I. Le château de
l'Empereur. - Ouverture de la tranchée. - Démonstration navale. — II.
Ouverture du feu. - Explosion du château de l'Empereur. - Capitulation
d'Alger.
I Avec sa
masse et ses hauts murs, le château de l'Empereur, Sultan Kalassi en turc, ou
Bordj-Mouley-Hassan[1], du nom du dey qui l'avait fait
construire, était resté comme un monument de la fortification turque au
seizième siècle. C'était un rectangle ou plus exactement un trapèze dont les
grandes faces, orientées du nord-est au sud-ouest, avaient cent cinquante
mètres de longueur en moyenne. Les murailles, épaisses de trois mètres et
hautes de quatorze, étaient flanquées aux quatre angles de bastions peu
spacieux, d'un tracé irrégulier ; sous le dey Hussein et depuis la rupture
avec la France, une seconde courtine avait été construite parallèlement à la
face sud-ouest. Enfin, au milieu du château, une grosse tour ronde, peu
élevée, servait de magasin à poudre et de réduit. Sur toutes les faces de
l'enceinte, au-dessus du rempart, s'ouvraient pour des pièces de gros calibre
de larges embrasures séparées par des merlons en maçonnerie. Il n'y avait pas
de fossé régulier au pied de la fortification mais les Turcs paraissaient
avoir entrepris de creuser autour une sorte de tranchée qui n'était pas
commencée toutefois au sud-ouest. Du haut de la colline qu'il couronnait, à
deux cent seize mètres au-dessus de la mer, le château de l'Empereur
découvrait et commandait la Kasbah et la ville d'Alger, la rade, le fort
Bab-Azoun, et les chemins qui, longeant la côte, font communiquer Alger avec
la plaine de la Métidja. A huit
cents mètres dans le nord-est, plongée par les feux du château de l'Empereur,
mais encore élevée de cent vingt-quatre mètres au-dessus de la mer, se
dressait la citadelle, la Kasbah, au sommet du triangle décrit par la ville
d'Alger et comprise dans la même enceinte qui était un mur à l'antique, haut
de douze à treize mètres, crénelé, de distance en distance garni de tours
sans saillie, formant palier en quelque sorte entre les étages d'un escalier
gigantesque dont la muraille, suivant la rapide inclinaison du sol,
dessinait, par les ressauts de sa crête, assez exactement le profil.. Un
fossé de forme triangulaire, profond de six à huit mètres, avec un mur
extérieur de deux mètres d'élévation, percé de meurtrières, régnait depuis le
saillant de l.< Kasbah, sur les deux faces de l'enceinte. A la base du
triangle, le long de la mer, une muraille de plain-pied fermait également la
ville, défendue de ce côté par une puissante artillerie et surtout par les
formidables ouvrages de la marine. Enfin, sur la côte, le fort Bab-Azoun au
sud, au nord le fort Bab-el-Oued, le fort des Vingt-quatre heures et celui
des Anglais, sans compter d'innombrables batteries, flanquaient Alger de part
et d'autre. Prodigues dans leur défense du côté de la mer, parce qu'ils avaient
l'expérience des agressions maritimes, les Algériens étaient restés, contre
une attaque par terre, dans la plus imprévoyante sécurité. Absolument
ignorants de l'art des sièges, ils se confiaient dans la force de la Kasbah,
et surtout dans l'inexpugnable solidité du château de l'Empereur. Après
avoir achevé leur exploration, le mémoire de Boutin sous les yeux, le générât
en chef, les généraux de La Hitte et Valazé avaient reconnu l'extrême
exactitude des renseignements et la parfaite convenance des situations
recommandées dans cette œuvre intelligente. Pour l'attaque du château de
l'Empereur, « le camp, avait dit Boutin, doit venir s'établir le plus près
possible ; il doit occuper les points dominants et d'un accès difficile, afin
d'être en sûreté contre la cavalerie ennemie. Or le terrain compris entre le
château de l'Empereur, les maisons de Suède, d'Espagne, de Hollande, et en
arrière, semble remplir ces conditions. Le camp aurait son front couvert par
les ouvrages faits contre le fort, ses deux flancs par des ravins et
escarpements, et ses derrières par un abatis défensif qu'il serait facile de
faire perpendiculairement à la grande route, cette partie étant assez garnie
de bois et de haies. » La
grande route dont parlait Boutin était une ancienne voie romaine dont les
premiers vestiges avaient été retrouvés par l'armée, le 24 juin, sur le
