I. Activité de la
marine. - Ardeur de l'armée. - Embarquement. - Départ. — II. Péripéties de la
traversée. - Relâche à Palma. - Sidi-Ferruch.
I Il faut
rendre hommage à l'activité de la marine le ministre avait fait au-delà de ce
qu'il avait promis, le vice-amiral Duperré au-delà de ce qu'il avait cru
possible. Quand le général en chef était arrivé à Toulon, la rade peuplée,
mouvante, animée sans désordre, avait déployé sous ses yeux le plus admirable
spectacle. Onze vaisseaux de ligne, vingt-quatre frégates, des corvettes, des
bricks, au total plus de cent bâtiments de guerre, les uns déjà chargés de
matériel, les autres disposés pour recevoir les troupes, se tenaient au
mouillage, attentifs aux signaux qui du vaisseau amiral jusqu'au dernier
navire, transmis de proche en proche, portaient dans tous les sens la volonté
du chef et, le moment d'après, la rapportaient à son bord, comprise et obéie.
Au-delà, jusqu'aux limites de l'horizon, la mer était couverte d'une
multitude de voiles c'étaient les navires du commerce, les uns destinés au
transport des chevaux, les autres affrétés pour les services administratifs
de la guerre, et qui, chargés de vivres, de fourrage ou de matériel à
Marseille, venaient prendre leur rang parmi les 347 voiles du convoi[1]. C'étaient aussi quelque cent
cinquante petits caboteurs, felouques, tartanes, balancelles, barques
catalanes ou génoises, réunis tout exprès par les soins du commandant en chef
pour forme une flottille de débarquement. En
effet, l'action du débarquement devait être aussi prompte et aussi générale
que possible. Il fallait qu'en quelques minutes une division d'infanterie pût
être jetée sur le rivage avec une artillerie suffisante. Pour les pièces de
campagne, on avait construit à Toulon un certain nombre de bateaux plats ou
chalands d'un nouveau modèle, et qui, chargés chacun de deux pièces avec
leurs caissons et leur personnel, ne devaient pas tirer plus de dix-huit
pouces d'eau. L'avant, mobile et disposé pour s'abattre à la manière d'un
pont-levis, rendait faciles les opérations de l'embarquement et du
débarquement. Une première pièce, poussée à reculons, était conduite jusqu'à
l'arrière, et placée transversalement à côté de son caisson tourné dans le
même sens ; la seconde, au contraire, ayant son avant-train et son caisson
derrière elle, et ses servants de part et d'autre, était maintenue par un
système de coulisses dans l'axe du chaland, de sorte que le panneau mobile
étant abattu, elle pouvait fournir son feu et balayer le rivage, même avant
d'être mise à terre. D'autres chalands capables de recevoir, les uns quatre
pièces de siège, les autres 50 hommes d'infanterie, avaient été construits en
même temps. Comme ces bateaux, pendant la traversée, n'auraient pas pu tenir
la mer, on leur avait fait place sur les vaisseaux de ligne et sur les
frégates. Les
préparatifs touchaient à leur terme. Le ministre de la marine avait voulu
s'assurer par lui-même de la parfaite exécution de ses ordres ; il était
venu. Quelques jours après, c'était le Dauphin qui apportait les adieux du
roi à ses armées de terre et de mer. Le 2 mai, le prince passait en revue la
deuxième division d'infanterie à Marseille ; le 3, il faisait son entrée à
Toulon. Le lendemain, au milieu de l'immense flotte pavoisée, salué par
l'artillerie des bâtiments de guerre, il visitait ce noble vaisseau la
Provence, naguère offensé par les boulets algériens, et qui, sous le pavillon
du vice-amiral Duperré, allait, suivi de six cents navires, porter en Afrique
les vengeurs de son injure. Le même
jour, un simulacre de débarquement était exécuté sous les yeux du duc
d'Angoulême. Cinq chalands avaient été disposés pour cette épreuve. Le
premier portait deux pièces de campagne, des fusils de rempart et des fusées
de guerre ; le deuxième, des pièces de siège ; chacun des trois autres, cent
cinquante hommes de troupe, avec armes, bagages et chevaux de frise. Au
signal donné, les cinq bateaux s'avancèrent remorqués par des chaloupes. Près
