennemis osèrent s'avancer jusqu'à Birkhadem. Enfin, le 22, le
général Berthezène voulut en finir avec le rassemblement de Bou-Farik, comme
il avait fait, le 18, avec les contingents de Sidi-Arzine. La composition de
la colonne était à peu près la même : les zouaves eurent les honneurs de la
journée ; soutenus par l'artillerie, qui les suivit partout, ils poussèrent,
jusqu'à Birtouta leurs adversaires en déroute ; la cavalerie continua la
chasse jusqu'aux ponts de Bou-Farik. Ce fut
le terme de la crise. Violente et rapide, elle avait commencé le 15 juillet
et pris fin le 22 ; dans cette courte période, une quarantaine de tribus, les
unes à Sidi-Arzine, les autres à Bou-Farik, s'étaient présentées
successivement au combat. Il était donc bien démontré qu'avec leur bouillante
ardeur, Arabes et Kabyles étaient hors d'état de tenir plus de quelques jours
la campagne et incapables de combiner méthodiquement leurs efforts. Si
Ben-Zamoun et Oulid-bou-Mezrag s'étaient entendus pour agir de concert, la
lutte aurait pu avoir d'autres suites. Vaincus, non soumis, les insurgés n'en
étaient pas moins redoutables. L'insurrection avait jeté dans Alger la terreur,
et sa défaite n'avait pas effacé le souvenir du Ténia. En somme, l'armée
n'avait fait que se défendre, et pour longtemps elle était réduite à la
défensive. Enfermée dans ses lignes, plus que décimée par la fièvre qui
faisait entrer cinquante hommes par jour aux hôpitaux, elle n'avait pas dans
son chef là confiance qui rehausse les cœurs. Depuis Médéa, le commandement
n'avait eu ni vigueur ni décision. Le soldat ne se sentait pas conduit,
l'officier se négligeait ; de là le désordre, l'indiscipline, le
découragement, la défaillance. Incertain,
troublé, mécontent de tout le monde, défiant de lui-même, le général
Berthezène fit avec les vaincus une capitulation, comme s'ils avaient été les
vainqueurs. Très-bon commandant de gendarmerie, le chef d'escadron Mendiri
était un pitoyable agha des Arabes ; mais quand, de par le choix du général
en chef, l'agha fut un Arabe de grande famille, un des marabouts vénérés de
Koléa, Sidi Mbarek Mahiddine-el-Sghir, alors le titre, flétri reprit son
éclat, la fonction discréditée redevint une puissance, la fiction misérable
une réalité d'or, car un traitement de 40.000 boudjous, quelque chose comme
72.000 francs, fut affecté au personnage. Qu'apportait-il au général en
retour ? La soumission des indigènes à l'autorité française ? Non pas ; la
soumission à l'agha. Tout ce qui, en dehors d'Alger, louchait à leurs
affaires, n'était et ne pouvait être traité que par lui ; c'était lui qui, de
sa résidence de Koléa, choisissait et nommait les kaïds, sauf à leur faire
donner par le général en chef un semblant d'investiture. Au delà des
avant-postes français, c'était lui seul qui commandait, lui seul qui gouvernait,
lui seul qui était le maître. Sous sa garantie, la paix allait être établie
sans doute ? Non pas la paix, une trêve sans dignité ; tel était le résultat
dont se tenait content le général Berthezène. V S'il
croyait avoir échappé aux embarras de son commandement, il se mécomptait ; de
nouvelles difficultés l'assaillaient de toute part. Au mois d'août 1830, Bone
avait été occupé pendant trois semaines par une brigade française sous les
ordres du général de Damrémont. Après le rappel de cette troupe, les
habitants avaient eu fort à faire pour se défendre, d'abord contre les
montagnards du voisinage qui ne leur pardonnaient pas d'avoir fait bon
accueil aux Français, puis contre le bey de Constantine, Ahmed, dont
l'ambition despotique ne s'accommodait pas de la quasi-indépendance de Bone.
