I. Le blocus jugé
bientôt insuffisant. - Mémoire de Boutin. - Rapport du marquis de
Clermont-Tonnerre. — II. Essais de conciliation. - Outrage au pavillon
parlementaire.
I La
division navale chargée du blocus d'Alger et des autres ports de la Régence
se composait de cinq frégates, d'une corvette et de six bâtiments de rang
inférieur. Six croiseurs en outre devaient parcourir en tous sens le bassin
occidental de la Méditerranée ; d'autres avaient pour mission spéciale
d'escorter les navires du commerce sur les deux lignes principales qui
reliaient Cadix et l'Archipel à Marseille. Enfin on poussa le soin jusqu'à
tenir dans les parages des Açores deux navires chargés d'avertir les
bâtiments venant de l'Atlantique à destination de Marseille et de les diriger
sur Cadix, afin de rallier les convois qui partaient périodiquement de ce
port. Eu égard au petit nombre des très-faibles corsaires algériens qui
tenaient encore la mer, ces précautions pouvaient sembler excessives ;
cependant deux navires du commerce français furent encore pris et pillés. Le 4
octobre 1827, au point du jour, la flotte du dey, composée de onze navires de
guerre, fut aperçue sortant du port d'Alger et longeant la côte dans la
direction de l'ouest. Le commandant Collet, qui n'avait que cinq bâtiments
sous la main, manœuvra pour empêcher l'ennemi de prendre le large. Le feu
s'engagea vers midi après deux heures d'un combat auquel prirent part les
batteries de côte, les Algériens renoncèrent à forcer le passage et
rentrèrent dans le port. Cette affaire, bien menée par le capitaine Collet et
qui lui valu le grade de contre-amiral, ne satisfit cependant pas le public
impatient et mal informé ; il s'étonnait que la flotte algérienne n'eût pas
été prise ou détruite. Sans donner dans ces excès d'opinion, les gens
éclairés commençaient à douter de l'efficacité des moyens employés
jusqu'alors. Les bombardements, les attaques de vive force du seul côté de la
mer n'avaient que de rares partisans ; le blocus, qui en avait eu beaucoup
d'abord, les perdait peu à peu tous les jours. L'idée germait d'un
débarquement, d'une grande expédition militaire. « Je
pense, avait écrit M. Deval en 1819, qu'il convient d'extirper le mal dans sa
racine par un siège du côté de terre. » A l'appui de son opinion et contre
ceux qui exagéraient les difficultés de l'entreprise, il invoquait alors
certains travaux de reconnaissance exécutés sous l'Empire par un officier du
génie, le commandant Boutin. Il s'en autorisa de nouveau dans un mémoire
adressé par lui, le 1 juillet 1827, au ministre des affaires étrangères. En 1808
comme en 1802, Napoléon avait été fortement tenté de refaire contre Alger
l'expédition d'Égypte c'était pour aviser aux moyens d'exécution que le
commandant Boutin avait reçu du duc Decrès, ministre de la marine, l'ordre
d'aller faire une reconnaissance générale de la ville d'Alger, de ses
défenses et de ses environs. Boutin, transporté par un brick de guerre, était
arrivé à Alger, le 24 mai 1808. A force d'esprit et de fermeté, de courage et
de finesse, malgré les obstacles de tout genre qu'il rencontra, l'officier
français réussit au-delà de ce que les plus audacieux auraient cru possible. « J'ai
parcouru, écrivait-il au ministre de la marine, ces parties de la ville où
les chapeaux ne paraissent pas, et tout autour d'Alger j'ai dépassé de trois
à quatre lieues les limites assignées aux. Européens. » Riche de dessins, de
croquis et de notes de toute espèce, il s'embarqua pour Toulon, le 17 juillet
; mais, le 28, le brick qui le ramenait fut attaqué, à la hauteur de la
Spezzia, par une frégate anglaise. Boutin n'eut que le temps de jeter à la
mer ses dessins et ses papiers les plus importants. Fait prisonnier et
conduit à Malte, il s'en échappa un mois après, déguisé en matelot, prit
passage pour Constantinople et revint par terre en France. Telles étaient la
