I. L'odjak. - Les
derniers deys. - Hussein. - Turcs. - Arabes. - Kabyles. — II. Griefs de
l'Europe contre Alger. - Griefs particuliers de la France. - Créances Bacri.
— III. Le consul Deval insulté par le dey. - Demande de réparation.
I Partout
où la conquête n'a été que le triomphe de la force, la conscience humaine a
protesté contre le conquérant. Combien de peuples ont disparu qui n'avaient
d'autre tort que leur faiblesse, et dont l'histoire, en ses arrêts, n'a
jamais voulu dire qu'ils ont justement succombé ! D'autres, en ajoutant des
fautes à leur impuissance, ont paru du moins provoquer leur malheur 'et fait
hésiter longtemps la sentence du juge ; on ne saurait décider du premier coup
s'ils n'ont pas mérité leur sort. Ce ne sont ni de telles protestations ni de
tels problèmes que soulève la conquête dont le récit va suivre. La France,
conquérante d'Alger, n'attend pas qu'on la justifie. Quand
elle a détruit, en 1830, non pas une société réglée, mais une association de
malfaiteurs, il y avait trois cents ans que cette association se perpétuait,
avec la même audace et les mêmes crimes. Entre Baba-Aroudj, mort en 1519, et
Hussein-dey, proclamé en 1818, il n'y a pas de distance morale ; on peut
supprimer trois siècles et tenir le dernier dey pour l'héritier immédiat du
premier pirate algérien. L'histoire
a noté des peuples qui n'ont pas eu des commencements plus honorables, et le
premier de tous, ce peuple-roi, issu d'un ramas de bandits
embusqués dans les broussailles du Palatin. Il est vrai ; mais, en trois
cents ans, les fils de ces bandits étaient devenus les citoyens de Rome ;
leur valeur faisait oublier déjà l'infamie de leur origine, et le temps avait
consacré parmi eux l'autorité d'une grande aristocratie militaire. Le temps
n'a rien pu consacrer dans la tourbe algérienne. Les janissaires de
Constantinople, qui n'étaient rien moins qu'une aristocratie, tenaient dans
le dernier mépris les janissaires d'Alger. Ceux-ci en effet, quoique Turcs
d'origine, n'étaient qu'une troupe d'aventuriers, de misérables ou de
brigands, incessamment renouvelée par les recrues de même sorte dont les
sultans débarrassaient volontiers, sans grand souci de la terre d'Afrique,
leurs domaines d'Europe et d'Asie. Une fois débarqués, les nouveaux-venus se fondaient
dans l'odjak ; c'était le nom turc de
la milice d'Alger. Par leur audace ou leur intelligence, quelques-uns se
tiraient de la foule, et de grade en grade s'élevaient assez pour devenir
d'abord les aides et les conseillers du chef, un peu plus tard ses
meurtriers, et, après avoir convoité les jouissances du pouvoir, en subir les
angoisses et les dangers à leur tour. Celui
qui fut le dernier dey d'Alger, Hussein, fils de Hassan, était un Smyrniote
de moins basse condition que la plupart de ses prédécesseurs. Son père,
officier dans l'artillerie du Sultan, avait réussi à le faire admettre dans
l'école spéciale fondée à Constantinople, au dernier siècle, par le fameux
baron de Tott. Le jeune Hussein y fit d'assez bonnes études ; il en' sortit
avec le titre d'uléma, ce qui lui valut la réputation
d'un lettré à Constantinople, et à Alger, plus tard, d'un savant accompli. Entré
dans le corps de l'artillerie, il y eut d'abord un avancement rapide ;
peut-être s'y fût-il élevé aux premiers grades, si l'emportement de son
caractère n'était venu donner un nouveau tour à sa fortune. Menacé, pour une
faute contre la discipline, d'une punition sévère, il quitta brusquement le
service du Sultan, et trouvant un navire qui portait des recrues à la milice
d'Alger, il tenta l'aventure. Un
homme capable de lire et d'écrire ne se rencontrait pas fréquemment à Alger ;
aussi les fonctions de khodja ou d'écrivain étaient-elles
d'autant plus considérées qu'il y avait moins de candidats pour y prétendre.
Le premier des khodja, le khodja-cavallo, écrivain ou secrétaire de la cavalerie, venait
immédiatement après l'aga, général en chef de l'odjak, qui lui-même ne cédait qu'au khaznadj, ministre des finances.
En 1815, Hussein était khodja-cavallo, c'est-à-dire, après le dey, le
troisième personnage de l'État, et tout à fait en passe de devenir le
premier. C'est à ce titre qu'il se trouva fort intéressé dans un de ces
complots qui, de temps à autre et sans beaucoup de différence dans les
détails, décidaient à Alger de la transmission du pouvoir. Soixante-dix
Turcs, mécontents ou las du dey Hadj-Ali, avaient résolu de le tuer et
d'élever à sa place l'aga Omar qui était populaire dans l'odjak. Celui-ci,
mis dans le secret, s'efforça de les dissuader, beaucoup moins par affection
pour son maître que par considération pour sa propre personne. « II ne
voulait pas, disait-il, d'une place qui rend l'homme prisonnier en quelque
sorte, et qui contrariait le penchant qu'il avait pour tenir 'la campagne en
bon cavalier. » Sur son refus, les conjurés décidés à passer outre lui
déclarèrent qu'ils choisiraient donc pour dey le khaznadj Mohammed, et pour
khaznadj « l'écrivain des chevaux », Hussein-Khodja, « afin, ajoutaient-ils
par un scrupule assez singulier dans la circonstance, de se conformer en
quelque sorte à l'ancien usage ». Dès que l'aga se vit personnellement
hors de cause, non-seulement il n'objecta plus rien contre le meurtre du dey,
mais il offrit même d'y prêter son industrie, par amour de la paix publique.
