L'HOMME AU MASQUE DE FER OU LES DEUX JUMEAUX

Ouvrage publié après les recherches historiques les plus véridiques et les plus authentiques sur la captivité, les tortures, les cruautés et les souffrances que cette illustre victime a eu à subir pendant sa longue existence

 

PAR M. T. DE ROBVILLE

PARIS - LE BAILLY - 1865.

 

 

CHAPITRE PREMIER

LES ILES STE-MARGUERITE. — DIVERSES HYPOTHÈSES SUR L'HOMME AU MASQUE DE FER. — L'ÉCOLIER DE CLERMONT. — FOUQUET À PIGNEROL.

 

Quand, en allant de Toulon à Nice, on longe le littoral de la Méditerranée et qu'on arrive à Cannes, ce village dont la population s'est triplée en vingt ans, grâce à l'affluence des étrangers qui viennent demander à son ciel sans nuages et à son air vivifiant, la force et la santé, on aperçoit à quelques kilomètres en mer un groupe d'îles, dont la plus proche trace sur les Îlots une longue bande noire couronnée de remparts et de tours.

C'est l'île Sainte-Marguerite, qui, avec sa voisine Saint-Honorat, forme ce que l'on appelle le groupe de Lérius.

Cette île se nommait autrefois Léro, du nom de Leran, divinité celto-lygrenne qui y avait un temple.

Les Gaulois adoraient Leran comme la personnification de la force et du courage. On lui rendait chez eux le même culte que les Romans rendaient à Hercule.

Le terrain de l'île fut défriché par des religieux du monastère de Lérius.

En 1635, les Espagnols s'en emparèrent et y élevèrent quelques fortifications, dont l'une s'appelait le fort Aragonais ; mais, en 1637, le cardinal de Richelieu en fit prendre possession au nom du roi Louis XIII et l'érigea en gouvernement.

Ce fut alors que les religieux de Lérius l'abandonnèrent pour garder seulement l'île de Saint-Honorat où se trouvait leur principal établissement.

Sainte-Marguerite retomba en friche et ne présenta plus que quelques pins isolés, de rares arbustes et des plantes aromatiques.

Le gouvernement de Louis XIII, plus préoccupé de projets de défense que d'améliorations agricoles, laissa à l'abandon le sol de l'île, et, à côté des citadelles espagnoles, fit construire une forteresse destinée à servir de prison d'Etat.

Ce bâtiment sombre, augmenté encore sous le règne de Louis XIV, a subsisté jusqu'à nos jours et est devenu un but de pèlerinage pour les touristes.

Bien des malheureux ont gémi derrière ces froides murailles, qui, bâties sous un des plus beaux climats du monde, ne gardaient pourtant à leurs prisonniers que l'ombre et le silence, et leur marchandaient le soleil et l'air.

A l'aspect de ces hauts donjons, penchés sur la mer comme des nids d'aigle, à la vue des lourds barreaux, des crocs de fer, des meurtrières ténébreuses, on se sent saisi d'une irrésistible sentiment d'effroi, et on se demande comment des hommes, même libres, ont pu vivre dans cette retraite désolée.

Des hommes y ont vécu pourtant, et ceux-là y ont passé, non pas des jours ; non, pas des mois, mais des années ; non pas libres, mais soumis à toutes les tortures de ce qu'on appelait, au XVIIe siècle, la prison dure.

Parmi eux il en est un surtout qui a laissé dans le pays un souvenir vivace. Son histoire lamentable est devenue une légende et le mystère jeté sur sa vie a donné lieu à bien des versions.

Quand on visite le fort de l'île Sainte-Marguerite, il est rare qu'on ne vous parle pas tout d'abord de ce prisonnier qui, depuis deux siècles exerce la curiosité des historiens.

On vous montre la chambre où il entra jeune encore et dont il sortit en cheveux blancs ; on répète avec effroi le nom de son inflexible geôlier.

Mais son nom à lui, personne ne le sait, car, même à l'époque où il fut jeté dans les cachots de Sainte-Marguerite, aucun des habitants de l'île n'aurait pu dire comment il s'appelait.

Sa figure même n'avait été vue de personne, et c'eût été s'exposer à une mort prompte et violente que de chercher à l'apercevoir. D'ailleurs le prisonnier portait un masque en velours doublé de ressorts d'acier, qui lui permettaient de parler et .de manger comme s'il avait eu le visage libre.

