JULES CÉSAR

 

INTRODUCTION.

 

 

Rome est une exception, elle n'a pas eu de pendant, elle n'en aura jamais dans les annales de l'humanité. Son histoire embrasse à la fois le temps et l'espace dans les proportions qu'aucune autre n'a jamais atteintes. Qu'on attribue le progrès continu de sa puissance pendant sept siècles au sol, à la race, au climat, ou bien à la vigueur des institutions, à l'esprit de résistance du patriciat, aux instincts conquérants de la plèbe, tout n'est pas dit pour cela, et l'on a reculé le problème au lieu de le résoudre. Il reste toujours une inconnue à dégager, une cause première à trouver derrière toutes ces causes secondes.

La grandeur de Rome a-t-elle pu naître du seul effort des volontés humaines, servies par un heureux concours des circonstances ? Alors pourquoi Rome est-elle unique au monde ? Pourquoi l'Asie n'a-t-elle pas d'histoire ? Pourquoi tous ces vieux peuples rouillés qui durent au lieu d'exister ? Pourquoi ces hordes nomades, rebelles à toute culture, et ces conquérants barbares qui groupent autour d'eux les hommes par millions, et dont la trace s'efface aussi vite que les pas de leurs chevaux dans le désert ? Le seul conquérant civilisé qui ait passé en Asie, Alexandre, a rempli la terre du bruit de son nom, mais il n'a su fonder ni un Etat, ni une dynastie. Qu'est-il resté de lui ? le souvenir d'une grande tentative manquée pour marier l'Orient avec l'Occident, pour accoupler ensemble des races qui se repoussent, et n'attendent que sa Mort pour se séparer.

Et la Grèce, qu'est son histoire, comparée à celle de Rome ? Celle d'une fourmilière sans cesse agitée, qui se dispute quelques pouces de terre au soleil ; en attendant le pied qui l'écrasera : Qu'est l'histoire grecque en résumé, sinon celle de deux villes ? L'une, Athènes, malgré sa splendeur intellectuelle sans rivale, semble n'avoir été proposée en spectacle au monde que pour lui montrer, avec toutes les grandeurs, toutes les défaillances, toutes les misères d'une démocratie sans frein. L'autre, Sparte, idéal des législateurs antiques, immole sans pitié, sur l'autel de la patrie, famille, enfants et jusqu'à la conscience et au libre arbitre de ses citoyens. Mais quel que soit le principe qui préside aux républiques anciennes, toutes ont poussé jusqu'au suicide l'esprit d'exclusion qui les a perdues. Toutes ont disparu après avoir brillé, chacune à son heure, d'un éclat plus ou moins vif sur la scène du monde. De ce grand naufrage rien n'à surnagé que deux noms immortels, et l'expérience acquise désormais ne peut pas fonder la liberté de l'État sur la servitude du citoyen ?

A toutes ces histoires avortées comparez maintenant celle de Rome : connaissez-vous un second exemple d'une république qui ait duré sept siècles pour se changer en un empire qui devait encore en durer plus de quatre, et se dédoubler avant de mourir pour en enfanter un autre de ses débris ? Depuis que le jour de l'histoire a lui sur ce globe, aucun peuple n'a reçu de la Providence une mission aussi grande que celle de Rome : relier l'humanité en un seul faisceau, rassembler toutes les nations sous un même joug, une même loi, une même pensée ; les façonner, par la conquête d'abord, puis par les lettres et les arts, à l'unité matérielle, à-compte sur l'unité morale que le christianisme seul est appelé à leur donner, telle fut la mission de Rome, et nous n'en connaissons pas ici-bas une plus haute, ni qui ait été mieux remplie.