En effet, une sanglante exécution sous les yeux de la foule pouvait causer de
graves désordres, tandis que, si les conjurés voulaient bien le laisser
faire, il se chargeait « de les débarrasser du dey, en quelques jours, d'une manière
plus tranquille pour le pays ». Ils y consentirent et lui donnèrent par leur
acquiescement la plus grande preuve de confiance, car il n'eût tenu qu'à lui
de les faire tous étrangler ou jeter à la mer. Mais il leur tint parole, et
lorsqu'il eut gagné successivement le khaznadj, le khodja-cavallo, le atchi-bachi ou chef des cuisines, et le khaznadar ou trésorier, la population d'Alger apprit un beau jour que le
dey venait de mourir. Ce que les initiés savaient seuls, c'est qu'il avait
été poignardé dans le bain par un de ses esclaves noirs. Son
successeur, l'ancien khaznadj Mohammed, était un vieillard infirme et
décrépit tort bien plus grave, il était l'élu d'une minorité ; aussi le plus
grand nombre, qui ne cherchait qu'un prétexte, lui fit-il un crime de ses
infirmités et de son âge. Au lieu d'un complot, il y eut une sorte de
délibération régulière. Le divan, composé des chefs de l'odjak, prononça la
condamnation du dey, qui fut étranglé dans la prison, selon les formes, le 7
avril 1815. Il avait régné dix-sept jours. Alors on fit de nouveaux efforts
pour vaincre les répugnances de l'aga Omar. Comme cette fois l'accord était
unanime, et sur la promesse formelle qu'il irait en campagne quand bon lui
semblerait, « étant dey au camp aussi bien qu'à la ville H, Omar se laissa fléchir
et prit d'une main ferme le pouvoir qu'on le suppliait d'accepter. En échange
de quelques avantages de solde, il exigea de la milice une sévère discipline.
Il l'obtint d'abord ; mais les instincts de désordre s'.étant peu à peu
réveillés dans cette troupe insolente, il finit comme ses prédécesseurs,
étranglé par ses soldats en révolte, le 8 septembre 1817. Ali-Khodja
fut proclamé dey. Hussein, qui avait eu toute la faveur d'Omar, s'était en
même temps si bien ménagé auprès d'Ali qu'il devint tout d'un coup son
principal ministre et son conseiller le plus intime. Ali, comme Hussein,
était un lettré, un politique bien plus qu'un chef de guerre. L'exemple de
tant de deys faits et défaits par les mêmes mains, l'exemple surtout d'Omar
dont la popularité si éclatante et soutenue pendant de longues années avait
si rapidement défailli, lui persuada de n'attendre pas que la ferveur de ses
partisans se fût refroidie pour s'armer contre eux de précautions opportunes. L'habitation
qui servait de résidence aux deys, la Djennina, située au milieu de la ville,
resserrée, sans défense, paraissait avoir été choisie pour le plus grand
succès de l'émeute que tout y conviait et qui avait naturellement pris
l'habitude d'y faire de temps en temps visite. Tout autre était la situation
de la Kasbah, citadelle menaçante, dominante, enceinte de bons murs et garnie
de canons qui plongeaient sur la ville. C'est dans la Kasbah qu'Ali avait
résolu de s'enfermer. Un
petit nombre de confidents, choisis parmi les plus attachés à sa fortune, fut
seul mis dans le secret. Huit ou dix jours après son avènement, le dey
renouvela tout à coup le personnel de l'administration et fit publier un édit
qui ordonnait, sous peine de mort, que tous les Turcs fussent à l'avenir
rentrés dans leurs casernes avant six heures du soir. La milice étourdie
n'était pas encore revenue de sa stupeur qu'une belle nuit le trésor fut
transporté à dos de mulet de la Djennina à la Kasbah, et quand le dernier
coffre eut été enlevé, le dey sortit à son tour avec sa famille et ses gens,
sa garde bien armée autour de lui, musique en tête. Comme personne, à cause
de l'édit, ne se hasardait à s'aventurer dans les rues, les Algériens
intrigués durent attendre au lendemain pour savoir le motif de cette
promenade nocturne. Le jour venu, ils furent tout surpris d'apercevoir
au-dessus de leurs têtes, et tout au sommet de la Kasbah, le drapeau rouge
qui flottait d'ordinaire sur la Djennina maintenant ouverte et déserte. A
peine entré dans la Kasbah, et la porte refermée sur le dernier homme de son
escorte, Ali s'était écrié « Maintenant je suis dey ! » En effet, ce
changement de résidence n'était rien moins qu'une révolution. Avides et
insolents, les Turcs de l'odjak n'avaient jamais cherché à rendre leur
domination populaire ; peu leur importait d'être aimés ou soufferts, pourvu
qu'ils fussent obéis. Les juifs, rampant devant eux, se laissaient rançonner
sans mot dire ; les notables d'Alger, les Maures, musulmans et associés de
leurs maîtres pour le brigandage maritime, avaient fort à faire de défendre
contre eux leur part dans les bénéfices de la piraterie ; enfin les fils
mêmes des Turcs, nés de leurs relations avec les femmes du pays, les
Coulouglis étaient tenus par eux dans une condition subalterne. Longtemps
exclus de l'odjak, ils y avaient été enfin admis par nécessité ; mais les
hauts grades et le droit de siéger au divan leur étaient systématiquement
interdits. Ainsi tout ce qui n'était pas Turc était opprimé ou suspect. Ce
fut aux opprimés et aux suspects, impatients de venger leur humiliation et
leurs souffrances, qu'Ali fit un appel qui ne pouvait manquer d'être entendu.