C'est pourquoi on l'avait surnommé :

L'HOMME AU MASQUE DE FER.

Nous avons résolu de rassembler dans ce volume tous les détails recueillis par divers auteurs sur l'origine, la vie et la mort du mystérieux inconnu.

Toutefois, avant de mettre sous les yeux du lecteur les faits relatifs à cette malheureuse existence, nous chercherons à l'intéresser davantage en l'éclairant sur les diverses hypothèses qui se sont produites touchant le véritable état du Masque-de-Fer et le nom qu'il devait porter dans le monde.

Suivant les uns, le Masque-de-Fer n'était autre que le duc de Beaufort, condamné à une détention perpétuelle, pour avoir compromis plusieurs expéditions maritimes ;

Ou le duc de Monmouth, sauvé de l'échafaud au prix d'une incarcération qui ne devait finir qu'avec sa vie ;

Ou encore un secrétaire du duc de Mantoue que le roi Louis XIV aurait fait enlever parce qu'il avait conseillé à son maître de s'unir aux autres princes d'Italie contre la France.

D'autres ont vu en lui le comte de Vermandois, fils de Mlle de La Vallière, ainsi puni pour avoir souffleté le Dauphin ;

Mahomet IV, détrôné en 1687, et dont le sort était resté inconnu ;

Le patriarche d'Arménie, Arwedick, auteur d'une cruelle persécution contre les catholiques ;

Et Henri, douzième fils de Cromwell, gardé comme otage par Louis XIV.

Un écrivain cherche moins haut l'origine du Masque-de-Fer.

Il prétend que ce prisonnier était tout simplement un élève du collège de Clermont.

Les professeurs de ce collège avaient inscrit sur la porte principale : Collegium Claramontanum societatis Jesu. — Louis XIV ayant visité la maison, ils remplacèrent l'inscription par celle-ci : Collège de Louis-le-Grand.

L'élève dont il s'agit voulut faire une malice à ses maîtres pour les punir d'avoir substituué le nom du roi à celui du Christ, et il placarda sur le mur extérieur du collège un distique latin qui peut se traduire ainsi :

On a ôté d'ici Jésus et on a mis le roi en sa place.

Race impie, elle ne connaît pas d'autre Dieu.

Tel fut, suivant l'écrivain que nous rappelons, le crime qui aurait fait d'un obscur écolier de Clermont l'objet d'une vengeance qui, appliquée à un grand coupable, paraitrait encore rigoureuse.

L'hypothèse est inadmissible.

Avant de clore cette nomenclature, nous dirons encore que, pour plusieurs, le prisonnier des îles Sainte-Marguerite n'est autre que Fouquet, surintendant des finances de Louis XIV et disgracié par ce roi, jaloux de sa prospérité et de ses succès.

Cette version a été adoptée par le bibliophile P.-L. Jacob, et lui a inspiré un livre[1] où, malgré beaucoup de détails précis et sans doute marqués au coin de la vérité historique, nous croyons que la fiction joue un grand rôle.

L'auteur, en effet, nous montre Fouquet enfermé d'abord à Pignerol, sous les ordres de Saint-Mars, et ce dernier soumettant son prisonnier à toutes sortes de tortures physiques et morales, pour se venger d'une prétendue insulte faite à son honneur par l'ancien ministre d Etat.

Mme de Saint-Mars, Henriette de Moretaut, se mêle au drame, et, victime innocente, partage avec Fouquet les effets de la vengeance du gouverneur de Pignerol.

Enfin le prisonnier trouve dans un des valets geôliers qui le gardent, un fils naturel dont il ignorait l'existence et qui s'est dévoué pour les sauver.

Ce fils et Mme de Saint-Mars meurent au dénouement, dans une tentative d'évasion, et Fouquet reste seul livré à la haine de son geôlier.

C'est à partir de ce moment que Fouquet, donné pour mort, aurait commencé une nouvelle existence sous la forme du personnage historique qu'on a nommé le Masque-de-Fer. Voici, du reste, comment le bibliophile P.-L Jacob présente cet incident dans la conclusion de son ouvrage. Nous citons textuellement :

Le 24 mars, la cloche des morts tintait au couvent de Sainte-Claire, où l'on enterrait ordinairement, dans un caveau réservé, les prisonniers décédés au château de Pignerol ; on devait transporter les restes de M. Fouquet dans une chapelle ardente, préparée par les soins de la famille, qui était arrivée la veille pour l'embrasser en liberté et qui n'avait trouvé qu'une bière pleine.

