LES ORIGINES POLITIQUES DES GUERRES DE RELIGION

 

PRÉFACE.

 

 

Dans le récit de l'histoire de France, la date de 1559 indique ce qu'on appelle une transition brusque. Ici s'achèvent les guerres d'Italie et s'ouvrent les guerres de religion. D'extérieure qu'elle était, l'activité belliqueuse du royaume devient intérieure. Aussi, dans l'histoire de l'Europe, cette date marque une sorte de concentration des forces catholiques contre l'hérétique et l'infidèle, contre les protestants et les Turcs. Les rivalités dynastiques s'apaisent, par un retour de la vigilance des princes sur leurs propres Etats, et se transforment en luttes confessionnelles. Etudier les faits politiques et diplomatiques qui ont procuré cette révolution, en France, voilà toute notre intention.

Arrivés au seuil du règne de François II, en face d'événements d'un caractère nouveau, les auteurs paraissent d'ordinaire comme gênés. La plupart se tirent de peine avec aisance, reprennent, au long du chemin déjà fait, la chronique du mouvement réformé dans la première moitié du XVIe siècle et lient, par un raccord spécieux, l'histoire morale du passé à l'histoire politique et militaire qui va suivre. C'est mauvaise méthode, semble-t-il, de joindre ainsi deux matières qui ne correspondent que pour partie. Non que l'on veuille nier l'importance essentielle des tendances intellectuelles et morales qui, fixées et accentuées, ont opposé les confessions l'une à l'autre. Mais il ne semble pas qu'à observer seulement les faits de cette nature, on puisse trouver la cause pourquoi succéda si brusquement à la Réforme patiente la Réforme militante.

A vrai dire, si quelques historiens modernes font allusion à une alliance catholique qu'auraient scellée le roi de France et le roi d'Espagne par le traité du Cateau-Cambrésis, personne, que nous sachions, n'a scruté la vérité de ce fait. Et, tandis qu'augmente chaque jour, sous l'effort de maîtres ardents, la littérature touchant les origines de la Réforme et celles de la Contre-Réforme, et que pareillement s'amassent, par les soins de l'un et de l'autre partis, les preuves d'une histoire critique des guerres de religion, on laisse dans l'ombre les causes politiques qui ont provoqué le choc des deux confessions armées. Il nous a semblé qu'il était opportun d'éclaircir cette obscurité.

Celui qui veut résoudre les questions d'origines ne saurait reprendre les choses de trop loin, non plus qu'il ne peut espérer d'atteindre toutes les sources, d'ordinaire si ténues. Comment reconnaître chacune des gouttes d'eau qui courent dans le grand fleuve? Il faut borner sa recherche à l'essentiel, à ce que l'on nomme si fréquemment les courants.

Pour le sujet qui nous occupe, nous avons choisi de répondre à deux questions principales : Parmi quels événements et selon quelles causes s'est achevée la période politique qui précéda les guerres de religion ? Quels furent, à la fin de cette période, les partis agissants et quelle ligne ont-ils suivie? En 1559, la grande période qui s'achève, nous l'avons dit, est celle des guerres d'Italie. Ce sont les causes de cette fin que nous étudions ici, en suivant surtout l'action des partis français et en notant les signes de la période à venir.

Sans faire le récit des épisodes militaires ou des négociations vides, nous nous sommes appliqué, parmi des matières complexes, à regarder vivre l'intérêt des factions et des hommes, à observer l'influence des forces morales ou matérielles, sur un terrain que nous avons tâché de mieux connaître, par une enquête large et patiente des documents inédits. Abandonnant, dans l'histoire de l'Eglise catholique, ce qui touche au droit canon et à l'application du concordat, toutes les espèces proprement ecclésiastiques, nous n'en avons retenu que les faits d'importance morale et politique.

A vrai dire, il nous a semblé plus facile de définir notre sujet dans le temps que dans l'essence. Les cadres du règne de Henri II étaient imposés par l'étude que nous avions entreprise des partis. Non que nous ne sachions combien est artificielle la division de l'histoire par règnes et quelle puérilité on met à vouloir sérier les grands faits selon l'avènement ou la mort des souverains. Mais la personne des rois détermine étroitement l'attitude des partis, et de ces partis il ne semble pas qu'on puisse faire une histoire exacte et complète, si on ne l'étend point à toute la durée d'un règne. Au surplus, le règne de Henri II, de 1547 à 1559, nous offrait une masse d'événements et un ensemble d'influences assez compréhensifs, de même qu'un champ de vue assez étendu, pour qu'on y pût retrouver les facteurs efficaces et continus.

On nous reprochera sans doute l'audace de cette entreprise. Une œuvre ainsi conçue ne se justifie que par sa réussite. Personne plus que nous, assurément, ne redoute les conséquences d'une telle témérité. Mais celui-là même qui jugera défectueuse la construction d'ensemble, voudra bien reconnaître, nous osons l'espérer, qu'elle offre des matériaux abondants et nouveaux.