Aveuglément servi par les esclaves noirs et les Maures dont il s'était fait
une garde particulière, il fit peser sur les Turcs un cruel despotisme. En
quelques mois, dix-huit cents janissaires périrent dans les supplices. Tout en
flattant les sanglantes passions de son maître, l'habile Hussein évitait de
s'y associer trop ouvertement ; il réussit même à persuader aux chefs de
l'odjak décimé que, sans son influence modératrice, le mal eût été pire
encore. Combien de temps ces ménagements auraient-ils pu durer sans le
compromettre ? La peste vint à point le tirer d'une situation difficile. Le
38 février 1818, Ali, atteint parle fléau, mourut. Alger trembla une lutte
horrible n'allait-elle pas s'engager entre les janissaires et la garde noire
? Tout à coup des clameurs éclatèrent ; c'étaient des cris de joie. Amis et
ennemis, Turcs et Maures s'étaient rencontrés pour porter Hussein au pouvoir.
Il n'y eut ni assemblée régulière ni recours au divan. Élu par acclamation,
Hussein vit à l'instant tous les partis, sans distinction, prosternés à ses
pieds. Pour toute réforme, il se contenta de congédier et de remplacer ses
anciens collègues au ministère. D'ailleurs, il continua de résider à la
Kasbah et conserva même la garde noire d'Ali ; mais il eut soin de la
réconcilier avec les Turcs, auxquels il ne cessa de témoigner les plus grands
égards. Il y
avait longtemps qu'Alger n'avait joui, par comparaison, de tant d'ordre et de
sécurité. Quant au reste de la Régence, les émotions de la capitale n'y
avaient jamais été bien vivement ressenties, beaucoup moins à coup sûr que
les émotions locales invariablement et périodiquement soulevées par la
perception de l'impôt. L'impôt,
chez les nations policées, se recouvre paisiblement ; dans la Régence
d'Alger, sous la domination turque, il devait être militairement exigé ;
c'était, à proprement parler, une contribution de guerre. Aussi bien l'état
de guerre était-il, dans ces contrées, naturel, général, permanent, cher aux
peuples, consacré par les traditions et par les mœurs. Tribus de race
différente, tribus de même race, Arabes contre Berbères, Berbères ou Arabes
entre eux, s'attaquaient et se pillaient à la plus grande joie des Turcs
dominateurs. Comment, sans ces divisions incessantes et soigneusement
fomentées, quinze mille étrangers, disséminés sur un territoire immense,
auraient-ils pu maîtriser trois millions de sujets belliqueux et fiers ?
Entre adversaires à peu près égaux, ils favorisaient, comme par équité,
tantôt l'un, tantôt l'autre ; mais quand la force était toute d'un côté,
c'était de ce côté-là qu'ils se rangeaient par fatalisme et par système. De
là leur façon de répartir et de percevoir l'impôt. Ce n'étaient pas les
quelques Turcs prêtés à grand'peine aux beys, leurs vassaux, par les deys
d'Alger, ce n'étaient même pas les Coulouglis, plus nombreux, mais répartis
çà et là par petits groupes dans les postes fortifiés ou bordj de la Régence,
qui auraient suffi pour opérer des recouvrements difficiles et dangereux ;
ils y assistaient sans doute, mais à titre de réserve, pour soutenir et
surveiller à la fois les collecteurs auxiliaires qui couraient pour eux les
risques et partageaient avec eux les bénéfices de l'aventure. Les tribus, au
point de vue de l'impôt, étaient maghzen ou rayas ; les premières,
généralement choisies parmi les plus puissantes, ne payaient rien aux Turcs
et prenaient au contraire leur part de ce qu'elles leur faisaient payer par
les autres. Trois
grands commandements ou beyliks, celui d'Oran à l'ouest, celui de Constantine
à l'est, entre les deux, celui de Titteri, partageaient, en dehors d'Alger et
de son territoire immédiat, l'étendue de la Régence. Chacun d'eux avait son
maghzen et ses rayas ; mais il y avait des tribus qui n'étaient ni rayas ni
maghzen. Issues des anciens habitants du pays, retranchées dans les plus
âpres régions des montagnes, ces tribus, les Kabyles, y maintenaient
énergiquement leur indépendance. Plus d'une fois, les beys turcs, irrités et
rapaces, essayèrent de forcer et de saccager ces forteresses naturelles ;
chaque fois leurs colonnes mutilées retombèrent au pied des escarpements
ensanglantés par leur chute. Il y fallut renoncer. « Là où le cheval ne peut
plus porter son cavalier, disait un proverbe arabe, là s'arrête le beylik. » Telle
était donc la situation des Turcs dans la Régence, obéis dans les villes,
redoutés dans les plaines, bravés dans les montagnes, haïs partout, même par
les complices de leurs exactions ; mais entre eux, leurs complices et leurs
victimes, il y avait un lien puissant, la foi religieuse, l'Islam ;
par-dessus toutes les haines locales et passagères, il y avait la haine
générale du Roumi, de l'étranger chrétien. C'était la force de la domination
turque en Algérie, c'était l'appui sur lequel se fondait la piraterie
algérienne pour continuer d'insulter l'Europe au dix-neuvième siècle comme au
seizième. II Après
trois cents ans d'une fortune insolente, Alger se croyait au-dessus de tout
effort humain. Des flottes puissantes avaient à plusieurs reprises essayé de
la détruire ; à peine y avaient-elles fait quelques ruines presque aussitôt
relevées. Une seule fois, dans les premiers temps de son existence, Alger
