I. Enquête sur le
prétendu pillage de la Kasba. - Création des zouaves. - Premiers essais
d'administration. - La Ferme modèle. — II. La Métidja. - Arabes et Kabyles. -
Expédition de Médéa. - Jusuf. - Occupation de Blida. - Combat de Mouzaïa. —
III. Médéa. - Défense de Blida. - Défense de Médéa. - Expédition du général
Boyer. — IV. Négociations du général Clauzel avec le bey de Tunis. -
Evacuation de Médéa. - Le général Clauzel désavoué. - Les volontaires
parisiens. - Départ du général Clauzel.
I Le
vendredi 9 juillet 1830, le canon des Invalides avait annoncé aux Parisiens
la prise d'Alger, et les Parisiens avaient illuminé ; mais, tout en
applaudissant à ce glorieux succès de l'expédition d'Afrique, ils
confondaient dans une même défiance le gouvernement qui l'avait ordonnée, le
général qui l'avait conduite, et les soldats qui l'avaient faite. L'armée
d'Afrique était suspecte et impopulaire. Trois semaines plus tard, la
révolution était triomphante ; loin d'apaiser ses soupçons et ses haines, le
triomphe ne fit que les exaspérer. Les imputations les plus ridicules, les
accusations les plus odieuses, propagées par les journaux, étaient acceptées
sans contrôle et, traversant la Méditerranée, venaient atteindre les
conquérants d'Alger au sein même de leur conquête. Si les gens de cœur
avaient pu mépriser d'abord ces calomnies lointaines, il ne leur fut plus
permis de s'en tenir au dédain quand ils se virent en face déjuges prévenus.
Le 2 septembre, Alger eut en raccourci, mais au rebours, le spectacle étrange
qui avait surpris les Parisiens au mois d'avril 1814 : ce fut le débarquement
du général Clauzel et de son état-major, tous anciens officiers de l'Empire,
bariolés de rubans tricolores et, selon la fine remarque d'un témoin
oculaire, aussi fiers de leur inaction' de quinze ans que les émigrés de
leurs vingt-cinq ans d'absence. Il y en eut même un, le colonel Marion, qui,
nommé au commandement du 20e de ligne, ne voulut jamais prendre l'uniforme du
corps et parut devant ses hommes stupéfaits, avec l'habit glorieux, mais
démodé, qu'il portait à Waterloo. Cette
première entrevue de l'armée d'Afrique avec ses nouveaux chefs fut médiocre
et froide. L'impression générale, qui n'était point bonne, devint tout à fait
mauvaise, lorsqu'on connut les deux ordres du jour publiés successivement par
le général en chef. Le premier notifiait aux troupes la révolution qui venait
de s'accomplir en France ; pas un mot, pas une allusion n'avait traita la
conquête d'Alger. Le second réparait, il est vrai, cette omission étrange,
mais d'une façon si injurieuse que le silence eût encore mieux valu. Ce qui
n'eût été qu'ingratitude se changeait en insulte. « La France, disait ce
second ordre, a été fière du succès de son armée d'Afrique, mais, il faut le
dire avec la même vérité, elle a été indignée de bruits fortement accrédités
de soustractions coupables. Justice doit être faite à tous et de tous : à
l'armée, si ces bruits sont faux et malveillants ; des spoliateurs, si
malheureusement il en existait, de la fortune publique et de la fortune des
particuliers. » Une
commission d'enquête, venue de Paris à la suite de l'état-major, était
constituée pour rechercher les auteurs et les complices de ce qu'on était
convenu d'appeler le pillage de la Kasba. Elle entra immédiatement en
fonction, appela une centaine de témoins, siégea pendant vingt jours et, après
avoir essayé d'inspirer la crainte, finit platement dans le ridicule. « Une
chose qui va assez plaisamment, écrivait, le 12 septembre, un officier
d'état-major, c'est la commission d'enquête. Elle est présidée par le général
Delort, qui en a bien vite senti l'inutilité, et qui n'y va presque jamais.
Les membres sont : M. Fougeroux, inspecteur général des finances ; M. Cadet
de Vaux, qu'on veut nommer maire d'Alger ; M. Flandin, ancien commissaire des
guerres ; M. Debit-Pillaut, ancien procureur, soi-disant magistrat. On y a
adjoint un M. Descalonne, ancien homme de police, qui est le grand faiseur de
questions. Malheureusement pour la commission, elle a trouvé parmi ceux
qu'elle interroge plus de disposition à se moquer d'elle qu'à lui fournir les
renseignements qu'elle cherchait, et cela parce qu'elle est arrivée avec
toutes les idées des journaux de Paris, avec toutes les histoires qui courent
les cafés, et que ses membres ont débuté par des questions absurdes à nos
yeux. Elle cherche des centaines de millions où il n'y a eu que quelques
milliers de francs, des spoliations où il n'y a eu que du gaspillage. Elle
s'est mal annoncée ; toutes les bouches se sont fermées ; elle a voulu voir
ce qui n'était pas, elle ne verra même pas ce qui est. Ce qui a achevé de
tuer la commission, c'est que, le général en chef ayant couché la première
nuit chez le général Tholozé, sa suite a bu le vin, emporté des matelas, des
rideaux, des fusils, enfin pillé plus que nous ne l'avions vue faire dans
aucune maison habitée. » L'enquête fut close le 24 septembre ; la commission
désappointée mit plus de temps qu'il n'aurait convenu à conclure ; enfin,
pressée par le général en chef, elle fut réduite à constater qu'à part
l'enlèvement de quelques armes et de quelques bijoux abandonnés par le dey et
les officiers de sa maison, il n'avait rien été soustrait du trésor de la
Kasba. Le 24 octobre, un ordre du jour porta cette déclaration à la
connaissance du public. L'armée avait pu être sensible à la calomnie, mais
elle se sentait au-dessus de celte prétendue réhabilitation : elle la laissa
tomber avec une indifférence dédaigneuse. Les
conquérants d'Alger et leur nouveau chef n'avaient d'ailleurs pas attendu,
pour se juger réciproquement et s'apprécier à leur vraie valeur, la
conclusion de la commission d'enquête ; peu de temps avait suffi pour
dissiper la fâcheuse impression des premiers jours. Le général Clauzel
arrivait avec une belle réputation militaire ; quinze ans de retraite ne lui
avaient rien enlevé de son activité ni de sa vigueur : « Beau profil notait
un observateur qui le voyait pour la première fois ; il n'a rien de vieux, de
cassé ; les cheveux seulement gris, les yeux vifs, le mouvement prompt. » Il
avait cinquante ans, mais il paraissait jeune à côté de gens qui n'avaient ni
plus ni même autant d'âge : le général Delort, « cheveux blancs, tête
carrée » ; le général Boyer, exactement son contemporain, « gros homme,
vieux, figure dure » ; le général Cassan ou Cassé, comme disaient les
soldats, « un exhumé de la retraite ». Tels étaient les trois principaux
compagnons que le général Clauzel avait amenés de France pour seconder et
partager sa fortune. Le général Delort fut chef d'état-major général ; le
général Boyer remplaça le duc des Cars à la tête de la troisième division ;
quant au général Cassan, qui n'était que maréchal de camp, le bon vouloir du
général en chef tenta, pour l'aider à gagner sa troisième étoile, une
innovation qui ne fut heureuse ni pour lui ni pour le service. Une décision
du 14 septembre constitua sous son commandement une quatrième division, faite
d'emprunts à la deuxième et à la troisième[1]. Le pauvre homme était dans un
tel état d'affaissement physique et moral qu'il lui fut impossible de
s'acquitter de son emploi ; moins de deux mois après, la quatrième division
fut dissoute. Dans
l'ignorance où l'on était à Paris du véritable état des choses eu Afrique, le
général Clauzel avait reçu des pouvoirs très-étendus, entre autres celui de
pourvoir aux vacances produites par une cause quelconque dans tous les corps,
jusqu'au grade de chef de bataillon inclusivement ; ce fut un de ses premiers
soins. Ainsi purent être reconnus, au moins dans la partie la plus nombreuse
de l'armée, des services et des mérites qui, à tous les degrés de la
hiérarchie, attendaient depuis la prise d'Alger leur légitime récompense. Il
y avait d'ailleurs urgence à reconstituer les cadres, au profit du bon ordre
et de la discipline. La
création d'une quatrième division avait été d'autant plus étrange que le
général Clauzel était arrivé avec l'ordre de renvoyer en France une partie de
l'armée. Le mouvement commença, le 23 septembre, par l'embarquement du 1er
régiment de marche ; le 2e suivit bientôt, puis le 3e de ligne, le 48e, le 49e.
Le général Berthezène s'embarqua le 22 octobre ; il ne fut pas remplacé dans
le commandement de la 1re division. Soit pour combler en partie ces vides,
soit pour s'éclairer dans un pays inconnu, le général Clauzel entreprit de
former un corps de troupes indigènes. C'était un projet que le maréchal de
Bourmont avait conçu, mais que le temps et les événements ne lui avaient pas
permis de mener à fin. Déjà, par ses ordres et par les soins de l'agha,
quelques centaines de volontaires s'étaient présentés à la fin du mois
d'août, gens de toute origine et de toute condition, coulouglis, nègres,
Arabes, Biskris, Kabyles ; entre ceux-ci, les plus considérés étaient des
Zouaoua, qui passaient pour les meilleurs fantassins de la régence ; ils
eurent l'honneur de donner leur nom au corps improvisé par le général
Clauzel. Ranger, plier à la discipline française des hommes habitués à
l'indépendance, totalement étrangers à nos usages et à notre langue, la tâche
était rude, mais faite pour exciter les ambitions généreuses. Les candidats
ne manquèrent pas ; il en vint de toutes les armes. L'avantage fait aux élus
n'était pas sans importance ; ils obtenaient immédiatement le grade supérieur
à celui qu'ils avaient au moment de leur nomination, avec la promesse de le
conserver si, après deux ans de service aux zouaves, ils demandaient à
rentrer dans leurs anciens corps. Cette clause ne passa pas sans difficulté ;
elle ameuta les compétitions, irrita les jalousies, souleva des discussions
orageuses. Le calme était loin d'être rétabli lorsque parut, à la date du 4er
octobre, l'arrêté du général en chef portant création du corps des zouaves.
Un premier bataillon, à la tête duquel était appelé le capitaine d'état-major
Maumet, devait être constitué à huit compagnies ; mais il n'y en avait que
trois de formées ; une quatrième était en formation. Formation sur le papier,
répétaient les esprits chagrins ; nulle solidité, nul avenir ; bien fous les
aventureux qui, pour s'y fourvoyer, ont quitté leurs corps : ils apprendront
bientôt, à leurs dépens, ce que c'est que de lâcher la proie pour l'ombre. De
fait, quand on voyait à l'exercice ces recrues étranges, aux vêtements
sordides, aux haillons disparates, et la peine que se donnaient les instructeurs
pour leur apprendre le maniement d'armes, toutes les apparences semblaient
autoriser les critiques ; et cependant tout d'un coup les critiques tombèrent
; un petit événement survint qui leur donna tort. Le
lendemain même du jour où avait paru l'arrêté qui était en quelque sorte
l'acte de naissance des zouaves, le 2 octobre, des bruits inquiétants se
répandirent dans Alger ; on annonçait l'approche du bey de Titteri avec des
forces considérables ; déjà, disait-on, il campait au milieu de la Métidja ;
le lendemain, on verrait ses drapeaux sur l'Harrach. Aussitôt, le général en
chef donna l'ordre de pousser, dans la direction indiquée, des
reconnaissances en force. Deux colonnes furent constituées, chacune de deux
régiments d'infanterie, d'un escadron de chasseurs et d'une section
d'artillerie ; la première sous le général Boyer, la seconde sous le général
Hurel ; c'était avec celle-ci que devaient marcher les zouaves. Le 4 octobre,
une heure avant le jour, les deux généraux commencèrent leur mouvement,
Boyer, droit vers l'Harrach, Hurel, à travers les collines, par le chemin de
Blida ; après avoir débouché chacune de son côté dans la plaine, les deux
colonnes devaient marcher l'une vers l'autre, de manière à prendre l'ennemi
entre deux feux. Arrivés sur l'Oued-Kerma, les zouaves, qui étaient en pointe
en avant de la brigade Hurel, couronnèrent les collines au-delà du pont ;
quand la tête de la colonne fut à bonne distance, on leur donna l'ordre de
joindre une vingtaine de cavaliers arabes qu'on apercevait en avant d'eux ;
ils se lancèrent à travers les broussailles avec une ardeur qui étonna le
général et son état-major ; on n'avait de peine qu'à les contenir. La
fusillade pétillait ; les Arabes se repliaient sur un groupe d'une centaine
de chevaux, soutenus eux-mêmes par un gros de trois ou quatre cents cavaliers
rassemblés auprès d'une maison connue sous le nom de Ferme du bey d'Oran.
