LES ORIGINES POLITIQUES DES GUERRES DE RELIGION

LIVRE II. — L'EXPÉDITION DE FRANÇOIS DE GUISE EN ITALIE. - SAINT-QUENTIN

CHAPITRE PREMIER. — L'OCCASION DE LA GUERRE.

 

 

Rucellai, en rentrant à Rome, trouva la Ville en rumeur et toute bouleversée. On y préparait la guerre avec fièvre. Paul IV, portant dans ce travail sa fureur naturelle, faisait démolir tout un quartier, du château Saint-Ange au Pincio, pour y construire un nouveau rempart. Le couvent de Sainte-Marie del Popolo fut jeté à terre, et ce fut miracle que l'église, ornée de tant de chefs-d'œuvre, échappât à la destruction[1].

De fait, il était opportun de songer à la défense. Les provocations du pape avaient lassé les Espagnols. Le 1er septembre 1556, le duc d'Albe, vice-roi de Naples, passait la frontière avec douze mille fantassins et quinze cents cavaliers, pour envahir la Campagne romaine : il prit Ponte-Corvo sans coup férir, occupa les châteaux de l'ancien duché des Colonna et mit le siège devant Anagni[2].

Cependant, Carlo Carafa se hâtait. Passé par Avignon le 21 août, il s'était embarqué, le 5 septembre, à Antibes ; deux jours après, le 7 au soir, il arrivait à Rome[3]. Avec lui, entrèrent les officiers du Roi, parmi lesquels Lanssac, La Garde et Piero Strozzi, ce dernier malade en litière[4]. Sous la menace pressante de l'ennemi, les capitaines français, dont quelques-uns devaient aller en Toscane, s'arrêtèrent à Rome et y prirent le commandement de la garnison, pour ranimer l'état-major pontifical. On distribua la garde des remparts : à Lanssac de la porte del Popolo à la porte Pinciana, à Paolo Giordano Orsini de la porte Pinciana à la porte Sainte-Agnès, à Piero Strozzi de la porte Sainte-Agnès à la porte Saint-Jean, à Carafa lui-même de la porte Saint-Jean à la porte Saint-Sébastien, à Blaise de Monluc de Saint-Sébastien à la porte Saint-Paul, à Aurelio Fregose le Transtevere, à Camillo Orsini le Borgo San Pietro[5]. Ce n'était pas assez pour guérir de la peur cette Rome de la Renaissance, indolente et voluptueuse, que troublait toujours l'image horrible du sac de 1527[6].

Le duc d'Albe venait de prendre Anagni, dont il avait fait une ruine ; il s'avançait, longeant les Monts-Albains, pour couper les communications de Rome avec Ostie[7].

 

Henri II jouissait du plaisir d'avoir renvoyé Carda : il était calme, suivant docilement la guide serrée de Montmorency. Le 11 août, il avait écrit au pape pour le remercier des grand aise et contentement que lui avait procurés le légat, ajoutant quelque vague déclaration contre Charles-Quint et Philippe II[8]. Mais, pour qu'on n'abusât point de sa politesse, il avait chargé Lanssac de veiller aux dépenses[9]. Le Roi avait envoyé en Italie sept enseignes de Gascons et ordonnancé, pour les frais, trois cent cinquante mille écus : ces ressources étaient destinées à la république de Montalcino, aussi bien qu'à l'État pontifical[10]. Quant à la gendarmerie, on n'en parlait plus : la noblesse, povre et desmontée, appuyait la politique pacifique du Connétable. Les gentilshommes ne se lèveront, quelques mois plus tard, que pour suivre un général illustre et généreux, le duc de Guise : encore sera-ce surtout la jeunesse[11]. A la fin de l'été 1556, le gouvernement royal était plus réservé que jamais. Cette sagesse étonnait le monde. Toute ceste Italie, écrivait Du Gabre au Roi, est en grande expectation de sçavoir ce que vous direz et ferez, et se fait sur cela de beaux discours[12].