avait redouté les chances d'un siège ; mais la fameuse entreprise de
Charles-Quint s'était abunée dans un désastre, et de cette grande menace il
ne restait qu'un monument, témoignage du danger couru, signe de triomphe à la
fois et gage de sécurité pour l'avenir, Sultan Kalassi, le château de
l'Empereur, élevé sur le lieu même ou Charles-Quint avait planté sa tente. Deux
siècles et demi plus tard, le premier consul Bonaparte écrivait au dey
Mustapha « Je débarquerai quatre-vingt mille hommes sur vos côtes, et je
détruirai votre Régence. » Lancée par le conquérant de l'Egypte, la
menace était saisissante ; mais ni en ce temps-là ni plus tard Bonaparte
n'eut assez de loisir pour la mettre à exécution. Alors comme toujours, ce
furent les dissensions de l'Europe qui sauvèrent Alger. Un jour vint
cependant où, lasse de se déchirer, l'Europe fit trêve à ses animosités
intestines et, d'un accord unanime en apparence, se tourna contre les
Barbaresques. En
1815, le congrès de Vienne avait déclaré qu'il serait mis un terme à
l'esclavage des chrétiens enlevés par les corsaires d'Alger, de Tunis et de
Tripoli. Organe et. exécutrice des déclarations du congrès, l'Angleterre
envoya dans la Méditerranée, l'année suivante, des forces considérables sous
le commandement de lord Exmouth. Les beys de Tunis et de Tripoli cédèrent ; mais,
après quelques pourparlers sans effet, le dey d'Alger Omar repoussa
brutalement toutes les demandes de l'amiral anglais. Alger subit alors un de
ces bombardements dont Louis XIV avait donné pour la première fois le bruyant
et stérile exemple ; les Anglais, comme le grand roi, n'obtinrent qu'une
soumission illusoire. Le seul résultat sérieux de cette exécution fut que les
Algériens augmentèrent et poussèrent jusqu'à l'excès leurs armements
défensifs du côté de la mer. Mille
captifs avaient été rendus à l'Europe chrétienne en 1816 mais les chefs de la
piraterie algérienne avaient si peu renoncé à leur industrie qu'à peine deux
ans écoulés, le congrès d'Aix-la-Chapelle eut à la condamner de nouveau, en
exigeant, pour atteindre le mal à la racine, l'abolition absolue de la
course. Cette fois l'exécution des volontés du congrès fut confiée, non plus
à l'Angleterre seule, mais à l'Angleterre et à la France. Lorsque le
contre-amiral Jurien de la Gravière et le commodore Freemantle se
présentèrent devant Alger, au mois de septembre 819, c'était le dey Hussein
qui tenait le pouvoir. On espérait mieux de lui que de ses prédécesseurs. En
effet, les premiers actes de son gouvernement avaient paru s'inspirer d'un
certain esprit de conciliation, de ménagement, presque de tolérance
religieuse. Une jeune fille chrétienne qu'Ali avait séquestrée et contrainte
à embrasser l'islamisme, fut notamment rendue à sa famille et à sa foi par le
dey Hussein. Cependant tous les efforts des deux représentants de- la, France
et de l'Angleterre pour obtenir de lui la suppression de la course furent
absolument inutiles. Le dey répondit qu'il ne pouvait, sous aucun prétexte,
renoncer au droit et à l'usage de visiter tous les navires sans distinction,
afin de reconnaître ses amis et ses ennemis et d'arrêter ceux dont les
papiers ne se trouveraient pas en règle, c'est-à-dire qui n'auraient pas
acquitté le tribut auquel s'étaient soumis, pour n'être plus inquiétés par les
corsaires d'Alger, plusieurs des pavillons chrétiens. Soit que les forces
navales envoyées d'Angleterre et de France n'eussent pas été jugées
suffisantes pour combattre les défenses agrandies d'Alger, soit que l'exemple
de lord Exmouth n'eût pas été considéré comme bon à suivre, le refus du dey
Hussein ne donna lieu à aucun acte d'hostilité. On crut à Paris que
l'Angleterre prenait volontiers son parti d'un échec dont la France
partageait le désagrément avec elle ; on la soupçonna même de l'avoir secrètement
provoqué, en ce sens que, tandis qu'elle produisait, par l'organe du
commodore Freemantle, ses exigences officielles, elle aurait fourni au dey
ses réponses par l'entremise du consul général Macdonnell, notoirement et
publiquement hostile à la France. Outre
les griefs généraux et communs à toute l'Europe chrétienne, là France avait
contre le gouvernement algérien des griefs particuliers. Quand les Turcs
étaient venus, au seizième siècle, prendre pied sur la côte barbaresque, ils
y avaient trouvé des Français déjà établis et en possession de certains
avantages commerciaux. C'étaient des Français qui achetaient aux gens du pays
le blé, l'huile, la cire, les cuirs, les laines ; la pêche entière du corail
était entre leurs mains. Concentré particulièrement sur le littoral entre
Bone et Tunis, le commerce français avait pour entrepôt et pour soutien
quelques établissements dont les plus considérables étaient le Bastion de
France et le port de la Calle. Pour
être exact, il convient d'ajouter que ces établissements n'avaient jamais été
bien fructueux ni bien solides ; le seul nom de Concessions <W<~te
suffirait pour montrer à quel point les conditions de leur existence étaient
précaires. Imposé par les Turcs, maîtres du pays, ce nom n'était point un
vain mot. Les concessions étaient grevées de redevances annuelles dont la
plus grande part revenait au dey d'Alger, la moindre au bey de Constantine.