Son progrès a été lent, comme celui de toute chose destinée à durer. Chaque cité antique porte la guerre dans son sein, et pour s'en délivrer au dedans, Rome a besoin de la rejeter au dehors. Et d'abord, elle se trempe de fer en luttant contre les rudes peuplades qui l'entourent ; l'Italie seule lui coûte plus à conquérir que tout le reste du monde romain. Mais vaincre n'est pas tout pour elle, et son plus beau triomphe, c'est de s'assimiler ceux qu'elle a vaincus. C'est ainsi qu'elle va, s'agrandissant et se corrompant à la fois, jusqu'à ce qu'elle embrasse l'univers dans son enceinte, et recommence l'œuvre manquée par Alexandre en attelant au même joug l'Occident et ce qu'elle peut entamer de l'Orient.

Il n'y a qu'une phase vraiment critique dans l'existence de Rome, c'est son duel avec Carthage. Le dur génie punique était seul de force à lutter avec le génie romain, plus persistant, parce que, comme le bronze, il se compose d'éléments mieux fondus et plus divers. Rome, pour la première fois, est égalée en courage et vaincue en cruauté. L'esprit du gain, Aine de cette république de marchands, se montre plus âpre encore que l'esprit de conquête. La terre hésite un instant entre deux maîtres : un seul homme, Annibal, génie assez grand pour se passer de la fortune, tient lieu à Carthage d'institutions, d'esprit public, d'armée nationale. Par un effort désespéré, il va porter la guerre sur le territoire de ce redoutable ennemi qu'on na peut vaincre que chez lui. A force de battre et d'humilier Rome, il parvient un moment à lui ôter son prestige ; mais l'Italie n'a pas chancelé dans son obéissance, et Rome, vaincue, mais non découragée, doit triompher à la longue, car elle a tout ce qui manque à Carthage, et se relève toujours plus forte après une défaite.

Etranges retours des choses humaines ! le triomphe même de Rome, ce sera sa perte : Carthage, une fois abattue, sa rivale aura à lutter encore, mais ce ne sera plus pour son existence ; pour avoir bon marché de ses ennemis, il lui suffira de les prendre un à un. Pour bien des siècles, l'étranger a cessé de fouler le sol de l'Italie, ou, s'il s'y hasarde, comme les Cimbres, ce sera pour y trouver un tombeau. L'heure des barbares n'est pas venue encore ; mais en attendant, une autre conquête commence : c'est celle de l'or, du luxe et des vices de l'Orient asservi ; conquête lente, souterraine, où les vaincus prennent leur revanche, et où Rame se trouve prise d'assaut avant d'avoir aperçu l'ennemi.

Le châtiment du luxe et de la corruption, sans cesse croissants à Rome, c'est la tyrannie qui y est déjà mûre, même avant le tyran. Elle y est plus vieille qu'on ne le pense d'ordinaire : elle a commencé le jour où un citoyen s'est senti plus fort que les lois, et s'est dispensé de leur obéir. Cet homme, c'est Scipion l'Africain, quand, sommé de rendre ses comptes, il entraîne au Capitole le peuple qui le suit, fasciné. Dès lors l'ascendant de la fortune de Rome devient irrésistible, comme celui des vices qui doivent la perdre. La Grèce, la Macédoine sont soumises, en attendant Mithridate, le dernier et le plus dangereux de tous ses ennemis. Rome est à vendre ; qui osera l'acheter ?

Rien de plus curieux que la complication des partis, à cette époque de crise, dans la ville éternelle. On y compte jusqu'à cinq batailles engagées à la fois, qui se mêlent et se poursuivent l'une à travers l'autre, comme autant de couples de gladiateurs aux prises dans la même arène. 1° Le patriciat et la plèbe, vieille querelle qu'on croyait noyée dans le sang des Gracques, et qui se rajeunit par des noms nouveaux, Sylla et Marius, plus tard remplacés par Pompée et César ; 2° le sénat et les chevaliers ; 3° les esclaves et les hommes libres ; 4° les Italiens et les Romains ; 5° enfin les vrais Romains, de plus en plus rares, et les affranchis, qui envahissent peu à peu la cité et en seront bientôt les maîtres.