Deux obus bien dirigés suffirent à mettre tout ce monde en retraite. Quand les
derniers burnous eurent disparu à l'horizon, on fit halte ; puis on vint à la
rencontre du général Boyer, qui n'avait pas vu apparence d'ennemis. Ceux qui
-s'étaient montrés devant le général Hurel étaient bien les coureurs du bey
de Titteri ; de sa personne, il était à Blida ; quand il sut que les Français
étaient en mesure de lui tenir tête, il renonça prudemment à leur faire
visite et rentra dans ses montagnes. A dater
de cette petite expédition, l'opinion, d'abord injuste et dédaigneuse, tourna
tout d'un coup à l'enthousiasme pour les zouaves ; il y eut, suivant le mot d'un
observateur, un accès général de « zouavomanie ». Ce n'était plus un bataillon qu'il s'agissait de
compléter ;
c'étaient
des bataillons qui allaient sortir de terre. S'ils en étaient sortis, d'un coup de
baguette, tout habillés, tout équipés, tout armés, comme en rêvaient les imaginations ardentes, rien n'eût été ni mieux ni plus simple. Malheureusement, la
réalité donnait un démenti à ce rêve. On avait bien dessiné pour cette troupe
indigène un costume pittoresque, d'une fantaisie tout orientale, celui des
soldats, tel à peu près que nous le connaissons, celui des officiers, tel que
l'a décrit et porté quelque temps La Moricière, turban tricolore avec
aigrette, veste bleue à la turque, culotte rouge à la mamelouk, ceinture
garnie de pistolets, sabre courbe ; ces beaux dessins restaient en
portefeuille. En attendant, les zouaves n'étaient ni vêtus, ni chaussés, ni
payés même, au moins de tout ce qu'on leur avait promis. Ils n'en faisaient
pas moins le service aux avant-postes, et ils le faisaient bien jusqu'au jour
où il leur prenait fantaisie d'aller chez eux voir leurs femmes ; alors ils
partaient le soir ; quelques-uns revenaient le lendemain ou deux jours après,
d'autres beaucoup plus tard ; il y en avait qui, rebutés par les exigences de
la discipline, ne revenaient pas du tout. Les premiers qui n'avaient fait que
s'absenter et qui étaient punis au retour, ne comprenaient pas comment ils
pouvaient l'être pour une chose si simple ; à la première occasion, ils
désertaient tout de bon, le plus souvent avec leurs armes. On usa de la
dernière rigueur : au milieu du bataillon formé en carré, un conseil de
guerre spécial au corps jugeait les coupables, et l'arrêt sans appel était
exécuté sur l'heure. La désertion ne cessa pas. On continuait à recruter
néanmoins, mais péniblement. C'était à travers le premier bataillon comme un
courant qui renouvelait et entretenait l'effectif, tantôt au-dessus, tantôt
au-dessous du niveau moyen. Il y en avait un second dont le cadre
exceptionnellement remarquable comptait le capitaine du génie Duvivier pour
commandant et, parmi les capitaines, le lieutenant du génie de La Moricière ;
le malheur était que ce cadre demeurait à peu près vide ; et cependant ces
officiers d'élite ne négligeaient aucun soin, aucun effort pour se mettre en
état d'être compris de leurs hommes et de les comprendre ; ils étudiaient
leur langue, leurs coutumes, leur tour d'esprit, leur caractère. Ces
difficultés qui retardaient l'organisation des zouaves, on les retrouvait
contrariant aussi l'essai d'une cavalerie indigène, auquel s'était dévoué
corps et âme le capitaine d'artillerie Marey, commandant l'escadron bien
chétif des chasseurs algériens. Admirateur passionné des choses de l'Orient,
ce n'est pas lui qui, avec l'irrévérence de La Moricière, aurait traité de
costume de mardi gras sa tenue fastueusement ridicule. Il
était tout naturel que l'armée eût attiré les premiers regards du général
Clauzel, mais elle ne les avait ni absorbés ni trop longtemps arrêtés même.
Tandis qu'en France, à commencer par les gouvernants, les triomphateurs de
juillet, fort peu soucieux d'Alger, n'acceptaient que sous bénéfice
d'inventaire, et comme une charge embarrassante, cet héritage de la
Restauration, le général Clauzel était arrivé en Afrique très-décidé,
non-seulement à garder la conquête, mais encore à l'étendre, d'une façon plus
ou moins directe, jusqu'aux dernières limités de ce qu'il appelait le royaume
d'Alger. La première besogne urgente avait été d'établir quelque chose qui
ressemblât à une administration régulière dans la capitale^ De là une foule
d'arrêtés toujours incohérents, parfois contradictoires, souvent
inexécutables, mais qui témoignaient au moins d'une grande activité et d'un
grand zèle. C'est dans ce chaos qu'il faut démêler, trier, classer un petit
nombre de mesures plus importantes que les autres. Après avoir, pendant six
semaines, essayé de tout régler et de tout décider lui-même, le général en
chef prit le parti, le 1 6 octobre, d'instituer, sous la présidence de
l'intendant en chef de l'armée, M. Volland, un comité de gouvernement composé
de l'ancien consul de France, M. Deval, de l'inspecteur général des finances,
M. Fougeroux, et de M. Cadet de Vaux, commissaire du Roi près la municipalité
d'Alger. Le premier était chargé de la justice, le second des finances, le
troisième de l'intérieur. Celui-ci, qui était en réalité le maire de la
ville, avait fort à faire, car les mesures de police d'un côté, de l'autre
les démolitions ordonnées par l'autorité militaire, exigeaient à chaque
instant son intervention. Dans les voies les moins étroites, celles qui
aboutissaient à Bab-el-Oued et à Bab-Azoun, à peine pouvait-on circuler ; il
fallut les élargir ; les autres n'étaient que des ruelles ; il fallut
multiplier les communications, se donner de l'air, du jour et de la place ;
on fit de nombreuses trouées, surtout dans la partie basse de la ville. On
assigna des noms aux rues, des numéros aux maisons ; le premier de ces soins
fut confié à l'érudition historique du commandant Filhon, des
ingénieurs-géographes, et du capitaine Sol, de l'état-major ; Didon, Syphax,
Jugurtha, Juba, d'autres célébrités anciennes et modernes reçurent ainsi les
honneurs du parrainage. C'était
bien de démolir ; mais il n'eût été qu'honnête de désintéresser les
propriétaires. Le général Clauzel, dans un esprit d'équité, avait rendu, le 26
octobre, un arrêté qui affectait à leurs créances, à titre d'indemnité ou de
gage, des maisons ou des terrains appartenant au beylik, c'est-à-dire au
domaine de l'État ; mais à Paris, l'arrêté fut déclaré illégal. Puisqu'on
voulait soumettre à toute force les habitants d'Alger aux règles de la
législation française, puisqu'on leur imposait le principe de l'expropriation
pour cause d'utilité publique, encore fallait-il le faire suivre de son
corollaire immédiat, l'indemnité juste et préalable ; c'est ce qu'on négligea
de faire ; on crut s'acquitter pour le moment avec des promesses dont les
malheureux expropriés durent se contenter en guise de payement et qui, à peu
d'exceptions près, ne furent jamais tenues. Il y eut là, pour la population
mauresque, un grief légitime et une cause permanente de ressentiment contre
les Français. Il y en avait bien d'autres, à commencer par un des premiers
arrêtés du général Clauzel, daté du 8 septembre, qui, contrairement à la
capitulation du 4 juillet, déclarait réunies au domaine les propriétés du dey,
des beys et des Turcs déportés. Cette confiscation sommaire fut suivie, le 7 décembre, d'un acte qui attribuait
au domaine la gestion des biens considérables, provenant des fondations pieuses ou
charitables faites en faveur des villes saintes de la Mecque et de Médine,
des mosquées, des fontaines publiques et des pauvres. L'État sans doute ne
faisait ici que se substituer aux administrateurs musulmans, car il devait
pourvoir en leur lieu et place aux dépenses que les revenus de ces biens
devaient couvrir ; mais les agents du domaine comptaient sur un excédent de
recettes dont bénéficierait le trésor. Il en fut tout autrement, au moins
pour les fontaines, qui naguère, sous l'administration de l'amin-el-aïoun, étaient admirablement entretenues à peu de frais,
tandis qu'entre les mains des agents français, elles coûtèrent beaucoup plus,
tout en donnant moins d'eau à la ville. L'administration
de la justice fut réglée par un arrêté du 22 octobre qui dénotait chez son
auteur plus de bon vouloir que de connaissances juridiques. Les musulmans et
les Juifs conservaient leurs juges naturels, ceux-là le cadi maure, ceux-ci
le tribunal des rabbins. Pour les Français, il était institué une cour de
justice et un tribunal de police correctionnelle ; en matière criminelle,
l'action de la cour était limitée à l'instruction des affaires ; les prévenus
devaient être renvoyés en France pour y être jugés. Le législateur ne
prévoyait pas que les cours d'assises des Bouches-du-Rhône et du Var allaient
se refuser à connaître de faits commis hors du territoire affecté à leur
compétence. La juridiction des consuls dès diverses puissances à l'égard de
leurs nationaux et celle des conseils de guerre sur les indigènes prévenus de
délits ou de crimes contre les personnes et les propriétés des Français
étaient maintenues. Avec tous ses défauts, l'arrêté du 22 octobre répondait à
un si grand et si pressant besoin, qu'il fut accueilli avec satisfaction et
que les décisions judiciaires furent acceptées sans trop de plaintes, chose
encore plus étonnante quand on voit par quels hommes elles étaient en ce
temps-là rendues. La cour se composait d'un président qui était M. Deval,
l'ancien consul de France, d'un vice-président, l'ancien vice-consul, et de
deux juges, l'un, ancien contrôleur au théâtre de la Porte Saint-Martin,
l'autre interprète attaché à l'armée. Quant au tribunal de police
correctionnelle, M. Roland de Bussy, commissaire général de police,
président, avait pour assesseurs un ancien agent du service des douanes et un
jeune négociant qui, ayant fait à Paris de mauvaises affaires, était venu
chercher fortune en Afrique ; des trois, c'était le seul que l'opinion tînt
pour capable. Après
tout, les juges étaient proportionnés aux justiciables. Il est certain que le
personnel d'aventure qui avait suivi l'armée en Afrique n'était pas fait pour
donner aux indigènes une grande idée de la nation française ; il appartenait
en général à la catégorie peu estimable qui, dans ce jargon des ports de la
Méditerranée qu'on appelle la langue franque, était désignée par le mot de mercanti. Les cantiniers, les cabaretiers, les brocanteurs y tenaient la
plus grande place. Vingt jours après la prise d'Alger, dans la rue
Bab-el-Oued on pouvait trouver un restaurateur, un hôtel de Malte dans la rue
de la Marine ; dans la rue des Consuls, un hôtel des Ambassadeurs ; sur des
toiles flottantes, on lisait, ici l'enseigne d'un débit de vin, là celle
d'une boutique de charcutier, plus loin l'annonce d'un dépôt des excellentes
conserves d'Appert, etc. Ces prémices de la civilisation n'étaient pas précisément
celles que le général Clauzel s'était flatté d'apporter aux Algériens ; la
seule vraie colonisation, la colonisation agricole était son rêve. A son instigation,
le commissaire du Roi, maire d'Alger, M. Cadet de Vaux, travaillait à la
formation d'une société qui aurait à exploiter, sous le nom de ferme
expérimentale d'Afrique ou de ferme modèle, un domaine de mille hectares à
prendre sur les bords de l'Harrach. Le 26
septembre, à la pointe du jour, une petite expédition se mit à la recherche
de cette terre promise. L'agha Hamdan daigna s'y joindre. Ce riche négociant
maure, très-mal choisi pour imposer le respect aux Arabes, — car il était
d'une race et d'une profession qu'ils tenaient en petite estime, — n'en était
pas moins, aux yeux des Européens, un curieux personnage. Très-bel homme et
bon cavalier, il montait un cheval superbe, harnaché comme son maître était
vêtu, avec la dernière magnificence. Le velours de la selle turque, le drap
des fontes disparaissaient sous l'éclat des broderies d'or ; les étriers,
longs et larges, étaient dorés ; le fourreau du yatagan était en or ; les
crosses des pistolets, garnies en argent, étaient incrustées de pierres
précieuses en cabochon. Cinq cavaliers marchaient devant lui, portant ses
drapeaux ; six autres le suivaient, le long fusil en bandoulière ; cinq
serviteurs l'entouraient, chargés du soin de sa pipe, de son eau, de sa
cuisine, de ses tapis de voyage. Précédée d'une avant-garde de cavalerie, la
colonne des explorateurs arriva, par la route de Constantine, au pont de
pierre de l'Harrach. Au-delà se trouvait une grande construction
rectangulaire en assez mauvais état, qu'on appelait vulgairement la Maison-Carrée.
C'était là qu'on avait l'intention d'établir la ferme expérimentale ; mais le
sol des environs, sec, sablonneux, n'ayant pas convenu aux agriculteurs, on
fut d'avis de continuer d'un autre côté les recherches. Elles furent reprises
quelque temps après en remontant le cours de l'Harrach ; enfin, sur la rive
gauche, au-dessous du confluent de l'Oued-Kerma, la ferme dite du dey,
Haouch-Hassan-Pacha, parut réunir les conditions requises pour une bonne
exploitation. La construction principale mesurait cent mètres de long,
quatre-vingts de large ; un bâtiment secondaire avait vingt-cinq mètres de
côté. Entre des berges hautes, sans végétation, le fleuve écoulait lentement
ses eaux. On fit des essais de labour ; le terrain était couvert
d'asphodèles, en certains endroits, de joncs ; néanmoins l'expérience fut
jugée satisfaisante. Enfin, le 30 octobre, fut publié un arrêté qui
reconnaissait et investissait la Société de la Ferme modèle ; mille hectares
lui étaient concédés en location, au prix annuel d'un franc par hectare, pour
une durée de neuf, dix-huit ou vingt-sept ans, avec faculté de résiliation
pour les preneurs, non pour l'État. La société émit cinq cents actions de
cinq cents francs, qui obtinrent d'abord une certaine faveur ; cependant, il
s'en fallait de beaucoup qu'elles fussent toutes placées ; à l'engouément des
premiers jours succéda bientôt une période de découragement qui n'eut pas de
réaction. On s'aperçut que la position était insalubre, qu'elle était exposée
aux attaques des Arabes, bref, que l'affaire était mauvaise. Les premiers
souscripteurs perdirent leur argent, et la Ferme modèle ne fut plus qu'un
poste avancé utile pour surveiller le débouché du chemin d'Alger à Blida dans
la plaine. Il
n'était pas prudent de s'aventurer hors des murailles d'Alger sans escorte ;
des soldats isolés, des officiers, avaient été assaillis en deçà même des
lignes françaises. Il n'avait pas été malaisé de désarmer les Maures citadins
; mais les assassins venaient évidemment du dehors. La seule précaution qu'on
pût raisonnablement prendre fut d'exiger des gens de la campagne qui
voulaient entrer en ville, qu'ils déposassent leurs armes dans des postes
expressément désignés ; tout indigène armé encourait la peine de mort s'il
était pris dans l'intérieur des lignes. II Pour
rendre au pays l'ordre et aux Européens la sécurité, il y avait mieux à faire
que de promulguer des arrêtés qu'éludaient, en se moquant, les indigènes ;
c'était dans son repaire qu'il fallait aller chercher et atteindre
l'instigateur des meurtriers, le fauteur de la sourde hostilité et des folles
espérances que ne cessait pas de nourrir la population algérienne ; c'était à
Médéa qu'il fallait châtier l'insolent bey de Titteri, Moustafa-bou-Mezrag.