Bien des contestations s'élevèrent à propos de ces redevances. En 1790, le dey
Baba-Mohammed les avait réglées à 90.000 francs. Mais la Révolution française
étant survenue et la guerre maritime à la suite, les établissements français
furent cruellement éprouvés. En 1807, ils succombèrent, et les concessions
d'Afrique passèrent aux mains des Anglais par un traité qui les leur
conférait pour dix ans. Profondément irrité contre l'Angleterre par le bombardement
de lord Exmouth, le dey Omar refusa de renouveler, en 1816, les conventions
expirantes ; il reprit les concessions et les offrit de nouveau à la France
moyennant une redevance de 270.000 francs, à peu près égale à celle
qu'avaient payée les Anglais. Enfin, le 17 mars 1817, le chiffre, réglé
d'abord à 214.000 francs, mais porté bientôt à 300.000, par suite d'un
changement dans la valeur des monnaies, fut accepté provisoirement par le
gouvernement français, qui se réservait, après expérience faite, le droit de
dénoncer le traité, s'il lui paraissait trop onéreux. Le successeur d'Omar,
Ali, beaucoup plus favorable à la France, lui fit une concession inouïe ; car
il consentit à revenir au chiffre fixé, en 1790, par Baba-Mohammed,
c'est-à-dire à réduire de 300.000 francs à 90.000 la redevance. Il est vrai
que nos établissements avaient grand'peine à se relever de l'état déplorable
où les avaient réduits les Anglais, qui n'y avaient laissé que des ruines. L'avènement
du dey Hussein remit tout en question. « Je ne me dissimule pas, écrivait au
ministre des affaires étrangères de France le consul général du roi à Alger,
M. Deval, je ne me dissimule pas toutes les peines que j'aurai à conserver,
sous le gouvernement de ce nouveau dey, les faveurs extraordinaires que son
prédécesseur nous avait accordées. » En effet, le taux des redevances fut
agité de nouveau. Dans une conférence avec le dey, le consul revendiqua
d'abord pour la France la propriété de ses établissements ; après cette
réclamation de principe, il se tint ferme, pour les redevances, au traité de
1790, en ajoutant que s'il était vrai que le taux de 300.000 francs eût été
prétendu par Omar, ce taux n'avait pas été maintenu par Ali dont Hussein
avait été le principal ministre. Alors eut lieu une scène que la comédie
pourrait emprunter à l'histoire. « Voulez-vous, dit le dey, tenir les privilèges
des concessions au taux fixé par Baba-Mohammed ? -Assurément. Ainsi donc,
nous voilà bien d'accord. Vous prenez les concessions au taux fixé par Omar.
Comment ! Omar ! Vous avez dit, seigneur, Baba-Mohammed. Je n'ai pas dit
Baba-Mohammed, j'ai dit Baba-Omar. Je vous assure, seigneur, que vous avez
dit Baba-Mohammed, ou j'ai mal entendu. » Le dey fit alors approcher deux
jeunes esclaves qui se tenaient au fond de la salle d'audience, et leur
demanda s'il n'avait pas dit Baba-Omar. Les esclaves naturellement jurèrent
que leur seigneur n'avait jamais parlé d'un autre ; sur quoi le dey, revenant
au consul, lui dit brusquement « Puisque vous voulez vous dédire, les
Français n'auront pas les' concessions. Vous n'aurez pas les concessions
faites-le connaître à votre gouvernement. Seigneur, reprit M. Deval, le
Bastion de France appartient aux Français, ainsi que la pêche du corail. Le
Bastion ? s'écria Hussein ; allez le prendre, si vous pouvez. oui, si vous
pouvez. » Le gouvernement du roi Louis XVIII ne daigna pas relever cette
provocation ridicule ; les négociations continuèrent, et enfin une convention
du 24 juillet 1820 régla le taux des redevances à 220.000 francs, y compris
les cadeaux à faire au chef et aux principaux personnages de la Régence. Outre
l'affaire des concessions, il y avait entre la France et Alger d'autres
difficultés financières. De 't794 à 1796, deux juifs algériens, Bacri et
Busnach, avaient fourni au gouvernement de la République des blés pour une
valeur de plus de deux millions. Ils s'étaient même chargés, en 1798,
d'approvisionner, dans l'ile de Malte, les magasins affectés aux subsistances
de l'armée d'Égypte. Mais le sultan ayant déclaré la guerre à la France et
entraîné la déclaration du dey d'Alger, son vassal, il en résulta des
représailles auxquelles ne purent échapper les Bacri, et par suite, dans le
règlement de leurs comptes avec le gouvernement français, des complications