Mais le pire danger pour Rome lui vient de sa plus criante iniquité, l'esclavage. Dans cette dissolution de la cité romaine, les esclaves ont senti leur force. Ils ont le nombre pour eux, et la liberté leur rendra le courage. Ils essayent leurs chances dans deux révoltes successives, la première, celle d'Eunus en Sicile (an 138 av. J.-C.) ; la seconde, plus grave, celle de Spartacus (an 73). Rome voit encore une fois la guerre à ses portes ; ses ennemis, ce sont pour la plupart des gladiateurs qu'elle a dressés à combattre pour ses menus plaisirs, et qui retournent contre elle la science de mourir qu'elle leur a enseignée. Le Thrace Spartacus, Numide d'origine, recommence Annibal en promenant la guerre jusqu'à la pointe sud de l'Italie. A force d'audace et de talent, il fait durer au delà de toute vraisemblance cette lutte désespérée. Mais il lui manque tout ce qui fait vaincre, une armée, et derrière elle, un peuple, un drapeau, des souvenirs ! L'esclavage a dégradé ses soldats, pêle-mêle de bandits sans foi et sans patrie. Il ne peut ni affranchir, ni venger le monde asservi, et ne sait que mourir dans l'arène, comme un gladiateur, aux applaudissements de Rome sauvée.

Les sénateurs et les chevaliers auront bientôt leur duel avec Sylla et Marius. Les Romains et les Italiens ont le leur avec la guerre sociale. Que de dangers, que d'ennemis divers, que de luttes qui $e succèdent où s'entrecroisent ! Sans doute 'tome triomphe de tout, mais ses victoires même sont pour elle entant de défaites. Vainqueurs ou vaincus, tout le monde foule aux pieds les lois, et nul ne sait sauver la patrie sans triompher à ses dépens. Quant au peuple romain, on ne sait plus où le prendre, car il n'est ni dans la cité, ni aux camps. La population libre tend à disparaître de Rome ; il ne reste plus, avec les affranchis, qu'une poignée de patriciens, et quelques publicains pour se disputer, à prix d'or et de sang, les grandes magistratures. L'Asie est dépeuplée, on n'y trouve plus que des femmes et des enfants. Tous les mâles vont à Rome pour y vivre dans la servitude, ou y mourir comme gladiateurs.

Il y a deux sortes d'esclaves, ceux des villes et ceux des champs, les derniers à peine nourris traités en bêtes de somme, leur durée moyenne est de huit ans. Quand ils ne sont plus bons à rien, on les laisse finir leurs jours, exposés aux injures de l'air. Les vieux esclaves, les vieilles ferrailles, disait Caton l'Ancien, ne sont bons qu'à vendre ; on les remplace, on ne les répare pas. Quant aux esclaves des villes, leur industrie, c'est de se rendre nécessaires, et d'arriver à l'affranchissement en caressant les vices de leurs maîtres. Corrompus, ils corrompent à leur tour. La famille boit par tous ses pores les souillures qu'ils y apportent avec eux. Ne pouvant monter au niveau du maître, l'esclave le fait descendre au sien, et prend sa revanche en dégradant celui qui l'opprime. Peu à peu, les mariages deviennent plus rares et moins productifs ; mais qu'importe ? L'esclavage est là pour combler les vides, et la ville éternelle achète des citoyens sur tous les marchés de l'univers, qui lui obéit. L'Asie, dépeuplée et ruinée, se venge en infectant Rome de ses deux lèpres, les voluptés et les superstitions.

Si de l'esclave nous passons aux hommes libres, comment sonder les abîmes de dédains qui séparent toutes ces castes, dont chacune n'est qu'un échelon pour monter plus haut, jusqu'au plus élevé, la noblesse, à laquelle on n'arrive pas quand on n'est pas né dans son sein ? Le génie même n'y peut rien : Cicéron, noble s'il en fut, par la gloire et par l'éloquence, n'a jamais pu se faire pardonner Sa roture. Qui dira les mépris de l'affranchi, passé citoyen, pour l'esclave à côté duquel il travaillait hier, labouré du même fouet, et rivé à la même chaîne ? Et ceux du publicain, engraissé de la sueur et des dépouilles d'une province, et se faisant un musée avec les statues volées aux temples, pour tous ceux qui n'ont pas su s'enrichir comme lui ? Qui dira surtout l'ineffable dédain du patricien, descendant de ces vieilles races dont le berceau se confond avec celui de la République, pour ces publicains qui veulent se faire de leur fortune un marchepied pour monter jusqu'à lui ?