netteté de ses souvenirs et la justesse de son esprit que, grâce aux croquis
et aux notes qu'il avait pu sauver, il réussit à refaire treize grands dessins
et à rédiger un mémoire dont tout le prix n'a été vraiment connu qu'en 1830[1]. Dès 1827, cependant, le
marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la guerre, en avait apprécié le
mérite et la valeur. Les renseignements précis que s'empressèrent de lui
fournir, sur sa demande, le commandant Collet et le capitaine de frégate
Dupetit-Thouars achevèrent d'éclairer le ministre. Convaincu
que la question algérienne ne pouvait se résoudre que par une grande
expédition militaire, M. de Clermont-Tonnerre prit à tâche de faire passer
dans l'esprit du roi Charles X et de ses collègues la conviction qui s'était
emparée du sien. Le 1 4 octobre 1827, il présenta au conseil un éloquent
rapport où toutes les conditions du problème étaient discutées et résolues. «
La Providence, y disait-il en s'adressant au roi, la Providence a permis que
Votre Majesté fût brutalement provoquée, dans la personne de son consul, par
le plus déloyal des ennemis du nom chrétien. Ce n'est peut-être pas, Sire,
sans des vues particulières qu'elle appelle ainsi le fils de saint Louis à
venger à la fois la religion, l'humanité et ses propres injures. »
L'occasion, d'ailleurs, n'était-elle pas bonne pour organiser une armée, en
vue « d'une conflagration qui pouvait s'enflammer tout d'un coup d'un bout de
l'Europe à l'autre » ? Enfin, préoccupé de l'agitation des esprits à
l'intérieur contre les idées représentées par le cabinet dont il était
membre, le ministre se croyait fondé à dire qu'une expédition « agirait sur
l'esprit. turbulent et léger de notre nation, rappellerait à la France que la
gloire militaire survivait à la révolution, et ferait une utile diversion à
la fermentation politique de l'intérieur H. Après ces considérations générales,
M. de Clermont-Tonnerre abordait la question même d'une expédition en
Afrique. Cette
expédition aurait pour but ou la seule destruction d'Alger ou l'occupation
permanente de la Régence. S'il ne s'agissait que de détruire Alger, une telle
œuvre serait déjà glorieuse et utile. La renommée d'un succès vainement tenté
par Charles-Quint, la reconnaissance de l'Europe chrétienne, « l'avantage
d'avoir une nouvelle armée qui aura fait la guerre, et la guerre contre les
Turcs, dans un climat qui a quelque analogie avec les climats de l'Orient,
tous ces résultats, fussent-ils enfin les seuls, disait le ministre, vaudront
plus pour le pays et lui donneront plus de puissance que ne pourrait en
produire l'économie de cinquante millions de dépense extraordinaire qu'il
faudra consacrer à cette expédition ». N'aura-t-on pas, d'ailleurs, les
trésors accumulés dans le château du dey ? Si, dans l'autre hypothèse, le
roi, devenu maître d'Alger, veut y fonder la domination française, n'est-ce pas
le droit du vainqueur ? Quel autre droit l'Europe y pourra-t-elle opposer ? «
Personne pense-t-il à demander compte à la Russie des conquêtes qu'elle a pu
faire sur la Perse, ou des provinces qu'elle ajoute à son immense empire, en
vertu du droit de la guerre, toutes les fois qu'elle remporte une victoire
sur quelque puissance d'Asie ? Enfin la Russie ou la France demandent-elles
compte à l'Angleterre de ce qu'elle acquiert chaque jour dans l'Inde, aux
dépens de l'empire des Birmans ? Non sans doute. Je prétends donc qu'il n'est
pas de puissance au monde qui ait le droit de dicter au roi de France l'usage
qu'il devra faire de sa victoire sur le dey d'Alger, si la Providence la lui
accorde. n Il est vrai qu'un traité vient d'être signé à Londres entre la
France, l'Angleterre et la Russie[2], et que l'article 5 de ce
traité interdit aux puissances contractantes de chercher dans les
