LA CONQUÊTE D'ALGER

 

CHAPITRE VIII. — ALGER ET BLIDA.

 

 

I. Entrée dans Alger. - Le trésor. - La Kasbah. - La ville. — II. Entrevues du comte de Bourmont et de Hussein. - Départ du dey et d'une partie des Turcs. - Les beys. - Le bey de Titteri. - Expédition de Blida.

 

I

Le 4 juillet, après l'explosion du château de l'Empereur, une vive agitation s'était produite parmi les Arabes et les Kabyles campés sur la plage ; puis tout d'un coup, comme d'un commun accord, ils avaient pris leur course et disparu vers la plaine de la Métidja. C'était l'avant-garde de t'émigration algérienne. Pendant tout le reste du jour, on vit sortir par la porte Bab-Azoun et s'éloigner dans la même direction des troupes de fugitifs poussant devant eux des mulets lourdement chargés, tandis que des barques encombrées de passagers et de bagages quittaient le port et s'efforçaient de gagner les parages du cap Matifou. La nuit venue, les principaux de la ville, convoqués par le muphti, s'étaient assemblés dans la grande caserne des janissaires. Là, malgré les excitations fanatiques de quelques ulémas qui voulaient provoquer une résistance désespérée dans la ville même, ou tout au moins ouvrir par la force un passage à travers les rangs de l'armée française, la chute de la puissance algérienne fut acceptée comme un jugement de Dieu.

Pendant que le plus grand nombre, sans espoir, mais sans terreur excessive, rentrait et se renfermait chez soi pour attendre la journée du lendemain, les plus violents ou les plus timides mettaient à profit, pour s'éloigner à la hâte, les dernières heures de la nuit. Au point du jour, il ne restait donc plus dans Alger qu'une population résignée fatalement à, sa nouvelle fortune. Les janissaires eux-mêmes, abdiquant la domination, s'étaient retirés dans leurs casernes. A la Kasbah, tout était en désordre ; les serviteurs et les esclaves du dey s'agitaient pour recueillir les meubles précieux, les riches vêtements, les belles armes, tous les objets de prix qui appartenaient à leur maître. Hussein présidait gravement à ce tumulte, et il attendait, avant de descendre avec ses femmes dans une des maisons de la ville qui était sa propriété particulière, qu'on lui annonçât l'approche du vainqueur.

Au camp français, le comte de Bourmont disposait tout pour l'occupation militaire et l'administration d'Alger. Le général Tholozé allait prendre le commandement de la place ; M. d'Aubignosc, un administrateur qui s'était fait remarquer sous le maréchal Davout, à Hambourg, était nommé lieutenant général de police. Une commission de gouvernement, dans laquelle ils avaient place l'un et l'autre et dont faisaient également partie le payeur général de l'armée, M. Firino, et le consul Deval[1], était instituée sous la présidence de l'intendant en chef, M. Denniée. Quant aux points relatifs à l'occupation militaire, le général en chef avait réglé que la porte et le fort Bab-el-Oued seraient occupés par des troupes de la première division, la porte et le fort Bab-Azoun par des troupes de la troisième. C'était à la deuxième division qu'était réservé l'honneur de fournir, avec l'escorte du général en chef, la garde de la Kasbah et celle de la porte Neuve, qui s'ouvrait à mi-côte, entre la citadelle et la ville. Tous les corps qui devaient figurer dans cette solennité militaire avaient reçu l'ordre de se mettre en grande tenue.

Afin d'honorer et de récompenser les services que l'artillerie et le génie n'avaient pas cessé de rendre depuis l'ouverture de la campagne, le comte de Bourmont avait autorisé les généraux de La Hitte et Valazé à placer en tête de la colonne qui devait pénétrer par la porte Neuve des détachements des deux armes spéciales. Mais les voitures de l'artillerie ayant bientôt encombré le chemin à peine praticable qui du fort de l'Empereur menait à la porte Neuve, il en résulta quelque désordre et surtout un regrettable retard. En dépit des consignes et las d'attendre, un certain nombre d'hommes isolés s'étaient aventurés dans la ville, et suivant une ruelle tortueuse qu'ils avaient trouvée devant eux, ils étaient arrivés jusqu'à la Kasbah. Hussein venait d'en sortir. Aux esclaves du dey qui s'étaient attardés pour rapporter à leur maître tout ce qu'il leur serait possible de sauver encore, s'étaient mêlés des Maures et des Juifs qui furetaient et recueillaient pour leur propre compte. Le premier uniforme français qui parut fit sur cette cohue affairée l'effet d'un épouvantail ; en quelques instants tous eurent fui. Chacun, dans sa terreur, s'était débarrassé de sou fardeau ; çà et là gisaient des bijoux, des coffrets, des tapis, y des coussins, des vêtements de femmes. Ces épaves, dont les premiers arrivants s'emparèrent, n'étaient pas au fond d'une valeur considérable ; mais leur séduisante apparence, la nouveauté, la bizarrerie des formes, l'éclat des couleurs, jusqu'à l'imprévu qui semait comme dans un conte de fée ces riens brillants à l'aventure, tout devait exciter des fantaisies de convoitise qui ne trouvaient pas de difficultés à se satisfaire. Cependant ce fut un mai. Quand, plus tard, l'armée tout entière eut à protester contre ce qu'on appela le pillage de la Kasbah, les premiers qui avaient cédé à la tentation durent souvent regretter d'avoir fourni à la calomnie des prétextes et pour ainsi dire les germes d'où étaient sorties les imputations les plus odieuses. Enfin le général en chef arriva ; l'ordre se rétablit des factionnaires furent placés devant la porte des appartements particuliers du dey et de ses femmes.