Aux représentants de la France à Rome Montmorency donnait des ordres sévères : que le pape fît la paix à tout prix pour arrêter le duc d'Albe. D'Avanson était assez gêné dans ce rôle nouveau de pacificateur[13]. Mais Lanssac, à peine arrivé, se mit en devoir d'appliquer les conseils du Connétable et d'amener Paul IV à signer un accord avec les Espagnols. Carlo Carafa était furieux. Cette paix, disait-il, serait honteuse, infâme pour les conseillers de Sa Sainteté et déshonorante pour le Roi[14]. Les agents français, harcelés par les ordres qui venaient de la cour, ne rougirent pas d'invoquer le secours des Farnèse, qui trahissaient alors le Très-Chrétien, pour convaincre le pontife de la nécessité d'arrêter la guerre ; ils s'abouchèrent même avec le cardinal de Saint-Jacques, Juan Alvarez de Toledo, oncle du duc d'Albe et chef du parti espagnol au Sacré-Collège[15]. On vit sortir de l'ombre le cardinal du Bellay pour prôner la paix. En sa qualité de doyen, l'ancien évêque de Paris commença d'écrire au duc d'Albe[16]. Un incident montre l'ardeur de son zèle, qu'inspiraient sûrement les instructions de Montmorency. Le 17 septembre, fra Tomaso Manrique, procureur général de l'Ordre de Saint-Dominique à Rome, rapporta du camp espagnol, où il avait été envoyé, deux lettres, l'une pour le pape, l'autre pour Jean du Bellay : le duc d'Albe y justifiait sa conduite et se déclarait prêt à traiter. Du Bellay courut au Vatican, pour exhorter Paul IV à saisir cette occasion et lui répéter les discours qu'il faisait à qui voulait l'entendre. Le pape renvoya l'importun avec des injures et défendit qu'on lui parlât de paix. Nullement découragé, le vieux cardinal passa dans l'appartement voisin et recommença son discours chez Carafa[17]. Il ne tiendra de notre côté, écrivait Lanssac, que ces choses ne se pacifient, et si nous pouvons tant faire que le duc d'Albe se veuille retirer et désarmer, nous ferons aussi que le pape se désarmera et qu'il délivrera les prisonniers qui sont ministres et serviteurs de l'Empereur[18].

Depuis dix ans, on n'avait pas vu les représentants de la France à Rome faire de tels efforts pour la paix ; et c'était à l'heure où un pape fougueux déclarait la guerre aux Impériaux ! Henri II allait-il laisser écraser le seul pontife qui avait consenti à suivre l'impulsion des agents royaux ?

Carlo Carafa criait de nouveau à la trahison. De retour en Italie, il avait déployé toute l'activité diplomatique, où il excellait. Pour rassurer Hercule d'Este, il lui avait envoyé un bref du pape, confirmant et précisant les avantages dont devait jouir le duc comme capitaine général de la ligue[19]. En outre, il lui laissait espérer des agrandissements à la charge de Cosme de Médicis et des Farnèse[20]. Hercule, qui songeait toujours à l'argent, commença ses préparatifs de guerre en recouvrant ses créances[21].

Partout, dans la Péninsule, à Florence, à Parme, à Urbin, Carafa menait des négociations, souvent contradictoires. Il s'appliquait surtout à séduire la république de Venise, et, pour cette tâche difficile, il envoyait résider près de Saint-Marc l'un des fonctionnaires de la secrétairerie d'État, Giovanni Commendone[22]. Enfin, ranimant le courage des fuorusciti, il nommait gouverneur de Rome Francesco Bandini, archevêque de Sienne, rebelle à la domination hispano-florentine[23].

Cependant, l'inertie de Henri II, non seulement paralysait cette organisation offensive, mais livrait Rome à la discrétion du duc d'Albe. Vers le 13 septembre, était arrivé un gentilhomme du Roi, M. de Vineu, portant une lettre de son maître à Paul IV, datée du Pr. C'était une missive décevante : le Très-Chrétien y promettait bien vaguement d'envoyer outremonts une bonne trouppe tant de gendarmerie et chevaulx-legiers que gens de pied, mais il ajoutait que ce ne pourrait estre si tost que nous eussions bien désiré. Au fond, cette promesse n'était que pour encourager le pape à faire l'importante promotion de cardinaux français que sollicitait principalement la lettre[24]. D'ailleurs, le 5 septembre, Henri II avait envoyé à Rome un autre courrier, porteur d'une note qui ne laissait aucun doute sur sa mauvaise volonté : il y déclarait que, vu la défection des Farnèse, on ne pouvait plus compter sur le succès d'une guerre si mal entreprise, et qu'au surplus il ne savait par quelle route faire passer ses troupes. C'était un abandon, que voilait à peine le conseil de traiter avec les Espagnols. Montmorency y joignit une lettre, où il écrivait à Carafa estre bien asseuré que vous vous conformerez tousjours à toutes choses raisonnables, sans vouloir entreprandre de forcer l'impossible[25].