plateau de Sidi-Khalef, et qui se dirigeait sur Alger, en longeant la face
nord-ouest du château. de l'Empereur. Quant au sol, il était en effet couvert
d'une abondante végétation, coupé en tous sens par ces fortes haies de nopals
et d'aloès si favorables à la guerre d'embuscade. Partout des enclos plantés
de caroubiers, de vignes, de jujubiers, d'arbres fruitiers de toute espèce,
surtout d'orangers et de figuiers aux branches largement étendues dans les
fonds humides, d'énormes saules pleureurs ; sur les pentes, des bouleaux, des
peupliers blancs ; enfin, dominant toute cette masse de verdure, de hauts
cyprès, 'des pins et des platanes gigantesques. Dans les nombreuses maisons
abritées sous ces ombrages et désertées à la hâte par leurs habitants, les
soldats avaient trouvé, des bestiaux, des volailles, du vin même dans
quelques-unes, dans toutes des puits et des citernes remplies d'une eau
fraîche et pure admirable aubaine après les privations et les fatigues
inouïes de cette journée cruelle. Le soir
enfin les troupes occupaient les positions que leur avait assignées le
général en chef derrière le consulat de Hollande et à gauche de la voie
romaine, la brigade Collomb d'Arcine ; à droite de la voie et derrière le
consulat d'Espagne, la brigade Damrémont ; c'était le terrain où s'était
maintenu depuis le matin le bataillon du 49°. A droite de la division
Loverdo, et en arrière du consulat de Suède, campaient les deux brigades de
la division Des Cars. La courbe rentrante que décrivaient ces positions
embrassait l'angle ouest et les deux faces adjacentes du château de
l'Empereur. Beaucoup plus au nord, sur les pentes de la Bouzaréah et de la
Vigie, la division Berthezène surveillait la partie septentrionale du
château, la Kasbah, la ville et toutes les communications qui de ce côté
reliaient les points occupés par l'ennemi. Le quartier général occupait une
maison située en arrière des campements de la brigade Damrémont. D'accord
avec le général Valazé, le général en chef avait résolu de faire ouvrir, dès
le soir même, une sorte de parallèle à sept cents mètres du château, au
sommet de la colline dont le revers avait pendant la journée abrité le
bataillon du 49e. Cinq ou six maisons dont l'occupation avait été jugée nécessaire
furent d'abord mises en état de défense. Mais quand il fut question d'entamer
les travaux, la lassitude des troupes était telle qu'il ne fut pas possible
de réunir un nombre suffisant de travailleurs avant deux heures du matin.
Aussi le travail de cette première nuit fut-il d'autant moins considérable
que le fonds du sol, rocailleux et schisteux, exigeait pour être entamé plus
de temps et d'efforts. Le 30,
au matin, une colonne formée des deux bataillons du 2e de marche avec deux
obusiers de montagne se mit en mouvement, sous les ordres du général Desprez,
pour reconnaître et fouiller les pentes ravinées qui, de l'extrémité des
hauteurs occupées par la droite de l'armée, descendaient rapidement vers la
mer. Outre l'utilité générale et si fâcheusement rappelée par les méprises de
la veille, d'une reconnaissance bien faite, celle-ci avait un objet spécial.
Bien que l'idée d'un investissement régulier et complet eût été d'abord et
définitivement écartée, il n'en était pas de même d'un projet
d'investissement partiel, qui eût coupé la communication d'Alger avec la
Métidja et forcé à la retraite les nombreux contingents arabes et kabyles
qu'on voyait camper et circuler librement sur la plage. Après avoir bien
étudié le terrain depuis les jardins du consulat de Suède jusqu'aux environs
du fort Bab-Azoun, le général Desprez revint au quartier général, persuadé
qu'il ne serait pas difficile d'enlever les batteries de côte et d'éloigner
pour un temps les Arabes, mais que pour faire sur le littoral un
établissement solide et sûrement relié avec l'armée de siège, il faudrait
beaucoup plus de monde que le général en chef n'en avait à sa disposition. Si,
dans cette campagne où chacun avait à faire un certain apprentissage, c'était
le devoir, quelquefois un peu négligé de l'état-major, de bien étudier le
terrain, c'était pour les troupes un devoir non moins important de se bien
garder. En fait, on est forcé de le reconnaître, elles se gardaient mal.