arrangements à établir entre la Turquie et les Grecs « aucune augmentation du
territoire ». Mais, selon la remarque du ministre, la Régence d'Alger
est seulement une dépendance nominale, et non pas une partie intégrante de
l'Empire ottoman. Nos traités avec la Porte ont toujours reconnu à la France
le droit de faire la guerre à la Régence d'Alger sans que la Porte puisse se
regarder comme provoquée ni obligée de prendre part au conflit. La
guerre contre Alger reconnue juste et la conquête qui peut suivre légitime,
M. de Clermont-Tonnerre établit que c'est uniquement par une expédition
militaire qu'on y peut réussir. La marine seule est hors d'état d'y
atteindre. Il faut débarquer auprès d'Alger une armée de terre. Les abords
immédiats sont défendus par un grand nombre de batteries ; mais du côté de
l'ouest et à peu de distance du cap Caxine, la presqu'île de Torre-Chica ou
de Sidi-Ferruch offre à l'est et à l'ouest deux plages, toutes deux propres à
un grand débarquement, d'un abord facile, avec des fonds de mer si
favorablement disposés que les grands bâtiments peuvent s'embosser à peu de
distance de la côte, et les embarcations cependant porter les soldats assez
près du rivage pour qu'ils puissent atterrir sans mouiller leurs munitions ni
leurs armes. Facile à retrancher, la presqu'ile formerait une place de dépôt
et une excellente base d'opération pour le corps qui marcherait de là sur
Alger. Six semaines après le débarquement, le siège pourrait être achevé.
Mais, pour l'entreprendre avec espoir de succès, il est essentiel que
l'expédition se fasse entre les mois d'avril et de juin ; sinon, il faudra
différer d'une année « une tentative pour laquelle rien, au-delà des chances
ordinaires de la guerre, ne doit être donné au hasard ». En temps ordinaire,
le ministre n'hésiterait pas à désigner Toulon comme point de départ ; mais,
par suite de l'occupation d'Espagne, c'est une bonne fortune d'y avoir des
troupes aguerries et acclimatées qu'il serait facile de réunir à Carthagène
ou à Mahon. Trente-trois mille hommes avec un parc de siège de cent cinquante
bouches à feu, et, pour la dépense extraordinaire, cinquante millions,
doivent suffire. Enfin
le ministre se résume et conclut ainsi « Une expédition par terre est
indispensable ; le point de débarquement est connu, la marche de l'opération
est simple, la dépense est modérée ; le succès peut être considéré comme
certain, si la tentative a lieu dans la saison favorable ; mais il n'y a pas
un moment à perdre, ou bien il faut renoncer à tout projet pour l'année 1828.
Les circonstances extérieures paraissent déterminantes. L'Europe est en paix
il est probable que cet état se maintiendra en 1828 ; mais peut-on espérer
qu'il subsistera plus longtemps ? Il est d'une sage politique de profiter
d'un moment, le dernier peut-être, pour faire une opération qui peut devenir
impossible plus tard, et à laquelle cependant nous ne pouvons renoncer sans
rester indéfiniment exposés à subir de nouvelles insultes. Aucune puissance
n'est entrée dans cette querelle qui cependant est engagée contre l'ennemi de
tous les États chrétiens. L'Europe doit donc applaudir à cette détermination
généreuse mais si quelque gouvernement jaloux osait vouloir y mettre
obstacle, l'armée même qui aurait été destinée à châtier Alger pourrait être
employée à le punir de sa déloyauté. Les circonstances intérieures militent
en faveur de l'expédition ; l'opinion publique l'appelle, et si le
gouvernement ne l'entreprend pas, il faudra qu'il rende compte des motifs qui
l'auront déterminé à rester dans une situation dont l'orgueil du pays
s'indigne et qui ne froisse pas moins les intérêts commerciaux que la dignité
nationale. Si au contraire un résultat glorieux vient couronner cette
entreprise, ce ne sera pas pour le roi un léger avantage que de clore la
session et de demander ensuite des députés à la France, les clefs d'Alger à