Mais, d'abord, avait-on une idée suffisamment exacte du pays qu'on allait
avoir à traverser, des populations qu'on aurait sans doute à combattre ? Ce
n'était pas la malheureuse excursion du maréchal de Bourmont à Blida qui
avait pu fournir à l'état-major, sur cet important sujet, des informations
concluantes. On interrogeait les gens du pays, on comparait, on essayait de
faire concorder leurs réponses qui étaient souvent contradictoires ;
là-dessus, on traçait un itinéraire probable, on rédigeait des notes où la
statistique du pays était établie avec une approximation très-large. Essayons
de résumer ce qu'on pouvait connaître à peu près à cette époque. Le
matin, au lever du soleil, et le soir, après son coucher, un brouillard bas,
épais, couvrait habituellement le vaste espace de la Métidja. C'est ce
brouillard qui, le 29 juin 1 830, avait un moment égaré l'armée française
dans la dernière étape de sa marche sur le fort l'Empereur. Aujourd'hui que
la plaine est cultivée et assainie, le phénomène est beaucoup moins fréquent
et moins intense. Quand il se produit, le massif au flanc duquel s'appuie
Alger émerge au-dessus comme une île montueuse ; cette île apparente est le
Sahel, dont l'étendue et le contour sont ainsi bien délimités. La moitié
orientale du massif, le tiers tout au moins, portait le nom d'El-Fhas ;
c'était proprement la banlieue d'Alger, un pays qui avait été le plus riant
du monde, qui devait un jour retrouver tout son charme, mais dont les combats
et l'occupation militaire avaient pour un temps fait une solitude ruinée. Le
reste du Sahel appartenait à l'un des outhane, ou divisions administratives,
dont nous aurons à dire un mot. En
confiant à des beys le gouvernement de la plus grande partie du territoire
algérien, à l'ouest, à l'est et au midi de la régence, les deys s'étaient réservé
l'administration directe de la Métidja, en y comprenant le versant
septentrional des montagnes qui lui servent de limites au sud. Partout,
ailleurs, dans les trois beyliks d'Oran, de Titteri et de Constantine, la
population était séparée en deux grandes fractions, très-distinctes par
l'origine, par les habitudes de la vie, par les mœurs : les Arabes pasteurs
et nomades, les Kabyles agriculteurs et sédentaires. Dans l'intérieur de la
Métidja, la différence entre les races était beaucoup moins tranchée ;
confondues par les Français sous le nom de Bédouins, elles avaient en quelque
sorte influé l'une sur l'autre, et, sans qu'on puisse dire qu'elles se
fussent pénétrées mutuellement, il n'en est pas moins vrai qu'elles s'étaient
singulièrement rapprochées. Par exemple, les Arabes n'y étaient plus en
majorité nomades ; s'il y en avait qui vivaient encore sous la tente, c'était
l'exception ; le plus grand nombre avaient des demeures fixes, non pas sans
doute des maisons solidement bâties, mais, par une sorte de compromis entre
la vie sédentaire et la vie errante, des habitations aussi faciles à
construire qu'à détruire : des branchages, des joncs, des roseaux,
quelquefois enduits de boue, une couverture de chaume en faisaient les frais.
Ces huttes, ces gourbis, comme on les nommait, on les retrouvait dans la
montagne voisine comme dans la plaine. En vrai pays kabyle, il y avait de
vraies maisons, groupées en vrais villages, de même qu'en vrai pays arabe il
n'y avait que des tentes réunies en douars. Chez ces Kabyles et ces Arabes de
la Métidja, sinon dégénérés, au moins transformés par un contact de tous les jours,
les habitudes, comme les habitations, se ressemblaient. Çà et là, dans la
plaine marécageuse, inculte, dénudée, des gourbis étaient groupés autour de
quelqu'un des bâtiments rectangulaires, du nom générique de haouch, construits sur un plan plus ou moins étendu, mais toujours,
comme on l'a vu par la Maison-Carrée, par la Ferme modèle, d'après un type
identique. Ces haouchs ou fermes appartenant, soit aux
deys, soit aux chefs de la milice turque, soit aux plus riches des Maures
d'Alger, soit aux grands des tribus, étaient spécialement destinés à
recueillir les nombreux troupeaux qui paissaient l'herbe de la plaine, ou à
recevoir le produit des morceaux de terre ensemencés par endroits au milieu
de la jachère ; quelques bouquets d'arbres, quelques têtes de palmiers les
signalaient au loin. Des caravanes de bêtes de somme, ânes, mulets, chameaux,
conduites par des cavaliers armés, en assez grand nombre pour se défendre
contre les maraudeurs, se croisaient, allant vers Alger ou s'en retournant.
Agriculteurs, pasteurs, marchands de la ville, se rencontraient et
commerçaient en des endroits désignés par le jour de la semaine assigné à tel
ou tel marché ; tous s'y rendaient en armes, et souvent il y éclatait des
rixes qui se seraient généralement terminées par un échange de coups de
fusil, sans la présence et l'intervention des chefs chargés de la police et
du maintien de l'ordre. Toute
l'étendue de la Métidja était divisée en outhane, sorte de districts
administratifs où la prudence des deys avait réuni les deux races, arabe et
kabyle. Chaque outhane était administré par un kaïd
turc qui avait sous ses ordres les cheikhs des tribus, avec une sorte de
force publique dont le nom collectif, marzen ou maghsen, s'appliquait à tous les cavaliers, dits mrazni, qui étaient employés, pour la rentrée des impôts par exemple,
au service du gouvernement. La partie occidentale du Sahel non comprise dans
le Fhas appartenait à l'outhane de Beni-Khelil, qui se prolongeait du nord au
sud, entre l'Harrach et la Chiffa, en remontant jusqu'aux Beni-Sala, dans la
montagne ; à l'est, on trouvait l'outhane de Beni-Mouça, le moins étendu,
mais le plus riche de tous, avec une centaine de haouchs ; puis l'outhane de
Khachna, jusqu'au Boudouaou, limite orientale de la Métidja. A l'ouest de la
Chiffa, il n'y avait que le vaste outhane d'Es-Sebt, qui comptait les tribus
les plus nombreuses comme les plus guerrières : dans la plaine, les Hadjoutes
; dans la montagne, les Mouzaïa, voisins des Beni-Sala, les Soumata, les
Beni-Menad. C'était de ceux-ci, rudes fantassins, que le bey de Titteri
attendait l'effort qui devait rejeter les Français sous le yatagan de
ceux-là, cavaliers incomparables. Le 15
novembre, le général Clauzel prononça solennellement la déchéance de
Moustafa-bou-Mezrag ; il lui donna pour successeur un parent de l'agha, comme
lui négociant et Maure, Moustafa-ben-Omar. On ne savait pas encore à quel
point de tels choix devaient irriter et humilier la fière aristocratie arabe,
et ce n'étaient assurément pas les Maures, à la fois ennemis des Français et
flattés de l'honneur insigne fait par eux successivement à deux des leurs,
qui auraient eu intérêt à éclairer le général Clauzel sur l'effet assuré de
ces erreurs fatales. Le 12, un ordre avait arrêté la composition du corps
expéditionnaire. Chacun des régiments d'infanterie de l'armée devait fournir un
bataillon de cinq cent vingt hommes : les 14e, 20e, 28e, 37e, à la première
brigade, sous le général Achard ; les 6e, 15e, 23e, 29e, à la deuxième, sous
le général d'Uzer ; les 17e, 30e, 34e, 35e, à la troisième, sous le général
Hurel ; l'artillerie faisait marcher une batterie de campagne et une batterie
de montagne ; le génie détachait deux compagnies de sapeurs. Toutes ces
troupes formaient une division sous les ordres du général Boyer. Il y avait
en outre une réserve composée d'un bataillon du 21 e, de quatre compagnies du
1er bataillon de zouaves et de deux escadrons de chasseurs ; cette réserve
devait être sous la main et à la disposition constante du général-en chef,
qui emmenait avec lui ses aides de camp, le chef et les officiers de
l'état-major général, le chef et les ingénieurs de la brigade topographique,
l'état-major de l'artillerie et du génie, l'agha, le nouveau bey de Titteri
et leur suite. Deux sous-intendants, assistés de trente-trois officiers
d'administration, dirigeaient le service administratif, subsistances,
ambulances et campement. Le train des équipages conduisait vingt et une
prolonges et trois cents mulets de bât. Un détachement de soixante-dix
gendarmes, sous les ordres du grand prévôt, constituait la force publique.
L'effectif réel de cette petite armée était de huit mille hommes environ. Les
troupes avaient l'ordre d'emporter des vivres pour quatre jours. Le fourrage,
excepté pour les deux premiers jours, devait être fourni par les soins de
l'agha. Les bataillons qui n'étaient point appelés à marcher étaient placés
sous le commandement du général de Loverdo. Le 16,
avant la nuit, l'artillerie et les prolonges du train s'établirent en avant
de Bab-Azoun ; le 17, au point du jour, toutes les troupes quittèrent leurs
cantonnements et s'engagèrent sur la route de Blida par Birmandraïs et
Birkhadem, à l'exception de la brigade Achard, qui, partie des environs du
fort l'Empereur, marcha par Dely-Ibrahim et Douera. Vers midi, la colonne
principale déboucha des collines dans la plaine ; ceux qui, comme le général
Hurel, avaient accompagné, quatre mois auparavant, M. de Bourmont, avaient
peine à se reconnaître. Ils n'avaient sous les yeux qu'un vaste marécage, une
sorte de jungle envahie par le débordement de l'Harrach. Les soldats
marchaient dans l'eau ; le sol détrempé cédait sous le poids des voitures.
Enfin, à deux heures, on atteignit la Ferme du bey d'Oran, lieu désigné pour
la grande halte. Ce fut là qu'on vit arriver le général en chef. Dans sa
nombreuse et brillante escorte, un jeune musulman attirait tous les regards :
beaux traits, œil vif, physionomie ouverte, intelligente. Le costume bleu de
ciel, brodé d'argent et de perles, les armes damasquinées, l'admirable cheval
blanc harnaché de velours et d'or, tout pouvait soutenir la comparaison avec
la magnificence de l'agha. Ce jeune homme, destiné à jouer un rôle brillant
dans la guerre d'Afrique, s'appelait Jusuf. Son histoire, telle du moins
qu'il se plaisait à la raconter, était un roman, un épisode des Mille et une
Nuits. Il se croyait né en 1808, à Livourne, d'un père français, employé
supérieur de la police dans cette ville, et qui aurait suivi, en 1814,
Napoléon à l'île d'Elbe. L'enfant, resté seul, aurait été, cette année-là
même, enlevé par des Tunisiens et vendu à leur bey. Élevé au Bardo, favori de
son maître, il aurait noué avec une de ses filles une intrigue dont un Grec
aurait surpris et vendu le secret. Avant de chercher asile au consulat de
France, il aurait commencé par arracher au traître les yeux et la langue, et
il aurait déposé ce sanglant hommage aux pieds de sa maîtresse, en lui disant
: « Voilà les yeux qui nous ont vus, et la langue qui nous a trahis. » A
dater de ce moment, nous passons du romanesque au réel. Il est certain
qu'embarqué à Tunis au mois de juin 1830, il prit terre à Sidi-Ferruch en
même temps que l'armée française, et que M. d'Aubignosc, qui l'avait amené,
l'employa dès lors comme interprète. Son patron ayant été remplacé à la suite
de la révolution de Juillet, il fut dénoncé au général Clauzel et arrêté
comme entretenant avec Tunis une correspondance interlope qui se trouva être,
au contraire, toute dans l'intérêt de la politique française. A ce propos, le
général en chef eut l'occasion de le voir ; il le prit en gré et l'attacha
comme mamelouk à sa personne. Tandis
que la colonne se remettait en marche, on apercevait sur la droite la brigade
Achard descendant de la montagne ; retardée par la difficulté des chemins,
elle ne put joindre qu'au bivouac de Bou-Farik. Avant d'y arriver, le corps
expéditionnaire avait eu à traverser, sur une suite de petits ponts en
briques, un marais formé par l'expansion d'un ruisseau sans profondeur et
presque sans courant ; c'est ce passage qu'on a nommé le défilé des
Dix-Ponis. Bou-Farik était, à cette époque, un lieu inhabité, désert au moins
six jours par semaine ; le lundi seulement, il s'y tenait un marché d'une
assez grande importance. Ce fut sur l'emplacement de cette réunion
hebdomadaire, un peu au-dessus du niveau des terres humides, que le bivouac
fut installé, chaque brigade occupant une face d'un carré dont le quatrième
côté était fermé par la cavalerie ; le quartier général, l'artillerie et les
bagages au centre. Il plut toute la nuit ; le silence ne fut troublé que par
le glapissement des chacals. Le
lendemain, 18, les feux de cuisine eurent de la peine à s'allumer sous la
pluie ; les hommes ne purent manger la soupe que très-tard, de sorte qu'il
était déjà midi quand la marche fut reprise dans l'ordre suivant : la
cavalerie en tête, un bataillon de la brigade Achard, une section
d'artillerie, les trois autres bataillons de la brigade, une compagnie de
sapeurs. Après cette avant-garde venaient le reste de l'artillerie, la
brigade d'Uzer, la seconde compagnie de sapeurs, les bagages, escortés par la
gendarmerie, la brigade Hurel, le bataillon du 21e en arrière-garde. Les
zouaves marchaient en éclaireurs sur les flancs de la colonne. De distance en
distance, on rencontrait des troupeaux et des groupes d'Arabes qui
regardaient passer les troupes ou qui s'approchaient même pour leur vendre de
la volaille, des œufs, du lait, du beurre. L'attitude de ces gens-là était
absolument pacifique. Déjà on apercevait, au pied de l'Atlas, au-dessus de la
forêt d'orangers qui sert de ceinture à Blida, les minarets de ses mosquées,
lorsque, sur l'autre bord d'un ravin, à trois kilomètres environ de la ville,
la route apparut barrée par une ligne de cavaliers et de fantassins
irrégulièrement distribués sur un front de plus de deux mille mètres depuis
la montagne où s'appuyait leur droite jusqu'au grand mur blanc qui marquait
l'emplacement projeté de la Nouvelle-Blida. Il était deux heures ;
l'avant-garde fit halle ; le général en chef fut prévenu. Aussitôt on vit
Jusuf, le mamelouk, partir de toute la vitesse de son cheval, seul,
parlementer avec les Arabes, en ramener quelques-uns. Quand ceux-ci eurent
rapporté aux autres que le général des Français voulait entrer à Blida, il y
eut une grande clameur. Jusuf, qui n'avait pas voulu quitter les
parlementaires, fut injurié, traité de renégat, couché en joue ; avec un
sang-froid imperturbable, il obtint que deux des grands chefs vinssent conférer
encore avec le général. On ne put pas s'entendre davantage ; l'un des deux
Arabes, droit sur les étriers, brandissant au-dessus de sa tête son long
fusil, s'écria que les vrais croyants ne se soumettraient jamais aux
infidèles, et que l'heure était venue de faire parler la poudre. A peine se
furent-ils éloignés que, du côté des Arabes, deux coups de fusil retentirent. Précédés
par une ligne de tirailleurs, les quatre bataillons de la brigade Achard,
ployés en colonne serrée, l'artillerie en batterie, la cavalerie sur les
flancs, occupaient la crête du ravin ; la fusillade s'engagea. Bientôt la
brigade d'Uzer vint se former à leur gauche ; le ravin fut franchi, l'ennemi
culbuté, poussé, poursuivi à travers les broussailles jusqu'au milieu des
vergers clos de murs et de haies qui entouraient la ville. Là, sur un terrain
favorable à la défense, la résistance fut vive ; mais tandis que le 28e,
soutenu par la brigade d'Uzer, pénétrait dans le cimetière en avant de la
porte d'Alger, le général Achard, avec ses autres bataillons, contournait la
ville et s'attaquait à la porte de Médéa. Impatient du retard, le lieutenant
d'Hugues, du 37e, escalada le mur ; quelques voltigeurs de sa compagnie
sautèrent après lui, la porte fut ouverte, et lés défenseurs de la ville
s'enfuirent dans la montagne. A la chute du jour, le général Clauzel rappela
les troupes, à l'exception des postes laissés à la garde des portes, et les
fit bivouaquer, la brigade Achard en avant de Blida, les deux autres en
arrière. De sa personne, il s'établit dans la grande maison près du
cimetière, qui avait été occupée naguère par M. de Bourmont. La nuit fut
pluvieuse. Le lendemain 19, dès l'aube, des groupes d'Arabes et de Kabyles,
embusqués à petite distance sur les pentes boisées de l'Atlas, commencèrent à
tirailler ; leur feu rendait particulièrement dangereux l'accès d'une fontaine
qui était, de ce côté, la seule où les chevaux pussent s'abreuver. En même
temps, Blida était mise au pillage ; malgré la défense du général, des
maraudeurs s'y étaient glissés dans l'ombre ; soldats, zouaves, Kabyles,
Juifs, confondus, défonçant les portes, éventrant les boutiques, s'injuriant,
se menaçant, se disputant le butin, fous ces pillards poussaient de telles
clameurs qu'au quartier général on crut d'abord que l'ennemi était rentré
dans la ville. Le grand prévôt et ses gendarmes, l'agha et ses chaouchs
eurent beau intervenir : le désordre ne cessa pas de tout le jour. Au
dehors, le général Clauzel avait donné l'ordre de balayer les environs de la
place. Dans la plaine, à droite de la route de Médéa, une charge des
chasseurs, soutenus par le 14e, dispersa les Arabes ; dans la montagne, le
20e, le 37e et deux compagnies du 28e s'engagèrent par petites colonnes sur
le territoire des Beni-Sala, brûlant tout, détruisant tout : c'était l'ordre.