 

Le règne de Henri II, considéré dans l'histoire de sa politique extérieure, se divise naturellement en deux périodes, dont l'abdication de Charles-Quint, à la fin de 1555, suivie de la trêve de Vaucelles, au début de 1556, marque nettement la séparation. Le traité du Cateau-Cambrésis clôt ce règne par un acte diplomatique dont les répercussions furent aussi profondes sur la vie intérieure que sur la vie extérieure du royaume. Et, comme par une rencontre ordonnée, l'accident mortel de 1559 vint enlever Henri II, au lendemain de cet accord international qui désorientait brusquement les efforts séculaires de la dynastie de Valois.

L'ensemble de notre travail comprendra donc deux parties. La première, qu'aujourd'hui nous livrons au lecteur, est l'histoire de la politique italienne de Henri II, depuis l'avènement de ce prince jusqu'à l'abdication de Charles-Quint et à la trêve de Vaucelles.

Nous avons cru qu'il était nécessaire d'exposer d'abord la constitution des partis qui ont influé sur la pensée du Roi et les causes particulières de l'attitude de chacun d'eux devant les questions d'Italie. Il n'était point facile de conduire cette étude à des résultats précis. Mais les documents inédits nous ont fourni plus de renseignements que nous n'avions osé en espérer. On peut promettre d'heureuses trouvailles aux historiens qui débrouilleront, par un effort suivi, l'histoire des partis au xvie siècle : c'est de cette histoire que viendra toute lumière pour éclairer tant de faits qui paraissent aujourd'hui complexes et obscurs. Connaissant les idées, les passions et les intérêts des partis, à la cour de Henri II, nous avons pu facilement aborder le récit des deux grandes crises que provoqua, en Italie, l'intervention de la politique royale, avant la trêve de Vaucelles : l'une dont les Farnèse furent les héros et les bénéficiaires ; l'autre née de la protection du Roi sur Sienne et envenimée par les passions politiques dont Florence, depuis des siècles, était le foyer. Tels sont les trois premiers livres. Le quatrième, consacré aux origines de la trêve de Vaucelles, est proprement une étude des questions morales qui ont gêné et arrêté le développement belliqueux de la politique royale en Italie[1]. Enfin, dans un livre assez long, nous avons exposé les institutions et les réformes qu'avaient retirées de l'occupation française, avant la trêve de Vaucelles, le Piémont et la République de Sienne.

Une seconde partie exposera les origines directes du traité du Cateau-Cambrésis, et montrera comment le roi de France fut amené à payer de ses conquêtes le salut de l'orthodoxie catholique. Cette étude nous conduira jusqu'au seuil des guerres de religion.

 

Pour la première période du règne de Henri II, en ce qui touche l'histoire politique et diplomatique, la bibliographie française — mises à part quelques études judicieuses, mais anciennes — fait à peu près défaut. Nous nous sommes engagé dans un champ parfois très inculte. Même la chronologie élémentaire était mal établie. On en jugera par deux exemples : la plupart des auteurs mettaient en 1552 la guerre de Parme et les incidents de la crise gallicane, qui eurent lieu en 1551 ; les mêmes auteurs ignoraient la date exacte de l'intervention des Français à Sienne[2].

Ce nous est un plaisir, toutefois, de rendre hommage à quelques œuvres générales et de reconnaître que, sans elles, nous n'aurions pu commencer ce travail. D'abord, il convient de citer les Sources de l'histoire de France au XVIe siècle de M. Henri Hauser, recueil d'indications critiques établi avec une grande science et dont les érudits ne sauraient trop dire le mérite et l'utilité. De même, les travaux, si neufs à l'heure où ils parurent, de M. Emile Picot sur les Italiens en France et les Français italianisants au XVIe siècle nous ont offert une vaste matière : il est superflu d'en louer la valeur et la richesse.

Parmi les études particulières, nous mentionnerons celles de M. Paul Courteault sur Blaise de Monluc, tout à fait remarquables, ainsi que les biographies, anciennes mais toujours utiles, de Jean de Morvillier et du maréchal de Brissac, écrites jadis par M. G. Baguenault de Puchesse et par M. Charles Marchand. La grande histoire du connétable Anne de Montmorency par M. Francis Decrue présente encore aujourd'hui la meilleure synthèse sur le règne de Henri II : malheureusement, on n'y trouve presque rien des affaires d'Italie. Les articles et les livres de M. V. L. Bourrilly, qui débrouille avec science, méthode et diligence l'histoire diplomatique du règne de François Ier, nous ont fourni un ferme point d'appui. Comme tant d'autres, nous avons consulté l'Histoire de la marine française de M. de La Roncière.

Les éditions critiques de textes sont rares. Le recueil ancien de G. Ribier, Lettres et Mémoires d'Estat, offre des sources bien connues[3]. Parmi les publications plus récentes, l'une se distingue, c'est l'excellente Correspondance de Lanssac, réunie et mise au jour par M. Charles Sauzé. Moins critique, mais intéressant quant au fond, est le recueil des lettres de Dominique du Gabre par M. A. Vitalis. Enfin, pour l'histoire des années 1554 et 1555, nous avons utilisé le premier volume des Nonciatures de France sous Paul IV, où Dom René Ancel a versé les trésors d'une érudition toute nouvelle[4].