A minuit, Saint-Mars avait conduit lui-même, avec l'assistance de Reilh, un homme masqué dans la chambre qu'Henriette — Mme de Saint-Mars — habitait auparavant. Cette chambre était toute tendue de noir ; les meubles, le lit même, participaient à cette livrée de deuil. Une sentinelle qui avait vu sortir le prisonnier des cachots souterrains, soutenu par ces deux guides silencieux, raconta le lendemain à ses camarades que cet inconnu se traînait avec peine, en poussant des soupirs et des gémissements.

Le jour des funérailles, Saint-Mars entra seul dans la prison où l'homme masqué avait couché cette nuit-là ; cet homme n'était autre que Fouquet, pâle et morne comme un spectre ; il avait autant vieilli en ces derniers jours que dans dix-huit années de captivité. Il ne portait pas en ce moment son masque de velours fermé par un cadenas d'acier ; Reilh et Saint-Mars le lui mettent tous les matins et le lui ôtaient tous les soirs. Fouquet, qui était couché et qui pleurait, ainsi qu'il faisait à toute heure, depuis la mort de Nicole et d'Henriette, ne donna pas d'autre signe de vie à l'apparition du gouverneur.

— Monsieur Fouquet, lui dit Saint-Mars en riant terriblement, vous êtes mort désormais.

— Mort ? reprit l'infortuné avec une voix qui semblait sortir d'une tombe.

— Mort pour le monde, pour votre famille, pour vos amis, mais vivant pour moi et pour ma vengeance !

— Je remets la mienne au ciel, monsieur.

— J'ai reçu hier des lettres du roi qui m'autorisait à vous garder ainsi mort et vivant à la fois.

— Quelque chose qu'on fasse de moi, ma punition ne sera pas assez grande, car je suis cause de la mort de mon fils et d'Henriette.

— Henriette de Moretaut, dame de Saint-Mars ? reprit le gouverneur avec son rire atroce.

— Je prierai pour eux, jusqu'à ce que Dieu me rapelle à lui.

— Entendez-vous ces cloches ?

— Qu'importe ?

— C'est votre fils qu'on enterre sous votre nom.

— Ah ! murmura Fouquet, comme si son âme exhalait dans ce cri déchirant.

— Je regrette que vous ne voyiez pas cette cérémonie qui sera belle et bien ordonnée ; mais à travers les claies de la fenêtre, vous ne distingueriez rien ; rien, si ce n'est pourtant un nouveau gardien que je vous ai donné.

— Mani ! s'écria Fouquet, que ce terrible souvenir détourna un instant de la vive et amère douleur qu'il offrait à la mémoire de son fils.

— Non, Eustache qui menait votre fuite ; il fut arrêté hier et pendu sur-le-champ devant cette fenêtre.

— Je ne compte plus que sur l'autre vie.

— Tremblez de m'y retrouver encore.

— Monsieur, il est une justice au ciel.

— Monsieur, il en est une de même sur la terre ! Vous en avez la preuve ici.

— Où donc ? demanda Fouquet, terrifié par la féroce ironie de Saint-Mars, qui désignait le lit avec un geste étrange.

— Adieu, monsieur, je reviendrai vous masquer tout à l'heure. Avouez, dit-il en sortant que vous avez eu là une délicieuse nuit.

Fouquet, frappé d'une idée affreuse, qu'il avait lue dans les yeux du gouverneur, leva précipitamment les draps et les matelas de son lit : il découvrit dessous un cercueil de plomb où il lut avec une indicible horreur : HENRIETTE DE MORETAUT, FEMME DE NOBLE HOMME BENIGNE D'AUVERGNE, SEIGNEUR DE SAINT-MARS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On sait que le prisonnier masqué, connu sous le nom de l'Homme au Masque-de-Fer, fut transféré de Pignerol aux îles Sainte-Marguerite, et de là, enfin, à la Bastille, où il mourut en 1703. Saint-Mars, qui l'avait toujours gardé, lui survécut cinq ans et emporta son secret dans la tombe.

 

CHAPITRE II

LE MASQUE-DE-FER, FRÈRE DE LOUIS XIV. — DOCUMENTS A L'APPUI DE CETTE OPINION.

 

Maintenant que nous avons à peu près épuisé la série des conjectures relatives au Masque-de-Fer, nous allons examiner l'opinion la plus généralement adoptée à son égard.