du rivage, les remorques furent larguées et les chaloupes démasquèrent ; au
même instant, le panneau mobile du premier chaland s'abattit, et la pièce
d'avant fit feu. Cependant les matelots se jetaient à la mer, munis de
grappins et d'amarres, et halaient le chaland sur la plage ; la pièce
promptement rechargée faisait feu de nouveau, puis, sous le vigoureux effort
des servants, elle roulait sur ses coulisses et touchait terre. Entre
l'abandon des remorques et la mise 'en batterie, il ne s'était pas écoulé
plus de six minutes. Protégés d'abord par l'artillerie, les soldats
d'infanterie, promptement débarqués, la protégeaient à leur tour. Tandis que
les autres pièces étaient tirées à terre, les fusées adaptées à leurs
chevalets et les fusils de rempart mis en position, la troupe formée en
bataille, couverte par des chevaux de frise, dirigeait son feu partout où
l'ennemi était censé paraître. Enfin une marche générale en avant, de
position en position, termina, aux acclamations d'une' foule enthousiasmée,
cet émouvant spectacle. Le 5
mai, la première division, rassemblée sur les glacis de la place de Toulon,
fut passée en revue par le duc d'Angoulême ; le lendemain, ce fut le tour de
la troisième, aux environs d'Aix. Puis le Dauphin, accompagné du ministre de
la marine, reprit le chemin de Paris. Le 10
mai, une proclamation, dont voici les principaux passages, était adressée à
l'armée de terre par le général en chef : «
Soldats, «
L'insulte faite au pavillon français vous appelle au-delà des mers ; c'est
pour le venger que vous avez couru aux armes, et qu'au signal donné du trône,
beaucoup de vous ont quitté le foyer paternel. « Déjà
les étendards français ont flotté sur la plage africaine. La chaleur du
climat, la fatigue des marches, les privations du désert, rien ne put
ébranler ceux qui vous y ont devancés. Leur courage tranquille a suffi pour
repousser les attaques tumultueuses d'une cavalerie brave, mais
indisciplinée. Vous suivrez leur glorieux exemple. «
Soldats, les nations civilisées des deux mondes ont les yeux fixés sur vous ;
leurs vœux vous accompagnent. La cause de la France est celle de l'humanité ;
montrez-vous dignes de cette noble mission. Qu'aucun excès ne ternisse
l'éclat de vos exploits ; terribles dans le combat, soyez justes et humains
après la victoire ; votre intérêt le commande autant que le devoir. Longtemps
opprimé par une milice avide et cruelle, l'Arabe verra en nous des
libérateurs ; il implorera notre alliance. Rassuré par notre bonne foi, il
apportera dans nos camps les produits de son sol. C'est ainsi que, rendant la
guerre moins longue et moins sanglante, vous remplirez les vœux d'un prince
aussi avare du sang de ses sujets que jaloux de l'honneur de la France. » Cette
proclamation produisit sur les troupes un excellent effet. En entendant un
chef qu'elles avaient d'abord froidement accueilli chercher dans la grande
expédition d'Égypte l'augure et le modèle de l'expédition d'Alger, en le
voyant d'ailleurs, appeler à lui quatre de ses fils et les associer au commun
péril ; elles se montrèrent satisfaites et prêtes à lui rendre la confiance
qu'elles lui avaient jusque-là refusée peut-être. L'esprit de cette armée
était admirable, l'élan qui emportait vers la terre d'Afrique tous ces
vaillants hommes sans égal. On l'avait bien vu dans la formation des corps ;
tel était le nombre de ceux qui s'étaient présentés que les chefs avaient été
fort embarrassés du choix ; beaucoup de sous-officiers avaient sacrifié leurs
galons pour servir comme simples soldats ; des officiers en grand nombre
s'étaient proposés à titre de volontaires. Parmi les élus, ceux qui avaient
fait les guerres de l'Empire, surtout les vétérans d'Égypte, étaient
entourés, consultés, écoutés comme des oracles, par une jeunesse avide de
s'instruire. On lisait, on étudiait avec soin tous les livres, tous les
documents qu'on pouvait se procurer sur l'Afrique. M. de Bourmont avait eu