Après la cruelle expérience qu'elles avaient si chèrement payée sur le
plateau de Sidi-Khalef, il semblait qu'elles eussent du prendre, contre les
ruses et l'habileté meurtrière de leurs antagonistes, des précautions
d'autant plus nécessaires, exercer une vigilance d'autant plus active qu'à la
garde de leurs campements s'ajoutait le soin de protéger efficacement les
travaux de l'artillerie et du génie. Cependant, l'évidente supériorité des
partisans ennemis se maintint, et les surprises furent malheureusement trop
fréquentes. Dans la matinée du 30, à la fin d'un de ces engagements où le
soin des Turcs était d'attirer leurs adversaires sous le feu du château de
l'Empereur, le chef de bataillon du génie Chambaud, qui commandait la
tranchée, fut blessé mortellement par un biscaïen. L'emplacement
des batteries, provisoirement indiqué la veille par le général en chef, fut
définitivement arrêté, dans la journée du 30, après une reconnaissance exacte
et détaillée du terrain. Trois batteries, dirigées contre la face sud-ouest
et destinées à éteindre le feu de l'ennemi en rasant les merlons en
maçonnerie qui protégeaient les canonniers turcs, devaient être armées la
batterie de Bordeaux, de deux obusiers de huit pouces ; ta batterie du Roi,
de six canons de 24 ; la batterie du Dauphin, de quatre pièces du même
calibre. Leur distance au château de l'Empereur, dans l'ordre où elles
viennent d'être nommées en partant de la droite, était respectivement de 550,
610 et 525 mètres. A gauche et à cent mètres en avant de la batterie du
Dauphin, la batterie Duquesne, armée de quatre mortiers de dix pouces, devait
lancer des bombes dans le bastion ouest et dans l'intérieur du fort, suivant
la capitale de l'angle attaqué. Enfin, beaucoup plus à gauche encore, et à
600 mètres de la face nord-ouest, la batterie de Saint-Louis, armée de six
canons de 16, avait pour mission spéciale de ricocher la face sud-ouest sur
le prolongement de laquelle elle était placée. Après
avoir fait tracer sous ses yeux l'alignement de ces cinq batteries, le
général de La Hitte ordonna que le travail de construction fût aussitôt
commencé. De son côté, le général Valazé donna l'ordre aux officiers du génie
de relier par des communications les divers points d'attaque, et d'ouvrir en
arrière des chemins praticables pour le service de l'artillerie. La nuit
venue, l'ennemi, comme d'habitude, suspendit son feu qu'il reprit avec
vivacité au point du jour. De toutes parts, du château de l'Empereur, du fort
Bab-Azoun, de la Kasbah, du fort ruiné de l'Étoile ou des Tagarins, dont les
restes s'élevaient entre la ville et le château une grêle de projectiles
tombait partout où l'ennemi soupçonnait la présence des travailleurs, et
quoique ceux-ci fussent heureusement masqués ou par des plis de terrain ou
par de fortes haies, ce feu constamment nourri ne laissait pas de faire dans
les batteries et les tranchées de nombreuses victimes. Souvent même les
boulets venaient ricocher jusque dans les campements. Le chef de bataillon du
génie Vaillant, qui avait pris comme chef de tranchée la place du commandant
Chambaud, frappé mortellement la veille, fut lui-même atteint à la jambe
gauche, le 1e juillet, d'un biscaïen qui le mit hors de combat. Le chef de
bataillon Lenoir prit la direction des travaux. Ce
n'était pas seulement par le canon que les Turcs s'efforçaient d'arrêter les
progrès de l'armée assiégeante ; constamment inquiétée, à ses deux extrémités
surtout, par un feu nourri de tirailleurs embusqués dans les ravins qui
auraient du lui servir de défense, elle avait souvent à repousser des
attaques de vive force, quelquefois même à reconquérir par des combats
acharnés des positions un moment perdues. A l'extrême droite, le consulat de
Suède notamment fut le théâtre d'une lutte opiniâtre où le 3e régiment de
marche ne perdit pas moins de cinquante-cinq hommes. Considérable en soi, ce
poste devait être d'autant plus important à garder que le général de La Hitte
avait jugé nécessaire d'y établir, à 800 mètres de la face' sud-ouest, une
nouvelle batterie de quatre obusiers de huit pouces. Commencé dans la soirée
du 1er juillet, cet ouvrage reçut le nom de batterie Henri IV et prit le n°
1, comme tenant la droite des attaques. En outre, deux pièces de campagne
furent amenées dans les jardins du consulat et braquées sur les pentes qui
descendaient à l'est vers la mer. A l'extrême gauche, les travailleurs
employés à la construction de la batterie Saint-Louis souffraient peut-être
davantage. A la faveur d'un ravin qu'on avait eu le tort de croire
impraticable, l'ennemi les fusillait en même temps par le flanc et par derrière.