Tous les hommes armés saisis, soit dans la ville, soit aux alentours, étaient
amenés au grand prévôt et fusillés sans merci. Le soir venu, tandis que, sur
une étendue de trois kilomètres, les flammes éclairaient en rouge les grands
bois et les jardins, les chênes verts et les oliviers, les orangers et les
myrtes, tandis que tambours et clairons rappelaient au bivouac les colonnes
qui avaient allumé l'incendie, on vit des groupes de fugitifs, précédés d'un
drapeau blanc, sortir des gorges, les enfants en tête, et demander grâce.
Bientôt le meufti et les notables de Blida se présentèrent au quartier
général, faisant leur soumission, maudissant les Kabyles qui les avaient
contraints à se battre. Le général Clauzel leur permit de rentrer dans leurs
maisons dévastées. Comme il ne voulait pas laisser derrière lui sans garde
une ville qui venait d'inaugurer avec une telle audace la résistance aux
Français, il y établit le colonel Rullière avec le 34e, le 35e et deux pièces
d'artillerie. Le 20
novembre, à six heures du matin, l'armée, diminuée de la garnison de Blida,
se remit en marche. Elle s'avançait au sud-ouest, côtoyant l'Atlas, dans un
pays inculte, obstrué de broussailles, de buissons d'épines, de genêts, de
palmiers nains ; vers onze heures, elle s'arrêta sur la crête orientale d'une
large et profonde coupure aux berges escarpées, ancien lit d'un puissant
fleuve qui roulait, entre des rives distantes de 400 mètres, ses eaux
maintenant abaissées, réduites, comme perdues dans ce vaste espace, cédant
aux envahissements des lentisques et des lauriers-roses les neuf dixièmes de
leur antique domaine, presque toujours et presque partout guéables, célébrées
cependant encore comme une des plus importantes rivières de l'Algérie :
c'était la Chiffa. Les fantassins n'eurent pas même les genoux mouillés. A
deux heures, l'avant-garde atteignit une grande ferme nommée HaouchMouzaïa,
ou encore Haouch de l'agha d'Oran. C'était là que le sentier suivi depuis
Blida tournait brusquement et se dirigeait droit sur la montagne. Ou fit
halte ; toutes les troupes reçurent une distribution de vivres et de vin.
L'état-major délibérait. Quelle était la nature du terrain et quels étaient
les obstacles qu'on allait avoir à franchir ? Les renseignements fournis par
les indigènes étaient contradictoires ; néanmoins, comme les plus
vraisemblables étaient ceux qui donnaient le plus à réfléchir, le général
Clauzel décida qu'on n'irait pas plus loin ce jour-là, sauf la brigade
Achard, qui alla prendre son bivouac à trois ou quatre kilomètres en avant, dans un bois
d'oliviers, sur le versant de l'Atlas. Des cheikhs de Mouzaïa et de Soumata
vinrent annoncer que le bey de Titteri se préparait à défendre le Ténia ou
col qu'il fallait traverser pour descendre à Médéa, mais que, pour eux, ils
se tiendraient paisibles si on leur donnait des burnous ; on leur donna des
burnous. Comme les voitures de l'artillerie et du train ne pouvaient pas
aller plus avant, faute de roule, elles furent parquées dans la grande cour
de la ferme ; l'agha profita de cette disposition pour s'y arrêter
pareillement et dresser ses tentes sous la protection du 21e, chargé de
garder l'artillerie et les bagages. Les pièces de montagne, les munitions- de
guerre et de bouche, portées par des mulets de bât, allaient suivre la
colonne combattante. Le 21
novembre, après la diane, l'ordre du jour qui suit fut lu à toutes les
troupes : « Soldats, nous allons franchir la première chaîne de l'Atlas,
planter le drapeau tricolore dans l'intérieur de l'Afrique, et frayer un
passage à la civilisation, au commerce et à l'industrie. Vous êtes dignes,
soldats, d'une si noble entreprise ; le monde civilisé vous accompagnera de
ses vœux. Conservez le même bon ordre qui existe dans l'armée ; ayez le respect
le plus grand et le plus soutenu pour les populations partout où elles seront
paisibles et soumises ; c'est ce que je vous recommande. Ici, j'emprunte la
pensée et les expressions d'un grand homme, et je vous dirai aussi que
quarante siècles vous contemplent. » On se
mit en mouvement ; quand on eut rejoint la brigade Achard, elle prit la
direction de la marche, le 1 4e en tête. Derrière elle venait la batterie de
montagne, puis la brigade d'Uzer, la cavalerie, les mulets, enfin la moitié
de la brigade Hurel, l'autre moitié ayant été laissée avec le colonel
Rullière à Blida. Du haut des mamelons dont l'armée côtoyait la base, des
groupes de Kabyles, sans armes apparentes, regardaient passer la colonne qui
s'allongeait et s'amincissait à mesure que le sentier devenait plus étroit et
plus roide. Après deux heures de marche, l'avant-garde déboucha tout à coup
sur un large plateau d'où le regard émerveillé embrassait la vaste étendue de
la Métidja et découvrait à l'horizon le bleu profond de la mer. En avant des
bataillons massés face au nord, le général Clauzel fit saluer la France d'une
salve de vingt-cinq coups de canon. Pendant que l'avant-garde se reformait,
les généraux prenaient ensemble le repas du matin ; depuis ce jour-là, ce ressaut
de l'Atlas a gardé le nom de plateau du Déjeuner. L'ascension
continuait, de plus en plus rude ; à droite, la colonne longeait un ravin
étroit, profond, un abîme d'où montait le fracas d'un torrent ; à gauche se
dressait une montagne dont les flancs mamelonnés, rongés par les eaux,
semblaient refuser place au sentier qui les contournait. A midi, la marche
fut arrêtée par une coupure au-dessus de laquelle une passerelle était jetée
la veille encore ; on en voyait les débris fraîchement abattus. Dès que les
sapeurs du génie eurent à peu près rétabli le passage, une compagnie du 14e
se porta en avant. Un coup de feu retentit ; c'était le premier. A ce signal,
tous les Kabyles paisibles qui semblaient venus comme pour un spectacle, se
dressent le fusil en main ; ces Soumata, ces Mouzaïa, dont les cheikhs
s'étaient si bien fait donner des burnous, commencent à tirailler, sur les
flancs et sur les derrières. En même temps, les gens du bey se massent contre
l'avant-garde. Contenir l'ennemi de front, débusquer l'ennemi de gauche en
s'élevant résolument sur les mamelons qu'il occupe, c'est l'unique manœuvre
que permette la nature du terrain. Gardant ce qu'il faut bien nommer par
convention la route avec le 37e, le général Achard donne au 20e, au 28e, au 1
4e, sous les ordres du colonel Marion, les mamelons pour objectif. Le ravin
de droite, plus voisin de son origine, est à cet endroit-là moins
inaccessible ; avec des peines infinies, une compagnie du 37e, conduite par le
capitaine Lafare, descend au fond de l'abîme, escalade l'autre berge, et
surgit devant les Soumata, qui, ayant un tel fossé devant eux, se croyaient à
l'abri de toute attaque ; cependant, quand ils ont compté le petit nombre de
braves qui viennent à eux, ils se rassurent et s'efforcent par un feu soutenu
de les rejeter dans le précipice ; le capitaine tombe glorieusement percé de
plusieurs balles ; le sous-lieutenant est grièvement blessé ; mais un obus
passe en sifflant au-dessus de sa tête ; il éclate au milieu du gros des
Kabyles ; un second le suit avec une précision égale ; c'est une section de
la batterie de montagne qui lire de l'autre côté du ravin ; la compagnie du
37e est dégagée, l'ennemi fait retraite, et désormais le flanc droit de la
colonne a cessé d'être inquiété. De l'autre côté, les bataillons détachés par
le général Achard ont eu grand'peine à s'élever jusqu'aux sommets dont les
défenseurs font pleuvoir sur eux une grêle de balles. Pour animer ses hommes
qui lentement gravissent les pentes, le colonel Marion fait battre la charge
; à ce signal qui fait vibrer son cœur de vieux soldat, le général Achard
s'imagine les voir sur les crêtes, et ne voulant pas rester en arrière, il
donne au 37e l'ordre d'attaquer : « En moins d'une demi-heure, dit-il, je
serai là-haut. » Pour arriver là-haut, au col où se tient, avec l'élite de
ses troupes et deux pièces de canon, le bey de Titteri, il faut passer et
repasser par les plis du sentier dont les lacets se multiplient à mesure que
l'escarpement devient plus sauvage. Le bataillon s'est allégé de ses sacs ;
conduit par le général Achard et le commandant Ducros, il monte ; des
pierres, des quartiers de roc, des volées de balles font à chaque instant
leur trouée dans les files, le bataillon monte toujours ; le voilà au niveau
du col, devant cette entaille,, cette brèche qui s'entr'ouvre de deux mètres à
peine à travers la montagne ; la charge bal ; les deux pièces ont à peine le
temps de tirer une dernière salve ; le bey, ses Turcs, ses Arabes, ses
Kabyles sont abordés, refoulés, culbutés. Le premier Français qui est arrivé
au col est un jeune officier d'état-major, aide de camp du général Achard, le
lieutenant de Mac Mahon. Quelque temps après, les bataillons du colonel
Marion apparaissent sur la gauche et saluent de leurs acclamations les braves
du 37e. Désormais la route de Médéa est ouverte ; le général en chef établit
son bivouac sur le versant méridional de l'Atlas. C'était à quatre heures que
le col avait été conquis ; à minuit l'extrême arrière-garde y arrivait à peine. Tel a
été ce premier passage du Ténia, théâtre prédestiné pour des luttes
sanglantes. Celle-ci coûtait au vainqueur deux cent vingt hommes hors de
combat, dont vingt-sept morts et quatre-vingts blessés atteints grièvement ;
le 37e comptait soixante-dix des siens sur cette liste glorieuse. Le soir
même, à dix heures, le général Clauzel fit lire à toutes les troupes la
proclamation suivante : « Soldats ! les feux de vos bivouacs qui, des cimes
de l'Atlas, semblent dans ce moment se confondre avec la lumière des étoiles,
annoncent à l'Afrique la victoire que vous achevez de remporter sur ses
fanatiques et barbares défenseurs, et le sort qui les attend. Vous avez
combattu comme des géants, et la victoire vous est restée. Vous êtes,
soldats, de la race des braves et les véritables émules des armées de la
Révolution et de l'Empire. Recevez le témoignage de la satisfaction, de
l'estime et de l'affection de votre général en chef. » Après
cette rude journée, les troupes avaient besoin de repos. Dans la matinée du
22, quelques compagnies seulement allèrent incendier les gourbis des gens de
Soumata. A onze heures, la brigade Achard reçut l'ordre de se porter en avant
; la brigade d'Uzer était laissée au col avec les blessés confiés à sa garde.