Cette opinion est d'ailleurs celle qui s'appuie sur les documents les plus sérieux, et qui semble justifier le mieux les précautions prises par les gardiens du prisonnier inconnu pour dérober ses traits et son nom aux regards et aux recherches des curieux.

La version dont nous parlons, — version à peu près communément adoptée aujourd'hui, — fait du Masque-de-Fer un frère jumeau de Louis XIV ; mieux encore un frère aîné, car il avait vu le jour après le roi et, dans un accouchement double, c'était, aux termes de la jurisprudence médicale, l'enfant dernier venu qui avait été conçu le premier et qui devait, dès lors, profiter du droit d'aînesse.

On va voir de quelles circonstances la naissance de cet enfant aurait été accompagnée.

Le mariage de Louis XIII et d'Anne d'Autriche était resté stérile pendant vingt-trois ans, et la branche aînée des Bourbons menaçait de s'éteindre, lorsqu'on publia tout à coup la grossesse de la reine.

Ce fait détruisit les espérances de Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII et son successeur naturel. Si l'on en croit les chroniques le cardinal de Richelieu ou madame de Chevreuse, aurait été le principal instrument de ce changement dans les affaires de la cour. L'un ou l'autre aurait opéré un rapprochement entre Louis XIII et la reine, séparés depuis longtemps par une froideur mutuelle, et légitimé ainsi la grossesse d'Anne d'Autriche.

A prendre ces diverses assertions au pied de la lettre, le père de Louis XIV serait ou le duc de Buckingham, — histoire inacceptable, puisque l'accouchement de la reine eut lieu le 5 septembre 1638, treize mois après la mort du ministre anglais, ou le comte de Moret, introduit chez la reine par Mme de Chevreuse, ou enfin un inconnu favorisé par Richelieu.

Quoiqu'il en soit de ces contradictions, un fait reste patent, de l'aveu de tous les auteurs, c'est que Louis XIV eut un frère jumeau et que ce frère disparut de la cour et du monde, dès le jour de sa naissance. On perd sa trace pendant de longues années, puis on le retrouve dans une prison d'Etat, sous le nom du Masque-de-Fer.

Il est facile de comprendre quel intérêt poussait les parties intéressées à tenir secrète la naissance de cet enfant royal, dont les prétentions à la couronne auraient pu un jour susciter de graves désordres dans l'Etat.

Peu de personnes furent mises dans le secret de sa disparition, et toutes gardèrent, au moins jusqu'à leur mort, le plus profond silence sur cette affaire.

Les indiscrétions qui furent commises plus tard, les soins que l'on prit pour dérober à tous les yeux le visage du prisonnier qui ressemblait au roi d'une manière frappante, confirment ce que nous avons dit de sa haute naissance. Voltaire, un des premiers, dans son Siècle de Louis XIV, a parlé à mots couverts de cette ressemblance significative.

Quelques mois après la mort du cardinal Mazarin, dit-il, il arriva un événement qui n'a point d'exemple, et, ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret, au château de l'île Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de la médiocre, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur le visage. On avait ordre de le tuer s'il se découvrait, de peur qu'on ne reconnût dans ses traits quelque ressemblance TROP FRAPPANTE.

Dans l'Addition au Dictionnaire philosophique se trouve le complément de cette idée, exprimée alors d'une façon pleine de netteté.

Rien n'est plus aisé, dit l'éditeur, que l'on croit être Voltaire, que de concevoir quel était le prisonnier connu sous le nom du Masque de Fer. Il est même difficile qu'il puisse y avoir deux opinions sur ce sujet. J'aurais déjà communiqué plus tell mon sentiment, si je n'eusse cru que cette vérité était parvenue à bien d'autres et si je n'eusse été persuadé que ce n'était pas la peine de donner comme une découverte ce qui sautait aux yeux de t tous ; mais comme tant de savants se sont tourmentés à deviner qui peut avoir été ce fameux personnage, sans que l'idée la plus simple, la plus naturelle et la plus vraie se soit jamais présentée à eux, je me décide à dire ce que j'en sais depuis plusieurs années.

Le Masque de Fer était un frère aîné de Louis XIV.