Depuis le mois de mai 1831 un corps de cinq à six cents réguliers, soutenus
par un millier d'Arabes et de Kabyles, bloquait la place ; quoique les
communications par mer fussent demeurées libres, les vivres étaient rares.
Dans leur détresse, les assiégés décidèrent de demander aide aux Français. Le
\ 0 juillet 1831, le brick Grenadier, qui ramenait de Tunis le commandant
Huder, aide de camp du général Guilleminot, ambassadeur à Constantinople,
s'arrêta par aventure dans la rade, au mouillage ; aussitôt une députation de
six notables se rendit à bord. L'orateur commença par déclarer que la
détermination des gens de Bone était telle que jamais ils ne passeraient
vivants sous la domination du bey de Constantine ; puis il demanda qu'on
voulût bien les assister d'un envoi de vivres et d'un détachement de cette
troupe musulmane dont on disait que les Français appréciaient le bon service
à Alger, en ajoutant qu'ils souhaiteraient de voir à la tête du détachement
un officier du génie. A son arrivée à Alger, le commandant Huder ne manqua
pas de faire connaître au général Berthezène la triste situation de Bone et
le vœu de ses habitants. C'était au moment de la grande insurrection de la
Métidja ; il fallait attendre ; puis ce fut, autour du commandant en chef, le
choc des opinions contradictoires, et, dans sa propre tête, le doute,
l'embarras, l'indécision accoutumée. Un fait surtout lui donnait à réfléchir,
c'est qu'au mois de mai il avait reçu du ministre de la guerre l'assurance
formelle que le gouvernement attachait un grand prix à l'occupation de Bone.
Entre ne rien faire ou faire beaucoup, il se décida enfin à faire quelque
chose, c'était un moyen terme ; mais ce quelque chose, comme on va voir,
allait se réduire à si peu que rien. Depuis
longtemps mêlé aux choses d'Orient, le commandant Huder était moins un
militaire qu'un diplomate ; il se fit donner par le général Berthezène la
direction d'une affaire où il fallait manœuvrer, selon lui, avec plus de
dextérité que de vigueur. Son rôle était plus compliqué encore que celui de
maître Jacques ; car, d'après l'explication fournie par un des officiers
généraux d'Alger, il était « tout à la fois commandant militaire, intendant
civil, intendant militaire et envoyé diplomatique ». L'escorte qu'on lui
donna, — car en vérité on ne peut appeler autrement le détachement désigné
pour être à ses ordres, — consistait en une compagnie du 1er bataillon de
zouaves, composée de 4 officiers, de 8 sous-officiers, et de 115 soldats,
munis chacun de 1S0 cartouches ; il y avait de plus 100 fusils et 60 costumes
complets pour armer et habiller les gens de la ville qui voudraient prendre
un engagement dans le corps. Le capitaine de la compagnie, venu du génie,
comme Duvivier et La Moricière, se nommait Bigot ; c'était un officier d'une
grande vigueur et d'une grande intelligence, de manières un peu rudes,
parlant l'arabe, et sachant la guerre comme il convenait de la faire en
Afrique. La petite expédition, embarquée sur la corvette Créole et le brick
Adonis, avec un grand chargement de vivres, sortit du port d'Alger, le 9
septembre, et prit terre à Bone, le 14. Au
débarquer, le commandant Huder fut d'abord accueilli comme un sauveur ; mais
quand on vit les zouaves, il y eut des gestes de surprise, des chuchotements,
des murmures ; ce qui faisait scandale, c'étaient les baïonnettes, les
tambours, l'uniforme même ; on s'était attendu à voir arriver des Arabes, ou
tout au moins des Turcs, avec leur armement et leur équipement de fantaisie ;
quelle différence y avait-il des Français à ces renégats qui s'habillaient à
peu près comme eux, et dont les armes et les habitudes militaires étaient
tout à fait les leurs ? Pour apaiser des gens si susceptibles, le commandant
Huder commença par transiger avec eux ; il leur sacrifia les tambours, mais
il garda les baïonnettes. Ensuite il lui fallut négocier pour obtenir
l'entrée de la kasba, d'abord pour 30 zouaves seulement, puis enfin pour 45.