 

Le 14 septembre, Carafa envoyait au roi de France une dépêche qu'on n'a pas retrouvée, mais dont on sait qu'elle était d'une extraordinaire violence et montrait la situation du pape comme désespérée[26]. En même temps, il adressait aux personnages principaux de la cour un énergique rappel[27], et décidait d'accréditer comme nonce un homme prêt à tout faire, le Napolitain Cesare Brancatio[28].

Henri II, piqué dans son honneur et fouetté par la rude semonce de Carlo, d'ailleurs vivement ému des nouvelles venues de Rome, réunit le Conseil. Cette séance fut pleine de disputes et de cris. Le cardinal de Lorraine accusa Montmorency d'avoir caché la vérité à son maître. L'autre se défendit, mais en vain. Dans les premiers jours d'octobre, le Roi prit irrévocablement parti pour la guerre. Les plans stratégiques étaient préparés depuis longtemps. Le souverain n'eut qu'à faire un signe pour que le duc de Guise commençât aussitôt à pourveoir et donner ordre[29]. Le secrétaire Boucher partit, vers le 5 octobre, avec une lettre de Henri II annonçant au pape que, le 20 novembre, une armée de cinq cents lances et dix mille Suisses serait en Italie pour son service. Et, trait qui montre combien on avait exagéré, pour entraîner le Roi, les nouvelles de Rome, il conseillait à Paul IV de fuir la Ville éternelle et de se retirer soit à Orvieto, soit à Pérouse, en attendant l'arrivée des secours[30].

Montmorency était triste. Cependant, le 27 octobre, il crut reprendre la guide. Une dépêche de Fourquevaux annonçait que le duc de Ferrare exigeait, pour rester dans la ligue, de nouveaux avantages pécuniaires. Le Connétable attendit son maître au retour de la chasse et lui dit : Sire, vous êtes bien heureux ! vous êtes bien heureux ! le duc de Ferrare n'a point voulu accepter les conditions que vous lui avez envoyées par Fourquevaux ; et nous ferons appointement entre le pape et le roi d'Angleterre, et serez quitte de cette dépense ! Et voici, Sire, ce que je vous ai toujours dit, que cet homme-là ne se contenterait jamais[31]. Le Roi fut surpris, mais ne changea pas sa résolution.

Ainsi les Guises triomphaient soudain, après un an d'efforts qui avaient semblé inutiles. Ils durent leur succès, pour partie, à l'intervention de la Reine. Catherine, à peine relevée de couches, se dressa pour approuver les reproches de Carafa sur l'indolence du Roi ; de loin, Strozzi animait sa protectrice, comme aux jours ardents de la guerre de Toscane[32].

Lorsque Henri II fut gagné, la Reine laissa paraître son allégresse. Elle promit au nonce, sur sa foi, que son mari ne changerait plus de résolution. Elle allait, parmi les courtisans, et proclamait la louange du cardinal-neveu[33]. Catherine n'était pas fâchée d'ennuyer le Connétable : il y avait eu dispute entre eux au sujet du mariage clandestin de Mademoiselle de Piennes avec le fils aîné de Montmorency[34]. Elle fit plus que de parler : elle envoya l'un de ses confidents, le capitaine Niccolo Alamanni, à Lyon pour prier les marchands florentins de prêter au Roi leur argent. En effet, la nouvelle résolution de Henri II coûtait cher au Trésor. Simon Renard écrivait, le 7 octobre : L'on est après pour lever trois cens mil escuz des bancquiers ; aussi fait-on ung emprungt d'un million de frans, et accroist l'on les tailles de trois ou quatre solz par livres[35]. Mais, à l'appel de la Reine, la Florence du dehors vibra de nouveau ; les colonies dispersées commencèrent de s'accorder pour un effort commun. Au nom des fuorusciti, les marchands de Lyon promirent de payer deux mille hommes de pied et quatre cents chevaux, le jour où le Roi voudrait jeter ces forces sur la Toscane[36].