Au milieu de la confusion qui venait de cesser à peine, un Turc était resté, grave, impassible, sous une des galeries qui entouraient la cour principale de la Kasbah c'était le khaznadj, le vaillant chef qui la veille avait détruit, après une vaine, mais héroïque défense, le château de l'Empereur. Ministre des finances du dey, il attendait, les clefs du trésor à la main, que les chefs de l'armée, victorieuse vinssent le relever de ses fonctions. L'intendant Denniée, le général Tholozé et le payeur général, M. Firino, qui formaient la commission des finances, se mirent aussitôt en rapport avec lui. De ses déclarations verbales, recueillies et traduites par un des interprètes de l'armée, il résulta que l'administration financière de la Régence était d'une simplicité primitive, et que rien ne ressemblait moins aux formes et aux règles de la comptabilité française, auxquelles évidemment le dey avait pu de bonne foi se refuser d'entendre, lorsqu'on les avait opposées naguère à ses réclamations dans l'affaire Bacri. En effet, il n'y avait ni registres ni documents d'aucune sorte constatant les recettes et les dépenses, ni moyen de connaître, à un moment donné, la situation du trésor. Réduite à l'opération matérielle d'un versement sans vérification ni contrôle, l'entrée des fonds s'offrait comme une occasion toute naturelle et à souhait d'en détourner facilement quelque chose. Quant à la sortie, elle semblait au moins soumise à des précautions dont la garantie d'ailleurs était parfaitement illusoire il fallait sans doute une décision du Divan pour que des fonds pussent sortir du trésor, et il est bien vrai que le dey lui-même n'y pouvait pénétrer qu'accompagné du khaznadj ; mais comme le maître et le ministre pouvaient et devaient se mettre facilement d'accord, la décision du Divan courait grand risque de n'être pas observée par eux avec une fidélité scrupuleuse.

Les premiers renseignements donnés, le khaznadj conduisit les commissaires français dans les salles du trésor. Les unes contenaient, soit dans des coffres, soit dans des compartiments ouverts, des monnaies et des lingots d'argent ;' dans la pièce consacrée aux monnaies d'or, elles étaient derrière une simple cloison de bois, entassées pêle-mêle sur le sol, sans distinction de valeur, de titre ni d'origine. Après s'être assurés qu'il n'y avait pas d'autre issue que celle par laquelle ils avaient pénétré, les commissaires apposèrent les scellés sur toutes les portes et firent placer dans la galerie sur laquelle ouvrait l'unique entrée du trésor un poste de gendarmerie. L'atelier de monnayage qu'ils visitèrent ensuite, et qui ne contenait en lingots qu'une valeur de 25.000 à 30.000 francs, fut l'objet de précautions analogues ; mais, pendant la nuit suivante, un trou fut pratiqué dans la muraille du fond, et les lingots disparurent. On ne put jamais connaître l'auteur ou les auteurs de ce vol. Le 6 juillet, dans un ordre du jour adressé à l'armée, le général en chef s'exprimait en ces termes : « La reconnaissance de toutes les nations civilisées sera pour l'armée expéditionnaire le fruit le plus précieux de ses victoires. L'éclat qui doit en rejaillir sur le nom français aurait largement compensé les frais de la guerre, mais ces frais mêmes seront payés par la conquête. Un trésor considérable existait dans la Kasbah. Une commission composée de M. l'intendant en chef, de M. le général Tholozé et de M. le payeur général, a été chargée par le général en chef d'en faire l'inventaire. Elle s'occupe de ce travail sans relâche, et bientôt le trésor conquis sur la Régence ira enrichir le trésor français. » Quelques jours après, M. de Bourmont écrivait au prince de Polignac « Le trésor dont j'ai fait prendre possession au payeur général de l'armée, n'est point encore inventorié. Je ne l'ai point vu, et je ne serais pas d'ailleurs en état d'évaluer moi-même les sommes qu'il peut contenir. Mais le payeur général, l'intendant en chef et le général Tholozé, qui forment la commission des finances, assurent qu'il contient au moins quatre-vingts millions, en espèces d'or et d'argent. Nous avons en outre à la disposition du roi les valeurs des denrées et des marchandises de toute sorte qui appartiennent à la Régence et qu'on peut évaluer, je crois, à vingt millions. Ainsi, ce sera probablement une centaine de millions que j'aurai à faire envoyer au trésor royal. » Malhabiles à évaluer, à première vue, les amas d'or et d'argent entassés dans des salles basses et sombres, les commissaires s'étaient à la légère aventurés dans leurs conjectures, et lorsqu'il leur fallut, vérification faite, rabattre beaucoup du chiffre exagéré qu'ils avaient lancé d'abord, cette rectification mal reçue vint ajouter malheureusement aux méchants bruits que le vol constaté dans l'atelier de monnayage avait fait naître[2].