La colonne ne se composait donc plus que de six bataillons, des zouaves, de
la batterie de montagne et de la cavalerie. La descente se présentait presque
aussi malaisée que la montée ; le sentier toujours rocailleux était un peu
moins étroit, de sorte qu'au lieu de défiler par deux ou trois, les hommes
pouvaient marcher quatre ou cinq de front ; les pitons étaient plus boisés ;
mais aussi l'ennemi pouvait s'embusquer plus sûrement derrière les arbres. Il
essaya, en effet, d'inquiéter l'avant-garde, sans parvenir toutefois à
ralentir sa marche. Il y eut cependant un incident douloureux sur la gauche,
où le colonel Marion, fourvoyé dans une gorge latérale avec le 20e, eut
quelque peine à se dégager ; cinq blessés étaient tombés aux mains des Kabyles,
qui suivirent longtemps la colonne en agitant leurs têtes sanglantes. Au pied
de la montagne s'étend un plateau couvert d'oliviers sauvages ; c'est un lieu
que les indigènes nommaient Zeboudj-Azara. Ils y étaient en assez grand
nombre, cavaliers et hommes de pied ; quelques obus les en délogèrent, puis
les chasseurs les poursuivirent jusqu'au bord d'un ravin qui arrêta la
charge. Ce fut le dernier engagement sérieux ; on ne vit plus dès lors que de
petits groupes qui, dans les passages difficiles, essayèrent de se jeter sur
les mulets du convoi. La chaleur était forte ; au delà de Zeboudj-Azara
coulaient deux petits ruisseaux troublés par l'ennemi. La route, plus large,
contournait une suite de hauteurs dominées par le Djebel-Dakla. Tout à coup,
sur un rocher isolé, escarpé du côté de l'ouest, apparut Médéa. Le soleil,
déjà bas, éclairait d'une lumière dorée le mur d'enceinte, les minarets et
les lignes brisées du haut aqueduc qui amène les eaux du nord-est à la ville.
L'avant-garde en était encore à deux kilomètres lorsqu'on entendit soudain le
bruit d'une fusillade nourrie, mêlée de quelques coups de canon : c'étaient
les gens de Médéa qui, pour faire accueil aux Français, tiraient sur les
bandes vaincues de leur maître. Peu d'instants après, trois cavaliers de
bonne mine se présentèrent devant le général en chef ; ils apportaient la
soumission de leurs concitoyens. Des hommes et des enfants groupés en avant
de l'aqueduc regardaient en silence, mais sans crainte, le défilé des
premiers pelotons. L'état-major seul entra dans la ville ; les troupes
établirent leurs bivouacs, la brigade Hurel en deçà, sur la route même, la
brigade Achard un peu au-delà. III L'aspect
de Médéa était tout autre que celui d'Alger ; sauf les minarets des mosquées,
il n'avait presque rien d'oriental ; on eût dit plutôt une petite ville du
midi de la France ; au lieu de cubes de maçonnerie d'une blancheur éclatante,
des maisons aux murs bruns ; au lieu de terrasses, des toits inclinés
couverts en tuiles creuses ; des rues plus larges, surtout moins tortueuses,
toutes bordées d'un petit trottoir. De même au dehors. On est ici à plus de
900 mètres au-dessus de la mer ; plus d'agaves, plus de cactus, ni
d'orangers, ni de grenadiers, ni même d'oliviers ; des haies d'épine autour
des jardins ; de grands enclos plantés de vignes ; une végétation tout
européenne. La ville avait cinq portes ; les deux principales, l'une près de
l'aqueduc, l'autre à l'extrémité opposée de la grande rue, étaient surmontées
chacune d'une batterie de longues coulevrines à l'écusson d'Espagne. A
l'intérieur, outre les mosquées, il y avait une caserne de janissaires, une
Kasba qui ne paraissait être qu'un grand magasin, et le palais du bey où fut
installé le quartier général. C'était une grande construction carrée, d'un
assez beau style moresque, doublée d'une autre moins élégante et plus petite
; toutes deux avaient été démeublées ; mais dans plusieurs pièces il était
resté de vieux tapis, des peaux de mouton, de gros écheveaux de laine, et
surtout d'énormes tas d'orge et de blé, avec des sacs de couscoussou et de
grandes jarres remplies de viande de mouton conservée dans la graisse. La
population de Médéa ne dépassait pas six ou sept mille âmes, dont un millier
de Turcs et de coulouglis ; les autres étaient Maures, les Juifs peu
nombreux. Ces gens-là paraissaient braves et charmés d'être débarrassés de la
domination turque. Dans la matinée du 23 novembre, une centaine de cavaliers
se montrèrent à deux kilomètres environ au sud-est, avec le dessein évident
de s’établir dans un grand haouch qui était la maison de campagne du bey ;
aussitôt les hommes de la ville sortirent en armes et allèrent s'embusquer
dans les jardins pour tenir les maraudeurs à distance. Peu après, les
voltigeurs du 14e, soutenus par le 37e, se portèrent sur l'haouch au pas de
course et eurent bientôt fait d'en déloger l'ennemi ; celui-ci, toutefois,
avait eu le temps de tout piller ; mais il restait beaucoup d'orge et surtout
une grande quantité de paille, trouvaille précieuse, car dans ce pays il y
avait disette de fourrage. Les positions des troupes furent rectifiées ; la
brigade Hurel se rapprocha de la ville, et le général Achard établit son quartier
dans le Versailles du bey ; de fait, c'était plus qu'un haouch ; il y avait
d'assez belles chambres, de belles cours entourées d'arcades, partout de
l'eau en abondance ; dans les jardins, quelques oliviers, les seuls qui
existassent alors aux environs de Médéa. Le
général Clauzel avait l'imagination vive, ardente, non pas rêveuse, mais
toujours en rêve ; il était optimiste comme la jeunesse, et comme la jeunesse
aussi, quand elle n'est pas timide, car c'est tout l'un ou tout l'autre,
confiant à l'excès en lui-même. Un événement non prévu vint comme à point
pour justifier sa confiance. On ne savait trop où était Moustafa-bou-Mezrag,
lorsque, désespérant de sa fortune en vrai fataliste, et redoutant les
Kabyles en vrai Turc, il vint se mettre volontairement à la merci d'un
vainqueur qu'il supposait plus généreux que ses anciens sujets ; il ne se
trompait pas : le vainqueur lui fit bon accueil. Dans la même journée, les
cent cinquante janissaires qui tenaient garnison dans Médéa se rendirent à la
discrétion de l'autorité française. Tout était pour le mieux ; le plan du
général Clauzel s'agrandissait avec une facilité merveilleuse. Voilà le
nouveau bey, Moustafa-ben-Omar, bien et dûment installé dans son beylik de
Titteri ; on lui laissait provisoirement l'assistance du colonel Marion avec
les bataillons du 20e et du 28e, les zouaves et une section d'obusiers de montagne
; le général d'Uzer, qui était au col de Mouzaïa, n'avait qu'à se porter de
quelques lieues au sud-ouest pour occuper la vallée du Chélif et s'établir à
Miliana : rien de plus simple ; pour ce qui est d'Oran et de Constantine, le
général en chef avait des projets dont nous aurons bientôt la confidence. En
attendant, voici ce qu'écrivait à Paris un de ses officiers d'ordonnance : «
La France sera contente, j'espère, de cette campagne de sept jours : le
drapeau tricolore, planté sur les remparts de Médéa, signale d'une manière
brillante notre ère de liberté. Il s'agit maintenant d'obtenir le même
résultat à Constantine, et l'Afrique est soumise. Au reste, qu'on ne craigne
pas que le poste de Médéa soit une imprudence ; il est soutenu par la
position de l'Atlas, où l'affaire du 21 a eu lieu et que le général va faire
occuper par deux blockhaus ; la ferme où nous avons campé le 20 et que le
général a fait fortifier sera ensuite un point intermédiaire jusqu'à Blida,
où le général se propose de laisser le lieutenant général Boyer, qui sera
commandant supérieur de la province. On ne peut, comme vous voyez, ajouter
plus de prudence à une combinaison aussi hardie ; l'avenir de l'Afrique est
tout entier dans ce plan. » Le
singe de la fable n'avait oublié que d'allumer sa lanterne ; le général
Clauzel n'avait oublié que d'emporter en assez grande quantité trois petites
choses : des munitions, de l'argent et des vivres. Pour former à Médéa une
réserve de vingt mille cartouches, on fut obligé de vider les gibernes ;
chaque homme n'en garda pas plus de vingt, ce qui suffisait à peine aux
incidents possibles du retour. D'autre part, vingt mille cartouches pour
Médéa, c'était bien peu ; il n'y avait qu'à en faire venir d'Alger deux cent
mille ; au gré du général en chef, rien n'était plus simple. Un détachement
de cinquante canonniers conducteurs ou de soldats du train, de ceux qui
étaient restés à la Ferme de l'agha, n'aurait qu'à partir, sous les ordres du
capitaine Esnaut, en prenant pour objectif le sommet de la Bouzaréa ;
cinquante hommes d'infanterie lui serviraient d'escorte un peu plus loin que
Blida. En vingt-quatre heures, avec un peu de diligence, il pourrait être à
Alger. Le retour, plus lent, puisque les hommes auraient à ramener en main
les chevaux chargés de cartouches, se ferait sous la protection du second
bataillon du 20e, appelé à rejoindre le premier à Médéa. Quand le général
Clauzel fit connaître ce dispositif au lieutenant-colonel Admirault,
commandant l'artillerie de l'armée, celui-ci fut frappé du danger qu'allait
inévitablement courir au milieu de la Métidja un détachement si faible : «
Puisque vos artilleurs ne sont bons à rien, lui dit avec humeur le général,
vous n'avez qu'à vous en aller avec eux. » Des observations furent faites par
quelques officiers au général Delort, qui refusa de les transmettre à son
chef. L'ordre fut dépêché tel quel au capitaine Esnaut. En fait d'argent, les
officiers du corps expéditionnaire vidèrent leurs bourses comme les soldats
avaient vidé leurs gibernes ; mais cette espèce de cotisation ne suffisant
pas aux dépenses probables de Médéa, on fut obligé d'emprunter à l'ex-bey
Bou-Mezrag tout ce qu'il avait de boudjous pour une valeur de neuf à dix
mille francs. Enfin, quant aux vivres, comme il ne s'était trouvé dans les
magasins du beylik que du biscuit avarié et quelques sacs de couscoussou, on
fit fabriquer tant bien que mal du pain d'orge, où la paille ne manquait pas
; le seul produit abondant était un vin blanc très-agréable dont les soldats
se régalaient au prix de neuf sous le litre. Le 26
novembre, à la pointe du jour, la colonne, réduite à quatre bataillons, se
mit en marche, le général Hurel d'abord, puis l'état-major à la suite duquel
venaient Bou-Mezrag, ses enfants et ses janissaires, entourés de gendarmes,
puis le convoi, puis le général Achard ; la cavalerie à l'arrière-garde. Les
hommes emportaient six rations de vivres, trois pour eux-mêmes, trois pour
les camarades de la brigade d'Uzer, qui, laissés depuis cinq jours au Ténia,
devaient mourir de faim ; les rations se composaient de vieux biscuits, de
gros pain d'orge et d'un peu de viande cuite. La colonne n'eut pas un seul
coup de fusil à tirer ; partout, sur son passage, les Kabyles avaient arboré
de petits drapeaux blancs. A midi, on arriva au col : depuis deux jours, la brigade
d'Uzer ne vivait guère que de glands doux cuits dans la cendre ; on n'avait
pu se procurer que quelques poules dont on avait fait du bouillon pour les
blessés. Après deux heures de halte, la marche fut reprise. Inébranlable dans
son optimisme, le général Clauzel prescrivit au général d'Uzer de garder la
position, en se préparant à partir pour Miliana le lendemain matin. A la nuit
tombante, la colonne atteignit la Ferme de l'agha. Les nouvelles qu'on y
trouva étaient mauvaises : la garnison de Blida avait eu de rudes combats à
soutenir, et le détachement de canonniers avait dû rencontrer beaucoup
d'obstacles sur son chemin. Trois compagnies du 21e l'avaient escorté bien au
delà de Blida ; comme on apercevait un grand nombre d'Arabes dans la plaine,
le commandant de l'escorte avait engagé le capitaine Esnaut à se replier avec
lui sur la ferme, mais l'officier d'artillerie s'y était absolument refusé.