Même un peu plus tard, Catherine manifesta des ambitions tout à fait nouvelles. Seul, semble-t-il, le souci de ne pas blesser les Farnèse, dont la sœur, Vittoria, était mariée à Guidobaldo della Rovere, avait gardé Henri II de faire valoir les droits de son épouse sur le duché d'Urbin. La défection du duc de Parme et de sa famille libérait le Très-Chrétien de tout scrupule à ce sujet. Aussi, pendant plusieurs mois, le bruit s'accrédita-t-il avec force que Catherine allait revendiquer son bien contre les La Rovere usurpateurs[37].

Le fait le plus étrange de cette crise fut qu'on révoqua de Rome l'ambassadeur D'Avanson. Le 10 octobre, la nouvelle en était connue à la Curie[38]. Parti de la cour le 29 septembre, Odet de Selve, successeur de D'Avanson, fit son entrée le 14 dans la Ville éternelle[39]. Carafa l'accueillit par ces mots significatifs : Nous nous conformerons à l'intention du Roi de tenir parole[40].

Jean D'Avanson quitta Rome le 2 novembre 1556[41]. Son rappel n'était point une disgrâce, mais une mesure d'opportunité. Créature de Diane de Poitiers et fidèle serviteur des Guises, il rentrait en France pour occuper le poste de garde des sceaux. A vrai dire, lui-même n'était pas bien sûr de n'avoir point encouru de blâme : en passant par Ferrare, il sollicita de Renée de France et d'Hippolyte d'Este des lettres de bon témoignage[42].

C'est que, s'il n'avait rien perdu de son crédit à la cour de France, D'Avanson jouissait d'une moindre faveur auprès de Paul IV et du cardinal Carafa. Il portait le poids non des fautes qu'on aurait pu justement lui reprocher, mais des variations de la politique française. On connaît l'histoire de son ambassade. A peine arrivé à Rome, en 1555, il y avait manœuvré avec une habileté si vigoureuse que Paul IV signait, quelques mois après, le fameux projet de ligue, que devait bientôt confirmer Charles de Lorraine. Mais l'ardent diplomate avait marché plus vite ou plus franchement que son maître. La conclusion de la trêve de Vaucelles le mit dans une situation très pénible. Il reçut, lui premier, les reproches et les sarcasmes des Carafa, sans pouvoir y répondre, puisqu'il avait fait, au nom du Roi, les promesses les plus aventureuses. Pendant le printemps et l'été 1556, il dut soutenir un dialogue difficile avec l'impétueux pontife dont l'éloquence était tour à tour ironique et indignée. D'autre part, l'attitude de Henri II infligeait à l'ambassadeur un désaveu public. D'Avanson n'avait point porté sa peine avec résignation : il avait murmuré trop haut, et le Connétable avait été averti de cette indiscipline. Au mois d'août, Montmorency, dont Lanssac et Du Bellay étaient à Rome les représentants, fit porter à l'ambassadeur des instructions très nettes, lui ordonnant de procurer la paix entre Paul IV et le duc d'Albe. D'Avanson obéit[43]. Mais, lorsqu'à la fin de septembre, la politique française tourna de nouveau et s'orienta vers la guerre, il se trouva très mal placé pour diriger cette dernière volte-face.

Aussi bien, quelque temps après, Carlo Carafa demandait le rappel de Lanssac, dont la vigilance le gênait[44].

Avec Lanssac et D'Avanson disparaissent de la scène italienne les agents les plus distingués de la politique de Henri II. Hommes doués de qualités toutes différentes et qui représentent excellemment, dans la pratique des négociations, les deux partis du Conseil royal, celui de Montmorency et celui des Guises. Lanssac plus que l'autre fut un orateur de rare talent : caractère séduisant, — le plus gentil des gentilshommes, — intelligence fine et clairvoyante, tempérament aussi prudent qu'actif, il eût, mieux guidé, dénoué les problèmes italiens avec aisance et succès.

 

Pendant l'année 1556, Carlo Carafa avait subi une rude expérience. Devant les trois voltefaces de la politique française, un homme mieux gardé de l'infidélité eût perdu ses illusions et sa franchise. Juste au moment où Henri II se décidait enfin à la guerre, le cardinal prenait ses précautions pour n'être pas victime dune nouvelle duperie ; il se rapprochait secrètement des Espagnols.