l'heureuse idée de faire recueillir et résumer, au Dépôt de la Guerre, les
meilleurs travaux de la science moderne au sujet du pays où l'armée allait
avoir à vivre et à combattre. L'Aperçu historique, statistique et
topographique sur l’État d’Alger, à l'usage de l'armée expéditionnaire
d'Afrique, rédigé au Dépôt général de la Guerre, et distribué aux
officiers, leur fut en effet, pendant la campagne, d'un très-utile secours. Pour
les officiers généraux, et sur l'objet spécial du débarquement, le commandant
en chef avait préparé une longue et minutieuse instruction[2]. De même, pour les marins, le
vice-amiral Duperré avait réglé avec le plus grand soin tous les détails
d'organisation et de manœuvre. L'armée
de mer comprenait trois grandes divisions la flotte proprement dite, le
convoi et la flottille de débarquement. Exclusivement formée de bâtiments de
l'Etat, la flotte se partageait en trois escadres l'escadre de bataille
composée de vaisseaux de ligne et de frégates armés en guerre ; l'escadre de
débarquement composée de vaisseaux et frégates armés en flûte ; l'escadre de
réserve comprenant les bâtiments de moindre force. C'était
l'escadre de débarquement qui devait transporter la première division
d'infanterie, appelée à descendre la première sur la terre d'Afrique ;
l'escadre de bataille avait des aménagements réservés à la deuxième division pour
la troisième, elle devait trouver place en partie sur l'escadre de réserve et
en partie sur des navires détachés du convoi. Le 11
mai, à la grande joie des troupes, l'embarquement commença. Achevé te 13,
pour les deux premières divisions, il fut interrompu jusqu'au 16 pour ta
troisième. Le vent avait fraichi, la pluie tombait à torrents. « H faut que
le temps d'été s'établisse, écrivait au ministre de la marine le vice-amiral
Duperré ; une précipitation inopportune compromettrait tout. Il s'agit bien
moins d'arriver vite que d'arriver à point. En voulant devancer le beau temps
de vingt-quatre heures, on courrait le risque de faire disperser la flotte.
J'ai à cœur, autant et peut-être plus que personne, de ne pas laisser
échapper le moment favorable. La hâte serait une faute immense. » Entre le
chef de la flotte et le chef de l'armée le concert était déjà difficile ; la
prudence de l'un, l'impatience de l'autre, également justifiées et légitimes,
marquaient, en se heurtant dès les premiers jours, un défaut de sympathie.
Repris le 16, l'embarquement fut achevé le 17, et enfin, le 18, le comte de
Bourmont, accompagné des généraux. Desprez, Valazé, La Hitte, et de
l'intendant en chef, se rendit à bord du vaisseau amiral. Le même jour, la
flottille de débarquement prit la mer en se dirigeant sur Palma, où elle
devait mouiller jusqu'à nouvel ordre. L'armée s'attendait à la suivre vaine
attente. Six longues journées, où, par une succession bizarre et
désespérante, l'immobilité du calme retenait et paralysait la flotte que la
veille et le lendemain la tempête menaçait de précipiter à l'aventure, six de
ces journées, qui ne semblent devoir jamais finir, s'écoulèrent lentement
dans un mortel ennui. Tout à coup, le 25, il se fit dans le temps un
changement favorable ; force et direction du vent, tout venait à souhait ; on
épiait les signaux à une heure l'appareillage ; deux heures après, toute la
flotte était sous voiles. Vue des
hauteurs de la rade, la flotte s'éloignait dans un ordre majestueux. Au
centre et sur deux lignes parallèles, l'escadre de débarquement et l'escadre
de bataille, la Provence en tête ; à quatre milles sur la droite, l'escadre
de réserve ; à quatre milles sur la gauche, le convoi ; à l'avant-garde, sept
petits bateaux à vapeur ; c'était tout ce que la marine de l'avenir avait pu
joindre à la marine du passé. II Le 26
mai, au point du jour, les vigies signalèrent à l'horizon, vers le sud-est,
deux voiles qui paraissaient venir au-devant de la flotte. C'étaient deux
frégates, l'une française, appartenant au blocus d'Alger, l'autre turque,
portant au grand mât le pavillon 'amiral. Quand la première eut rallié la