L'instigateur de toutes ces difficultés était le coulougli Sidi Ahmed, chef
d'une centaine de Turcs sur qui reposait la défense de Bone. C'était lui qui
avait poussé les notables à demander aide aux Français, parce qu'il lui avait
plu de s'imaginer qu'on n'enverrait d'Alger que des hommes dont il pourrait
faire des recrues à son profit ; mais en voyant une troupe organisée,
disciplinée, militairement française, il avait été pris de jalousie et
d'inquiétude pour ses intérêts personnels ; il se sentait menacé de
dépossession ; malheureusement, le détachement qui lui causait tant de
déplaisir n'était pas assez nombreux pour lui imposer. Cependant, après un
premier mouvement d'humeur, il prit le parti de dissimuler, il consentit même
à passer, avec ses Turcs, à la solde de la France. A la kasba, il n'était
plus le maître ; un officier de zouaves y avait le commandement. Charmé des
marques de "déférence que lui prodiguaient les notables, le commandant
Huder était plein de sécurité ; au contraire le capitaine Bigot, qui,
entendant l'arabe, saisissait au passage des propos malsonnants, ne cessait
de presser le chef aux ordres duquel il avait été mis, de prendre quelques
précautions élémentaires. Les portes étaient mal gardées ; celle de la kasba
était toujours ouverte ; il n'y avait pas de lieu de rassemblement désigné en
cas de besoin. Ce qui rassurait le commandant, c'était la tranquillité
extérieure de la ville depuis son arrivée ; en effet, il n'y avait plus trace
de blocus ; les vivres arrivaient en abondance ; le prix de la mesure de blé
était tombé de quatorze boudjous à sept. Il y
avait dans Bone un homme aussi dangereux et encore plus ambitieux qu'Ahmed le
coulougli : c'était Ibrahim, un ancien bey de Constantine, dont l'influence
sur les tribus de la campagne était restée grande. Ce personnage affectait la
plus grande sympathie pour le commandant Huder ; il le voyait tous les jours,
il lui dénonçait les sourdes menées du coulougli, avec lequel il ne laissait
pas néanmoins de s'entendre ; rivaux la veille, Ahmed et Ibrahim étaient
présentement alliés. La plupart des grands de Bone ne s'associaient pas à ces
complots, mais ils n'osaient pas les dénoncer à l'autorité française. Le 24
septembre, dans une réunion chez Ahmed, il avait été décidé qu'une bande se
présenterait dans la journée chez le commandant pour lui intimer l'ordre de
quitter la ville, et s'il résistait, se défaire de lui ; mais, arrivés devant
son logis, la seule vue du factionnaire qui gardait la porte intimida les
conjurés. La nuit suivante, Ibrahim vint le trouver mystérieusement, lui fit
encore des relations à demi sincères, et finit par lui emprunter cent
piastres d'Espagne. Le 25, le commandant Huder, dont la sécurité ne laissait
pas d'être un peu moins confiante, écrivit au général Berthezène une lettre
qui concluait à l'envoi d'un renfort. La
corvette Créole devait mettre à la voile pour Alger le lendemain matin, avec
les dépêches de Bone ; son départ allait être le signal de la révolte. En
effet, à peine eut-elle appareillé qu'Ibrahim, suivi d'une quinzaine d'hommes
armés,
entra dans la kasba ; la porte, comme d'habitude, était grande ouverte, et, comme
d'habitude aussi, l'officier de service était allé déjeuner dans la ville. Les hommes de garde ne
firent aucune résistance, le surplus de la garnison n'en fit pas davantage ; les
zouaves seuls hésitèrent un peu, mais, endoctrinés depuis quelques jours par
les Turcs, quelques boudjous achevèrent de les décider. Maître de la
citadelle, Ibrahim commença par ordonner qu'on fermât la porte, puis il fit
tirer trois coups de canon, pour annoncer à la ville et au dehors le succès
de son entreprise. Au bruit inaccoutumé de cette salve, la corvette, qui