Ce mouvement ou cette trahison, comme diront plus tard les agents français, Carafa n'en prit l'initiative que sous le coup des instructions de Montmorency, apportées à Rome au début de septembre 1556 et ordonnant au pape de faire la paix à tout prix. Le 12 septembre, Carlo, parlant en confidence au cardinal espagnol Pedro de Siguenza dit Pacheco, lui avouait qu'il était disposé à traiter avec le duc d'Albe[45].

Cependant, le vice-roi gagnait chaque jour quelque rocca de la campagne, bientôt il occupait Grottaferrata[46]. Le peuple de Rome était épouvanté. Juan Alvarez de Toledo, cardinal de Saint-Jacques, entra en rapport avec son parent. Fra Tomaso Manrique fut envoyé au général espagnol. On fixa qu'une conférence aurait lieu, le 26 septembre, à Grottaferrata, entre le duc d'Albe, Saint-Jacques et Carlo Carafa. Mais Paul IV, prévenu, s'y opposa[47]. Tournon avait écrit un jour : Le pape est ung petit bonhomme duquel Carafa ne dispose pas tousjours comme il veult[48]. L'oncle haïssait trop l'Espagnol pour approuver l'humiliante démarche de son neveu. La conséquence fut que les négociations s'engagèrent plus secrètement et à l'insu du pontife. Dès lors, se produit de Rome au camp espagnol un va-et-vient mystérieux de négociateurs et s'établit une correspondance où figurent Carafa, Saint-Jacques, Manrique, Pacheco, Ferrante Sanguine, parent de Paul IV, et même le cardinal de Trente, gouverneur du Milanais. Santa-Fiora, ce cardinal que le pape avait emprisonné jadis au château Saint-Ange, préparait maintenant une réconciliation de Carafa avec Philippe II[49].

Les intrigues furent longues et savantes[50]. Cela se termina par une solennelle rencontre, qui eut lieu, du 24 au 28 novembre 1556, entre le cardinal-neveu et le duc d'Albe, dans l'Isola Sacra près d'Ostie. Piero Strozzi, François de Montmorency, — venu à Rome pour l'affaire de son mariage, — et divers autres capitaines, tant français qu'italiens, accompagnèrent Carafa et se laissèrent embrasser par les gentilshommes de la suite espagnole. Mais la conversation des deux chefs fut secrète[51]. Ces derniers, en se quittant, parurent joyeux. Une première suspension d'armes de dix jours, qu'avait obtenue, le 19 novembre, le cardinal Santa-Fiora, fut prolongée de quarante jours : les parties s'engageaient à négocier, pendant ce délai, à la cour de Philippe II, les conditions d'une paix définitive[52].

Les agents français à Rome, De Selve et Lanssac, se sentirent trompés. La défection de Carafa leur parut désormais menaçante. Le 19 novembre, ils écrivaient au Roi : Cet abouchement avec le duc d'Albe et cette façon de ne nous communiquer rien qu'après coup pourroit à qui voudroit entre soupçonneux faire penser qu'il se doit là traitter quelque chose que l'on ne veut point que nous entendions[53].

Pourtant, il ne semble pas qu'il faille chercher dans la conduite de Carafa, à ce moment, des desseins compliqués et précis. A lire simplement, sans préjugé, les innombrables textes où se trouve l'histoire de ses intrigues, on découvre que le neveu de Paul IV fut poussé plus par la peur que par un machiavélisme subtil. Cette peur, on sait que l'instabilité et les surprises de la politique française la justifiaient pleinement. Carlo, pour se disculper vis-à-vis de ceux qui l'accusèrent dès lors de trahison, expliquait ainsi ses conférences avec le duc d'Albe : Ce ne sont que des paroles pour gagner le plus de temps possible, en attendant le secours du Très-Chrétien[54].

Prétexte, si l'on veut, mais prétexte excellent. Tous les témoins s'accordent à peindre l'épouvante qui régnait alors dans Rome, à l'approche du duc d'Albe, dont les troupes couvraient la campagne depuis deux mois : jamais la menace d'un nouveau sac n'avait été si pressante. Dans ces circonstances, Carafa, trop averti des rivalités qui divisaient la cour de France, pour attendre de ce côté un secours assuré, au surplus mal informé encore de la résolution belliqueuse du Roi, ne pouvait guère agir autrement. Qu'il ait mêlé à ces négociations de salut des intrigues d'ambition personnelle, qu'il ait profité de ce rapprochement avec les Espagnols pour soumettre à ces derniers un marché qui lui aurait procuré un Etat, on peut le croire comme chose naturelle. Mais sa conduite suivit les occasions quotidiennes, non un dessein prémédité.