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Louis XIV ignora jusqu'à sa majorité l'existence de ce frère, dont la ressemblance avec lui était si frappante qu'on pouvait les croire jumeaux, et qu'il était difficile de ne pas les croire frères. Ces circonstances diverses, corroborées d'une prédiction d'astrologue qui ne promettait rien de bon au roi régnant de la part de ce frère, firent aviser aux moyens de l'annuler. Ce fut alors que la politique du roi, affectant un généreux respect pour l'honneur de la royauté, sauva de grands embarras à la couronne et un horrible scandale à la mémoire d'Anne d'Autriche, en imaginant un moyen sage et juste d'ensevelir dans l'oubli la preuve vivante d'un amour illégitime. Ce moyen dispensait le roi de commettre une cruauté qu'un monarque moins consciencieux et moins magnanime que Louis XIV n'eût pas hésité à juger nécessaire.

Ici, comme on peut s'en convaincre, on suppose qu'Anne d'Autriche a eu deux enfants, non point jumeaux, et que le premier, né en dehors de tout rapport avec le roi, aurait dû être écarté pour cacher une faute de la reine. Michel de Cubières adopte, dans son Voyage à la Bastille (Paris, 1789), la version que nous avons primitivement exprimée.

Le bruit a couru, dit-il, que dans cet immense et redoutable dépôt des secrets de la monarchie, on avait trouvé des pièces qui renfermaient celui du célèbre Masque de Fer. Ce bruit a cessé tout à coup, et l'on a même dit qu'on n'avait rien trouvé de relatif à cet illustre prisonnier. Je connaissais ce secret longtemps avant la prise de la Bastille, et comme on ne m'a point fait une condition de n'en rien dire et que le temps est venu de ne plus rien dissimuler, je vais écrire ce que je sais, et l'écrire avec la franchise qui me caractérise.

Le 5 septembre 638, Anne d'Autriche, qui avait mis au monde, entre midi et une heure, un fils qui fut dès sa naissance proclamé dauphin, accoucha d'un second fils pendant le souper du roi. Pour éviter les prétentions d'un frère jumeau à la couronne de France, et quoique ce fils, venu le dernier, dût être, aux termes de la loi, l'aîné, Louis XIII sortit d'embarras en prenant la résolution de cacher la naissance de cet enfant, qu'on fit élever secrètement.

Le Masque de Fer était donc un frère jumeau de Louis XIV. Une lettre de mademoiselle de Valois au maréchal de Richelieu, où elle se vante d'avoir appris du duc d'Orléans, son père, quel était l'homme au masque de fer, ne laisse aucun doute à ce sujet. Mais on est fondé à croire que le Régent voulait affaiblir le danger qu'il y avait à révéler le secret de l'État, en altérant le fait et en faisant de ce prince un cadet sans droit au trône, au lieu de l'héritier présomptif de la couronne.

Voici le fait suffisamment indiqué. Nous aurons cependant à citer tout à l'heure un document d'une plus haute importance. C'est précisément cette pièce dont parle Michel de Cubières, et que mademoiselle de Valois aurait obtenue de la complaisance de son père.

Le secret, d'ailleurs, a transpiré de tous les côtés, et il est permis de croire qu'il s'est transmis dans la famille de Bourbon comme un mystère personnel. Les citations suivantes en seraient une preuve :

Ce prisonnier, lit-on dans les Mémoires du maréchal de Richelieu, n'était plus aussi intéressant quand il mourut, au commencement de ce siècle, très-avancé en âge ; mais il l'avait été beaucoup quand, au commencement du règne de Louis XIV, il fut renfermé par de grandes raisons d'État.

Au dire de Voltaire, Chamillart, dernier Ministre informé de la naissance du Masque-de Fer, dit, en mourant, à son gendre Lafeuillade qui lui demandait des détails à ce sujet : C'est le secret de l'État ; j'ai fait le serment de ne le révéler jamais.

Dans le Voyage à la Bastille, cité plus haut, on trouve ce mot de Louis XV au régent : Eh bien ! s'il vivait encore, je lui donnerais la liberté.

M. Camille Leynadier, à qui nous empruntons ces détails[2], s'exprime ensuite ainsi dans un ouvrage spécial :

Le même prince voyant chacun s'évertuer à ce sujet : Laissez-les dire, dit-il, personne n'a encore dit la vérité sur le Masque de Fer. (Mémoires du maréchal de Richelieu.)

Et un autre jour, parlant à M. de La Borde : Ce que vous saurez de plus que les autres, dit-il, c'est que la prison de cet infortuné n'a fait de tort à personne qu'à lui. (Mémoires du maréchal de Richelieu.)