n'avait pas fait beaucoup de chemin, vira de bord et revint au mouillage auprès
du brick Adonis. Pendant ce temps, le commandant Huder et le capitaine Bigot
avaient rassemblé une quarantaine de zouaves et tenté vainement de rentrer
dans la kasba. Une centaine de marins débarqués par les navires de guerre et
venus à leur aide ne parurent pas suffisants, avec le petit nombre d'hommes
restés fidèles, pour en faire l'attaque régulière. Deux jours se passèrent de
la sorte sur le qui-vive. Le 29
au matin, l'agitation dans la ville était grande ; une foule de Kabyles et
d'Arabes venus du dehors remplissait les rues. Vers neuf heures, des gens de
Bone entrèrent chez le commandant ; ils lui dirent qu'on les avait trompés,
qu'au lieu d'un consul avec une escorte de musulmans, on leur avait envoyé
une troupe commandée par des officiers français avec un gouverneur, et ils
lui intimèrent l'ordre de partir. Pendant qu'il leur répondait, en faisant
demander des embarcations aux navires, le canon de la kasba se fit entendre ;
c'était le signal d'une attaque générale. Les postes assaillis se replièrent
sur un carrefour voisin de la porte de la Marine. Dans cette retraite, le
capitaine Bigot essaya de tenir tête aux assaillants ; abandonné
successivement de ses hommes, resté seul dans une rue étroite, il s'élança
sur ses adversaires, en tua deux, mais, atteint d'une balle, il tomba : la
foule se rua sur lui, l'acheva, et, de son propre sabre, lui trancha la tête.
Une cinquantaine de zouaves avaient réussi à gagner la porte de la Marine ;
aidés des matelots débarqués, ils s'y défendirent pendant une heure ; mais,
enfin, il fallut chercher dans les canots un refuge. Un des derniers, le
commandant Huder, déjà blessé de deux coups de feu, se jeta à la nage ; au
moment où il atteignait une des embarcations, une dernière balle lui fracassa
la tête. La corvette et le brick, pendant ce temps, canonnaient la ville ;
tout à coup, tandis que les canots chargés des fugitifs, des blessés et des
morts, accostaient les navires, on vit le drapeau parlementaire arboré sur
les murs ; quelques hommes s'approchèrent bientôt sur une felouque, assurant
que les gens de la ville n'avaient eu aucune part, ni à la surprise, ni au
combat. Le 30
septembre et le 1er octobre, arrivèrent les bricks Cygne et Voltigeur, avec
deux cent quarante zouaves du 2e bataillon, que le général Berthezène inquiet
venait de faire partir. Le commandant Duvivier, leur chef, était d'avis de
reprendre immédiatement les hostilités. Le renfort qu'il amenait, joint aux
restes du premier détachement et aux effectifs disponibles des quatre
navires, donnait une force de cinq cents hommes d'élite avec lesquels il ne
doutait pas de rentrer dans la ville et dans la kasba même ; cependant il ne
put persuader le commandant de la Créole, qui refusa d'aventurer ses
équipages dans une tentative aussi hasardeuse. La présence de cette petite
escadre eut du moins pour effet d'engager les habitants de Bone à rendre un
officier et une trentaine de zouaves qu'ils avaient faits prisonniers ; tous
ceux qui, outre les morts et les blessés, manquaient à l'appel, étaient
restés volontairement avec Ibrahim. Le 11 octobre, les quatre navires
mouillaient dans la rade d'Alger. Le
général Berthezène était à Moustafa-Pacha ; sans l'arrivée d'un officier
d'état-major envoyé par le commandant de la marine pour prendre ses ordres,
il allait se coucher sans rien savoir ; les dépêches de Bone arrivées à sept
heures du soir étaient encore à neuf heures toutes cachetées sur sa table ;
il n'avait pas songé à les ouvrir. VI Les
affaires d'Oran le laissaient plus indifférent encore. Il est vrai que, de ce