Il fallut les couvrir d'un parados formé d'une gabionnade couronnée de sacs à
terre et dont la garde fut confiée à des tireurs choisis. De plus, une
batterie de deux pièces de campagne fut élevée sur un mamelon en arrière,
afin de battre la croupe occupée par l'ennemi et de l'empêcher désormais de
prendre les travaux à revers. Tandis
que les troupes de terre travaillaient, combattaient ou se gardaient dans
leurs camps, leur attention fut tout à coup distraite, dans la journée du 1er
juillet, par une vive canonnade du côté de la mer. Il y avait déjà plusieurs
jours que le général en chef avait invité le vice-amiral Duperré à faire
contre la ville d'Alger une démonstration navale et même, s'il y avait lieu,
un essai de bombardement. « La seule position à prendre par les bombardes
serait dans l'est de la ville, mais après la reddition du fort Bab-Azoun, lui
avait répondu, le 28 juin, l'amiral, et c'était mon intention de la faire
prendre. Dans toute autre, il est bien reconnu que, sous le feu des
batteries, les bombardes y seraient sacrifiées sans nul effet. Elles ne
pourraient jamais s'en retirer, surtout avec les courants violents qui
existent dans ce moment. J'ai été obligé d'envoyer, la nuit dernière, deux
bateaux à vapeur retirer de dessous terre, sous le cap Caxine, une corvette
et surtout le vaisseau le Trident, qui, après avoir cassé deux ancres, dans
le coup de vent d'avant-hier qui a de nouveau compromis le salut de toute
l'armée, avait déradé et était en dérive. Quant à faire exécuter la fausse
attaque par des vaisseaux et frégates qui, presque tous armés sur le pied de
paix, sont aujourd'hui désarmés par suite des sacrifices faits en hommes et
en embarcations si utiles pour les relever de la côte, en cas de besoin ; je
dois encore vous dire que la marine fera, dans cette circonstance, tout ce
qu'elle pourra. » Le 1e juillet, une division de bâtiments armés en guerre
vint donc, sous les ordres du contre-amiral de Rosamel, défiler devant les
batteries et les forts de la côte depuis la pointe Pescade jusqu'au môle, et
c'était la canonnade échangée qui, pendant une heure et demie, avait excité
parmi les troupes de terre un intérêt et une attente que l'événement ne
justifia pas. Cette démonstration resta sans effet ; toutefois le général en
chef insista pour qu'elle fût renouvelée au moment où les batteries de siège
seraient en état d'ouvrir leur feu, c'est-à-dire, selon toute apparence, le
surlendemain, 3 juillet. Ce fut
également en vue d'un événement prochain et décisif que M. de Bourmont fit
une nouvelle disposition de ses troupes. La brigade de Montlivault et la
brigade Monk d'Uzer, moins le bataillon du 48e détaché à Sidi-Ferruch, furent
appelées à rejoindre leurs divisions respectives, tandis que la brigade
Clouet remplaçait la première à Chapelle et Fontaine, et la brigade Poret de
Morvan la seconde à Staouëli. Le 2 juillet, après une journée de combats aussi
rude que la veille, l'armement des batteries commença ; mais, contrairement à
l'espoir du général en chef, la nuit s'écoula sans qu'il fût entièrement
achevé ; dans la batterie du Roi et surtout dans celle du Dauphin, les difficultés
du terrain et la pente rapide du sol avaient ralenti la construction des
plates-formes dans les batteries armées, d'ailleurs, les approvisionnements
n'étaient pas encore au complet il fallut retarder de vingt-quatre heures
l'ouverture du feu. Cependant,
soit qu'il n'eût pas été prévenu en temps utile, soit que l'état de la mer
lui eût paru exceptionnellement favorable, le vice-amiral Duperré se résolut
à renouveler, le 3 juillet, la démonstration navale qui, pour atteindre son
objet véritable, eût dû se combiner avec l'action des batteries de siège.