la main. » Cette
éloquente et chaleureuse adjuration laissa le conseil insensible le ministre
de la guerre y fut à peu près seul de son avis. Cependant les idées qu'il
avait exprimées dans un noble langage étaient si justes qu'après des essais
différents on fut, deux ans plus tard, forcée d'y revenir. S'il ne fut pas
donné à M. de Clermont-Tonnerre de diriger l'exécution de ses projets, il eut
au moins la satisfaction d'en voir le triomphe. Mais le succès militaire
répondit seul à ses espérances le succès politique trompa les vœux de ce
loyal serviteur du roi Charles X. En 1830, la prise d'Alger vint trop tard ;
serait-elle venue assez tôt en 1828 ? Ce fut surtout par des considérations
de politique intérieure que M. de Villèle combattit et fit échouer le projet
du ministre de la guerre. Il avait résolu de faire immédiatement aux
électeurs un appel que M. de Clermont-Tonnerre aurait voulu retarder au
contraire. Préparer à la fois des élections générales et une grande
expédition c'était trop d'affaires en môme temps. Le projet de M. de
Clermont-Tonnerre fut donc écarté, la Chambre fut dissoute, les élections se
firent, une opposition plus hostile en sortit, et M. de Villèle tomba. II Le 4
janvier 1828, un nouveau cabinet fut constitué sous la présidence de M. de
Martignac. Le comte de la Ferronnays, ministre des affaires étrangères, se
saisit aussitôt de la question algérienne quinze jours après, il était déjà
en état de mettre sous les yeux du roi un rapport et des projets nouveaux.
D'accord sur les prémisses avec M. de Clermont-Tonnerre, il différait
complétement d'avec lui par les conclusions. Où M. de Clermont-Tonnerre
demandait une action rapide et libre de la France toute seule, M. de la
Ferronnays proposait des atermoiements et l'action combinée de l'Angleterre,
de la Russie et de la France. Au lendemain du congrès d'Aix-la-Chapelle, ce
projet eût été bon peut-être ; en 888, il était de plus de dix ans en retard.
Représentant d'une politique de transaction et de moyen terme, le ministère
redoutait au dehors comme au dedans les coups d'éclat et les partis extrêmes.
Assurément le ministre des affaires étrangères était aussi jaloux que
personne de la dignité de la France, mais il voyait, sur cette question
d'Alger, l'opinion publique encore hésitante et froide, tandis qu'elle avait
pris feu pour la Grèce, et il craignait, par une action isolée et hâtive,
non-seulement de rompre l'accord des puissances alliées contre les Turcs,
mais encore de provoquer l'opposition armée de l'Angleterre. Ce fantôme, qui
n'étonnait pas la fermeté de M. de Clermont-Tonnerre, préoccupait
sérieusement M. de la Ferronnays. « Quelque soin, disait-il, que le
gouvernement du roi mit à persuader qu'en envoyant une armée contre Alger il
n'entend agir dans aucune vue d'ambition ou de conquête, on peut douter qu'il
réussît à dissiper toutes les méfiances vraies ou simulées, à prévenir tous
les prétextes d'opposition étrangère. On pourrait craindre que l'Angleterre ne
se hâtât d'intervenir pour arrêter, par des voies détournées, l'exécution de
ce projet, ou même qu'elle ne s'y opposât ouvertement. En pareil cas, la
France pourrait-elle mettre le désir de châtier le dey en balance avec le
danger d'une rupture entre elle et l'Angleterre ? » Par une
tendance bien naturelle, les ministres de 1828 inclinaient à penser que leurs
prédécesseurs avaient mal engagé la question algérienne et trop exigé d'un
adversaire ignorant et faible. « On ne peut, disait M. de la Ferronnays
devant la Chambre des pairs, le 15 février 1828, on ne peut confondre dans
les mêmes règles de diplomatie les relations des États européens entre eux et
celles qu'ils sont contraints d'entretenir avec les États barbaresques. Il
faut sortir des règles ordinaires pour apprécier les rapports de ce genre, et