Le monde féodal, avec tous ses degrés superposés l'un à l'autre, ne donne qu'une idée incomplète de cet étrange et dur monde romain, où tout est séparé et ennemi. Unis seulement pour dominer au dehors, tous les partis, toutes les classes, divisés par d'infranchissables barrières, ne savent mettre en commun que leur mépris pour tout ce qui n'est pas romain. La société du moyen âge, dans son instinct de morcèlement, se groupe du moins autour d'un suzerain, et l'unité brisée se reforme en détail, peut-être plus compacte. Mais la redoutable unité romaine, en embrassant tant de peuples dans son étreinte, a oublié de les souder. A tous les membres épars de ce grand corps elle ne demande pas de se sentir solidaires, elle ne leur demande que d'obéir, et les laisse libres de garder, dans une même servitude, leurs intérêts, leurs rivalités et leurs haires.

On a dit que Marius, comme après lui son neveu César, représentait le parti plébéien. Mais ce rude soldat, qu'on ne l'oublie pas, avait été publicain. Le monde moderne ne connaît pas cette classe intermédiaire entre la plèbe et le patriciat, le prolétaire et l'aristocrate, classe qui a les défauts des deux autres, sans leurs qualités. Rien, dans notre société moderne, ne peut donner une idée exacte de cette classe d'hommes, intelligents autant qu'avides, qui touchent à tout et arrivent à tout, même au consulat ; gui tiennent en échec le sénat, et pressurent les provinces ; qui, par les jugements, disposent de la fortune et de la vie des citoyens ; qui, par la main de Marius, ont reculé de trois siècles l'invasion barbare, ensevelie sous la défaite des Cimbres et des Teutons. On a souvent comparé l'aristocratie anglaise à celle de Rome ; mais le première, plus intelligente sans être moins hautaine, a toujours su, depuis l'avènement de la bourgeoisie aux affaires, se recruter dans ses rangs, et jeter un manteau de pair sur les épaules du génie roturier. Le patriciat romain, au contraire, est toujours demeuré fermé, et c'est ce qui l'a perdu. L'heure est venue où Rome, pliant sous le poids de sa grandeur et de sa corruption, n'a plus su se passer d'un maitre, et le dernier privilège de ce patriciat déchu e été de le lui donner.

Et maintenant, à qui s'intéresser au milieu de ces luttes sanglantes où l'enjeu, c'est le gouvernement du monde que se disputent quelques privilégiés de la gloire et de la fortune. Certes les grands noms ne manquent pas ici, Sylla, Marius, Pompée, Cicéron, Caton d'Utique, Brutus, et enfin César. Le premier en date, c'est Sylla, ce monstre à face à peine humaine, le visage rouge foncé, tâché de blanc, comme une mûre saupoudrée de farine. Pour se venger des Athéniens qui lui ont jeté cette injure, il fait couler le sang à flots dans les rues de leur ville, et le torrent s'écoule par les portes. Marius n'est qu'un grossier pillard qui a par hasard le génie de la guerre, sans une idée politique. Il est pour le peuple, soi-disant, parce que Sylla est pour le patriciat. Mais à cette heure de crise et de dissolution, les partis eux-mêmes ne sont plus qu'un vain nom. Quand on n'est pas enrôlé par sa naissance dans le camp du privilège, on tirerait volontiers au sort le parti qu'on doit embrasser. L'intérêt, le caprice les liaisons de débauche en décident. Puis, après qu'on a choisi son drapeau, on en change au besoin, ou l'on fait la guerre à sa propre caste, comme le patricien Catilina. Sylla seul a son but, et sait ce qu'il veut. Pompée, cette vaine idole qui s'adore elle-même, plie sous l'ascendant de sa froide volonté, et se fait l'instrument de ses profonds desseins, qu'il n'a pas même compris.