Tandis qu'il prenait le trot avec ses hommes, dont les uns n'avaient que
leurs sabres, les autres des mousquetons, l'infanterie, qui venait de faire
demi-tour, était assaillie par une avalanche de cavaliers ; il avait fallu
former le carré plus d'une fois, et, en fin de compte, battre en retraite sur
Blida en attendant la nuit pour regagner la ferme. Ces nouvelles tombèrent
comme une douche d'eau froide sur le cerveau bouillant du général Clauzel ; à
l'instant même, il dépêcha au général d'Uzer l'ordre d'évacuer le col et de
rejoindre l'armée. Le 27, de grand malin, on prit le chemin de Blida. A deux
kilomètres environ de la ville, on aperçut l'ennemi, la gauche couverte par
le lit encaissé de l'Oued-el-Kebir, la droite, surtout formée de cavalerie,
en partie dissimulée par les broussailles de la plaine. Le général Clauzel le
fit attaquer aussitôt ; mais la charge était commencée à peine que les
cavaliers arabes avaient déjà tourné bride et que les fantassins avaient
disparu, qui dans les fourrés, qui dans le ravin. En entrant dans Blida, le
plus affreux spectacle glaça les survenants d'horreur : des flaques de sang
coagulé remplissaient les ruisseaux ; les rues étaient jonchées, les maisons
remplies de cadavres ; partout des marques d'une lutte impitoyable. Voici ce
qui s'était passé. Dès le
20 novembre, le colonel Rullière avait arrêté ses dispositions défensives ;
la porte d'Alger s'ouvrait sous une voûte qui supportait la grande salle
d'une mosquée dont le colonel avait fait un hôpital ; les deux compagnies de
grenadiers du 34e et du 35e en avaient la garde ; les autres portes et les
minarets étaient gardés par des détachements. Le 21, la journée avait été
assez calme ; le 22, des Kabyles étaient venus attaquer en avant de la porte
d'Alger une maison qu'occupait une compagnie du 35e. Le 23, le 24, le 25, il
n'y avait rien eu d'extraordinaire, si ce n'est, le dernier jour, beaucoup de
mouvement dans la ville. Des trouées faites dans le mur extérieur, construit
en pisé, avaient livré passage à beaucoup de Kabyles qui se tenaient cachés
dans les maisons. Le 26, dès la pointe du jour, on vit des bandes nombreuses
descendre de l'Atlas et d'autres arriver par la plaine ; celles-ci
appartenaient aux contingents amenés par Ben-Zamoun des montagnes qui ferment
à l'est la Métidja. La porte du côté des hauteurs fut la première attaquée ;
mais presque en même temps, le détachement qui la défendait se vit menacé par
derrière ; c'étaient les habitants eux-mêmes et les alliés cachés dans leurs
logis qui venaient de sortir en armes dans les rues. Bientôt les postes
répartis dans la ville furent obligés de se replier les uns sur les autres et
de se porter vers la mosquée de la porte d'Alger, qui était le point de
ralliement général et le réduit de la garnison. Sous la voûte, une pièce de
huit était en batterie, la gueule tournée contre le débouché de la grande rue
; mais telle était la confusion que les canonniers, craignant de tirer sur
les Français en même temps que sur l'ennemi, n'osaient pas mettre le feu à la
charge ; on se battait corps à corps. Il y eut un moment critique : deux
Kabyles avaient sauté à cheval sur la volée même de la pièce, tandis qu'un
troisième plantait son drapeau devant la bouche vis-à-vis du drapeau du 34e
qu'un officier tenait près de la culasse ; tout à coup, un adjudant d'artillerie
s'élance, abat d'un coup de sabre les deux Kabyles et abaisse la mèche sur la
lumière en criant : « En avant sur la mitraille ! » Le coup dégagea la
voûte ; les cadavres abattus en obstruèrent l'entrée comme une barricade.
Dans le même temps, le colonel Rullière venait d'ordonner aux deux compagnies
de grenadiers de se porter rapidement de l'autre côté de la ville en longeant
les jardins, de rentrer soit par la porte de Médéa, soit par les brèches
ouvertes dans le mur d'enceinte, et de tomber à la baïonnette sur l'ennemi
pris à revers. C'était en petit la manœuvre de Richepance à Hohenlinden. La
fusillade continuait de part et d'autre ; tout à coup, au milieu des
détonations retentissantes, on commença d'entendre des clameurs lointaines, puis
le rythme de la charge battue à la française ; alors, à travers les
assaillants surpris, les voltigeurs du 35e débouchèrent de la voûte à la
rencontre de leurs camarades ; le combat dès lors changea de face ; mais il
fallut emporter d'assaut les maisons l'une après l'autre, poursuivre l'ennemi
dans les cours, dans les ruelles, de terrasse en terrasse. C'est dans le
tumulte de cette dernière crise que furent malheureusement enveloppés des
vieillards, des femmes, des enfants. En voyant les corps de ces tristes
victimes, le général Clauzel entra dans une indignation dont le colonel
Rullière reçut les premières atteintes ; cependant, si quelques-unes étaient
tombées sous la baïonnette des soldats exaspérés par l'acharnement de cette
lutte, le plus grand nombre avait péri par la main des Kabyles. On en eut la
preuve dès le lendemain, lorsque le général en chef, encore une fois déçu
dans ses rêves, eut décidé de retirer la garnison de Blida. On vit alors une
foule de gens éperdus demander à suivre les Français, plutôt que de rester
sous le coutelas de leurs féroces voisins. Le 28
novembre, la retraite se fit en deux colonnes ; l'une, formée de la brigade
Achard, du 34e, du 35e, d'un escadron de cavalerie et de deux pièces de
campagne, devait marcher, sous les ordres du général Clauzel, dans la
direction de Koléa ; l'autre, comprenant le reste des troupes, le convoi, les
blessés, les prisonniers, les fugitifs, sous le commandement du général
Boyer, avait ordre de gagner Alger directement. La première, arrêtée dans sa
marche par des marais qu'elle ne put traverser, fut forcée de se rejeter à
droite ; le soir, elle vint prendre ses bivouacs à Sidi-Haïd, à côté de
l'autre colonne. Celle-ci avait marché lentement, obligée de régler son
allure sur le pas traînant des fugitifs de Blida. Ils étaient quelques
centaines, Maures et Juifs, les riches avec des mulets de bât, les pauvres
leur petit bagage sur l'épaule ; des vieillards, des femmes, des enfants
étaient entassés sur les caissons de l'artillerie, sur les prolonges du train
; mais il n'y avait pas de place pour tous ; des Mauresques, des Juives,
jambes nues, pieds nus, déchirées par les ronces, un enfant dans les bras,
d'autres accrochés à leur vêtement, se traînaient plus qu'elles ne
marchaient, trébuchant, tombant, n'ayant plus la force de se relever ; alors,
émus de compassion, les officiers, les cavaliers mettaient pied à terre et
hissaient sur leurs chevaux ces pauvres créatures. Seuls, impassibles comme
le fatalisme, Bou-Mezrag et les prisonniers de Médéa, l'agha et ses cbaouchs,
passaient à côté de toutes ces misères, mornes et silencieux. Ce soir-là et
le lendemain, dans les premières heures du jour, incertaine jusqu'à ce moment
du sort des cinquante canonniers qui, sur l'ordre du général en chef,
s'étaient aventurés dans la plaine, l'armée acquit la preuve de leur
épouvantable fin. Au-delà des ponts de Bou-Farik, avant d'arriver au marabout
de Sidl-Haïd, on avait rencontré les premiers cadavres, nus, sans tête, sans
pieds, sans mains, percés, hachés, à demi dévorés par les hyènes et par les
chacals. On retrouva successivement, semés sur la route, tous les autres :
lecapitaine Esnaut fut relevé le dernier, un peu plus loin que Birtouta. Les
massacreurs étaient des Arabes de Beni-Khelil ; à Sidi-Haïd, ils avaient
commis un crime encore plus atroce : aux branches d'un olivier était pendu
par les pieds le corps d'une canlinière. Le 29
novembre, au milieu du jour, les troupes rentraient dans leurs cantonnements.
La population juive d'Alger s'était portée à leur rencontre, avec des
acclamations pour les vainqueurs et des injures pour les vaincus ;
Bou-Mezrag, la tête haute, promenait sur les insulteurs un regard méprisant.
Au contraire des Juifs, les Maures, à très-peu d'exceptions près, s'étaient
renfermés dans leurs maisons ; le triomphe des roumi était un deuil pour tout
bon musulman. Depuis le départ du corps expéditionnaire jusqu'à son retour,
les marchés d'Alger avaient été déserts ; ceux des indigènes qui
n'avaient-pas pris les armes contre les infidèles auraient eu honte de
trafiquer avec eux. Dès le lendemain, ils reparurent : les infidèles avaient
montré qu'ils étaient les plus forts. Que
devenait cependant la garnison de Médéa, presque sans munitions, presque sans
vivres ? Plus inquiet d'elle qu'il ne lui convenait de paraître, le général
en chef trouva un ingénieux moyen de lui faire passer des cartouches : on en
fit des ballots qu'on chargea sur douze mulets, et, comme si c'eût été des
marchandises expédiées par les commerçants d'Alger, on confia, selon la
coutume, à des muletiers arabes le soin de les conduire, de sorte que le
précieux convoi, grâce à l'ignorance de ceux qui le conduisaient et de ceux
qui le voyaient passer, finit par arriver à bon port. Convoi bien précieux,
en effet, car bien des coups de fusil avaient été tirés autour de Médéa
pendant trois jours. La
ville occupée par le 20e, protégée par son mur d'enceinte et par les quelques
pièces de canon qu'elle possédait, avait moins à craindre d'une attaque des
Kabyles que la ferme du bey. Celle-ci, où s'étaient établis le bataillon du
2Se et les zouaves, fut mise, par les sapeurs du génie qu'on leur avait
adjoints, en état de défense ; les murs furent crénelés, des tambours en
pierre sèche élevés pour couvrir les portes et flanquer les points les plus
faibles de l'enceinte. Dès le 26, peu d'heures après le départ du corps
expéditionnaire, des cavaliers étaient venus reconnaître la position et les
travaux des Français ; le soir, des feux avaient paru dans la montagne. Le
27, dès le malin, des bandes nombreuses en descendirent ; à onze heures
commença l'attaque, d'abord un peu molle, puis de plus en plus sérieuse ;
l'intention évidente des Kabyles était de couper les communications entre la
ville et la ferme ; une sortie, vivement exécutée sur leur flanc par deux
compagnies du 20e, que guidaient des habitants armés de Médéa, et secondée
par un mouvement analogue du 28e et des zouaves, déjoua la tentative de
l'ennemi et le refoula dans ses ravins. La nuit fut tranquille, mais le
nombre des feux s'était notablement multiplié. Le 28, l'affaire s'annonça
chaude, surtout autour de la ferme. Les avant-postes d'abord, puis deux
compagnies de soutien durent se replier ; aussitôt des tirailleurs kabyles se
jetèrent dans les maisons qui venaient d'être évacuées et se servirent avec
intelligence des créneaux qu'y avait pratiqués la défense. Un capitaine du
28e, qui voulut les reprendre, se fit inutilement tuer avec quelques hommes.
Le commandant Delannoy tenait sa petite troupe embusquée, partie derrière les
berges des chemins, partie derrière des épaulements élevés à la hâte ; mais,
de temps à autre, il en fallait sortir pour rouvrir la communication, trois
fois coupée, entre la ferme et la place. Dans ces occasions, c'étaient les
zouaves du commandant Maumet qui étaient assaillis avec le plus de fureur :
leur conduite, leur courage, leur sang-froid furent au-dessus de tout éloge ;
ils eurent un de leurs capitaines tué, deux officiers blessés, soixante
hommes hors de combat. Le 20e et le 28e en avaient soixante-six, dont trois
officiers atteints- grièvement. Dans la soirée, le colonel Marion fit faire
le compte des cartouches ; il n'en restait plus qu'une trentaine par homme ;
les gens de Médéa en réclamaient, il n'était pas possible de leur en donner.
Le commandant Delannoy, abandonnant les dehors, se renferma dans les bâtiments
de la ferme. Le 29, les meilleurs tireurs, placés aux créneaux et ne faisant
feu qu'à coup sûr, suffirent à repousser et à tenir à distance les Kabyles,
beaucoup moins nombreux que la veille et découragés évidemment par
l'inutilité de leurs attaques. Une forte pluie qui survint acheva de leur
conseiller la retraite. Ces hommes, qui ne reçoivent ni solde, ni munitions,
ni vivres, capables, à un moment donné, d'un grand effort, sont hors d'état
de tenir plus de quatre ou cinq jours la campagne. C'est une loi-très-simple,
très-naturelle, une loi générale, une loi constante que les guerres d'Afrique
n'ont pas cessé de vérifier. Si parfois certaines agglomérations d'indigènes
ont paru tenir plus longtemps, c'est que de nouveaux contingents étaient
venus combler le vide qu'avait fait le départ des autres. Le 30 novembre,
après une vaine démonstration des Kabyles du côté de l'aqueduc, ils
s'éloignèrent ; le lendemain, les derniers avaient disparu. Il était
difficile d'apprécier leurs perles qui avaient dû être grandes ; celles de la
garnison française étaient de vingt-sept tués, dont trois officiers, et de
cent soixante-cinq blessés ; les gens de la ville comptaient treize blessés
et six morts. Lorsque
la nouvelle de ces graves événements fut arrivée au général Clauzel, il
décida de renforcer la garnison de Médéa. Une division fut organisée sous le
commandement du général Boyer, en deux brigades, sous les ordres des généraux
Achard et d'Uzer ; l'infanterie comptait neuf bataillons français et un
demi-bataillon de zouaves, la cavalerie cent chasseurs, et l'artillerie une
batterie de campagne. Chaque homme emportait quatre-vingts cartouches et
trois jours de vivres dans le sac ; six autres jours étaient chargés sur les
prolonges du train ; la cavalerie s'était approvisionnée de fourrage pour
neuf jours ; les caissons de l'artillerie contenaient une réserve de deux
cent cinquante mille cartouches ; les mulets de l'intendance étaient chargés
de barils de vin et d'eau-de-vie ; enfin le trésor envoyait un payeur avec
une forte somme d'argent comptant. Le général Danlion, nommé gouverneur de
Médéa, s'était joint à l'état-major. Depuis le 29 novembre, une pluie
torrentielle, la pluie d'Afrique, n'avait pas cessé de tomber. Après avoir
attendu vainement une embellie, la colonne expéditionnaire commença son
mouvement le 7 décembre ; elle vint bivouaquer à Bou-Farik ; le 8, elle gagna
directement la Ferme de l'Agha. Il lui avait été interdit de s'approcher de
Blida, qui commençait à se repeupler sous l'autorité du marabout
Ahmed-ben-Jusuf, décoré du titre de khalifa, c'est-à-dire de lieutenant du
général en chef. Les voitures de l'artillerie et du train furent laissées à
la Ferme, leurs charges ayant été réparties sur les mulets de bât. Le 9, la
colonne traversa le Ténia sans autre cause de retard que l'âpreté du terrain,
et, d'une seule traite, la brigade Achard atteignit l'aqueduc en avant de
Médéa. Le jour tombait ; les troupes arrivaient en désordre, confondues,
pêle-mêle ; pour rallier leur monde, les tambours battaient la marche de
chaque régiment. Les hommes, exténués, se plaignaient de cette allure forcée
« dans un satané pays, s'écriait l'un d'eux, où l'on ne trouve pas seulement
un cabaret sur la route : il faut être possédé du diable pour y faire la
guerre ». Le général Achard, qui était très-aimé du soldat, ranimait les
courages, promettait monts et merveilles : « Allons, mes amis, vous n'avez
plus que dix minutes à marcher ; vous allez loger dans des maisons où vous
serez bien. — Oui, mon général, répondait un grenadier goguenard, nous
trouverons la soupe faite, un bon feu allumé, des lits délicieux et un
domestique pour tirer nos bottes. » Pour comble de malheur, la nuit était
noire, le vent soufflait en tempête, et la pluie tombait à torrents, mêlée de
grêle et de neige ; il n'y avait plus moyen de se reconnaître, et force fut à
ceux qui avaient fait halle de bivouaquer sur place, dans la boue. La brigade
d'Uzer et le convoi, plus malheureux encore, s'étaient égarés parmi les
oliviers de Zeboudj-Azara et, çà et là, erraient en désespérés sur les pentes
du Nador. Des mulets roulaient dans les ravins ; presque tous avaient perdu
leur charge. Il faut rendre cette justice aux employés du trésor qu'ils ne songèrent
à prendre du repos qu'après avoir retrouvé leurs précieuses caisses jusqu'à
la dernière. L'état-major,
sauf les généraux d'Uzer et Danlion, avait pu entrer à Médéa ; on était
attablé chez le colonel Marion devant des perdrix de l'Atlas, des miches de
pain d'orge et des cruches de vin blanc, quand l'ordonnance du colonel vint
en hâte lui dire : « Il y a à la porte un homme qui vous demande. — Qu'il
entre ! » Et l'on vit entrer, ruisselant, crotté jusqu'à l'échiné, le visage
à moitié couvert par l'aile ramollie de son chapeau à plumes, le gouverneur,
le général Danlion, furieux contre le colonel, dont il venait prendre la
place : « J'ai failli me perdre, me casser le cou, disait-il tout en colère ;
je suis morfondu, et je n'ai pas trouvé à la porte un adjudant de place pour
me conduire à mon logis ! » On l'apaisa, on le fit manger et boire, et il
reprit sa bonne humeur. Le général d'Uzer n'arriva que le lendemain matin, à
la tête de sa brigade qu'il était parvenu à rallier. Pendant deux jours
encore le temps fut horrible ; enfin, le 42 au matin, la pluie parut cesser.