Provence~ on vit le vaisseau se détacher de l'escadre de bataille, gouverner
à la rencontre du bâtiment turc, échanger avec lui des saluts ; puis des
embarcations, chargées d'officiers, aller et venir d'un bord à l'autre ;
enfin, vers le milieu du jour, les deux frégates reprendre, à travers les
colonnes de la flotte, leur marche un instant suspendue vers le nord. Quelle
était cette rencontre ? a et que s'était-il passé à bord de la Provence
? Les chefs de-l'expédition d'abord en gardèrent le secret. On le connut plus
tard. Un des grands personnages dé Constantinople, l'amiral Tahir-Pacha,
envoyé par le sultan Mahmoud avec le titre de « pacificateur et
conciliateur » entre les Algériens et la France, s'était présenté le 21
mai devant Alger ; poliment éconduit par le commandant du blocus, qui lui
avait, d'après ses instructions, refusé le passage, il s'était décidé,
puisque les relations avec le dey Hussein lui étaient interdites, à porter en
France sa mission pacifique. Quand, il rencontra l'armée navale, Tahir-Pacha eût
bien souhaité qu'elle revînt avec lui à Toulon ; mais cette satisfaction ne
lui fut point donnée on jugea que la frégate Duchesse de Berry, qui,
depuis son apparition devant Alger, l'escortait par honneur et veillait sur
lui par prudence, suffisait à tous les égards exigés par la courtoisie la
plus scrupuleuse, et chacun de son côté continua sa route. Tandis
que l'amiral turc, malheureux dans ses négociations en pleine mer, débarquait
à Toulon et adressait à M. de Polignac une dépêche qui ne devait pas réussir
davantage, la flotte arrivait à la hauteur des îles Baléares. Le 28 mai, la
mer était grosse ; le convoi, composé de bâtiments d'une marche inégale,
courait risque d'être dispersé le vice-amiral Duperré lui donna pour point de
ralliement la baie de Palma où la flottille de débarquement devait se trouver
réunie. Le lendemain, le brick le Rusé rallia l'amiral ; il avait
quitté, le 26, la station d'Alger. Parmi les dépêches dont il était chargé,
il apportait les détails d'un malheureux événement dont la première rumeur
était venue par la frégate qui escortait Tahir-Pacha. Le 15
mai, à la nuit tombante, deux bricks de la marine royale, le Silène et
l'Aventure, égarés dans une brume épaisse, avaient été jetés à la
côte, sous le cap Bengut, aux environs de Dellys. Malgré la mer furieuse et
l'obscurité profonde, les équipages obéissants et bien commandés avaient
réussi à gagner la terre. Sur deux cents hommes, un seul, quand on se compta
au lever du jour, ne répondit pas à l'appel. Entourés de leurs officiers, les
deux commandants Bruat et d'Assigny tinrent conseil. Les armes étaient
sauves, mais la poudre était mouillée ; les vivres manquaient comment
résister et comment attendre ? Mieux valait se confier aux gens du pays, aux
Bédouins, comme on disait alors, et se laisser par eux conduire à Alger,
comme des prisonniers de guerre. A quatre heures du matin, on se mit en
marche le long de la grève. Mais de toutes parts les Bédouins, ou plutôt les
Kabyles, étaient accourus armés et bruyants. Il fallut, sur leur injonction
menaçante, quitter le rivage et s'engager dans les montagnes ; il fallut,
nécessité plus douloureuse, se séparer en deux groupes, l'un qui resta dans
le haut pays, l'autre qui fut ramené vers la mer. Trois
jours se passèrent dans toute l'horreur d'une captivité parmi des barbares.
Tout à coup, dans la soirée du ~8 mai, un bruit de canon se fit entendre.
C'était une frégate française qui, ayant aperçu les deux bricks échoués,
tirait afin d'écarter les Kabyles et de protéger les embarcations qu'elle envoyait
en reconnaissance. Pour les prisonniers, retenus. dans le voisinage de la
mer, cet incident n'eut pas de suites graves. Quand les embarcations, après
avoir reconnu que les bâtiments perdus étaient abandonnés, eurent viré de
bord, la fureur des Kabyles, tout prêts d'abord à massacrer les captifs, s'en
tint à la menace. Malheureusement, il n'en fut pas de même dans la montagne.