Homme étrange que ce Sylla, et tel que le moyen âge italien en a seul enfanté de pareils ! Pauvre d'abord, sa jeunesse avilie se passe dans la société des mimes et des bouffons, et, comme César, c'est par la débauche qu'il prélude à la politique. Plus tard aussi, au faite du pouvoir, il gardera ses penchants immondes, et le plaisir le reposera de la cruauté. Ce terrible railleur aime à rire, et ses plaisanteries donnent le frisson. Ses nuits se consument dans l'orgie, et à table il oublie tout, sauf ses rancunes qui ne dorment jamais. Une comédienne enrichie l'a fait son héritier. Jugurtha le met en vue : il vole à Marius la gloire d'achever la défaite de ce roi barbare, et l'auréole populaire du dernier succès. Mais chez ce vil débauché, il y a, comme chez César, deux hommes qui se cachent pour se révéler au besoin, le grand politique et le grand général. Il est heureux, à la guerre comme en toutes choses ; mais avec le bonheur, il a le talent qui le justifie. Le sort lui a réservé cette chance singulière de débarrasser Rome de ses derniers ennemis, Jugurtha, Mithridate, et, les plus dangereux, parce qu'ils sont les plus rapprochés, les Italiens dans la guerre sociale. Marius, chargé de les réduire, ménageait en eux ses alliés contre le sénat : Sylla se substitue à lui, et sait encore vaincre à sa place ; sa fortune grandit chaque jour du déclin de celle de son rival.

Mais il n'est point assez riche encore, car pour régner sur ce peuple d'affranchis, il faut l'acheter. Il s'en va battre monnaie en Orient, aux dépens de Mithridate. Il revient, victorieux et menaçant, après avoir épuisé l'Asie par une contribution de 20 mille talents (plus de 100 millions), sans compter les rapines de ses soldats. Au retour, ceux-ci se figurent que leur chef les mène au pillage de Rome, et l'y suivent gaiement. Ils lui offrent même de faire la guerre à leurs frais ; car le soldat romain,  habitué à ne plus revoir ses foyers, n'a plus que son camp pour patrie, pour roi son général, et ses aigles pour dieux ! Marius, en l'absence de Sylla, s'est emparé de Rome, et a lâché sur elle une meute de pâtres et d'affranchis ; mais Sylla revient, et la terreur marche devant lui. Marius, sous le poids de ses 70 ans, ne se sent plus de force à lutter, et il se suicide par l'orgie pour échapper à la vengeance de son rival.

Il y a deux retours à Rome, celui de Sylla et celui de Jules César. Quel contraste ! Nôtre grand tragique l'a exprime ainsi par la bouche d'Auguste :

Sylla m'a précédé dans le pouvoir suprême,

Le grand César, mon père, en a joui de même ;

D'un œil si différent tous deux l'ont regardé

Que l'un s'en est démis, et l'autre l'a gardé.

Mais l'un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,

Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;

L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,

A vu trancher ses jours par un assassinat.

CINNA.

Avec Sylla, les proscripteurs rentrent la tête haute, affamés de vengeances, de dépouilles surtout. Les Italiotes sont écrasés, 2,600 chevaliers proscrits avec 80 sénateurs, et Sylla parle de venger les lois et de restaurer la République. Quelle sera la fin des massacres, ose demander un Metellus ? — Je ne sais pas encore qui je laisserai vivre, lui répond Sylla. — Eh bien, fais-nous connaître du moins ceux qui doivent mourir ! Quel dialogue et quels temps ! Nous avons vu tout cela, mais nos Syllas sont morts sur l'échafaud, et celui-ci va mourir dans son lit !