le gouvernement du roi a besoin de pardonner à ces barbares un premier tort,
celui de ne pas comprendre la gloire de la France. La satisfaction que le roi
exige et qu'il n'exigera pas en vain, le roi la proportionne au pays qui la
donne plutôt qu'à la puissance qui l'exige. L'Archipel, ajoutait l'orateur en
faisant allusion à la récente bataille de Navarin, l'Archipel vous est témoin
que le pavillon de la France a désormais besoin d'être indulgent. » C'est
avec cet esprit de modération et de douceur dans la force qu'au mois d'avril
1828 l'ordre fut donné au contre-amiral Collet d'envoyer à Alger un
parlementaire pour traiter de l'échange des prisonniers et pressentir en même
temps les dispositions du dey vers un accommodement. Le lieutenant de
vaisseau Bézard, chargé de cette mission, eut en effet avec Hussein une
conversation dans laquelle le dey reprit à son point de vue les causes et
l'origine du conflit, sa haine contre M. Deval, ses pressantes et inutiles
demandes pour qu'il fût remplacé, ses soupçons et plus que des soupçons, sa
conviction que M. Deval supprimait ses lettres et les réponses qu'il
attendait de France. Enfin, dans une dernière audience, Hussein ayant
renouvelé les plaintes, M. Deval, suivant lui, aurait répliqué avec arrogance
« Mais comptez-vous franchement sur une réponse de mon gouvernement ? Il ne
vous écrira pas, c'est inutile. M Sur quoi le dey, légitimement ému, se
serait écrié à son tour « Eh bien ! puisque votre gouvernement pense que je
ne mérite pas une réponse de lui, sortez de chez moi ! » Et en faisant du
bras le geste qui montrait la porte, il aurait touché le consul avec
l'éventail qu'il tenait à la main. « Il m'a fait voir le geste, ajoutait M.
Bézard, et il dut rencontrer le côté de M. Deval. » Au sortir de cette
conférence, l'officier parlementaire traduisait ainsi l'impression qu'il en
avait reçue : « Vous parlant comme j'ai senti, je ne pense pas qu'il se
soumette jamais à la moindre réparation. Il m'a paru pénétré de ses raisons,
et ne peut pas s'imaginer un instant qu'on puisse lui demander des
réparations pour des torts qu'il n'avoue pas. » En
dépit de cette conclusion si peu encourageante, M. de la Ferronnays proposa
au roi, le 20 mai, de renvoyer M. Bézard auprès du dey, afin d'entamer, s'il
était possible, un commencement de négociation. Sur le rapport même du
ministre, le roi écrivit de sa propre main cette note « Approuvé l'envoi du
lieutenant Bézard à Alger avec des instructions conciliantes, mais en même
temps fermes et convenables. » Le négociateur était autorisé à faire
entendre au dey que s'il voulait envoyer en France un de ses officiers pour
donner des éclaircissements, il trouverait le gouvernement français prêt à y
répondre. La seconde mission de M. Bézard ne rapporta rien de plus que la
première. Hussein s'entêta à soutenir qu'il n'avait commis aucune insulte
envers le consul de France, et qu'on n'était nullement fondé à lui demander
réparation d'un tort qu'il n'avait pas eu. Cet entêtement n'avait d'égal que
la persévérance de M. de la Ferronnays. Le 31 juillet, par l'entremise du
capitaine de vaisseau de la Bretonnière, qui avait remplacé le contre-amiral
Collet épuisé et mourante il adressa au comte d'Attili de Latour, consul
général de Sardaigne, et protecteur officieux des intérêts français à Alger,
une dépêche par laquelle il invitait ce diplomate à presser le dey d'envoyer
en France un officier de marque chargé de déclarer en son nom que, dans sa
dernière entrevue avec le consul général du roi, « il n'avait réellement pas
eu l'intention de le maltraiter, encore moins de faire insulte au roi
lui-même )) ; autrement, « le dey, en s'exposant aux plus graves
conséquences, ne devrait s'en prendre qu'à lui des calamités inévitables qui fondraient
sur la Régence )). A cette communication, Hussein répondit qu'il n'enverrait