Pendant que le khaznadj, dans la journée du 5 juillet, faisait aux commissaires français la remise du trésor, le général en chef et son état-major parcouraient avec une curiosité mal satisfaite l'ancienne résidence du dey. Quelle déception pour des imaginations françaises qui s'étaient fait fête de visiter dans ses merveilleux et voluptueux détails un palais des Mille et une Nuits ! La Kasbah n'était ni un palais ni même une habitation tolérable. Pour s'en convaincre, il faut lire la description qu'en a faite, en manière de procès-verbal, l'intendant Denniée. L'art y manque absolument, mais l'exactitude est parfaite, et la sécheresse même de l'écrivain tourne au profit de la vérité. « C'est, a-t-il dit, une enceinte informe, fermée par des murailles blanchies à la chaux, d'une hauteur prodigieuse, sans issues, sans jours, crénelées à la moresque, et desquelles s'échappent, par de profondes embrasures, sans ordre ni alignement, de longs canons dont la bouche est peinte en rouge. On y pénètre par un porche sombre, au centre duquel s'élève une coupe en marbre blanc d'où coule une eau limpide. Ce porche, grossièrement décoré de larges lignes rouges et bleues et de quelques petits miroirs, est le lieu où se tenaient les nègres qui formaient dans les derniers temps, la garde fidèle du dey. Ce porche franchi, une ruelle conduit d'un côté au magasin à poudre, et de l'autre il l'entrée de la cour intérieure où le dey faisait sa demeure. Cette cour, dallée en marbre blanc, est carrée ; elle offre, sur trois de ses côtés, des galeries soutenues par des colonnes torses. Sous l'une de ces galeries est une espèce de retraite, indiquée par une longue banquette couverte en drap écarlate, où le dey se tenait quelquefois. C'est encore sous cette galerie, et de plain-pied, que se trouvaient les salles renfermant le trésor. Le premier étage se compose de quatre galeries. Dans l'une de ces galeries était placée une espèce de palanquin, sous lequel le dey venait entendre la musique. Ce meuble bizarre était adossé à de petites chambres où se trouvaient encore, après le départ du dey, quelques harnachements de chevaux, etc.[3] L'une des galeries du premier étage communiquait à une longue batterie qui commandait la ville, et aussi, par un véritable escalier de moulin, à une galerie supérieure où venaient aboutir les quatre longues chambres, sans glaces ni tentures, mais blanchies à la chaux, qui formaient l'appartement du dey. Cette galerie supérieure conduisait, par une porte incroyablement basse, au quartier des femmes, composé de six petites pièces et clos par de hautes murailles. Ces appartements n'obtenaient de jour que par une cour intérieure dont le sol était à la hauteur du premier étage. D'un côté, cette triste demeure était appuyée par les batteries qui commandaient la montagne dans la direction du château de l'Empereur, et de l'autre, c'est-à-dire du côté de la cour principale, par une épaisse muraille d'où, pour satisfaire la timide curiosité des femmes, on remarquait, dans quelques-unes des chambres, des espèces de meurtrières longues et étroites projetées diagonalement, et d'où l'œil sollicitait la vue de quelques pieds de la galerie supérieure où le dey venait parfois se délasser. C'est encore dans le voisinage de l'appartement des femmes que se trouve un espace décoré du nom de jardin, et dans lequel on ne parvient, après cent détours bizarres, qu'en descendant soixante ou quatre-vingts degrés. Ce jardin, encaissé dans de hautes murailles d'une blancheur éblouissante, ayant pour tout ombrage un long berceau de jasmin, était le seul lieu dont l'accès fût permis aux femmes. »