L'entrevue de l'Isola Sacra eut surtout pour conséquence de rompre l'étroite communauté qui jusqu'alors, grâce aux fuorusciti, avait associé tous les projets du cardinal à la politique française. La voie d'une réconciliation avec les Espagnols s'était ouverte, devant Carafa, facile et ornée de promesses. Désormais, il pouvait choisir, selon le succès, son allié, au lieu d'être prisonnier d'une amitié forcée. Ainsi s'explique la comédie qu'il va jouer pendant la campagne de Guise en Italie.

En attendant, la rumeur que provoquèrent les négociations d'Ostie vint troubler encore l'esprit de Henri II. Par une sorte de malchance, les résolutions des alliés ne concordaient jamais.

 

 

 



[1] Adr. Saraceni à la Balia de Sienne, 1556, 22 août, Rome (Arch. d'Etat de Sienne, Lettere alla Balia, CCXXII, 70 ; orig.). — Marchio Valerii au cardinal Farnèse, 1556, 19 août, Rome (Arch. d'Etat de Naples, Carte Farnes., 413, fascic. 1 ; orig.).

[2] RONCHINI, Lettere di Bartol. Cavalcanti, pp. 105-106 ; SAUZÉ, Correspondance de Lanssac, p. 497 ; G. DURUY, Carlo Carafa, pp. 183-184.

[3] Marchio Valerii au cardinal Farnèse, 1556, 8 septembre, Rome (Arch. de Naples, Carte Farnes., fascio 413, fascic. 1 ; orig.). — Concilii Tridentini diaria, éd. Merkle, t. II, p. 296.

[4] Adr. Saraceni à la Balia de Sienne, 1556, septembre, Rome (Arch. de Sienne, Lettere alla Balia, CCXXII ; orig.). — Cf. Calendars of State Papers, regn of Mary, n° 663 ; P. COURTEAULT, Blaise de Monluc historien, pp. 312-314.

[5] Marchio Valerii au cardinal Farnèse, 1556, 13 octobre, Rome (Arch. de Naples, Carte Farnes., fascio 413, fascic. 2 ; orig.).

[6] Sources citées.

[7] Lanssac et D'Avanson au Roi, 1556, 18 octobre, Rome, publ. p. SAUZÉ, op. cit., pp. 516-517.

[8] Henri II à Paul IV, 1556, 11 août, Anet (Arch. Vatic., Cast. S. Angelo, arm. VIII, ordo II, t. I, fol. 33 ; orig.).

[9] Lanssac à D'Avanson, 1556, 11 août, SAUZÉ, op. cit., pp. 488-489.

[10] Bart. Cavalcanti à Octave Farnèse, 1556, 13 juin, Rome : annonce l'arrivée des enseignes de Gascons. (Arch. d'Etat de Naples, Carte Farnes., fascio 699, fasc. C ; chiffre). — Cf. State Papers, reyn of Mary ; P. COURTEAULT, op. cit., p. 312.

[11] Simon Renard à Philippe II, 1556, 4 juillet, Moret (Papiers de Granvelle, t. IV, p. 620).

[12] D. du Gabre au Roi, 1556, 2 octobre, Venise, publ. p. A. VITALIS, op. cit., pp. 191-192.

[13] Montmorency à D'Avanson, 1556, 5 septembre, p. p. G. RIBIER, op. cit., t. II, p. 696. Montmorency à Carafa, 1556, 19 septembre (Bibl. Vatic., Barberini, lat. 3617, fol. 53 ; orig.). — Cf. RAWDON-BROWN, Calendars..., VI, 1, 629 ; R. ANCEL, Nonciatures, I, 2, p. 464.

[14] C. Carafa à Antinori, 1556, 19 septembre, Rome, p. p. ANCEL, op. cit., I, 2, p. 464.

[15] C. Carafa à Antinori, 1556, 19 septembre, Rome, p. p. ANCEL, op. cit., I, 2, p. 464.