inextricables. En 1818, à l'avènement de Hussein, la discussion durait depuis
vingt ans, en s'embrouillant tous les jours davantage. Enfin, sur l'avis
d'une commission nommée tout exprès pour examiner, contradictoirement avec
les représentants des Bacri, les créances algériennes, la dette de la France
fut réduite et arrêtée à la somme de sept millions de francs. L'acte de
transaction, signé le 28 octobre 1819, fut ratifié par la loi de finances du
24 juillet 1820. Dans cette transaction, un article important, le quatrième,
stipulait une réserve expresse en faveur des créanciers français des Bacri,
c'est-à-dire que les sommes sur lesquelles il serait formé opposition
devaient être versées et retenues à la caisse des dépôts et consignations
jusqu'à ce que les tribunaux français eussent prononcé sur la validité des
réclamations élevées par les opposants. Une somme de 2.500.000 francs environ
fut de la sorte mise en réserve. Ce n'était pas' l'affaire du dey Hussein,
qui, de gré ou par menace, s'était associé d'abord, puis tout à fait
substitué au droit des Bacri. Les règlements de la comptabilité française,
nos lois civiles et la jurisprudence de nos tribunaux ne lui parurent que des
subtilités offensantes, des chicanes de mauvaise foi, le moyen, en un mot,
d'éluder un payement solennellement promis. Il y fut sensible jusqu'à la
fureur, et peut-être eût-il, dès ce temps-là, provoqué une rupture, s'il ne
s'était de nouveau brouillé avec l'Angleterre. Le consul Macdonnell si
puissant naguère, si écouté, si bien accueilli, lorsqu'il irritait les
mauvaises passions du dey contre la France, avait fini par croire qu'il
pouvait tout oser et prétendre. Poussé à bout par ses exigences,
personnellement blessé de ses façons hautaines et méprisantes, un jour vint
où Hussein ne sut plus se contenir ; après une scène où l'orgueil du consul
Macdonnell eut beaucoup à souffrir, il sortit d'Alger le 31 janvier 1824, en
appelant sur le dey les vengeances de sa puissante nation. Le )1 juillet,
l'amiral sir Harry Neale dirigea contre les forts et les batteries.de la rade
une attaque où il n'eut pas l'avantage ; un essai de revanche qu'il tenta le
lendemain ne fut pas plus heureux : Hussein triompha. « Je ne reconnais qu'un
Dieu et une seule religion véritable, dit-il au parlementaire envoyé par
l'amiral ; je vous jure, sur mon Dieu et sur ma religion, que jamais M.
Macdonnell ne mettra le pied dans Alger. » L'amiral anglais n'insista pas,
sacrifia le consul, et se tint satisfait d'avoir obtenu le renouvellement des
stipulations de /t 816 en faveur des prisonniers chrétiens. « Les Algériens
se croient aujourd'hui invincibles, écrivait le consul de France à M. de Chateaubriand,
alors ministre des affaires étrangères ; cette dernière lutte avec les
Anglais fera époque à Alger et influera beaucoup sur les déterminations
rigoureuses qui dorénavant seront prises ici contre les puissances européennes.
» En effet, Hussein reprit vivement l'affaire des créances Bacri. Le 1
septembre 1834, il écrivit au baron de Damas qui avait succédé à M. de
Chateaubriand, pour exiger l'envoi immédiat des sommes retenues en France,
avec l'intérêt et le remboursement des frais supportés par lui « pendant ce
long espace de mois et d'années, disait-il expressément, que cet argent est
resté hors de notre jouissance ». Et il ajoutait « Tels sont les usages en
pareil cas, comme vous le savez parfaitement. Envoyez-nous toutes ces différentes
sommes par vos propres mains, car ceci ne regarde que vous, et
faites-nous-les parvenir bien entières et bien complètes. » Cette
impertinente sommation ne méritait pas de réponse, au moins directe. Dans une
dépêche adressée, le 7 janvier 1825, au consul général de France, le ministre
réduisit à néant les plaintes et les exigences du dey de nombreux et
difficiles procès étaient engagés entre les Bacri et leurs créanciers ; les
tribunaux français en étaient régulièrement saisis ; il n'y avait en conséquence
ni lieu ni moyen de les dessaisir. III Des
actes, et non plus seulement des paroles, témoignèrent bientôt de la profonde
irritation du dey. Au mois de juin 1825, il fit envahir et fouiller la maison
du consul de France à Bone, sous prétexte que cet agent était soupçonné de
fournir de la poudre et des balles aux Kabyles insurgés dans le voisinage.