Telle était la Kasbah la ville, au point de vue de l'art, ne valait ni plus ni moins que cette citadelle bizarre et maussade. Presque toutes les cités d'Orient ont ce commun caractère à distance elles séduisent, au dedans elles attristent. Alger n'était point fait pour démentir cette observation déplaisante ; pour tous monuments, les établissements de la marine et quelques mosquées sans grandeur ; partout des maisons à peu près uniformes, cubes de pierre accolés ou étages les uns au-dessus des autres ; de grands murs blancs, nus, percés comme à regret de rares lucarnes fortement grillées et de portes basses, profondes, quelquefois inférieures au sol, comme des portes de cave ; entre ces murs, des ruelles étroites, souvent t écrasées sous des voûtes, avec des retraites ménagées de distance en distance dans l'épaisseur des maçonneries pour aider au passage des bêtes et des gens, à moins que quelque marchand ne s'en fût accommodé pour son commerce, car les boutiques n'étaient guère autre chose. De ces ruelles, les unes ; qui descendaient de la citadelle au port, semblaient plutôt des escaliers aux larges marches de pierre ; les autres, transversales et qui auraient dû être de plain-pied, étaient comme à dessein inégales et toujours tortueuses. Une seule avait assez de largeur pour être vraiment une rue c'était celle qui, tout au bas de la ville, joignait, en longeant la Marine, la porte Bab-el-Oued et la porte Bab-Azoun ; mais les échoppes y étaient accumulées en si grand nombre et dans un tel désordre que la circulation n'y était guère moins difficile qu'ailleurs.

En prenant leurs postes ou en établissant des communications des uns aux autres, nos soldats ne cherchaient à dissimuler ni leur curiosité ni leur surprise. Cette ville triste et muette leur causait des impressions étranges ; cependant elle n'était point déserte ; çà et là un marchand assis devant sa boutique fermée ; sur les terrasses, quelques femmes juives ; dans les carrefours, des groupes de Maures et de Turcs fumant en silence ; mais si les gens d'Alger étaient pour les Français un spectacle, les Français ne semblaient pas en être un pour eux ; on eût dit vraiment qu'ils ne s'apercevaient pas de leur présence. C'était cette dédaigneuse indifférence des vaincus qui étonnait les vainqueurs davantage. La dignité froide des races d'Orient, leur calme fataliste, inconnu a la vivacité française, l'irritaient comme une protestation insolente.

Alger, malgré tout, n'en appartenait pas moins aux Français. La Kasbah et la porte Neuve occupées par la brigade Damrémont, la porte et le fort Bab-el-Oued par la brigade Achard, la porte, le faubourg et le fort Bab-Azoun par la brigade de Montlivault, la Marine par les sapeurs du génie et les canonniers, l'artillerie de campagne en batterie sur la plage et près du château de l'Empereur, le reste de l'armée de siège tout autour d'Alger, la flotte enfin rangée devant le port, tout attestait la victoire de la France et la chute définitive de la puissance algérienne. Vingt jours avaient suffi « pour la destruction de cet Etat, dont l'existence fatiguait l'Europe depuis trois siècles[4] ».

 

II

Le 7 juillet, dans la matinée, on vit une troupe de chefs turcs et maures, escortés par une compagnie de grenadiers français, monter de la ville à la Kasbah c'était le dey qui venait faire visite à son vainqueur. Hussein était vêtu simplement ; mais il montait, grave et calme, un cheval bai richement caparaçonné sur son passage, les postes français présentaient les armes, les tambours rappelaient. La dignité de son attitude frappa les officiers du général en chef qui vinrent à sa rencontre. Accueilli courtoisement par le comte de Bourmont, il s'entretint avec lui de son prochain départ. C'était à Malte qu'il aurait voulu se retirer d'abord ; mais l'intérêt de la France ne permettant pas que le souverain dont la déchéance causait tant d'irritation en Angleterre devint l'hôte et le protégé du gouvernement britannique, Livourne fut indiqué au lieu de Malte, puis enfin Naples accepté d'un commun accord. L'entrevue finissant, Hussein demanda la permission de parcourir une dernière fois cette Kasbah d'où il avait dominé si longtemps Alger, la Régence et la mer. M. de Bourmont voulut le conduire lui-même et l'invita poliment à désigner tous les objets, armes, meubles, étoffes, tapisseries, qu'il désirait emporter dans sa retraite.