Les vivres diminuaient ; le général Boyer avait hâte de partir. Il laissait
au général Danlion le 20e et le 28e, reconstitués chacun à deux bataillons,
le bataillon de zouaves au complet, un personnel proportionné
d'administration, un matériel d'hôpital, deux obusiers de montagne, quelques
centaines de fusils pour armer les gens de Médéa, un gros approvisionnement
de poudre et de cartouches. La
colonne se mit en marche, la brigade d'Uzer en tête, les bagages au milieu,
la brigade Achard derrière. L'avant-garde, arrivée au col vers quatre heures,
s'y arrêta pour passer la nuit ; les autres s'établirent au-dessous. Tout à
coup, la bourrasque éclate, vent furieux, pluie et grêle ; le thermomètre
tombe à 2 degrés ; on entend les anciens, comme le général Achard, rappeler
les souvenirs de Russie, de Moscou, de la retraite ; les feux s'éteignent ;
les hommes, les chevaux ont sur le dos deux pouces de neige. Dès la pointe du
jour, le 1 3, on s'empresse de quitter cet odieux bivouac ; mais le sentier
est plus que jamais glissant et scabreux ; les chevaux, les ânes, les mulets
n'ont plus le pied sûr. « Ces coquins de Bédouins, dit un officier, pourraient
bien profiter de la circonstance pour nous faire beaucoup de mal. — Soyez
tranquille, mon capitaine, répond un voltigeur ; leurs fusils ne partiront
pas mieux que les nôtres, et s'ils osent remuer, nous nous chargeons de les
enfoncer à la baïonnette. » Les bagages mirent quatre heures à défiler ;
pendant ce long temps, la brigade Achard demeurait l'arme au bras, attendant
son tour ; elle ne put arriver à la Ferme de l'agha qu'à la nuit tombante. Le
lendemain, on s'attendait à rencontrer dans la Chiffa un obstacle
infranchissable ; à peine l'eau y était-elle un peu plus haute que naguère,
au 20 novembre. Le dernier incident du retour fut le plus douloureux : au
bivouac de Sidi-Haïd, on trouva les tombes des malheureux canonniers
fouillées, bouleversées par les fauves ; il fallut enterrer plus profondément
ces tristes restes, lamentable témoignage de la férocité des Arabes et de la
voracité des chacals. IV Les
illusions du général Clauzel allaient recevoir une nouvelle atteinte. En
Europe, la révolution de septembre à Bruxelles, succédant à la révolution de
juillet à Paris, menaçait d'entraîner à sa suite la guerre générale. Pour
faire tête à l'orage, le gouvernement français avait besoin de toutes ses
forces ; le rappel de l'armée d'Afrique, sauf une dizaine de mille hommes,
était décidé. Instruit de cette grande résolution, le général essaya de
suppléer à la réduction imminente des troupes régulières par l'institution
d'une force locale. Les zouaves avaient prouvé qu'ils étaient capables d'un
bon service ; mais le recrutement, lent et difficile, avait peine à maintenir
le niveau du premier bataillon ; le second n'avait toujours qu'une existence
nominale. Malgré le zèle et les belles promesses de Jusuf, nommé par le
général en chef capitaine aux chasseurs algériens, l'escadron du commandant
Marey, qui avait atteint un moment le chiffre de quatre-vingts cavaliers,
était misérablement retombé à trente. Cependant, le général Clauzel ne désespérait
pas ; son idée favorite était d'organiser en garde nationale algérienne tous
les hommes valides, Français, étrangers, musulmans, Juifs même. A
l'exécution, l'entreprise ne dura guère ; un essai de scrutin pour l'élection
des officiers la fit tourner en ridicule ; il n'en fut plus parlé qu'en
moquerie, et, morte avant d'être née, elle s'abîma dans une fin piteuse. Quels
qu'aient été les rêves du général Clauzel, ses mécomptes et ses fautes,
c'étaient, — il n'est que juste de lui en faire un titre, — les rêves d'un
patriote convaincu que. l'honneur commandait à la France de garder Alger et
d'étendre sa souveraineté sur toute la régence. Longtemps avant d'avoir reçu
les ordres qui, réduisant des deux tiers ses moyens d'action, le mettaient
hors d'état de faire des conquêtes, il croyait avoir trouvé dans son
imagination un moyen sûr et facile de résoudre le problème. Il savait qu'à un
certain moment, le gouvernement de Charles X n'avait pas été loin de confier
le soin de sa vengeance au pacha d'Egypte, Méhémet-Ali, qui se serait
volontiers chargé de conquérir l'Algérie et de la gouverner, comme son
pachalik, à titre de vassal et de tributaire du sultan. A Méhémet-Ali le
général Clauzel entendait substituer le bey de Tunis, dont l'autorité se
serait étendue sur les parties du territoire algérien que n'auraient pas
occupées effectivement les Français, à la condition d'être le vassal et le
tributaire, non pas de la Porte, mais de la France. De bonne heure, le général avait envoyé à Tunis, comme en reconnaissance, un de ses
aides de camp, le capitaine du génie Guy, lequel avait trouvé, dans le consul général de France, M. de Lesseps, un auxiliaire
ardent et empressé. A l'insu du département des affaires étrangères comme du département de la guerre, une
correspondance active s'établit entre le consul général et l'armée d'Afrique.
Il fut convenu que trois Tunisiens de distinction, sous couleur d'apporter au
général les compliments du bey, viendraient négocier avec lui des affaires plus
sérieuses. Un brick de la marine royale les amena le 29 octobre dans le port
d'Alger ; on leur fit voir les troupes, les établissements militaires, tout
ce qui pouvait exalter à leurs yeux la grandeur de la France. Le plus
autorisé des trois, Sidi-Hassouna, se mit d'accord avec le général Clauzel,
qui chargea M. de Lesseps de donner à l'entente la forme diplomatique. Après
être retourné à Tunis avec ses collègues, le plénipotentiaire du bey revint
seul à Alger le 9 décembre. Le 4 5, un arrêté du général en chef prononçait
la déchéance de Hadji-Ahmed, bey de la province de Constantine ; le 16, un
second arrêté nommait à sa place Sidi-Moustafa, prince de Tunis, frère du bey
; le 18, le général signait avec l'envoyé tunisien une convention par
laquelle Sidi-Moustafa s'engageait, sous la garantie de son frère, à payer à
la France, comme bey de Constantine, une redevance annuelle d'un million,
exceptionnellement réduite à huit cent mille francs pour l'année 1831. On eût
dit qu'il suffisait d'un trait de plume pour déposséder Ahmed. Après
Constantine, Oran. De ce côté, la difficulté n'était pas aussi grande ; dès
le temps de M. de Bourmont, le bey Hassan avait reconnu la souveraineté de la
France ; mais il était vieux, faible et riche ; tout ce qu'il souhaitait,
c'était d'aller jouir de sa fortune et d'achever ses jours en Asie ; tout ce
qu'il demandait, c'était d'avoir un successeur, et, en attendant, un protecteur
; car ses sujets turbulents n'avaient plus aucun respect pour son autorité.
Le 12 décembre, un détachement composé du 24e de ligne, de cinquante
chasseurs à cheval, d'une batterie de campagne et d'une section de montagne,
de cinquante sapeurs du génie et de vingt-cinq gendarmes, s'embarqua pour
Mers-el-Kébir ; il y arriva le lendemain, prit possession du port et,
quelques jours après, du fort Saint-Grégoire. La mission du général de
Damrémont, qui le commandait, n'allait pas au-delà jusqu'à nouvel ordre ;
attentif et prudent, il n'avait qu'à surveiller les événements et à
renseigner le général en chef. On savait que des agents marocains
intriguaient dans le beylik en faveur de leur maître, avec un tel succès déjà
que les habitants de Tlemcen avaient député à Fez pour faire acte de
soumission au sultan de Maroc, et que cinq cents hommes de ses troupes, sous
les ordres de Mouley-Ali, son beau-frère, étaient venus occuper cette ville
importante. Au reçu de ces nouvelles, le général Clauzel avait dépêché, de
son propre mouvement, à Tanger, le lieutenant-colonel d'état-major Auvray,
avec ordre de pénétrer jusqu'au sultan et de lui faire des représentations
sérieuses ; c'était pour appuyer sa mission que le général de Damrémont était
en même temps envoyé à Mersel-Kébir. Le lieutenant-colonel Auvray, retenu à
Tanger par le pacha gouverneur, ne put ni se rendre à Fez ni même faire parvenir
une lettre au sultan ; il fut obligé de se rembarquer. Ce fut pour le général
Clauzel un échec d'un nouveau genre et qui devait avoir des suites. Le
rappel précipité d'une grande partie de l'armée en France avait jeté la
panique dans Alger ; closes les boutiques des brocanteurs, clos même les
cabarets ; on ne voyait que mercanti faisant leur paquet à la hâte et courant
au port chercher passage sur quelque navire en partance ; les Juifs
tremblaient de peur ; les Maures relevaient la tête. La terreur des uns,
l'arrogance des autres n'eurent plus de limites, lorsqu'ils apprirent l'évacuation
prochaine, l'abandon de Médéa, mesure fatale dans tous les sens du mot ; mais
qu'y faire ? Ce n'était pas lorsque les troupes françaises allaient être
réduites à moins de dix mille hommes, qu'on en pouvait laisser deux mille
cinq cents si loin, au-delà de ces rudes montagnes, avec l'obligation de les
ravitailler sans cesse. Et ces deux mille cinq cents, à quelles extrémités
devaient-ils être déjà réduits, après un seul mois de séjour, puisque le
général Danlion, inquiet pour sa retraite, demandait qu'on vînt à sa
rencontre, au moins jusqu'au Ténia ! Était-ce la guerre qui les avait décimés
? Non, car l'action du général au dehors s'était bornée au saccagement au
moins fâcheux d'une tribu peu fautive, mais qui avait payé pour une autre,
parce que celle-ci ; très-coupable, avait eu la précaution de se mettre hors
d'atteinte. A l'égard des Arabes et des Kabyles, le principe de la
responsabilité collective peut être utile et même considéré comme juste :
encore faut-il qu'il soit équitablement appliqué ; c'est de quoi ne s'était
pas inquiété le général Danlion. En fait, la garnison de Médéa succombait à
la misère ; mal abritée contre la pluie et le froid, n'ayant ni le vivre ni
le coucher, ni pain ni paille, elle' était en proie à la dysenterie. Le 29
décembre, une brigade de quatre baladions partit d'Alger, sous les ordres du
général Achard ; elle arriva le 34 au Ténia. Tout était nouveau pour les
Européens sous ce climat bizarre ; il pleuvait et il neigeait dans la
montagne, et en même temps un vent du sud, sec et chaud, la traversait par
bouffées violentes. Le 1er janvier 1834, dans l'après-midi, on vit arriver le
général Danlion et ses troupes ; transportés sur des mulets, sur des
brancards, sur des couvertures tenues aux quatre coins par les camarades, les
malades étaient nombreux. Les gens de Médéa qu'on abandonnait à eux-mêmes
s'étaient bien conduits jusqu'au bout ; le génie avait réparé leurs brèches,
l'artillerie mis leurs canons en état ; ils promettaient de se bien défendre.