Peu à peu, les corsaires, qui s'étaient depuis quelques années abstenus par
prudence, infestèrent de nouveau la Méditerranée. Dans un temps où Hussein
avait encore quelque ménagement pour la France, il avait déclaré, sur les
observations de notre consul général, « que le pavillon romain serait reconnu
bon par les corsaires algériens ». Ce fut précisément sur un bâtiment romain
que, pour mieux marquer son ressentiment, il fit tomber la première
agression. Quelque temps après, un navire français, du port de Bastia, était
mis au pillage, et un bateau-poste, faisant le service entre Toulon et la
Corse, avait à subir la visite d'un corsaire. A la nouvelle de ces violences,
le gouvernement français fit armer deux bâtiments de guerre qui se
présentèrent, le 28 octobre ')826, devant Alger. Le dey désavoua la conduite
de ses corsaires à l'égard du pavillon français, mais, quant au bâtiment
romain, il persista à le déclarer de bonne prise et ne consentit qu'à mettre
en liberté les gens de l'équipage. On a vu
pourquoi Hussein n'avait pas reçu de réponse directe à l'étrange sommation
qu'il avait faite au baron de Damas dans son aveugle colère, il se persuada
que M. Deval ou retenait ses lettres ou dérobait les réponses. Il imagina
d'écrire une seconde fois au ministre, et, sans en rien dire à M. Deval, il
confia sa lettre au consul de Naples pour qu'il la fit passer en France. Dans
cette pièce, encore plus hautaine et injurieuse que l'autre, le dey réclamait
de nouveau le payement des créances Bacri dont il était le cessionnaire, avec
la prétention exorbitante qu'on lui renvoyât à Alger toutes les oppositions,
sur la validité desquelles il déciderait lui-même promptement et en dernier
ressort. Enfin il exigeait le rappel immédiat de M. Deval qu'il menaçait de
chasser honteusement s'il n'était pas fait droit à ses griefs. Le baron de
Damas avait résolu d'en finir avec cet excès d'impertinence ; il avait
préparé une réponse dont le ton ferme et net ne laissait place à aucune
équivoque. Après avoir de nouveau repoussé les exigences et les prétentions
du dey, c'était lui qui exigeait satisfaction au nom du roi de France. « Sa
Majesté, disait-il, compte sur la réparation qui lui est due ; si, ce que je
ne puis croire, ses espérances étaient déçues, le roi est résolu à ne prendre
conseil que de sa dignité offensée et à faire usage, pour obtenir justice, de
la puissance que Dieu a mise entre ses mains. » Quand ce projet de réponse
fut présenté au conseil, le 7 décembre 't826, le ministre des affaires
étrangères n'obtint pas de ses collègues le concours sur lequel il se croyait
en droit de compter. Inquiété au dedans par une opposition croissante, préoccupé
au dehors des affaires d'Espagne, sur tout des difficultés soulevées en
Orient par l'insurrection des Grecs, le cabinet présidé par M. de Villèle
répugnait à compliquer ses embarras d'une querelle où le sultan prendrait,
sinon parti, tout au moins prétexte pour rompre le fragile accord de
l'Angleterre avec la Russie et la France. La dépêche de M. de Damas fut donc
trouvée trop rude, trop immédiatement menaçante ; mais on ne put lui persuader
d'en adoucir ni le sens ni la forme ; il aima mieux la supprimer. N'ayant
plus de réponse directe à faire, il se borna, pour clore l'incident, à
inviter en termes généraux M. Deval à faire en sorte de ramener le dey à une
plus juste appréciation de la force et. des griefs de la France. Mal
soutenu par ses collègues, le ministre se trouvait mal servi à Alger. H
regrettait qu'en mainte circonstance M. Deval n'eût pas tenu un langage et
pris une attitude plus fermes. La mollesse qu'il reprochait au consul général
de France était un vice d'origine. Autrefois drogman à Constantinople, M.
Deval avait passé toute sa vie avec des Turcs ; il connaissait à fond leur
caractère, leur mauvaise foi, leurs défauts de toute sorte ; mais pour les
étudier si bien, il s'était trop rapproché d'eux peut-être, et laissé, par la
force du contact et de l'habitude, entraîner à trop de ménagement et de
complaisance. La dignité de la France perdait, en passant par lui, quelque
chose de son prestige. Le dey Hussein, qui le détestait, ne l'estimait point
et le redoutait moins encore. Un jour vint où le mépris du grossier despote
s'emporta jusqu'à l'outrage. C'est le récit même de l'outragé, récit
incorrect, mais intéressant, qu'on va lire. « Le
privilége, accordé aux consuls de France en cette ville, de complimenter en
audience particulière le dey, la veille de la fête du Baïram, écrivait M.
Deval au baron de Damas, le 30 avril 1837, me fit demander au château l'heure
où Son Altesse voulait me recevoir. Le dey me fit dire qu'il me recevrait à
une heure après midi, mais qu'il voulait voir la dernière dépêche de Votre
Excellence que la goélette du roi, destinée à la station de la pêche du
corail, m'avait apportée. Je fis répondre aussitôt, par le drogman turc du
consulat, que je n'avais reçu aucune lettre de Votre Excellence par cette
occasion, et que je n'en avais reçu d'autre que celle de S. Exc. le ministre
de la marine qui avait rapport à la pêche. Je ne fus cependant pas peu surpris
de la prétention du dey de connaître par lui-même les dépêches que Votre
Excellence me fait l'honneur de m'adresser, et je ne pouvais concevoir quel
en était le but. Je me rendis néanmoins au château à l'heure indiquée.