côté, on paraissait en disposition de se passer de lui. Les transactions du
général Clauzel avec le bey de Tunis n'avaient pas encore été désavouées
officiellement, lorsque Khéreddine-Agha, khalifa du prince tunisien Ahmed,
bey d'Oran, d'après la dernière convention, était venu prendre possession du
beylik. Dès son arrivée, le général de Damrémont était parti, déléguant ses
pouvoirs au colonel Lefol du 21e de ligne. Le régiment qui avait été des
premiers désigné pour rentrer en France, attendait avec impatience son
rapatriement ; il l'attendit longtemps, si longtemps qu'il se crut tout à
fait oublié. Il avait d'autant plus lieu de le croire qu'il ne recevait plus
absolument rien de son dépôt ni d'Alger ; linge, vêtements, chaussures, tout
lui manquait : les habits rapiécés des officiers ne valaient pas mieux que
ceux des soldats. A côté d'eux, les Tunisiens n'étaient guère moins
misérables. On leur avait parlé d'Oran comme d'une ville riche, magnifique,
populeuse ; depuis le départ du bey Hassan et l'arrivée des Français, presque
tous les musulmans l'avaient désertée ; il n'y restait en nombre que les
Juifs. Le khalifa s'était attendu à trouver les magasins bondés de munitions et
de vivres, les écuries peuplées de chevaux de race et d'excellentes bêtes de
somme ; il avait même le compte des mulets, deux cent trente-cinq. C'était un
mirage ; les écuries comme les magasins étaient vides ; le vieux bey, avant
de partir, avait fait argent de tout : farine, grains, fourrages, mulets,
chevaux, il avait à peu près tout vendu ; il ne restait plus que
cinquante-six rosses, tellement maigres et hors de service que les Arabes,
grands voleurs, n'avaient même pas voulu les prendre. Le khalifa était
furieux ; il criait qu'on l'avait trompé indignement, qu'il allait en
informer son maître, et qu'il voulait qu'on le ramenât, lui et son monde, à
Tunis. En attendant, il fallait vivre. Une belle nuit, les Tunisiens et les
janissaires de l'ancien bey qui s'étaient enrôlés avec eux sortirent en
armes, tombèrent sur les douars de plusieurs tribus qui n'avaient pas voulu
reconnaître l'autorité, de leur chef, coupèrent quarante têtes, se saisirent
des femmes et des enfants, et ramenèrent trois mille moutons, bœufs et
vaches. Le khalifa magnanime fit relâcher les enfants et les femmes, mais
garda le bétail. Cette exécution n'était pas pour rétablir les bonnes
relations entre la place et le dehors ; cependant, les jours de marché, quelques
campagnards, armés jusqu'aux dents, s'aventuraient en ville ; à côté d'un
panier d'œufs, d'un pot de beurre et de deux poules, on voyait un Bédouin
accroupi, le fusil à la main et le yatagan à la ceinture ; quand cet homme
avait débité sa marchandise et compté sa monnaie, il se relevait et s'en
allait gravement ; la porte franchie, à quelque distance, il se retournait et
lâchait son coup de fusil contre la muraille. Les soldats n'y prenaient pas
garde : « Ce n'est rien, disaient-ils ; ce sont les Bédouins qui tirent pour
s'amuser ; ils en font autant tous les jours. » Il y
avait bien longtemps qu'on était sans nouvelles ni d'Europe-ni d'Alger ;
depuis deux mois, pas un courrier n'était venu. Enfin, on apprit qu'à la
suite de nouvelles négociations suivies, régulièrement cette fois, à Tunis,
le bey n'ayant pas accepté les conditions que voulait lui imposer le
gouvernement français, les Tunisiens allaient évacuer Oran et les troupes
françaises s'y installer définitivement à leur- place, sous les ordres du
lieutenant général Pierre Boyer, l'ancien compagnon d'armes du général
Clauzel. En attendant son arrivée retardée par une indisposition, c'était le
maréchal de camp de Faudoas qui devait prendre le commandement par intérim.