Après deux heures d'une canonnade qui offrit aux officiers de l'état-major accourus
sur les croupes de la Bouzaréah un curieux spectacle, la flotte s'éloigna
sans avarie, laissant Alger sans grand dommage. « Tel est, écrivait le
vice-amiral au ministre de la marine, tel est, après le premier mouvement
effectué avant-hier par la division de Rosamel, celui opéré aujourd'hui par
l'armée navale. Il a dû être une diversion puissante et produire un grand effet
sur le moral de l'ennemi. » Sur le matériel, l'effet produit fut
beaucoup moindre assurément, pour tout dire, à peu près nul, et si quelques
esprits caustiques en outrèrent un peu plus tard la remarque, ce fut un excès
de critique, non certes contre la marine, mais contre le rapport excessif de
son commandant en chef. II Dans la
soirée du 3 juillet, les troupes d'artillerie furent averties que le 4, à la
première pointe du jour, une fusée tirée du quartier général signalerait aux
batteries de siège l'ordre de commencer le feu toutes ensemble. La nuit
venue, les dernières dispositions furent prises ; rien ne manquait plus en
fait d'approvisionnements et d'engins ; derrière chaque batterie, une
compagnie d'infanterie se tenait prête à la soutenir ; au dépôt de tranchée,
deux compagnies de canonniers étaient placées en réserve pour fournir au
remplacement des chefs de pièce et des servants qui seraient mis hors de
combat. Dans cette veillée des armes, les longues heures de la nuit
s'écoulaient avec une lenteur qui désespérait les imaginations impatientes.
Tout à coup, vers trois heures, des lueurs et des bruits de combat éclatèrent
au centre de la ligne. Fait inouï dans les habitudes militaires des Turcs,
c'était une surprise qu'ils tentaient sur la batterie du Dauphin. A peine la
sentinelle avait-elle donné l'alarme, que déjà les assaillants s'étaient
précipités par les embrasures ; mais les canonniers, qu'ils s'attendaient à
trouver endormis, étaient sur leurs gardes la lutte fut vive et courte ;
l'ennemi, refoulé à coups de baïonnette, fut poursuivi à coups de fusil. Les
pièces n'avaient été ni renversées ni enclouées, et le peu de désordre que
cette brusque invasion avait fait dans la batterie fut l'instant d'après
réparé. L'heure
approchait le général en chef vint s'établir au consulat d'Espagne. A trois
heures et demie, on apercevait vaguement dans l'ombre la masse du château de
l'Empereur ; un quart d'heure après. les embrasures commençaient à devenir
visibles. La fusée de signal s'élança vers le ciel. Aussitôt de vives et
rapides lueurs jaillirent de toutes les batteries françaises, et l'armée
salua de ses joyeuses clameurs la diane matinale battue par le canon. Aux
premiers coups, le fort était resté muet : évidemment les Turcs ne s'étaient
pas attendus à cette aubade ; mais, dès la seconde salve, ils étaient
accourus bravement à leurs pièces, et leur réponse ne s'était point fait trop
attendre. L'air était calme ; pendant quelque temps la forteresse et les
batteries françaises disparurent, comme perdues dans d'épais nuages à chaque
instant sillonnés par des traits de feu. Avec le soleil, une brise légère
souffla de l'est, emporta la fumée et découvrit la scène. L'artillerie
rectifia son tir ; en peu d'instants, les balles de laine dont les Turcs
avaient garni leurs épaulements furent éventrées et dispersées ; bientôt des
éclats de pierre signalèrent les désordres produits par les boulets et les
obus sur la maçonnerie des merlons. L'effet des bombes se fit plus attendre :
ce ne fut guère qu'après cinq heures que leur tir fut définitivement réglé ;
mais alors elles atteignirent leur but avec une justesse parfaite :
celles qui dépassaient le bastion tombaient ou dans l'intérieur du château ou
sur la tour même. Cependant
les assiégés ne donnaient aucun signe de faiblesse. Excités par l'exemple de
leur chef, qui était l'un des ministres du dey, le khaznadj même, les huit
cents Turcs et les douze cents Maures ou Coulouglis dont se composait cette
garnison d'élite surent mériter l'estime de l'armée française. A travers les
embrasures élargies, par-dessus les merlons ruinés, on voyait autour des
pièces les servants tomber et se succéder sans relâche. Pendant quatre
heures, le feu du château fut aussi vif, sinon aussi régulier que celui des
batteries françaises. Le plus souvent, les boulets turcs, dépassant le but,
allaient tomber au dépôt de tranchée, ou dans les bivouacs de la deuxième
division. Vers huit heures, l'artillerie française avait une supériorité
marquée ; plusieurs des pièces de l'ennemi étaient réduites au silence, et le
nombre de celles qui tenaient encore se réduisait à chaque instant. A neuf
heures, on n'en comptait plus que cinq ou six ; l'une d'elles, dont le feu se
faisait particulièrement remarquer, n'était servie que par deux hommes. Des
sommets de la Bouzaréah, d'où l'on ne perdait aucun détail de cette scène
émouvante, on vit quelque temps encore ces deux canonniers impassibles
charger et pointer tour à tour, sans souci du vide qui s'était fait autour
d'eux, ni de l'isolement absolu où ils allaient rester peut-être. En effet,
vers neuf heures et demie, quelques hommes d'abord, puis des groupes de plus
en plus nombreux, commencèrent à s'esquiver par la porte du fort qui
regardait la ville et à faire retraite vers la Kasbah ; en moins d'une demi-heure,
les observateurs placés sur la Bouzaréah comptèrent plus de cinq cents de ces
fugitifs. A dix heures, le feu du château avait complétement cessé ; déjà le
général de La Bitte donnait l'ordre de battre en brèche, et les chefs de
pièces s'occupaient de modifier leur pointage. Tout à coup une flamme
jaillit, une puissante détonation secoua la terre, puis on ne vit plus rien.