Une autre fois, c'est M. d'Argenson, lieutenant de police, qui, visitant la Bastille, soumise à son inspection, et entendant des officiers se livrer, au sujet du Masque de Fer, à de vagues conjectures, dit : On ne saura jamais cela. (Le. P. Griffet, Remarques hist. et crit. sur la Bastille, 1774.)

Ou bien Lenglet-Dufresnoy, enfermé huit fois à la Bastille, qui avait vu le Masque de Fer et lui avait même parlé, interpellé à ce sujet par Anquetil, répondant ; Voulez-vous me faire aller une neuvième fois à la Bastille ? (Annal. polit., 1789.)

Ou bien encore le dauphin, père de Louis XVI, ayant demandé au roi quel était ce fameux prisonnier et recevant cette réponse : Il est bon que vous l'ignoriez, vous en auriez trop de douleur. (Mémoires du maréchal de Richelieu.)

Enfin, Louis XVIII disait à ce sujet : Je sais le mot de cette énigme comme mes successeurs le sauront : c'est l'honneur de notre aïeul Louis XIV que nous avons à garder. (L'homme au Masque de Fer, P.-L. Jacob.)

Voilà, sans contredit, un des mots les plus significatifs qui aient été dits sur ce point.

S'il ne c'était pas agi d'une question de famille, de quelque grande injustice commise ; si le prisonnier avait été un des nombreux personnages qu'on a cru reconnaître en lui, l'honneur de Louis XIV ne se fût trouvé que médiocrement intéressé.

Un duc incarcéré pour crime d'État, un secrétaire du duc de Mantoue, ravi brusquement à la scène politique, voire même un étudiant de Clermont mis sous clef pour un distique, ce ne sont pas là des faits capables de troubler la conscience de toute une génération de rois.

Il fallait plus ; il fallait le mépris d'un droit sacré et incontestable ? la violation du principe d'hérédité, et c'est là ce que nous montre l'histoire de la naissance de Louis XIV, acceptée par les chroniqueurs, dans les conditions où nous l'avons indiquée.

 

CHAPITRE III.

LES PREMIÈRES ANNÉES DU MASQUE DE FER. — RÉVÉLATION CONCLUANTE À L'ÉGARD DE CE PRISONNIER. — COMMENCEMENT DE SA CAPTIVITÉ.

 

L'enfance du Masque de Fer resta enveloppée de mystère.

Il fut sans doute élevé sous un nom supposé, loin de la cour et de Paris. On croit qu'il resta enfermé jusqu'à sa majorité au fort d'Exiles, où un gouverneur partagea sa captivité. Mais rien de précis ne peut être relevé à ce sujet.

On sait seulement, et c'est la suite de son existence qui nous rapprend, que le jeune homme reçut une brillante éducation. Il apprit l'équitation, l'escrime, la musique, la danse, et se distingua dans tous les arts, dont quelques-uns devaient plus tard lui aider à supporter plus patiemment l'ennui de sa captivité.

Il aimait le luxe et la toilette. Sa mise était recherchée, et sa tenue accusait des habitudes de petit maître ; mais les soins qu'il donnait à sa personne ne nuisaient en rien à la culture de son esprit, comme nous aurons l'occasion de le constater plus loin, en citant quelques fragments de ses écrits.

Dans la première période de sa vie, et alors qu'il était encore libre et ne portait pas même ce masque que l'ingénieuse cruauté de Louis XIV et de Louvois inventèrent pour lui, il eut une aventure sentimentale avec une jeune fille du nom d'Etiennette.

C'est ce que nous apprend encore l'ouvrage de M. C. Leynadier. Cette jeune fille était l'enfant son gouverneur, et devait plus tard, suivant le même auteur, jouer un rôle dramatique dans la fuite du prisonnier enfermé à Sainte-Marguerite.

Pour en finir avec les préliminaires de notre histoire, nous allons citer le document dont nous avons parlé tout à l'heure, document surpris aux mains du Régent par mademoiselle de Valois.

Cette pièce est certainement la plus concluante en faveur de la thèse qui fait du Masque de Fer un héritier royal.

Elle est extraite des Mémoires du maréchal de Richelieu, chap. IX, ayant pour titre : Le Régent dévoile le secret du Masque de Fer.