La rumeur s'y était propagée en grandissant avec la distance. Bientôt un
affreux tumulte éclata. Les malheureux Français, subitement assaillis, furent
égorgés ; quelques-uns seulement purent échapper à la mort. Heureusement pour
le lieutenant Bruat, il avait été, quelques heures auparavant, séparé de ses
compagnons pour être conduit auprès d'un officier du dey. Le 20,
ceux des captifs qui avaient été épargnés l'avant-veille furent menés à Alger
ils y arrivèrent le lendemain. Sur les murs de la Kasbah, cent dix têtes
étaient exposées c'étaient celles de leurs camarades ; on les leur fit voir.
Après s'être donné la jouissance de leur douleur, les janissaires les
enfermèrent dans le bagne. Us étaient quatre-vingt-six survivants qui
attendaient de l'armée française leur délivrance, si elle venait assez tôt ;
sinon, leur vengeance. Elle
était impatiente de les délivrer. Le 29, le vice-amiral Duperré avait envoyé
à la flottille de débarquement l'ordre de quitter son mouillage et de se
diriger vers la côte d'Alger. Le 31 mai, au point du jour, on aperçut, à six
lieues dans le sud, le cap Caxine. Mais l'horizon se referma bientôt ; des
nuages bas, chassés par un vent violent, une mer houleuse et sombre
attristaient les regards. Sur un signal donné par la Provence, la
flotte céda devant la tourmente, vira de bord, et s'éloigna dans la direction
des îles Baléares. L'amiral, responsable du succès maritime, avait décidé de
réunir dans la baie de Palma toutes les divisions de l'armée navale et d'y
attendre, avant de se rapprocher de la côte d'Afrique, un temps plus
favorable. « J'ai trouvé les éléments contraires, écrivait-il, le 2 juin, au
ministre de la marine ; je n'ai pu leur opposer que des efforts humains. »
Ennuyés et las d'une traversée déjà longue, quoiqu'en fait il y eût très-peu
de malades, !c~ officiers et les troupes de terre avaient peine à pardonner
au chef de la flotte le nouveau délai qu'il leur faisait subir. H ne fallut
pas moins de huit jours pour rallier tous les bâtiments dispersés, réparer
les avaries, renouveler la provision d'eau douce, les vivres, tes fourrages.
Ce retard, du moins, ne fut pas entièrement mutité. Le G juin, le général en
chef reçut de Tripoli, de Tunis et d'Alger des nouvelles d'une grande
importance. Malgré les efforts des agents anglais, les dispositions du bey de
Tunis à l'égard de la France étaient toujours, quoique timides et discrètes,
au fond parfaitement favorables. Celles du bey de Tripoli étaient hostiles au
contraire, mais sa mauvaise volonté s'exhalait et se perdait en paroles
inutiles. Aux demandes de troupes et de secours que lui adressait le, dey
Hussein, il répondait que les convoitises de son redoutable. voisin le pacha
d'Egypte ne lui permettaient pas d'affaiblir son odjak. Après la prise
d'Alger, on trouva dans l'appartement du dey, à la Kasbah, une lettre que lui
avait écrite, six semaines auparavant, Yousef, fils d'Ali, pacha de Tripoli.
« Si Dieu, y était-il dit, permet que Méhémet-Ali se présente, nous le
recevrons à la tête de nos troupes, sans sortir toutefois des limites de nos
possessions, et nous le ferons repentir de son entreprise. S'il plaît à Dieu,
il retournera sur ses pas avec la honte de la défaite. Avec la grâce du
Tout-Puissant, nous lui donnerons le salaire qu'il mérite par sa conduite.