Au milieu d'une fumée noire et suffocante, dans les batteries, dans les
tranchées, dans les campements, une grêle de pierres brisées, de poutres
rompues, d'éclats de fer et de bronze, mêlés de flocons de laine roussie,
tombait et s'abîmait avec fracas ; plusieurs hommes çà et là furent
grièvement blessés. Après quelques minutes d'ébranlement parmi les troupes
surprises, le calme revint, et, sous le nuage qui continuait de s'élever et
de s'étendre, on commença d'apercevoir le château de l'Empereur ruiné par
l'explosion de son magasin à poudre. Pour les observateurs placés dans les
batteries, la tour centrale avait disparu, mais la face sud-ouest restait à
peu près dans l'état où l'avait mise la canonnade ; de la Bouzaréah on
apercevait l'étage inférieur de la tour encore debout et la face nord-ouest
ouverte par une brèche énorme. Dès
qu'on se fut un peu reconnu, le général Hurel, qui commandait la tranchée,
fit prendre les armes aux compagnies de soutien, et, contournant le château,
y eut bientôt pénétré par la brèche. Bientôt arrivèrent les généraux Valazé
et de La Hitte avec des détachements de l'artillerie et du génie. Un
entassement désordonné de décombres, de boulets, d'éclats de bombes et
d'obus, entremêlés de cadavres et de débris humains, tel était l'aspect
sinistre qu'offrait à première vue l'intérieur du château. Cependant, l'œuvre
de destruction n'avait pas réussi au gré des Turcs ; car ce n'était pas une
bombe française, comme on se l'était imaginé d'abord, qui avait mis le feu
aux poudres. Trompé dans la confiance absolue que lui inspirait la solidité
de ses murailles, et consterné des effets foudroyants de l'artillerie
française, le khaznadj avait pris la résolution violente d'enlever à
t'assiégeant le prix de sa victoire en ne lui abandonnant que des ruines.
Peut-être même avait-il compté qu'une partie considérable de l'armée
française périrait abîmée sous les débris du fort. Cependant l'explosion des
poudres, hâtive et incomplète, avait trahi son espoir et laissé debout
au-dessus de la Kasbah la menace du château de l'Empereur. En
effet, les Français n'avaient pas tardé à tourner contre Alger les nouveaux
moyens d'attaque qu'ils venaient d'acquérir. Déjà une batterie de dix pièces
était commencée sous l'angle oriental du château. En attendant qu'elle pût
être armée, trois des pièces turques placées sur la face sud-est et deux
pièces de campagne amenées au-dessous eurent promptement éteint le feu du fort
Bab-Azoun, dont les défenseurs, toutefois, repoussèrent une tentative
d'escalade improvisée par la téméraire ardeur des grenadiers du 35e. Pendant
ce temps, la population d'Alger s'agitait dans l'épouvante. On disait que le
dey, renfermé dans la Kasbah, avait envoyé aux commandants des forts l'ordre
d'imiter l'exemple du khaznadj, et que devant ses plus intimes serviteurs, il
s'était écrié « Aussi longtemps que mon palais sera debout, je ne traiterai
point j'aime mieux faire sauter la Kasbah et toute la ville que de me
soumettre. » On se trompait ; Hussein avait pris le parti de négocier. Vers
deux heures, un poste de voltigeurs établi dans une maison située à mi-chemin
entre la Kasbah et le château de l'Empereur vit s'avancer un Turc qui agitait
un drapeau blanc ; on le conduisit au général en chef, dans l'intérieur même
du château. C'était le premier secrétaire du dey, Sidi Mustapha. Il venait,
de la part de son maître, offrir, avec les réparations qu'on avait si souvent
réclamées de lui pour l'insulte faite au consul Deval, le payement des frais
de la guerre. L'offre était dérisoire. Le général de Bourmont répondit au
parlementaire que si son maître ne commençait pas par livrer aux Français la
Kasbah, les forts et le port, il n'y avait pas de négociation possible. Après
avoir exprimé des doutes sur l'acceptation de ces préliminaires, le
négociateur avoua que l'obstination du dey, depuis le commencement des