Le lendemain, ce fut au tour du général en chef de descendre à la ville pour visiter son ancien adversaire. Hussein commença par remercier le vainqueur de sa courtoisie généreuse, puis faisant un retour sur lui-même et sur le renversement de sa fortune « J'avais été, dit-il, toujours persuadé de la justice de ma cause, mais Je reconnais que je m'étais trompé, puisque j'ai été vaincu. Je dois me résigner à la volonté de Dieu. On m'a représenté comme un homme cruel et féroce que l'on consulte mes sujets, surtout les plus pauvres, et l'on aura la preuve du contraire, car je leur ai fait du bien ; je vous les recommande. Je sais que vous avez perdu un fils, je vous plains, et j'apprécie d'autant plus votre douleur que la fortune de la guerre ne m'a pas non plus épargné ; un neveu que j'aimais tendrement m'a été enlevé ; mais nous, devons-nous résigner à la volonté de Dieu. C'est à Naples que je dois me retirer. Je pars avec la conviction que le roi de France ne m'abandonnera pas. Il est généreux, puisqu'il vous a commandé tout ce que vous faites. » Deux jours après, le 10, le dey s'embarqua sur la frégate Jeanne d'Arc avec son harem, son gendre Ibrahim, ses ministres, quelques officiers turcs et ses serviteurs, en tout cent dix personnes, dont cinquante-cinq femmes. Après une quarantaine de dix jours à Mahon, il prit terre, le 31 juillet, à Naples. A peine arrivé, il put apprendre que le puissant souverain qui l'avait vaincu, le roi de France, déchu au lendemain de sa victoire, allait, comme lui, chercher un asile sur la terre étrangère.

La même journée qui avait vu la Jeanne d'Arc emporter loin d'Alger l'ancien dey, avait été signalée aussi par l'embarquement d'une grande partie de ses janissaires. Dès le 5 juillet, tous avaient reçu l'ordre de déposer leurs armes, fusils, pistolets, yatagans, soit dans leurs casernes mêmes, soit à la Kasbah, et l'on put croire qu'ils avaient tous et complétement obéi. Après le désarmement, le général en chef avait décidé que les hommes mariés pourraient demeurer provisoirement dans la ville, mais que les célibataires seraient transportés sans délai en Asie Mineure. Ils étaient deux mille cinq cents que cette décision atteignait il n'y eut parmi eux ni protestation, ni réclamation, ni plainte, ni murmure. On les vit silencieux, impassibles, se préparer sans agitation au départ, faire gravement leurs adieux et se diriger d'un pas tranquille vers le port. Le seul moment de surprise et comme d'émotion fut lorsqu'on remit à chacun d'eux, outre deux mois de leur solde, cinq piastres d'Espagne pour le voyage. Cette libéralité d'un vainqueur troublait toutes leurs idées ; elle les touchait en dépit d'eux-mêmes, et ces bouches que l'orgueil musulman tenait obstinément muettes, s'ouvrirent un moment pour exhaler comme par instinct quelques exclamations de reconnaissance. Répartis sur quatre vaisseaux de ligne, c'est à Smyrne que ces deux mille cinq cents Turcs furent transportés.

Les casernes qu'ils laissaient vacantes furent immédiatement assainies et appropriées pour recevoir les malades que les fièvres, la dysenterie et surtout l'imprudence habituelle du soldat t rendaient de jour en jour plus nombreux dans l'armée victorieuse. Dans le même temps, la commission de gouvernement s'efforçait d'organiser l'administration d'Alger d'abord, et autant que possible celle de la région voisine. Pour la ville, son œuvre ne fut ni très-difficile ni très-contestable elle institua un comité municipal maure, composé des chefs des principales corporations, et en donna la présidence à-Sidi bou Derba, l'un des deux négociateurs députés, te 4 juillet, au général en chef et qui, pour conclure sommairement, avaient proposé, comme une solution -toute naturelle, d'apporter au vainqueur la tête du dey. Les Juifs, très-nombreux dans Alger, durent garder, suivant la coutume, leur organisation particulière, sous un chef qui fut l'un de= fils du vieux Bacri.

Ce fut quand il s'agit de régler les rapports du conquérant français et chrétien, du Roumi, avec les tribus de la plaine et de la montagne, que commencèrent les embarras et les fautes. On débuta par une grosse erreur. Comme on comprenait volontiers dans un même ensemble tous les indigènes, comme on ignorait qu'il y eût des distinctions essentielles à faire entre les populations, entre les races qui vivaient côte à côte, mais non confondues, sur le sol de la Régence, on choisit pour la dignité considérable d'aga ou syndic des Arabes, Sidi Hamdan, un riche habitant d'Alger, un négociant, un Maure. C'était le plus malheureux choix qu'on pût faire, le plus antipathique à t'orgueil et aux préjugés des chefs de grande tente, qui n'avaient pas assez de mépris pour les Maures et pour leur trafic. Cependant le caractère arabe, patient et dissimulé, contint d'abord sous une indifférence dédaigneuse le ressentiment d'une injure qui lui avait paru faite à dessein.