Les trames perfides tournent toujours contre ceux qui les ourdissent. Ce
n'est pas que nous ne fussions content que Méhémet-Ali, se bornant à ses
Etats, renonçât à ses projets de porter la guerre dans les nôtres, car nous
n'avons rien de plus à cœur que d'épargner le sang des musulmans et de voir
l'islamisme dans une paix complète. La guerre entre fidèles est un feu, et
celui qui l'allume est du nombre des misérables. Si Votre Seigneurie désire
avoir des nouvelles concernant notre personne, nous lui dirons que nous avons
été fort ennuyé et fort affligé en apprenant que les Français — que Dieu
fasse échouer leur entreprise ! — rassemblaient leurs troupes et allaient se
diriger contre votre odjak. Nous n'avons cessé d'en avoir l'esprit en peine
et l'âme triste jusqu'à ce que enfin, ayant eu un entretien avec un saint, de
ceux qui savent découvrir les choses les plus secrètes, — et celui-là a fait
en ce genre des miracles évidents qu'il serait inutile de manifester, — je le
consultai à votre sujet ; il me donna une réponse favorable qui, je l'espère
de la grâce de Dieu, sera plus vraie que ce que le ciseau grave sur la
pierre. Sa réponse a été que les Français — que Dieu les extermine ! — s'en
retourneraient sans avoir obtenu aucun succès. Soyez donc libre d'inquiétude
et de souci, et ne craignez, avec l'assistance de Dieu, ni malheur, ni
revers, ni souillure, ni violence. Comment d'ailleurs craindriez-vous ?
N'êtes-vous pas de ceux que Dieu a distingués des autres par les avantages
qu'il leur a accordés ? Vos troupes sont nombreuses et n'ont point été
rompues par le choc des ennemis ; vos guerriers portent des armes qui
frappent des coups redoutables et qui sont renommées dans les contrées de
l'Occident. Votre cause est en même temps toute sacrée ; vous ne combattez ni
pour faire des profits, ni dans la vue d'aucun avantage temporel, mais uniquement
pour faire régner la volonté de Dieu et sa parole. Quant à nous, nous ne
sommes pas assez puissant pour vous envoyer des secours ; nous ne pouvons
vous aider que par de bonnes prières que nous et nos sujets adresserons à
Dieu dans les mosquées. Nous nous recommandons aussi aux vôtres dans tous les
instants. Dieu les exaucera pur l'intercession du plus heureux des intercesseurs
et du plus grand des prophètes. Nous demandons à Votre Seigneurie de nous
instruire de tout ce qui arrivera ; nous en attendons des nouvelles avec la
plus vive impatience. Vous nous obligerez de nous faire, connaître tout ce
qui intéressera Votre Seigneurie. Vivez éternellement, en bien, santé et
satisfaction. Salut. » Sans
doute, le dey Hussein eut préféré une aide plus matérielle et des
encouragements plus efficaces cependant il ne faudrait pas croire que, sur
des peuples fanatiques, l'assistance par la prière et surtout les prophéties
du saint voyant fussent absolument sans effet. Le dey s'en servit pour
échauffer le zèle et raffermir la confiance des siens ; il fit dans les
mosquées d'abondantes, aumônes, et il commanda aux imans de prêcher la guerre
sainte. Tous les habitants d'Alger, Maures ou Coulouglis, marchands et
artisans, furent excités à prendre les armes ; on, désigna ceux qui devaient,
au signal donné par le canon de la. Kasbah, se porter dans les forts et dans
les batteries de Ia côte. En même temps, des courriers allaient dans toutes
les parties de la régence presser la, marche des tribus arabes et kabyles
vers la capitale menacée. On savait que, dès le 22 mai, le bey de Constantine
s'était mis en chemin avec 13.000 hommes, que le bey d'Oran eu faisait partir
le double, et que le bey de Titteri avait déjà amené le meilleur de son
contingent. Toutes les forces de la Régence étaient connues à l'aga Ibrahim,
gendre du dey ; le khaznadj et le khodja-cavallo avaient des commandements
sous ses ordres. Quoiqu'on fut à peu près certain que les Français avaient
choisi la presqu'ile de Sidi-Ferruch, à l'ouest d'Alger, pour y faire leur
débarquement, l'aga avait établi provisoirement son quartier général au
sud-est, à l'embouchure de l'Harrach, où la descente était possible ; mais un
gros rassemblement de troupes était déjà campé à Staouëll, dans le voisinage
de Sidi-Ferruch. C'est