Sur ces nouvelles et plus encore sur le bruit démesurément grossi des
événements de Médéa et du Ténia, toutes les tribus autour d'Oran s'étaient
agitées ; les Bédouins avaient cessé de venir à la ville ; les marchés
étaient déserts, l'inquiétude des Juifs-était telle que, contrairement à tous
les usages, ils s'étaient armés et faisaient toutes les nuits des
patrouilles. Dès le 10 juillet, un parti d'une centaine de cavaliers vint
jusque sous le canon de la place enlever un troupeau de plus de deux cents
bœufs. Le 21, une reconnaissance topographique fut attaquée dans le faubourg
de Kerguenta. Le 24, on s'aperçut que l'autre faubourg, celui de Ras-el-Aïn,
avait été pendant la nuit entièrement abandonné par ses habitants ; la veille,
un de leurs cheikhs était venu demander au colonel Lefol si c'était aux
Français ou aux Tunisiens qu'ils devaient définitivement obéir, et comme la
réponse du colonel ne lui avait pas paru satisfaisante, il s'était retiré en
disant : « Nous ne pouvons plus être vos amis ; nous allons rejoindre nos
tribus qui nous rappellent. » Dans les premiers jours du mois d'août, les
corvées de travailleurs qui, sous la direction des officiers du génie,
abattaient les masures et détruisaient les jardins pour dégager les abords de
la place, furent à chaque instant attaquées. Enfin,
le 17, le général de Faudoas prit terre à Mers-el-Kébir avec le premier
bataillon du 20e. Cinq jours après, les Tunisiens s'embarquèrent, ravis de
quitter une ville qui était ravie de les voir partir. Le général de Faudoas
était à peine en fonction depuis un mois, quand l'arrivée du général Boyer
mit fin à son commandement provisoire. Avec le pauvre 21 ° enfin délivré,
mais en deuil de son colonel mort peu de jours auparavant, il prit passage
sur une des frégates qui avaient amené les deux derniers bataillons du 20e. Le
général Boyer, revenu en Afrique après l'avoir quittée à la suite du général
Clauzel, était un vieil Égyptien, plutôt deux fois qu'une, car,
après avoir fait partie de la grande expédition de Bonaparte, il venait de
passer six ans au service de Méhémet-Ali ; dans l'intervalle, de 1810 à A 81
3, il avait fait la guerre en Espagne, et comme il s'était montré impitoyable
pour les guérillas, il avait reçu des Espagnols le surnom de Pierre le Cruel.
Oran étant en relations fréquentes avec l'Espagne, la réputation du terrible
général l'y avait précédé ; le peu de Maures qui étaient restés dans la ville
tremblaient devant lui, et même au dehors les tribus voisines ne prononçaient
son nom qu'avec terreur. Son
premier soin fut de reconnaître la place et les environs. Le fort de
Mers-el-Kébir avait été complètement réparé ; une garnison de deux compagnies
y était suffisante. Des ouvrages d'Oran, spécimen remarquable de l'ancienne
fortification espagnole, les uns, comme Santa-Cruz, Saint-Philippe et la
vieille kasba, étaient à demi ruinés ; les autres, au contraire, comme la
Moune, Saint-André, la nouvelle kasba, et sur le chemin de Mers-el-Kébir,
Saint-Grégoire, étaient dans un excellent état de conservation. C'étaient,
sans compter le mur d'enceinte, beaucoup de points à garder pour un régiment
qui, les deux compagnies de Mers-el-Kébir à part, ne comptait pas quatorze
cents baïonnettes. A plus forte raison, toute opération à distance était-elle
interdite au général ; son action extérieure se limitait à la portée des
canons de la place. Aussi essayat-il d'agir par influence et de nouer des
rapports avec les Turcs et les coulouglis qui étaient restés maîtres du
méchouar ou citadelle de Tlemcen et de la kasba de Mostaganem. Ceux du
méchouar s'étaient constamment refusés à ouvrir leur porte aux Marocains qui
occupaient la ville. Peu
satisfait de son beau-frère Mouiey-Ali, qui ne lui avait pas encore assuré la
possession pleine et entière de Tlemcen, le sultan de Maroc y avait envoyé un
personnage honoré de sa confiance, El-Hameri. Accompagné de
Moustafa-ben-Ismaïl et de Mouserli, chefs réputés des Douair et des Sméla,
les deux grandes tribus maghzen dont naguère les Turcs se servaient comme
d'auxiliaires dans le beylik, El-Hameri se rendit de Tlemcen à Mascara,
levant des impôts, faisant appel aux cavaliers, annonçant l'extermination
prochaine des chrétiens, célébrant la puissance irrésistible de son maître.