[16] RAWDON-BROWN, op. cit., VI, I, p. 611. — Lettres dans Archivio storia italiano, t. XII, pp. 403-406.

[17] Gianfigliazzi au duc de Florence, 18 septembre, Rome (Arch. d'Etat de Florence, Mediceo, 3276 ; orig.). — Cf. G. COGGIOLA, Ascanio della Corgna, p. 175 ; R. ANCEL, Nonciatures, I, 2, pp. 466-467.

[18] Lanssac à Montmorency, 1556, 15 septembre, Rome, p. p. SAUZÉ, op. cit., p. 498.

[19] Bref, 1556, 15 septembre (Arch. d'Etat de Modène, Estense, Roma ; orig.).

[20] Sur l'attitude du duc de Ferrare à l'égard de Cosme de Médicis, à cette époque, voyez S. Renard à Philippe II, 1556, 29 juillet, Paris (Papiers de Granvelle, t. IV, p. 653). — G. Soranzo au duc de Venise, 1556, 8 juillet, Moret (Arch. d'Etat de Venise, Dispacci, Francia, filza 1a ; orig.).

[21] Hercule d'Este à Emmanuel-Philibert de Savoie, 1556, 10 septembre (Arch. d'Etat de Turin, Lettere dei principi, Ferrara ; orig.).

[22] R. ANCEL, La question de Sienne, dans Revue bénédictine, 1905, pp. 43-47.

[23] Giantigliazzi au duc de Florence, 1556, 3 octobre, Rome (Arch. d'Etat de Florence, Mediceo, 3276 ; orig.).

[24] Henri II à Paul IV, 1556, 1er septembre, Fontainebleau, publiée par R. ANCEL, Nonciatures, I, 2, pp. 636-638.

[25] Montmorency à C. Carafa, 1556, 5 septembre, Fontainebleau (Bibl. Vatic., Barberini, lat. 3647, fol. 53 ; orig.). — RIBIER, op. cit., t. II, p. 656 ; RAWDON-BROWN, Calendars..., VI, I, 629 ; R. ANCEL, Nonciatures, I, 2, p. 464.

[26] Dépêche mentionnée dans une lettre d'Antinori à Carafa, 1556, 26 septembre, Paris, p. p. R. ANCEL, Nonciatures, I, 2, pp. 472-474. — Simon Renard, dans une dépêche à Philippi II, 1556, 7 octobre, donne une version un peu différente, quant à la chronologie, de celle que fournissent les documents pontificaux : Le secrétaire du cardinal Carafa, nommé Buccier, arriva lundy dernier, qui apporta lettres au Roy du pape et dud. cardinal des vingt-cinq et vingtsixiesine de ce mois [de septembre], par lesquelles S. Sté admonestoit led. sr roy de France de sa promesse et de le secourir, aultrement que son honneur et crédit envers les Italiens et nations estranges y gysoit et en ponrroit recepvoir dommaige, escripvant par ung stile fort aigre, comme s'il eust voulu faire ung barisaldud. sr Roy et exécuteur de ses vengeances... Et, après que led. sr roy de France eust vu les lettres, il assembla son Conseil, où fut conclu qu'il ne pouvoit délaisser de secourir le pape, aultrement que se seroit découraiger tous aultres de faire ligue et alliance avec France... (Arch. roy. de Belgique, Papiers de l'Audience, n° 420, fol. 156 ; orig. duplicata).

[27] Voyez la réponse du cardinal de Châtillon, p. p. H. PATRY, Coligny et la papauté en 1556-1557 (Extrait du Bulletin de la société du Protestantisme français, 1902, pp. 9-10.).

[28] R. ANCEL, Nonciatures, I, 1, XXV -XXVII.

[29] S. Renard à Philippe II, 1556, 15 octobre : Quant le roy de France conclut la roupture de la paix, j'entens que le sr de Guyse fut escouté et son opinion fut suyvie par tous ceulx qui estoient présens. (Arch. roy. de Belgique, Papiers de l'Audience, n. 420, fol. 176 ; orig. duplicata). — Le cardinal L. de Guise au duc de Nevers, 1556, 20 octobre, Paris (Mém.-journaux de Guise, p. 301).

[30] Vinc. Buoncambi à Octave Farnèse, 1556, 24 octobre, Rome (Arch. d'Etat de Parme, Roma ; orig.).