Au fond, ils n'étaient pas trop fâchés de voir partir une garnison qui les
affamait et les gênait, mais ils n'avaient pas voulu permettre que leur bey
partît avec elle. Le 4 janvier, tout ce qu'il y avait de troupes françaises
en Afrique, à l'exception de ce que le général de Damrémont avait à
Mers-el-Kébir, était concentré autour d'Alger, dans des limites presque aussi
étroites qu'au jour où," quatre mois auparavant, le général Clauzel
était venu se mettre à leur tête. Chacun parlait de sa succession comme si
elle était ouverte, et l'on ne disputait que sur le nom du successeur :
serait-ce Damrémont ? serait-ce Boyer ? serait-ce Delort ? Lui, cependant, ne
paraissait pas prêt à quitter la place ; il ne cessait pas, il ne négligeait
aucune occasion de faire acte de commandant en chef et de gouvernant. Du fond
d'Alger, au lendemain de l'abandon de Médéa, il affichait la prétention de
régenter les Arabes. L'agha Hamdan était allé faire une tournée dans l'ouest
de la Métidja ; habile à flatter les illusions du général en chef, il lui
avait dit merveille de ce qu'il venait de voir ; tout était paisible, soumis,
docile à l'autorité française. Malheureusement pour lui, il y avait autour du
général des gens qui lui étaient peu favorables ; l'intendant Volland
remarquait que 1 8.000 francs donnés à cet inutile personnage, c'était
beaucoup d'argent ; le jeune Jusuf convoitait la place ; bref, il se trouva
contre lui des témoins qui déposèrent de ses exactions pendant cette même
tournée qu'il faisait valoir à son avantage ; traduit devant le comité de
gouvernement, il répondit qu'il n'avait fait qu'exercer les droits de sa
charge. Il est vrai que ces droits, comme ceux de tous les chefs indigènes,
étaient singulièrement abusifs ; mais, dans l'état des choses, sa défense
pouvait être admise ; elle l'eût été peut-être si l'occasion n'avait pas paru
favorable de se débarrasser de lui. Un arrêté du 7 janvier déclara supprimée
la fonction d'agha. Hamdan, dont l'influence sur les Maures d'Alger était
grande, reçut du général en chef le conseil d'aller rejoindre à Paris
l'ex-bey de Titteri Bou-Mezrag. Peu de
temps après, on vit arriver l'ex-bey d'Oran ; celui-ci du moins ne regrettait
pas sa déchéance, car elle était toute volontaire. Sur ses instances, le
général de Damrémont avait obtenu d'Alger l'autorisation de faire entrer dans
sa capitale les troupes françaises ; l'occupation avait eu lieu le 4 janvier.
Aussitôt son palais démeublé, ses magasins vidés et ses coffres remplis, il
avait eu hâte de partir avec son harem, une partie de ses janissaires et ses
esclaves, laissant la ville désertée par les musulmans, abandonnée aux Juifs,
et menacée du dehors par les longs fusils arabes. Huit jours après lui,
débarquaient dans le port d'Alger deux cent cinquante hommes de bonne mine,
amenés de Tunis par un bâtiment de l'État ; c'était la garde de son futur
successeur. Enivrés par leur premier succès dans l'affaire du beylik de
Constantine, le général Clauzel et M. de Lesseps avaient entrepris
immédiatement de faire au beylik d'Oran la même application de leur principe
; mais ils avaient trouvé les négociateurs tunisiens moins favorables. De
Tunis à Constantine, on communiquait aisément ; de Tunis à Oran, c'était une
affaire ; on allait de plus se heurter au Maroc. Dans son impatience, le
général Clauzel pressait, poussait, insistait ; il savait que la première
convention, enfin rendue publique, avait déplu fortement à Paris, et il
aurait voulu, en donnant à la seconde l'autorité du fait accompli, les
consolider l'une par l'autre. Enfin, les Tunisiens se rendirent. Le 4
février, un arrêté du général en chef nomma bey d'Oran, Ahmed, prince de la
maison de Tunis. Le 6, l'intendant Volland et Khérédine-Agha, khalifa du
nouveau bey, signèrent une convention stipulant, comme la précédente, le
payement annuel d'une redevance d'un million, réduite pour l'année 1831 à 800.000
francs ; la seule exception était que la France, qui ne prétendait rien dans
le beylik de Constantine, se réservait dans le beylik d'Oran la possession
pleine et entière de Mers-el-Kébir. Le 8 février, le bâtiment à vapeur
Sphinx, battant pavillon de Tunis au mât de misaine, et pavillon français à
la corne d'artimon, emportait à Oran le khalifa Khérédine et la garde du
nouveau bey. Quelques
précautions qu'eût prises le général Clauzel et quoi qu'il pût dire, ses
conventions furent condamnées à Paris : elles devaient l'être. Si grands que
fussent les pouvoirs qu'il avait reçus à son départ, il ne lui était permis
de se substituer ni au ministre des affaires étrangères, ni au ministre de la
guerre, ni de négocier à leur insu, ni de conclure sans leur aveu une affaire
de cette importance. Dans une dépêche du premier de ces ministres au second,
en date du 31 janvier, le général Sébastiani, laissant à l'arrière-plan les
questions de prérogative et de forme, insistait sur une considération
capitale : l'acte du général Clauzel préjugeait une question sur laquelle le
gouvernement du Roi ne s'était pas prononcé encore, à savoir si la France garderait
indéfiniment, et dans quelle mesure, le royaume d'Alger. Par une
argumentation subtile, mais qui n'était rien moins que satisfaisante, le
général Clauzel essayait de se défendre d'avoir empiété, à Tunis comme à
Tanger, sur le terrain diplomatique ; il soutenait que le remplacement de
deux beys par deux autres n'était qu'un acte de l'autorité militaire. Il fut
désavoué, les conventions furent déclarées nulles, et pour avoir prêté son
concours à cette négociation interlope, M. de Lesseps fut sévèrement et
justement blâmé par son ministre. Tandis
que le sort d'Alger demeurait incertain et que le rappel d'une grande partie
de l'armée le rendait plus douteux encore, les optimistes, comme le général
Clauzel, s'attachaient, pour remonter les courages, aux moindres indices,
quand ils n'étaient, pas trop défavorables. Le 9 février, les curieux qui
venaient chaque jour assister aux embarquements et aux débarquements, furent
tout ébahis en voyant descendre à terre, avec les troisièmes bataillons des
régiments qui devaient rester en Afrique, environ trois cents individus
familièrement désignés sous Je nom de Parisiens ou d'industriels, et décorés
des costumes les plus étranges ; c'était une vraie mascarade. Pour habiller
cette cohue où tous les âges étaient représentés depuis seize ans jusqu'à
soixante et plus, il semblait qu'on eût vidé tous les vieux fonds de magasin
de la guerre depuis quarante ans et récolté toute la friperie militaire du
Temple ; garde nationale de 1789, garde impériale, garde royale, gardes
d'honneur, gardes du corps, garde suisse, infanterie, cavalerie, artillerie
de toutes les époques, tous les uniformes qui avaient brillé dans l'épopée
militaire et politique de la France étaient là, sur le quai, dans une mêlée
grotesque ; puis tous ces figurants qui auraient fait merveille dans un
cirque, drapeau en tête, tambour battant, chantant la Parisienne, entrèrent
par la- porte de la Marine, défilèrent dans Bab-Azoun et s'en allèrent
peupler les masures de Moustafa-Pacha. Qu'était-ce
que cette avant-garde ? Car on annonçait de pareils et prochains arrivages.
C'étaient, en grande partie, des combattants de juillet qu'un aventurier
belge nommé Lacroix, qui s'était attribué le titre de baron de Boëgard et le
grade de lieutenant général, avait réunis d'abord sous le nom de Volontaires
de la Charte. Quand l'ordre eut commencé à se rétablir, le premier soin du
gouvernement fut de licencier ce rassemblement dangereux et coûteux. Alors le
soi-disant général Lacroix fit annoncer à sa bande qu'elle trouverait à
Orléans et à Montargis des bureaux d'enrôlement destinés à recruter des
colons pour l'Afrique. Indépendamment des héros de barricade, une foule
d'ouvriers sans travail et de vagabonds qui n'en cherchaient pas affluèrent.
On les dirigeait par détachements, avec des officiers de leur choix, sur
Toulon ; là, ils signaient un acte d'engagement collectif, et on les
embarquait pour Alger. Quelle était la valeur de cet acte ? Beaucoup étaient
venus pour être colons, comme on leur avait dit, non pour être soldats ;
beaucoup, par leur âge ou par leurs infirmités, étaient impropres au service
militaire. Ce qu'il y avait de pire dans le nombre, c'étaient les officiers.
« On fera quelque chose d'une partie des soldats, écrivait un sagace
observateur de l'état-major ; le reste n'est bon à rien ; les officiers, pour
la plupart, sont au-dessous de rien. Le plus curieux est un tailleur, qui s'est
fait chef d'escadrons en vertu des services rendus dans la grande semaine,
services dont il apporte des certificats signés des marchands de vin de son
quartier. On a mis les meilleurs dans les diverses compagnies ; le surplus
est ici, courant les cafés, sans liaison avec l'armée qui ne les aime pas. »
Un ordre du 12 février mit les premiers arrivés à la suite des bataillons de
zouaves ; quinze jours après on avait déjà formé neuf compagnies. Au sujet
précisément des zouaves, une fâcheuse nouvelle était arrivée en même temps
que les Parisiens ; c'était que les nominations faites dans ce corps et aussi
dans l'état-major par le général en chef n'avaient pas été approuvées au
ministère de la guerre, de sorte que les promus devaient redescendre à leur
ancien grade ; la seule grâce qu'on leur faisait était de laisser entre leurs
mains, à litre de gratification, la solde indûment perçue. Ferme et décidé,
au milieu de la consternation générale, le général Clauzel n'abandonna ni son
droit, qui était cette fois indéniable, ni les intérêts de ses subordonnés ;
il réussit à maintenir l'un et à faire donner satisfaction aux autres ; il
fit, chose rare, plier les bureaux du ministère. C'était La Moricière qui
disait : « Je crains les bureaux ; les employés, pour moi, sont pires que les
Kabyles. » Tout le
monde savait que le général Clauzel allait être remplacé ; les Arabes du
dehors ne l'ignoraient pas plus que les Maures de la ville : aussi le
prestige qu'il s'était flatté d'exercer sur les uns et sur les autres
pâlissait-il un peu plus tous les jours. Le khalifa qu'il avait donné aux
gens de Blida fut chassé par eux ; il est vrai qu'ils envoyèrent au général
en chef une députation pour justifier leur conduite. Leurs griefs sont
curieux, à connaître : « Nous vous informons que notre gouverneur est cause
de la révolution de Blida. Il a pris un mouton aux Beni-Sala sans le payer,
et il a voulu faire tondre ce mouton pour rien ; il s'est disputé pour cela
avec le cheikh de Beni-Sala. Il a donné une fête où il ne recevait que ceux
qui lui donnaient de l'argent ; tous ceux qui n'étaient pas en état de lui en
donner passaient la fête en prison. Il poussait le libertinage jusqu'à
envoyer chercher les femmes par force, et, à cet effet, il employait six
hommes dévoués. Il envoyait prendre tout ce dont il avait besoin sans payer.
Nous avons entendu dire que vous aimez la tranquillité et la justice, et que
vous voulez que tout le monde soit heureux ; c'est pourquoi nous vous prions
de nous renvoyer un homme juste, car celui-ci a causé la révolution. » Le
général Clauzel n'envoya personne à des gens qui refusaient non-seulement de
se laisser tondre, mais même de laisser tondre gratuitement un mouton volé :
il abandonna ce problème délicat aux méditations de son successeur ; mais,
pour faire acte d'autorité jusqu'à la dernière heure, il rétablit la fonction
d'agha, non pas d'ailleurs au profit d'un Arabe ni d'un Maure, mais en faveur
d'un chef d'escadrons de gendarmerie, le commandant Mendiri, grand prévôt de
l'armée. Cette nomination in extremis ne fut pas très-heureuse, et les
indigènes, au lieu d'en être terrifiés, s'en moquèrent. Enfin,
le 20 février, les troupes reçurent communication de l'ordre suivant : «
Demain, 21 février 1831, à midi, l'armée d'Afrique n'existera plus sous cette
dénomination ; l'état-major général sera dissous, et les troupes restant dans
le royaume d'Alger prendront le nom de Division d'occupation, dénomination
qui leur a été donnée par décision ministérielle. » Ce même jour, la corvette
Perle amena le commandant de la division d'occupation, le général Berthezène.
Le général Clauzel s'embarqua le lendemain sur la frégate Armide. Les
généraux Delort et Boyer, tous les officiers qu'il avait amenés et qu'il
appelait lui-même la « fournée d'août », rentrèrent en France quelques jours
après lui. La
popularité qui l'avait accueilli au début et qu'il devait retrouver plus
tard, semblait alors l'avoir abandonné avec la fortune. Des bruits injurieux,
calomnieux, couraient sur son compte ; on l'accusait d'avoir tiré au moins
500.000 francs du bey de Tunis et du bey d'Oran, des Arabes, des Juifs et des
Maures. On l'accusait de s'être adjugé gratuitement ou d'avoir acquis à vil
prix d'immenses propriétés, même des terres du beylik, et cela au mépris de
son propre arrêté du 8 novembre, qui interdisait l'aliénation des biens du
domaine et n'en permettait la location que pour trois ans. Sur ce second
grief, la vérité est qu'en décembre, il avait acheté des héritiers d'Yaya-Agha
la Maison-Carrée, mais que le domaine revendiquait cet haouch comme ayant
fait partie du beylik ; c'était une question à débattre devant la justice
civile. Dix jours avant de partir, enfin la veille et le jour même de son
départ, pour bien marquer sa confiance dans l'avenir de la conquête, il avait
acheté à des propriétaires maures, Haouch Baba Ali, près de la Ferme modèle,
et dans le faubourg Bab-Azoun, le palais mauresque avec le Fondoukde l'Agha. Le plus triste pour lui, c'était le démenti que les événements d'Europe infligeaient à ses grandes espérances. Ce n'était pas en Afrique que se réglaient les destinées de l'Algérie : de même que la révolution de Juillet avait renversé le maréchal de Bourmont, la révolution belge venait de déposséder le général Clauzel. |
[1]
Voir pour la composition de l'armée d'Afrique en 1830, l'état annexé à notre
récit de la Conquête d'Alger.