En dépit de ses rodomontades, il ne parvint pas à réunir les douze mille
hommes qu'il attendait. Sur ces entrefaites-, le général Boyer saisit des
lettres que le Marocain voulait faire parvenir en secret aux Maures d'Oran ;
deux de ceux-ci, deux marchands, deux notables, Mohammed Balenciano et
Abd-el-Salem, furent arrêtés le 1 er octobre. D'abord il n'avait été question
que de les déporter ; mais deux jours après, le général, voulant prévenir par
la terreur toute nouvelle intelligence avec l'ennemi, fit, de sa seule
autorité, comme un vrai pacha turc, trancher la tête aux deux marchands et
confisquer leurs biens. Quelques jours après, une barque moresque fut saisie
dans la baie de Mers-el-Kébir vendant de la poudre aux Arabes ; le lendemain
les quatre hommes qui là montaient furent pendus en même temps qu'un autre,
accusé d'espionnage. Le général Boyer n'était cependant pas d'un naturel
violent ni sanguinaire ; mais, en Egypte comme en Espagne, il s'était fait de
l'extrême rigueur, de la répression sans pitié, un système dont l'application
à des races qui ne reconnaissent d'autorité que la force lui paraissait
indispensable. Il n'est pas besoin de dire qu'en France, et même à Alger, où
la doctrine du général n'était pas sans trouver quelque faveur, ces façons de
pacha soulevèrent la réprobation générale. Vers la fin d'octobre, la nouvelle
des tristes événements de Bone, exagérée comme celle de la retraite de Médéa,
vint ranimer l'agitation autour d'Oran ; mais la garnison était avertie
qu'elle allait recevoir des renforts ; trois compagnies, une de sapeurs, une
d'artillerie, une de canonniers garde-côtes, étaient arrivées déjà. Une
soixantaine de Turcs s'étaient mis à la solde de la France et formaient le
noyau d'une troupe indigène analogue aux zouaves ; en même temps, une troupe
de trois cents Juifs s'organisait en façon de garde nationale. N'osant
s'attaquer aux ouvrages d'Oran, malgré ses belles promesses, El-Hameri avait
voulu se revancher sur Mostaganem ; mais il en fut pour sa courte honte. Les
Turcs le repoussèrent avec perte, et leur chef, le kaïd Ibrahim, s'empressa
de faire parvenir à Oran un rapport sur l'attaque des Marocains et sur leur
défaite. Un plus grand succès encore pour le général Boyer, ce fut la rupture
de Mouserli et de Moustafa-ben-Ismaïl avec El-Hameri. Exaspérés par ses
exactions et par sa morgue, ces deux grands chefs se séparèrent de lui,
reprirent leurs campements dans le voisinage d'Oran et firent savoir au
général que désormais les marchés de la ville seraient libres comme au temps
des beys. Le temps des beys, c'était celui où les Douair et les Sméla, alliés
des Turcs qui dominaient à Oran, tiraient un beau bénéfice de cette alliance
; Dieu avait voulu que les Turcs eussent d'autres successeurs ; pourquoi ces
successeurs ne ramèneraient-ils pas le bon temps ? Évidemment, il y avait
dans ces deux tribus puissantes un courant d'opinion qui les faisait dériver
du côté des Français. L'année 1831 s'achevait donc, au moins dans le beylik d'Oran, un peu plus favorablement pour la France. Dans la province d'Alger, une ère nouvelle allait s'ouvrir avec l'année nouvelle ; le 23 décembre, le général Berthezène était officiellement averti qu'il allait être remplacé par le lieutenant général Savary, duc de Rovigo, et comme celui-ci n'avait pas tardé à suivre la dépêche ministérielle, trois jours après, le 26, le général Berthezène résignait entre les mains de son successeur le commandement en chef. |