L'auteur des Mémoires s'exprime ainsi :

Sous le feu roi, il fut un temps où tous les ordres de la société se demandaient quel était ce fameux personnage connu sous le nom de Masque de Fer. Mais je vis cette curiosité se ralentir quand Saint-Mars l'ayant conduit à la Bastille, on affecta de dire qu'on avait l'ordre de tuer ce prisonnier s'il se faisait connaître, et aussi celui qui aurait le malheur de dévoiler qui il était. Cette menace d'assassiner le prisonnier et les curieux du secret fit dès lors une telle impression, qu'on ne parla qu'à demi-mots de ce personnage mystérieux tant que le roi vécut.

Mais dans la suite on se montra plus hardi. En 1719, je demandai à mademoiselle de Valois, tant j'étais aimé, quel était ce prisonnier au masque de fer. Elle cajola tant le Régent, que le lendemain elle m'envoya l'écrit suivant enveloppé d'un billet chiffré, que les lois de l'histoire veulent que je rapporte ici entier, comme un monument matériel de notre histoire, dont je garanti l'authenticité. La princesse m'écrivait en chiffres quand elle me parlait le langage de la galanterie.

Voici le billet chiffré ; le mémoire historique suivra :

2. 4. 17. 12. 9. 2. 20. 2. 1. 7. 14. 20. 10. 3. 24. 1. 11. 14. 4. 15. 16. 12. 17. 14. 2. 1. 21. 11. 20. 17. 12. 9. 14. 9. 2. 8. 20. 9. 21. 21. 1. 5. 12. 17. 15. 00. 14. 1. 15. 14. 12. 9. 21. 5. 5. 12. 9. 21. 15. 20. 14. 8. 3.

Relation de la naissance et de l'éducation du prince infortuné soustrait par les cardinaux de Richelieu et Mazarin à la société et renfermé par ordre de Louis XIV, composée par le gouverneur de ce prince au lit de la mort.

Le prince infortuné que j'ai élevé et gardé jusqu'à la fin de mes jours, naquit le 5 septembre 1638, à huit heures et demie du soir, pendant le souper du roi. Son frère, à présent régnant, était né le matin à midi, pendant le dîner de son père. Mais, autant la naissance du roi fut splendide et brillante, autant celle de son frère fut triste et cacher avec soin ; car le roi, averti par la sage-femme que la reine devait faire un second enfant, avait fait rester en sa chambre le chancelier de France, la sage-femme, le premier aumônier, le confesseur de la reine et moi, pour être témoins de ce qu'il en arriverait et de ce qu'il voulait faire s'il naissait un second enfant.

Déjà depuis longtemps, le roi était averti par prophéties que sa femme ferait deux fils ; car il est venu, depuis plusieurs jours, des pâtres à Paris qui disaient en avoir eu inspiration divine, bien qu'il se disait dans Paris que, si la reine accouchait de deux dauphins, comme on l'avait dit, ce serait le comble du malheur de l'Etat. L'archevêque de Paris, qui fit venir ces devins, les fit enfermer tous deux à Saint-Lazare, parce que la peuple en était ému, ce qui donna beaucoup à penser au roi à cause des troubles qu'il avait lieu de craindre dans son Etat.

Soit que les constellations en eussent averti les pâtres, soit que la Providence voulût avertir Sa Majesté des malheurs qui pouvaient advenir à la France, ce qui avait été prédit par les devins arriva.

Le cardinal, à qui le roi avait fait savoir par message cette prophétie, avait répondu qu'il fallait s'en aviser, que la naissance de deux dauphins n'était pas une chose impossible, et que, dans ce cas, il fallait soigneusement cacher le secret, parce qu'il pourrait à l'avenir vouloir être et combattre son frère pour soutenir une seconde vie dans l'Etat et régner.

Le roi était souffrant dans son incertitude, et la reine, qui poussa des cris, nous fit craindre un second accouchement. Nous envoyâmes quérir le roi qui pensa tomber à la renverse, pressentant qu'il allait être père de deux dauphins. Il dit à l'évêque de Meaux, qu'il avait prié de secourir la reine : — Ne quittez pas mon épouse jusqu'à ce qu'elle soit délivrée ; j'en ai une inquiétude réelle.

Incontinent après il nous assembla, l'évêque Meaux, le chancelier, le sieur Monerat, la dame Peronnette, sage-femme, et moi. Il nous dit en présence de la reine, afin qu'elle pût l'entendre : Vous répondez sur votre tête si vous publiez la naissance d'un second dauphin. Je veux que sa naissance soit un secret de l'Etat, pour prévenir les malheurs qui pourraient arriver, la loi salique ne déclarant rien sur l'héritage du royaume en cas de naissance de deux fils aînés des rois.