personne en France avant que la paix eût été signée à Alger même et saluée de
part et d'autre de vingt et un coups de canon. Puis il ajouta qu'il entendait
bien qu'on lui remboursât ses frais de guerre. Si
cette dernière et incroyable prétention n'était pas une raillerie, elle
démontrait la profonde et grossière ignorance où le despotisme et l'orgueil
avaient réduit ce souverain de parade. Le ministre n'en fut que plus pressé
de lui donner les lumières qui lui faisaient complétement faute. M. Bézard
pour là troisième fois, et le comte d'Attili pour la seconde, retournèrent
donc à la charge. Ils avaient pour mission de proposer un armistice et la
levée du blocus, si le dey consen4tait d'abord à envoyer un officier de
marque à Paris. Hussein, qui à deux reprises avait accueilli sans difficulté
le lieutenant Bézard, s'imagina tout à coup que c'était une offense à sa
dignité de traiter avec un simple officier de vaisseau. Il ne voulut d'abord
voir ni M. Bézard ni le comte d'Attili, et les renvoya à son ministre de la
marine ; puis, s'étant ravisé, il les reçut, mais pour leur affirmer de
nouveau qu'il n'enverrait personne à Paris avant la paix faite et les vingt
et un coups de canon tirés ; « que si nous ne consentions pas à cette
condition, c'est M- Bézard qui parle, je pouvais me rembarquer, qu'il était
prêt à recevoir la guerre comme nous la voudrions, à mort s'il le fallait, et
qu'il entretenait des troupes pour la faire au besoin ». Cependant, peu de
jours après, M. de la Bretonnière apprit et se hâta de faire savoir à M. de
la Ferronnays que le dey ne serait pas éloigné d'envoyer un officier de
marque à Paris, si l'aga, son gendre, obtenait l'agrément d'acheter « le gros
brick à poupe ronde, très-voilier et de vingt-quatre pièces, faisant partie
de la division royale ». Le navire si judicieusement, mais si naïvement
convoité par l'aga, connaisseur en fait de constructions navales, était le
brick l'Alerte, la terreur des corsaires algériens. Quelque étrange et l'on
pourrait dire absurde que fut cette ouverture, M. de la Ferronnays ne laissa
pas de s'en emparer, et tout en répondant à M. de la Bretonnière que le
trafic d'un bâtiment de la marine royale entre la France et le gendre du dey
serait une ridicule inconvenance, il invita le commandant de la division
française à saisir pour la dernière fois l'occasion d'engager le dey à
déclarer officiellement qu'il n'avait jamais eu l'intention d'insulter le
représentant du roi. Dans
les premiers jours de l'année 1829, le comte d'Attili se chargea de porter au
dey les paroles conciliantes du gouvernement français. Hussein lui répondit
par un nouveau refus, en ajoutant que si les Français essayaient de débarquer
sur son territoire, il ne tirerait pas le premier coup de canon, mais qu'il
serait prêt à les bien recevoir. En informant M. de la Bretonnière du
résultat de sa démarche, M. d'Attili recherchait et indiquait les causes de
l'obstination du dey. « Quelques-uns des consuls que je n'ose pas nommer,
disait-il, abandonnés à leurs passions, et par un raffinement d'intrigue,
osèrent persuader au dey qu'il fallait repousser tous les moyens
d'accommodement, en l'assurant que la. France céderait, parce qu'elle n'était
nullement dans l'intention de lui faire la guerre. )) Tenu à moins de
réserve, M. de la Bretonnière n'hésitait pas à nommer le chef de cette cabale
qui était le consul d'Angleterre. Ce
n'était plus M. de la Ferronnays qui dirigeait la politique extérieure de la
France. Dès le 11 janvier 1889, la maladie l'avait écarté des affaires ;
après avoir essayé d'un congé, il se retira tout à fait, le 24 avril. Confié
d'abord au duc de Montmorency-Laval, le portefeuille des affaires étrangères
fut définitivement remis par le roi, le 14 mai, au comte Portalis, qui
l'avait tenu déjà par intérim pendant le congé accordé à M. de la Ferronnays.