difficultés, avait été bien funeste, et il ajouta, en se retirant, ces
paroles remarquables « Lorsque les Algériens sont en guerre avec le roi de
France, ils ne doivent pas faire la ~prière du soir avant d'avoir obtenu la
paix. » Peu
d'instants après, deux Maures, des premiers de la ville, Sidi bou Derba et
Hadj Hassan, se présentèrent devant le général en chef. Tous deux parlaient
français. Non-seulement ceux-ci n'essayèrent pas plus que le premier
parlementaire d'excuser les torts de leur maître, mais ils firent si bon
marché de sa personne même qu'ils proposèrent à M. de Bourmont de lui
apporter sur un plat la tête du dey, dans l'espoir que cette satisfaction
épargnerait à leurs compatriotes le malheur de voir entrer chez eux les
Français. Mais quand ils virent le général en chef, insensible à l'offrande,
exiger la soumission absolue d'Alger, ils se réduisirent à demander au moins
la suspension des hostilités ; car, depuis la catastrophe du château de
l'Empereur, l'artillerie française et celle de la Kasbah n'avaient pas cessé
d'échanger des boulets. Cette canonnade donna même lieu à un petit incident
qui égaya fort les témoins de la conférence. A chaque détonation, les
négociateurs maures, visiblement émus, s'efforçaient néanmoins de faire bonne
contenance ; mais un certain boulet turc ayant sifflé de plus près à leurs
oreilles, l'un d'eux plia tellement les épaules que le général de La Hitte,
le saisissant tout à coup par le bras, lui dit, en riant « Eh ! parbleu,
monsieur, de quoi vous inquiétez-vous ? Cela ne vous regarde pas ; ce n'est
pas sur vous que l'on tire. » Le geste et le mot, bien français, firent
fortune ; ils méritaient de demeurer légendaires. Cependant
Hussein, peut-être instruit du peu d'accord qui existait entre le commandant
de la flotte et le chef de l'armée française, ne désespérait pas de trouver
entre leurs opinions divergentes quelque issue favorable ; aussi s'était-il
empressé d'entamer auprès du vice-amiral. Duperré comme auprès du comte de
Bourmont un essai d'accommodement. Mais cette habileté diplomatique ne lui
fut d'aucun avantage. « L'amiral de l'escadre algérienne vient en
parlementaire, au nom du dey, demander à traiter de la paix, écrivait le
commandement de la flotte française au général en chef ;'je le renvoie à vous
et je ne puis suspendre les hostilités que lorsque j'aurai connaissance de
vos intentions. Je suis en position de les recommencer. Je l'ai signifié à
l'envoyé du dey. » Ainsi repoussé vers le général de Bourmont, dont la
résolution inflexible lui était connue par le rapport de son secrétaire,
Hussein essaya d'un autre tour. Vers trois heures, Sidi Mustapha reparut,
escorté du consul et du vice-consul d'Angleterre ; mais cette compagnie ne
lui fut d'aucun secours ; car, dès les premiers mots, le comte de Bourmont,
avec une fermeté polie, écarta tout essai de médiation. Mustapha, réduit à
lui-même, pria le générai en chef de lui donner par écrit les conditions
qu'il imposait au dey d'Alger. La
scène se passait en plein air, sous un bouquet d'arbustes, dans un pli de
terrain à gauche du château de l'Empereur. Groupés auprès du comte de
Bourmont, les généraux Desprez, Berthezène, Des Cars, Valazé, de La Hitte,
l'intendant en chef Denniée, plusieurs officiers d'état-major, suivaient avec
une vive curiosité les détails de ce dénouement. Sur l'invitation de M. de
Bourmont, le général Desprez prit la plume et 'commença d'écrire les
conditions que lui dictait le général en chef. « 1° Le fort de la Kasbah,
tout les autres forts qui dépendent d'Alger et les portes de la ville seront
remis aux troupes françaises, le 5 juillet, à dix heures du matin (heure
française). 2° Le
général en chef de l'armée française s'engage envers S. A. le dey d'Alger à
lui laisser sa liberté et la possession de toutes ses richesses personnelles.