 

Dans la littérature étrangère, les travaux des érudits italiens, comme il était naturel, nous ont surtout servi. Pourtant ils ne sont pas nombreux et montrent beaucoup d'inégalité dans la valeur critique. Tout le monde s'accorde à vanter les études de M. Arthur Segre sur les ducs de Savoie, Charles II et Emmanuel-Philibert : ces éloges sont tout à fait mérités. Parmi les autres essais d'histoire locale, nous citerons comme excellents ceux de M. G. Coggiola sur les Farnèse et de Mlle Anita Coppini sur Piero Strozzi. On trouve aussi dans les Memorie ou les Bolletini des Deputazioni di storict patria des renseignements nombreux et intéressants ; mais ces recueils contiennent beaucoup plus de documents que d'œuvres critiques, et là, comme ailleurs, l'histoire du XVIe siècle a été prise surtout pour mine d'anecdotes. Toutefois, il faut le répéter, les sociétés locales ont fait souvent de bonne besogne, de meilleure besogne qu'en d'autres pays, pour les études qui concernent la période finale des guerres d'Italie.

Il n'y a qu'une grande histoire récente à citer, c'est celle de Giuseppe de Leva : intéressante dans le détail, parfois bien informée, mais très confuse et inégale, d'ailleurs inachevée, la Storia documentata di Carlo V suit un ordre trop chronologique et ne montre point, sous la tapisserie des incidents innombrables, l'armature nette des grands faits[5].

Les érudits de langue allemande apportent surtout des travaux sur l'histoire religieuse et des publications de textes. Meilleures que les Venetianische Depeschen vom Kaiserhofe, les Nuntiaturberichte aus Deutschland, en cours de publication, offrent, jusqu'à l'année 1552, des ressources précieuses et abondantes à l'historien. Le recueil de A. von Drüffel, Briefe und Akten zur Geschichte des XV1. Iahrhunderts contient, pour les premières années du règne de Henri II, une riche collection : par malheur, les textes en sont fort mal établis. Les histoires célèbres de Ranke, de Baumgartner et de Pastor atteignent à peine l'époque que nous étudions.

Enfin, nous mentionnons, sans qu'il y ait lieu d'y insister, la grande publication anglaise des Calendars of state papers.

 

A vrai dire, notre travail s'est accompli presque uniquement dans les dépôts de documents inédits. A PARIS, LYON, TURIN, MILAN, VENISE, MANTOUE, PARME, MODÈNE, GÊNES, BOLOGNE, LUCQUES, FLORENCE, SIENNE, ROME, NAPLES, MALTE, INNSBRUCK et VIENNE-EN-AUTRICHE[6], sans négliger les petites villes de Piémont et de Toscane, nous avons scruté les archives et les bibliothèques, feuilletant des papiers innombrables[7].

 

En terminant, on nous permettra, puisque c'est une précaution utile sur un terrain toujours brûlant, d'affirmer notre impartialité ou plus modestement notre bonne foi.

Puisse le lecteur retrouver, dans ces pauvres pages, un peu de la vie historique dont chaque heure de travail, en des cités admirables et diverses, nous a donné la sensation intense.

Lucien ROMIER.

 

 

 



[1] C'est dans le quatrième livre que nous avons placé l'étude de la question de Savoie : cette question n'appartient pas à l'initiative politique de Henri II ; née sous le règne précédent, elle est devenue l'obstacle principal aux tentatives de paix générale.

[2] C'eût été un travail superflu que de reproduire ici, sur les ouvrages nombreux cités au cours des pages qui vont suivre, des indications bibliographiques qu'on trouvera facilement, soit dans le manuel de M. H. Hauser, soit dans celui de M. G. Lanson, soit en tète du livre de M. P. Courteault, Biaise de Monluc historien. Seulement, pour les livres ou les articles omis par ces auteurs, nous donnerons les indications bibliographiques complètes, dans les notes.

[3] Il faut prendre garde, dans ce recueil, à quelques erreurs de lecture et de datation.

[4] Le recueil des Négociations diplomatiques de la France avec la Toscane par Abel Desjardins ne contient qu'une infime partie des documents touchant l'histoire de France qui se trouvent aux Archives d'Etat de Florence.

[5] Nous n'énumérons point ici les sources narratives, n'ayant rien à ajouter aux observations critiques réunies par M. H. Hauser, sinon que ces sources, même les plus réputées, comme le diaire de Sozzini, ne méritent qu'une créance éveillée.

[6] Les archives espagnoles de Simancas ne contiennent guère, pour la première période de Henri II, que des documents sur l'histoire militaire. Les documents les plus importants des archives de Vienne ont été publiés par Drüffel.

[7] Nous avions formé le projet d'annexer à notre livre une étude sur la première domination française en Corse. Mais des recherches, que nous avons faites dans les archives de l'île. Il ressort qu'à peu près tous les documents sur ce sujet ont été détruits. On pourrait seulement, en dépouillant les archives italiennes, surtout celles de Gênes, de Florence et de Lucques, renouveler l'histoire militaire de la conquête : cette histoire n'appartient pas au cadre de notre travail.