de ce rassemblement, dont on avait toutefois exagéré l'importance, que M. de
Bourmont voulut donner connaissance à l'armée, dans une proclamation datée du
8 juin : « L'armée, que des vents contraires avaient éloignée des
côtes d'Afrique, va s'en rapprocher, disait-il ; impatiente de combattre,
elle ne tardera pas à voir ses vœux remplis. Le général en chef vient
d'apprendre que des hordes nombreuses de cavalerie irrégulière nous
attendaient sur le rivage et se disposaient à couvrir leur front par des milliers
de chameaux. Les soldats français ne seront pas plus étonnés par l'aspect de
ces animaux qu'intimidés par le nombre de leurs ennemis. Ils auraient
regretté que la victoire leur coutât trop peu d'efforts. Les souvenirs
d'Héliopolis exciteront parmi eux une noble émulation. Ils se rappelleront
que moins de dix mille hommes de l'armée d'Égypte triomphèrent de
soixante-dix mille Turcs, plus braves et plus aguerris que ces Arabes dont
ils sont les oppresseurs. » Enfin,
le 9, toute l'armée navale était ralliée et en ordre ; le 10, elle avait
quitté la baie de Palma et gagné la haute mer ; le 12, au point du jour, elle
revoyait la côte d'Afrique ; elle l'entrevoyait, c'est mieux dire. L'illusion
du 31 mai faillit se renouveler pour elle. Certes l'Arabe, enclin au
merveilleux, pouvait bien s'imaginer que les vents et les flots conspiraient
avec lui contre ses adversaires. En effet, la flotte française, assaillie par
des grains subits et violents, était encore une fois repoussée vers le nord.
Heureusement, vers midi, la mer parut se calmer ; le temps n'était plus
qu'incertain. Soucieux et taciturne, l'amiral hésitait à donner l'ordre de se
rapprocher de la côte. Sur les pressantes instances du général en chef, se
décida. L'ordre fut donné. Jamais signal ne fut obéi avec une plus généreuse
ardeur. A quatre heures du soir on revit la terre ; la flotte diminua de
voiles afin de se maintenir pendant la nuit à distance. Le 13,
au petit jour, la mer était calme, la brise faible, le ciel sans nuages ;
seul, un épais rideau de brume s'étendait entre la flotte et la terre ; peu à
peu la lumière se fit, le vent s'éleva, la brume éclaircie se déchira
brusquement, et sur un fond de verdure sombre un triangle éclatant de
blancheur apparut c'était Alger. Ainsi frappée par les premiers rayons du
soleil, on eût dit une carrière de marbre ouverte sur le flanc d'une
montagne. A droite et à gauche, des collines boisées, des jardins, des
cultures ; çà et là, comme des points blancs semés sous les arbres, des
maisons de plaisance, des tombeaux, des santons ; sur un sommet, à gauche, un
grand massif, Sultan-Kalassi, le château de l'Empereur ; au pied des
collines, tout au bord de la mer et comme à perte de vue, une longue suite de
murs crénelés, de forts, de batteries dont les embrasures détachées en noir
pouvaient se compter une à une. L'admirable spectacle qu'Alger déployait aux
regards émerveillés de nos soldats, la flotte française le rendait avec plus
de magnificence encore aux habitants d'Alger. Le 1" juin, la flottille
de débarquement s'était montrée un instant devant eux, et ils l'avaient
regardée avec mépris, la prenant -pour l'armée navale tout entière. Mais
quand, dans cette matinée du 13 juin, la mer tout à coup leur apparut
couverte de voiles, quand ils virent tous ces bâtiments de guerre, chargés de
marins et de soldats, défiler successivement et lentement sous leurs yeux
pendant plusieurs heures, ils sentirent la grandeur et l'imminence de la
lutte qu'ils allaient avoir à soutenir. Les derniers navires de la flotte
étaient encore en vue d'Alger, quand déjà les frégates d'avant-garde
reconnaissaient la presqu'île de Sidi-Ferruch. C'était,
depuis les travaux du commandant Boutin, le point invariablement désigné pour
le débarquement de l'armée française. Longue d'un kilomètre environ sur 500
mètres de largeur en moyenne, la presqu'île se développe entre deux baies
dans la direction du nord-ouest. Sauf la masse rocheuse qui la termine et
dont les écueils, émergeant çà et là, indiquent le prolongement sous-marin,
le sol est bas, à peine ondulé, sablonneux et aride ; vers le continent, une
succession de dunes semées de broussailles aboutit insensiblement à un