Introduit à l'audience, le dey me demanda s'il était vrai que l'Angleterre
avait déclaré la guerre à la France. Je lui dis que ce n'était qu'un faux
bruit, provenant des troubles suscités en Portugal, dans lesquels le
gouvernement du roi n'avait pas voulu s'immiscer, dans sa dignité et sa
loyauté. « Ainsi donc, dit le dey, la France accorde à l'Angleterre tout
ce qu'elle veut, et à moi rien du tout ! — Il me semble, seigneur, que le
gouvernement du roi vous a toujours accordé tout ce qu'il a pu. — Pourquoi
votre ministre n'a-t-il pas répondu à la lettre que je lui ai écrite ? — J'ai
eu l'honneur de vous en porter la réponse aussitôt que je l'ai reçue. — Pourquoi
ne m'a-t-il pas répondu directement ? Suis-je un manant, un homme de boue, un
va-nu-pieds ? Mais c'est vous qui êtes la cause que je n'ai pas reçu la
réponse de votre ministre ; c'est vous qui lui avez insinué de ne pas
m'écrire ! Vous êtes un méchant, un infidèle, un idolâtre ! » Se levant
alors de son siège, il me porta, avec le manche de son chasse-mouches, trois
coups violents sur le corps et me dit de me retirer. » M. Deval ne se retira
ni ne se récria même pas ; sans paraître fort ému ni s'écarter du cérémonial,
il continua, comme s'il ne s'était rien passé, la conversation : «
Seigneur, je prie Votre Altesse d'être bien convaincue que je crains Dieu et
non les hommes. Je puis affirmer à Votre Altesse que j'ai transmis fidèlement
à S. Exc. le ministre du roi la lettre de Votre Altesse. Son Excellence a
répondu par mon entremise, suivant les formes usitées. — Au reste, me dit-il,
sachez que je n'entends nullement qu'il y ait des canons au fort de la Calle.
Si les Français veulent y rester et y faire le commerce et la pêche du corail
comme des négociants, à la bonne heure ; autrement qu'ils s'en aillent. Je ne
veux pas absolument qu'il y ait un seul canon des infidèles sur le territoire
d'Alger. Je voulus répliquer, mais il m'ordonna de me retirer. » Rentré
au consulat, et en écrivant ce récit, M. Deval parut éprouver enfin un
sentiment d'indignation tardive. « Si Votre Excellence, disait-il, ne veut
pas donner à cette affaire la suite sévère et tout l'éclat qu'elle mérite,
elle voudra bien au moins m'accorder la permission de me retirer par congé. » Quand
cette dépêche fut lue par le baron de Damas devant le conseil, l'outrage y
fut vivement ressenti. On décida qu'une réparation éclatante, générale et
complète, de tous les griefs de la France serait poursuivie, même par la
force, mais qu'avant tout et sans retard il fallait exiger, pour l'affront
fait au roi, dans la personne de son représentant, une satisfaction
personnelle et solennelle. Sans vouloir préciser le détail ni même le lieu de
la cérémonie, qui ne pouvait d'ailleurs avoir pour théâtre que la Kasbah, le
consulat de France ou le bord du commandant de la division navale qui allait
être envoyée devant Alger, le conseil arrêta seulement qu'au moment où des
excuses seraient adressées publiquement à M. Deval, soit par le dey lui-même,
soit par un de ses ministres, le pavillon français arboré sur tous les forts
d'Alger serait salué par l'artillerie algérienne d'une salve de cent coups de
canon. En même
temps qu'il expédiait au consul de France le texte de ces résolutions et
l'ordre de cesser toute relation avec le gouvernement du dey, le baron de
Damas faisait connaître à tous les envoyés du roi au dehors et à tous les représentants
des cours étrangères à Paris les déterminations du gouvernement français. Le 11
juin 1837, M. Deval reçut les instructions du ministre. Après avoir invité
les sujets du roi à quitter la ville et confié d'ailleurs les intérêts
français à la protection du comte d'Attili de Latour, consul général de
Sardaigne, il se retira lui-même, avec tout le personnel du consulat, à bord
de la goélette la Torche. De concert avec lui, le capitaine de vaisseau
Collet, commandant de la division navale, dont l'intervention extraordinaire
devait, jusqu'à la solution du conflit, remplacer l'action régulière du
consul, examina les mesures à prendre pour exécuter les ordres du
gouvernement. Entre les formes indiquées, mais non prescrites par le
ministre, ils s'arrêtèrent à celle qui avait le plus de chance de succès. En
conséquence le capitaine Collet rédigea une note par laquelle il demandait
que le vekil-hadj, ministre de la marine
algérienne, escorté des principaux personnages de la Régence, vînt à son bord
présenter au consul de France les excuses personnelles du dey, et que,
pendant cette cérémonie, le pavillon français fût arboré sur les forts et
salué de cent coups de canon. Si la réparation demandée n'était pas accordée
dans les vingt-quatre heures, les hostilités commenceraient aussitôt. A cette
note que lui présenta, le 14 juin, le consul général de Sardaigne, Hussein
répondit par une lettre insolente et par un formel refus[1]. Le 15 juin, le capitaine
Collet déclara la rupture des négociations et l'état de guerre. Le blocus
d'Alger commença. Les Turcs, de leur côté, ne tardèrent pas à faire acte d'hostilité contre la France. Les établissements français à Bone et à la Calle furent saccagés et détruits par ordre du bey de Constantine. Nos nationaux, heureusement prévenus, avaient eu le temps de se réfugier à bord des navires que leur avait envoyés le capitaine Collet. |
[1]
D'après une traduction faite, en ce temps-là, de la réponse du dey, traduction
d'une exactitude qu'on pourra trouver trop littérale, il s'étonne d'avoir reçu
du commandant de la division française « une lettre pareille, avec des
expressions qu'on ne peut remplir la bouche avec, et que toute personne de
talent se mettrait à rire de ces expressions ».