Dès lors toute résistance a cessé, toute loi est abrogée, il n'y a plus qu'une volonté absolue dans l'Etat. Les comices sont abolies, le tribunat n'est plus qu'un nom. Sylla seul réunit en lui tous les droits que lui confère une dictature indéfinie. Comme Marius, il a sa meute, plus redoutable encore, parce qu'elle s'appuie sur un pouvoir plus fort et plus intelligent. Après leur avoir livré ses ennemis politiques, il leur livre les riches, comme une proie qu'il partage avec eux. On dépeuple les villes, on en chasse les habitants pour y parquer les vétérans de Sylla. Le Cygne de Mantoue chantera plus tard ce douloureux exil du laboureur, chassé de ses foyers par un grossier soldat qui dédaigne le travail, et vend bientôt à vil prix ce sol dont il ne sait que faire. L'Etrurie surtout, le dernier coin de terre italienne où il y ait encore des hommes libres, est rongée par la plaie des vétérans, et dans la belle vallée de l'Arno, désolée par cette invasion nouvelle, Florence, colonisée, survivra seule, comme un souvenir de Sylla.

La mesure est comble : par une insolente parodie d'abdication, le dictateur jette la liberté aux Romains, assuré qu'ils n'oseront pas la ramasser. Etrange caractère ! Le lion et le renard, disait un de ses ennemis, habitent à la fois en lui ; mais c'est le renard qui domine. Il a tous les vices, et pas une vertu pour les tempérer. Il a plu à Montesquieu, par une fantaisie dû talent ; d'idéaliser ; dans son Dialogue de Sylla et d'Encrage ; le vainqueur de Marius et le précurseur de César ; mais le nom de Sylla, quoi qu'on fasse, restera souillé dans l'histoire. Son Dieu c'est celui que la foule adore : le succès ! Il croit à son étoile, il est superstitieux, comme tous les aventuriers heureux : délivré d'un danger, il baise un petit Apollon en or qu'il porte toujours sur lui ; ainsi César, chaque fois qu'il monte en litière, murmure un vers grec qui doit le préserver de tout accident. L'humanité a donc bien besoin de surnaturel, puisque des âmes de cette trempe ne peuvent pas s'en passer !

Sylla, du reste, est payé pour croire aux dieux, car leur main est sur lui, dès cette vie, en attendant l'autre ! Atteint d'une maladie pédiculaire, suite et châtiment de ses débauches, un flux intarissable de vermine s'écoule de ses plaies ; le dieu vivant en est dévoré. Il meurt enfin, triomphant et serein, dans la pleine possession de sa force et de son succès. Le faste de ses funérailles vient encore insulter à la misère publique. Son insolent bonheur le suit jusqu'à la fin : le vent a allumé son bûcher ; la pluie l'éteint quand tout est consumé.

Qu'est-il resté de lui après sa mort ? César, du moins, a préparé l'Empire ; Auguste l'a fondé ; mais Sylla n'a su que détruire. Dans sa grandeur malfaisante, il est la pire expression du génie romain. Il a contredit la pensée même qui fait le fond de cette grande politique, il a isolé Rome de l'Italie et du monde. Aussi impuissant à refaire un passé mort qu'a empêcher l'avenir ; plus que tout être il a contribue à le rendre possible ; car, sans un Sylla, il n'y eût peut-être jamais eu de César. Et c'est polir cette œuvre avortée qu'il a dépeuplé l'Italie, et répandu le sang à flots ! Que sert de rendre au sénat tous ses droits, quand il n'y a plus de sénat, quand des hommes nouveaux y entrent par toutes ses portes, en attendant les provinciaux et les Gaulois ? Le patriciat a fait son temps, l'Etat a changé de principe, une nouvelle Rome va remplacer l'ancienne.

Mais ce qui manque à cette société en dissolution, qui cherche la dernière forme et ne l'a pas trouvée, c'est une âme ! Toute croyance, toute vie morale en sont bannies. Les religions du passé sont mortes, même celle de Rome, la dernière, celle qui a survécu à toutes les autres. Sylla a fait table rase de tout ce qui existait ; le monde est dans l'attente, et César va venir pour lui donner l'Empire, en attendant le christianisme !