3° Le dey sera libre de se retirer avec sa famille et ses richesses dans le
lieu qu'il aura fixé. Tant qu'il restera à Alger, il sera, lui et sa famille,
sous la protection du général en chef de l'armée française. Une garde
garantira la sûreté de sa personne et celle de sa famille. 4° Le général en
chef assure à tous les soldats de la milice les mêmes avantages et la même
protection. 5° L'exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté
des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur
commerce, leur industrie, ne recevront aucune atteinte. Leurs femmes seront
respectées le général en chef en prend l'engagement sur l'honneur. 6°
L'échange de cette convention sera fait, le 5, avant dix heures du matin. Les
troupes françaises entreront aussitôt après dans la Kasbah et dans tous les
forts de la ville et de la marine. » Une
copie de ces articles, faite par l'intendant en chef Denniée, fut remise à
l'envoyé du dey qui partit aussitôt ; mais peu d'instants après on le vit
revenir. Comme il importait fort que les articles de la convention, écrits en
français, fussent soumis au dey dans la traduction la plus exacte, il
demandait qu'un des interprètes de l'armée lui fût adjoint. Ce fut un vétéran
de l'expédition d'Égypte, M. Bracewitz, qui fut désigné par le général en
chef. Il revint dans la soirée. D'après son récit, Hussein, impassible au
milieu des janissaires frémissants, avait écouté la lecture et l'explication
des articles. « J'avoue, disait l'interprète encore ému du péril qu'il venait
de courir, j'avoue qu'il y a eu des moments où je voyais rouler ma tête avec
celle du dey lui-même. » Cependant Hussein avait congédié la dangereuse
assistance, et, seul avec l'interprète, il s'était entretenu avec lui sans
témoigner aucun dessein de résister aux conditions qui lui étaient faites, si
ce n'est qu'il avait trouvé trop rapproché le terme fixé par M. de Bourmont
pour la remise de la place « Va, avait-il dit à Bracewitz, dis-lui qu'il est
nécessaire que le délai soit prolongé de vingt-quatre heures. Demain, au
lever du soleil, mon secrétaire se rendra au camp pour recevoir sa réponse. » Quoique,
cette difficulté de détail à part, la résignation du dey parût entière et
certaine, le général de Bourmont n'en donna pas moins l'ordre de poursuivre
les travaux d'approche et de préparer les moyens d'attaque contre la Kasbah,
si par hasard les hostilités devaient être reprises. L'artillerie et le génie
travaillèrent activement toute la nuit. Le 5, au point du jour, la batterie
de dix pièces de 16, commencée la veille sous l'angle oriental du château de
l'Empereur, était armée/Une batterie de dix pièces de 24, une autre de huit
mortiers de dix pouces, s'élevaient sur le mamelon des Tagarins. A six heures du matin, Sidi Mustapha reparut ; le consul d'Angleterre l'accompagnait encore. Médiateur éconduit et personnage assez embarrasse la veille, il s'était cependant promis, avec la ténacité britannique, d'être pour quelque chose dans la conclusion des affaires. Il est vrai que son intervention était de si petite conséquence et si modeste que M. de Bourmont aurait eu mauvaise grâce à lui refuser cette satisfaction. En fait, le consul venait dire au général en chef que le dey, un peu incertain sur le sens de quelques articles de la capitulation, demandait qu'on lui renvoyât M. Bracewitz. L'interprète retourna donc, avec ordre de maintenir le texte des articles, sauf à retarder d'une heure ou deux, par le fait, l'entrée des troupes françaises, mais à condition que, pour prix de cette complaisance, les naufragés du Silène et de l'Aventure fussent immédiatement mis en liberté et conduits au quartier général. A dix heures, en effet, M. de Bourmont vit arriver ces malheureux captifs. Quelle allégresse dans- l'armée française ! La fin de leurs misères était le premier gage de sou triomphe. C'en était fait de la puissance algérienne. Hussein avait apposé son cachet sur la capitulation « A midi, avait-il dit, les portes seront ouvertes à l'armée française. » |
[1]
On pourrait lui donner encore un quatrième nom. Les soldats français, peu au
courant de l'histoire de Charles-Quint, et en fait d'empereur n'en connaissant
qu'un, appelaient couramment fort Napoléon le château turc.