A vrai dire, ce n'étaient ni les cheiks ni les caïds qui attiraient l'attention des chefs de l'armée française ; c'étaient ceux qui avaient au-dessus d'eux l'autorité apparente, les beys turcs. Après la chute d'Alger, le bey de Constantine, Hadj-Ahmed, avait campé pendant trois jours à peu de distance, sur la rive droite de l'Harrach, autour d'une sorte de ferme fortifiée nommée par les Arabes Bordj-el-Kantara, Maison-Carrée par les Français. A l'approche d'un régiment conduit en reconnaissance par le général de Montlivault, Ahmed se retira définitivement et reprit le chemin de son beylik, avec le nombreux bétail qu'il avait enlevé du bordj et les beaux chevaux du haras que le dey entretenait un peu plus loin, à la Rassauta. On sut plus tard qu'il n'était pas rentré sans peine à Constantine surpris au redoutable défilé des Portes-de-Fer par des tribus hostiles, il n'avait pu le franchir qu'en abandonnant à ces gardiens jaloux des Bibans le meilleur de son butin. Du bey d'Oran on n'avait évidemment rien à craindre Hassan était un vieillard usé, maladif, sans enfants, tout prêt à accepter, pour son compte, les conditions qui lui seraient dictées par le nouveau maître de la Kasbah d'Alger.

Des trois beys, celui dont il était le plus intéressant et le plus urgent de connaître les résolutions, c'était le plus voisin, le bey de Titteri, Mustapha bou Mezrag, le dernier général en chef de l'armée algérienne. La curiosité bien naturelle qu'excitait ce personnage eut bientôt lieu de se satisfaire. De Médéah, chef-lieu de son beylik, où il s'était replié avec son monde, on vit arriver, dès le 6 juillet, l'un de ses fils qu'il envoyait en parlementaire. Le surlendemain, on le vit se présenter lui-même avec une cinquantaine de cavaliers. Dans son entrevue avec le comte de Bourmont, il parut accepter comme un fait irrévocable le grand changement que Dieu avait permis dans le gouvernement de la Régence. On lui laissa son heylik, à la charge de payer au roi de France le même tribut qu'il payait au dey. Il parut reconnaissant, s'offrit, en prolongeant son séjour dans Alger, comme une sorte d'otage volontaire, et fit amener, à la disposition de l'administration française, quinze cents bœufs qui furent mis dans la partie la plus rapprochée de la Métidja, au pacage.

Le 15 juillet, eut lieu avec une certaine solennité la cérémonie de son investiture. L'acte de soumission, écrit en arabe et revêtu de son cachet, était ainsi conçu « Au nom de Dieu tout-puissant, créateur du monde, je déclare reconnaître de bon cœur le roi de France pour mon souverain et seigneur. Je promets de lui être fidèle et de le servir contre tous les ennemis qu'il a ou qu'il pourrait avoir, et de lui rendre hommage en la même forme et de la, même manière que les beys de Titteri avaient coutume de faire au pacha dey d'Alger. Je reconnais recevoir du roi de France, Charles X le Victorieux, l'investiture du beylik de Titteri, et je promets de lui faire, en ma qualité de bey de Titteri, tous les services et de lui payer tous les tributs que moi ou mes prédécesseurs en cette charge avions coutume de payer à la Régence d'Alger. Je promets de maintenir les peuples habitant le beylik de Titteri dans l'obéissance et la fidélité qu'ils doivent au roi de France, de maintenir le bon ordre et de faire bonne justice à tous, suivant les lois et coutumes du pays. Je compte sur l'engagement qu'a pris, au nom du roi de France, le général en chef commandant son armée en Afrique, que l'exercice de la religion musulmane restera libre, et qu'en ma qualité de bey de Titteri je recevrai, au besoin, du roi de France, toute la protection qu'un vassal peut attendre de son souverain. » Ainsi lié avec son nouveau maître, Mustapha bou Mezrag reprit le chemin de Médéah.