[31] Le prince Alphonse d'Este à Hercule II, 1556, 22 octobre, Paris (Arch. d'Etat de Modène, Alfonso II ; orig.).

[32] Antinori à C. Carafa, 1556, 7 octobre, Paris, publ. p. R. ANCEL, Nonciatures, I, 2 p. 476.

[33] C. Brancatio à Carafa. 1556, 20 novembre, Poissy, p. p. R. ANCEL, op. cit., I, 2, p. 496.

[34] Simon Renard à Philippe II, 1556, 15 octobre : Entre la royne de France et le Conestable il y a du malentendu pour le mariaige de Montmorency, et deschet fort led. Conestable par mélancolie et regret (Arch. roy. de Belgique, Papiers de l'Audience, n° 420, fol. 176 : orig. duplicata).

[35] S. Renard à Philippe II, 1556, 7 octobre (Arch. roy. de Belgique, loc. cit., fol. 156 : orig. duplicata).

[36] Giac. Soranzo au doge de Venise, 1556, 26 novembre, Poissy (Arch. d'Etat de Venise, Dispacci. Franza, filza 1a ; orig.).

[37] Voyez le chapitre suivant.

[38] Vinc. Buoncambi à Octave Farnèse, 1556, 10 octobre, Rome (Arch. d'Etat de Naples, Carte Farnes., fascio 260, fascic. 8 ; orig.).

[39] Montmorency à C. Carafa, 1556, 29 septembre, S. Germain (Bibl. Barberini, lat. 3617. fol. 55 ; orig.). — Gianfigliazzi au duc de Florence, 1556, 15 octobre, Rome (Arch. d'Etat de Florence, Mediceo, 3276 ; orig.).

[40] Le cardinal du Bellay à Montmorency, 1556, 18 octobre, Rome (Bibl. Nat., ms. fr. 20448, fol. 445 ; orig.). — D'Avanson à Montmorency, 1556, 25 octobre, Rome (Bibl. Nat., ms. fr. 20442, fol. 169 ; orig.). — C. Carafa à Brancatio, 1556, 23 octobre, Rome, p. p. ANCEL, op. cit., I, 2, p. 482.

[41] G. Grandi au duc de Ferrare, 1556, 4 novembre, Rome (Arch. d'Etat de Modène, Roma ; orig.).

[42] Mémoires-journaux de Guise, p. 305. — Cf. J. FAVRE, Olivier de Magny, pp. 87-88.

[43] Lettres de Lanssac et de D'Avanson, 1556, août-septembre, publiées p. SAUZÉ, Correspondance de Lanssac, pp. 498 et suivantes.

[44] C. Brancatio à C. Carafa, 1556, 4 décembre, Poissy, publiée p. R. ANCEL, op. cit., I, 2, pp. 507-508.

[45] RAWDON-BROWN, Calendar... Venice, VI, I, 611.

[46] Sur ces événements et les suivants, voyez G. DURUY, op. cit., pp. 183 et sqq. ; R. ANCEL, La question de Sienne... (Revue bénédictine, 1905, pp. 206 et sqq.).

[47] RAWDON-BROWN, Calendar... Venice, VI, I, 620-673.

[48] Les cardinaux de Lorraine et de Tournon à Montmorency, 1556, 6 janvier, Rome (Bibl. Nat., ms. fr. 20412, fol. 138 ; orig.).

[49] Sources supra citées.

[50] Le cardinal S. Angelo au cardinal Farnèse. 1556, 23 septembre, Rome (Arch. d'État, de Naples, Carte Farnes., fascio 1791 ; orig.). — Lettres très importantes de Marchio Valerii au cardinal Farnèse, 1556, octobre-novembre, Rome (Arch. de Naples, Carte Farnes., fascio 413, fasc. 2 ; orig.).

[51] Long récit de cette entrevue par A. Celso da Nepi au cardinal Farnèse, 1556, 28 novembre, Rome (Arch. de Naples, Carte Farnes., fascio 709 ; orig.).

[52] Ouvrages cités de P. Nores, Rawdon Brown, Duruy et Ancel.

[53] G. RIBIER, Lettres et Mémoires d'Estat, t. II, pp. 668-669.

[54] G. Grandi au duc de Ferrare, 1556, 4 novembre, Rome (Arch. d'Etat de Modène, Roma ; orig.).