Sans s'écarter de la ligne suivie par son prédécesseur, M. Portalis demanda
au roi l'autorisation de faire faire auprès du dey une dernière et solennelle
démarche, non plus par un agent étranger ou par un officier de grade
inférieur, mais par le commandant même de la division navale. Le roi y
consentit, et M. de la Bretonnière, promu au grade de contre-amiral, fut
accrédité comme négociateur. L'avancement
qu'il recevait n'avait pas seule-, ment pour objet de l'autoriser dans sa
mission ; c'était la juste récompense des services qu'il avait rendus à la
tête de la division navale, et, à un point de vue plus général et plus élevé,
la preuve que le dévouement de la marine française employée au blocus n'était
pas méconnu. C'était en effet une tâche monotone, ingrate et pénible, que
cette veille perpétuelle, à peu près sans action et sans gloire. A peine,
depuis le combat du 4 octobre 1827, y avait-il eu quelques faits à signaler.
L'année précédente, dans la nuit du 21 au 32 mai 1828, quatre embarcations
des navires attachés au blocus d'Oran avaient enlevé et ramené un navire du
commerce français pris par les Algériens et qu'ils tenaient mouillé sous le
fort même de Mers-el-Kebir. Quatre mois après, le 1er octobre, quatre
corsaires avaient été chassés dans la baie de Torre-Chica et détruits, malgré
le feu violent des batteries de gros calibre au pied desquelles ils étaient
venus tout exprès s'échouer. Malheureusement
la mer., dangereuse en ces parages et plus redoutable que l'ennemi, lui
fournissait quelquefois des avantages contre nous. Le 17 juin 1829, une
felouque avait été signalée, sortant d'Alger et courant à l'est toutes voiles
dehors ; les deux frégates Iphigénie et Duchesse de Berry lui donnèrent
aussitôt la chasse. Le corsaire s'étant jeté à la côte, trois embarcations de
chacune des deux frégates furent envoyées pour le détruire. Le rivage était
couvert de gens armés ; derrière eux on voyait des cavaliers s'agiter et de
nouveaux groupes accourir. Quand les embarcations furent à courte portée,
elles ouvrirent, malgré la houle, un feu nourri et sûr qui eut bientôt balayé
la plage ; mais tandis que nos marins incendiaient la felouque, l'un des canots
de l'Iphigénie, enlevé par une lame énorme, s'échoua profondément dans le
sable. A cette vue, les trois embarcations de la Duchesse de Berry se
portèrent vivement à terre afin d'assister l'équipage en péril. De toutes
parts les Arabes avaient reparu ; ils s'enfuirent de nouveau après une lutte
violente et sanglante. En ce moment la force des lames était telle qu'une
seule des quatre embarcations put être renflouée ; il fallut abandonner les
trois autres ; mais avant qu'il eût été possible de pousser au large, les
assaillants étaient revenus pour la troisième fois. L'unique embarcation déjà
trop chargée ne pouvait contenir tout le monde. Il y eut dans cette crise des
actes sublimes. Vingt-cinq officiers et marins se dévouèrent pour le salut de
leurs camarades ; vingt-quatre périrent ; leurs têtes héroïques furent
portées le lendemain à la Kasbah. Quand le consul de Sardaigne demanda au dey
la permission de faire donner la sépulture aux corps décapités, Hussein lui
répondit que ses gens y courraient trop de risque, parce que les tribus avec
lesquelles les Français avaient été aux prises étaient les plus féroces
non-seulement de la côte, mais de toute la Régence. Il ne fit d'ailleurs pas
difficulté de rendre aux consuls les vingt-quatre têtes qu'il avait payées
cent piastres chacune ; il en avait donné deux cents pour le seul prisonnier
qui eût échappé à la mort. Quelques
semaines après ce triste incident, le vaisseau la Provence, portant le
pavillon du contre-amiral de la Bretonnière, se présentait devant Alger. Par
l'entremise du consul général de Sardaigne, une audience fut demandée au dey,