plateau d'un relief encore peu considérable, mais où la terre déjà meilleure
nourrit une végétation moins rare. Groupés
sur la dunette du vaisseau amiral, les chefs et les états-majors de la flotte
et de l'armée étudiaient et parcouraient du regard le terrain parfaitement
visible et accessible de la presqu'île et de ses abords. Ils s'étonnaient de
n'y point découvrir ces grands travaux de défense et ces foules armées dont
on avait fait tant de bruit naguère. Ni la Torre-Chica, ni le tombeau voisin
du marabout Sidi-Ferruch, places au sommet du promontoire, n'offraient aux
observateurs d'apparence guerrière, et quand ils eurent doublé la pointe
nord-ouest de la presqu'ile ; ils virent avec surprise béantes et désarmées
les embrasures d'une batterie dont le feu, disait-on, devait rendre
inabordable la plage occidentale, seule favorable et seule en effet désignée
pour la descente ; car la baie de l'est, plus resserrée, n'y aurait pu
suffire. Enfin, sur la plage même, on apercevait bien sans doute des groupes
de cavaliers turcs et arabes, ceux-ci drapés dans leurs burnous blancs,
ceux-là couverts de broderies éclatantes, les uns et les autres s'excitant,
gesticulant, brandissant leurs armes, se lançant de toute la vitesse de leurs
chevaux ; mais on trouvait que sans ces brillants comparses la scène eût été
trop déserte et que, somme toute, le spectacle était vraiment à souhait pour
le plaisir des yeux. C'était plus loin, hors de la presqu'île, que les officiers du dey avaient reporté et concentré leurs moyens de défense ; ils avaient construit sur les monticules extérieurs quelques batteries dont le feu, dans cette première journée, fut rare et de, nul effet. Avant le coucher du soleil, l'escadre de bataille, l'escadre et la flottille de débarquement, la réserve et le convoi avaient pris, dans la baie de l'ouest, en face de la plage, les places et les dispositions que le vice-amiral commandant en chef leur avait assignées. La nuit vint sans incident, et les apprêts du débarquement commencèrent. |
[1]
L'administration de la marine avait affrété 71.000 tonneaux, à raison de 16
francs par tonneau et par mois pour les navires français, et de 13 francs pour
les étrangers.
[2]
Nous en donnons quelques extraits, relatifs aux dispositions à prendre contre
la cavalerie arabe :
« Avant le débarquement, l'ordre doit être donné aux
soldats de ne charger leurs armes qu'arrivés à terre... Un ordre semblable, fut
donné aux troupes en Égypte ; il fut observé rigoureusement... Chaque corps se
formera par bataillon, en colonne par division, à distance de peloton. On fera
charger les armes ; on se tiendra prêt à repousser les attaques de la cavalerie
ennemie, et à protéger l'artillerie qui aura été mise à terre... L'ordre aura
été donné d'avance aux capitaines de né point agir isolément, d'attendre, pour
faire un mouvement, que plusieurs compagnies de leur bataillon soient réunies,
et, autant que possible, que leurs officiers supérieurs leur aient donné des
ordres. Ceux-ci même n'agiront que d'après les ordres des officiers généraux.
MM. les officiers généraux donneront le plus tôt possible l'ordre que les
bataillons soient échelonnés. L'artillerie sera placée entre les échelons, de
manière qu'elle puisse être défendue par les feux croisés, et si on le juge
nécessaire, par des pelotons de voltigeurs détachés de leurs compagnies. Si les
échelons ne devaient pas se mouvoir, on couvrirait par des chevaux de frise les
échelons extrêmes dont toutes les faces ne seraient pas flanquées... Si la
cavalerie ennemie se présentait, on formerait les carrés, en ne s'écartant que
le moins possible de ce que prescrit l'ordonnance. Généralement les feux
seraient de deux rangs... Si les échelons devaient se mettre en marche, et
quêta présence de l'ennemi et la crainte d'une attaque immédiate les forçassent
de rester formés en carrés, on pourrait faire rompre par sections les côtés
parallèles à la direction suivant laquelle on marcherait. Cette disposition
éviterait l'allongement des côtés, inconvénient presque inévitable de la marche
de flanc. Pendant la marche des bataillons, les tirailleurs et flanqueurs ne
devront pas s'en éloigner de plus de cent pas... »