Trois jours après, le bateau à vapeur Sphinx, qui avait été dépêché tout de suite après la capitulation d'Alger pour en porter l'heureuse nouvelle en France, rentrait dans le port avec les premiers témoignages de la satisfaction royale et les premières marques de sa munificence le général de Bourmont avait été créé maréchal, et le vice-amiral Duperré avait reçu la pairie. Le roi attendait les propositions du commandant en chef pour la nomination de trois lieutenants généraux et de six maréchaux de camp, pour les promotions qui suivraient en conséquence dans les grades inférieurs, ainsi que pour les noms à inscrire sur les listes des ordres de la Légion d'honneur et de Saint-Louis.

Avant de quitter Alger, le bey de Titteri avait engagé M. de Bourmont à se montrer hors de la ville et à parcourir la plaine jusqu'au pied de l'Atlas « La présence du général en chef de l'armée française, disait-il, aura l'effet immédiat de faire naître la confiance générale et de hâter la soumission de toute la province. » Il fallait une démonstration de nature à parler aux yeux de ces peuples qui, pour croire à la force, ont besoin, sinon d'en ressentir les coups, tout au moins d'en voir directement l'appareil. Des nouvelles arrivées sur ces entrefaites en prouvaient la nécessité. On apprenait que certaines tribus des contreforts de l'Atlas, les Beni-Sala et les Beni-Meçaoud notamment, avaient enlevé dans la Métidja cinq ou six cents bœufs qui restaient de l'envoi fait par le bey de Titteri, et d'autre part que les Kabyles menaçaient Blida, la ville des orangers ; les habitants avaient même député au maréchal de Bourmont pour lui demander la protection des armes françaises. Cependant l'aga des Arabes, Sidi Hamdan, était contraire au projet d'une excursion militaire ; il la trouvait au moins prématurée il pensait qu'il fallait attendre le règlement en bonne forme des rapports à venir entre les Français et les indigènes, et il appuyait son opinion de l'autorité considérable d'un chef puissant dans la tribu des Flissa, Ben Zamoun. En dépit de ces remontrances qui lui parurent dictées par une prudence hors de saison, le maréchal résolut d'exécuter ce qui ne devait être, à son sens, qu'une promenade militaire.

Il avait donné des ordres pour faire évacuer et raser les ouvrages échelonnés depuis la pointe de Sidi Ferruch jusqu'à Alger ; l'armée concentrée autour de la ville devait y avoir désormais sa base d'opération. Un bataillon d'infanterie légère, huit compagnies de voltigeurs, un escadron de chasseurs à cheval, un détachement de sapeurs du génie, deux sections d'artillerie, l'une de campagne, l'autre de montagne, furent désignés pour accompagner le maréchal, sous le commandement du général Hurel. Vingt Maures et Arabes étaient avec l'aga en personne à la suite de l'état-major.

Le 22 juillet au soir, les troupes commandées pour l'expédition allèrent prendre leur bivouac à trois lieues et demie d'Alger. Le 23, de bon matin, le maréchal les rejoignit. La colonne se mit en route. C'était en vérité une promenade champêtre. La plaine sans culture, envahie par les hautes herbes, hérissée de broussailles, encombrée de palmiers nains, témoignait d'une puissance de végétation qui pour donner ses richesses n'attendait que des soins réguliers et intelligents. On croisait à tout moment des Arabes conduisant à la ville leurs ânes chargés de volailles, de légumes et de fruits. Plus loin on distinguait çà et là les tentes basses de quelque tribu pastorale et de nombreux troupeaux gardés par des cavaliers en vedette. Cependant la chaleur devenait ardente, et le chemin s'allongeait beaucoup plus qu'on n'avait pensé. Enfin, au soleil déclinant, on vit croître au-dessus de l'horizon le profil des montagnes, et Blida la voluptueuse[5] apparut comme une blanche vision, ceinte d'orangers, baignée d'eaux vives et couronnée par la verdure magnifique des pentes qui lui servaient d'appui. Il y avait là des oliviers grands comme de beaux chênes, dont le port et le feuillage humiliaient la jactance étonnée de nos Provençaux. L'accueil des habitants fut parfait ; une députation de notables était venue plus d'une lieue au-devant de la colonne. Les troupes s'étaient d'abord établies dans les jardins et les enclos par un juste sentiment de prudence militaire, sur les observations du duc Des Cars et du général de La Hitte, le maréchal fit transporter les bivouacs hors des clôtures, sur un terrain plus découvert, moins facile aux surprises. L~ quartier général ne quitta cependant pas le logis qu'il avait pris en arrivant dans le cimetière, au voisinage des orangers, sous la garde de deux compagnies d'infanterie et de vingt-cinq chasseurs. La nuit fut paisible.