qui, après quelques pourparlers, consentit à recevoir à la Kasbah l'amiral
négociateur. Le 31 juillet, M. de la Bretonnière, accompagné d'un capitaine
de frégate, d'un secrétaire et d'un interprète, débarqua dans le port d'Alger
; une foule tumultueuse, à grand'peine contenue par le bâton des janissaires,
grondait autour du cortège. En se rendant d'abord à la résidence du ministre
de la marine, où le comte d'Attili devait le rejoindre, l'amiral trouva
rangés sur son passage, comme les trophées d'une prétendue victoire, les
trois canots que la mer avait enlevés à nos marins, le 17 juin. Arrivé à la
Kasbah, il refusa de subir l'humiliante exigence que l'étiquette algérienne
imposait aux étrangers ; il garda son épée. Sa conférence avec le dey dura
deux heures ; les conditions préliminaires qu'il était chargé de présenter et
de soutenir au nom du roi n'avaient été ni augmentées ni diminuées c'étaient
l'envoi d'un personnage considérable de la Régence à Paris et la conclusion
d'un armistice. Hussein remit au surlendemain sa réponse. Le 2 août, l'amiral
se rendit de nouveau à la Kasbah. Malgré tous ses efforts, le dey refusa
péremptoirement toute satisfaction en disant «. qu'un prince doit toujours
soutenir ce qu'il a prononcé » ; puis il termina l'audience par ces mots «
J'ai de la poudre et des canons, et puisqu'il n'y a pas moyen de s'entendre,
vous êtes libre de vous retirer. Vous êtes venu sous la foi d'un sauf-conduit
je vous permets de sortir sous la même garantie. » En retournant à son bord,
M. de la Bretonnière promit au consul général de Sardaigne de différer
jusqu'au lendemain à midi son départ. Le 3
août, à midi, le brick l'Alerte, qui avait accompagné la Provence,
appareilla le premier pour sortir de la rade. Une heure après, la Provence
leva l'ancre à son tour. A ce moment, le port, le môle, le rivage, toutes les
terrasses des maisons étagées depuis le port jusqu'à la Kasbah étaient
couverts de spectateurs. La brise était faible. Le vaisseau, sous pavillon
parlementaire, s'avançait lentement. Tout à coup une détonation retentit dans
la batterie du fanal ; puis une seconde et une troisième. Au signal du canon
la foule répondit par des clameurs ; les batteries qui paraissaient désertes
s'animèrent ; pendant une demi-heure, les bombes et les boulets tombèrent
autour du vaisseau amiral. Cependant il marchait, calme et dédaigneux, sans
répondre à l'outrage ; quand il fut hors d'atteinte, il amena seulement alors
le pavillon parlementaire qu'il avait, lui seul, respecté jusqu'à la fin ; et
pourtant onze boulets avaient frappé le majestueux navire. Malgré
l'aveuglement de son orgueil, Hussein ne tarda pas à reconnaître la grandeur
de l'attentat qu'il venait de commettre. Le 6 août, il fit indirectement
savoir à M. de la Bretonnière que le ministre de la marine, le commandant des
canonniers et tous les chefs de batterie avaient été destitués et chassés,
pour avoir agi sans ses ordres. Le désaveu n'obtint pas plus de réponse que
l'agression. Quand ces graves nouvelles arrivèrent à Paris, elles se perdirent d'abord dans l'émotion causée par la chute du ministère Martignac la politique de transaction avait échoué. Le prince de Polignac et ses amis venaient d'être appelés par la confiance du roi Charles X au pouvoir. |
[1]
Le mémoire original a pour titre : Reconnaissance générale des villes,
forts et batteries d'Alger, des environs, etc., fait en conséquence des ordres
et instructions de S. E. Mgr. Decrès, ministre de la marine et des colonies, en
date des 1er et 2 mars 1808, pour servir au projet de descente et
d'établissement définitif dans ce pays.
[2]
Traité pour la pacification de la Grèce, conclu entre la Grande-Bretagne, la
France et la Russie, et signé à Londres, le 6 juillet 1827.