A quatre heures du matin, le 24, le maréchal fit une reconnaissance d'une lieue et demie environ à l'ouest de la ville. Au retour, on entendit des coups de feu c'étaient des Kabyles qui tiraient de loin sur l'escorte. Il y avait de l'inquiétude, de l'agitation dans Blida ; les habitants disaient aux interprètes que les montagnards n'attendaient pour fondre sur la ville et la piller que le départ des Français. Vers le milieu du jour, la fusillade retentit de nouveau ; deux conducteurs d'artillerie qui abreuvaient leurs chevaux près de la ville furent surpris et décapités ; d'autres soldats qui s'étaient aventurés dans les jardins ne reparurent pas enfin le premier aide de camp du maréchal, le commandant de Trélan, sortant pour aller aux nouvelles, fut atteint d'une balle dans le ventre presque sur le seuil du quartier général. Il n'y avait pas un moment à perdre pour rejoindre le gros des troupes ; déjà en effet les Kabyles et les gens de Blida eux-mêmes s'étaient placés sur la ligne de communication de l'état-major avec elles. Il fallut s'ouvrir un chemin de vive force, les chasseurs en chargeant, l'infanterie à coups de baïonnette. Enfin on rejoignit à mi-chemin trois compagnies de renfort que le général Hurel envoyait pour dégager le quartier général. La colonne reformée se mit aussitôt en mouvement dans la direction d'Alger.

La plaine avait du tout au tout changé d'aspect ; ce n'étaient plus, comme la veille, des tableaux pacifiques. Des groupes nombreux d'hommes à pied, armés de longs fusils, apparaissaient au travers des broussailles, tout autour de la colonne, et du fond de l'horizon accouraient de toutes parts des essaims de cavaliers. Arabes et Kabyles étaient réunis pour faire parler la poudre. Leur attaque était ardente, mais incohérente ; la défense fut méthodique et ferme. On ne cessa pas de marcher en combattant ; quand les assaillants s'approchaient trop, une charge des chasseurs, un coup de mitraille ou d'obus les écartaient et les dispersaient. Ainsi bataillant, on dépassa le marais de Bou-Farik, puis on s'engagea dans un défilé entre deux bois de lauriers-roses. Ce fut là qu'eut lieu le dernier effort de l'ennemi la nuit tombait ; il se retira presque tout d'un coup. Après une heure de repos, la colonne reprit sa route et ne fit halte que vers onze heures du soir, à Bir-Touta, près d'un puits entouré de figuiers. Ce fut à ce bivouac, par une singulière occurrence, que M. de Bourmont reçut, au milieu de la nuit, son bâton de maréchal, apporté jusque-là par un envoyé du prince de Polignac, M. de Bois-le-Comte. Le lendemain, 25, à quatre heures du matin, la marche fut reprise on ne vit plus l'ennemi. A sept heures, on atteignit le pont romain de l'0nedKerma à une heure, les troupes rentraient dans leur campement, avec une perte de quinze morts et de quarante-trois blessés ; au nombre des premiers était M. de Trélan ; pendant la retraite il avait succombé à sa blessure.

Le maréchal, devançant la colonne, était arrivé au moment où, dans la grande cour de la Kasbah, le premier aumônier célébrait la messe militaire. Il y assista tout poudreux, les traits altérés par la fatigue, l'air sérieux et soucieux. On sut bientôt dans tout Alger que l'excursion pacifique avait eu pour épilogue une vraie journée de guerre.

 

 

 



[1] Neveu de celui qui avait été insulté par le dey.

[2] Le trésor, dont l'inventaire fut achevé seulement dans la seconde quinzaine de juillet, se réduisit effectivement à 48.684.528 fr. Ce résultat, publié à Paris au lendemain des journées révolutionnaires, donna lieu contre le maréchal de Bourmont et ses principaux aides aux accusations les plus odieuses. Le nouveau gouvernement eut le tort de s'y associer d'abord dans une certaine mesure, mais une enquête ayant été prescrite et faite par des hommes qui ne pouvaient pas être suspects d'indulgence pour les serviteurs du régime déchu, la conduite et les opérations de la commission des finances instituée immédiatement après la capitulation d'Alger furent reconnues parfaitement régulières, les calomniateurs confondus et les calomniés rétablis dans tous leurs droits à l'estime publique.

[3] D'autres visiteurs du premier jour ont noté, outre le mobilier habituel de l'Orient, divans, coussins, tapis, coffres, pipes et armes damasquinées, des miroirs de Venise, des pendules anglaises à cadran arabe, de grands vases de porcelaine, et jusqu'à une lunette astronomique.

[4] Ordre du jour du 6 juillet t830.

[5] L'épithète arabe de Blida est beaucoup plus expressive courtisane serait encore faible.