Ce qui avait été prédit arriva, et la reine accoucha, pendant le souper du roi, d'un dauphin plus mignard et plus beau que le premier, qui ne cessa de se plaindre et de crier, comme s'il eu déjà éprouvé du regret d'entrer dans la vie, où il aurait ensuite tant de souffrances à endurer.

Le chancelier dressa le procès-verbal de cette merveilleuse naissance unique dans notre histoire Ensuite, Sa Majesté ne trouvant pas bien fait le premier procès-verbal, le brûla en notre présence et ordonna de le refaire plusieurs fois, jusqu'à ce qu'elle le trouvât à son gré. M. l'aumônier voulu remontrer que Sa Majesté ne pouvait cacher la naissance d'un prince ; mais le roi répondit qu'il y avait à cela une raison d'Etat.

Le roi nous dit ensuite de signer notre serment. Le chancelier le signa d'abord, puis M. l'aumônier, puis le confesseur de la reine, et je signais après. Le serment fut signé aussi par le chirurgien et la sage-femme qui délivra la reine, et le roi attacha cette pièce au procès-verbal, qu'il emporta et dont je n'ai jamais ouï parler.

Je me souviens que Sa Majesté s'entretint avec Mgr le chancelier sur la formule de ce serment, et qu'il parla longtemps fort bas.

Après cela, la sage-femme fut chargée de l'enfant dernier né ; et, comme on a toujours craint qu'elle ne parlât trop sur sa naissance, elle m'a dit qu'on l'avait souvent menacée de la faire mourir si elle venait à parler. Il nous fut même expressément défendu, à nous, témoins de la naissance de cet enfant, d'en parler entre nous, sous aucun prétexte.

Pas un de nous n'a encore violé son serment, car Sa Majesté ne. craignait rien tant après elle, que la guerre civile que ces deux enfants nés ensemble pouvaient susciter. Plus tard, quand le cardinal s'empara de la surintendance de l'éducation de cet enfant, il l'entretint toujours dans cette crainte.

Le roi nous ordonna aussi de bien examiner ce malheureux prince qui avait une verrue au-dessus du coude gauche, une tache jaunâtre à son cou du côté droit, et une plus petite verrue au gros de sa cuisse droite. Le motif du roi était pour, en cas de décès du premier né, de mettre en sa place l'enfant royal qu'il allait nous donner en garde. A cet effet, il requit notre seing du procès-verbal, le lit sceller d'un petit sceau royal en notre présence, et nous le signâmes, selon son ordre, après elle.

Quant aux bergers qui avaient prophétisé sa naissance, je n'en ai jamais entendu parler, il est vrai que je ne m'en suis pas enquis. M. le cardinal, qui prit soin de cet enfant mystérieux, aura pu les dépayser.

Pour ce qui est de l'enfance du second prince, la dame Peronnette en fit comme d'un enfant sien d'abord, mais qui passa pour un fils bâtard de quelque grand seigneur du temps, parce qu'il ne fut pas malaisé de connaître, aux soins qu'elle en prenait et aux dépenses qu'elle faisait, que c'était un fils riche et chéri, bien que désavoué.

Quand le prince fut un peu grand, Mgr le cardinal Mazarin, qui fut chargé de son éducation après Mgr le cardinal de Richelieu, me le fit bailler pour l'instruire, et l'élever comme l'enfant d'un roi, mais en secret.

La dame Peronnette lui continua ses offices jusqu'à la mort, avec attachement d'elle à lui, et de lui à elle encore davantage. Le prince a été instruit en ma maison, en Bourgogne, avec tout le soin qui est dû à un fils de roi et frère de roi.

J'ai eu de fréquentes conversations avec la reine-mère pendant les troubles de la France, et Sa Majesté parut craindre que, si jamais la naissance de cet enfant était connue du vivant de son frère le jeune roi, quelques mécontents n'en prissent raison de se révolter, parce que plusieurs médecins pensent que le dernier né de deux enfants jumeaux est le premier conçu et par conséquent qu'il est roi de droit.

Cette crainte néanmoins ne put jamais engager la reine à détruire les preuves par écrit de sa naissance, parce qu'en cas d'événement et de mort du jeune roi, elle entendait faire reconnaître son frère quoiqu'elle eût un autre enfant ; elle m'a souvent dit qu'elle conservait avec soin ces preuves par écrit dans sa cassette.

J'ai donné au prince infortuné toute l'éducation que je voudrais que l'on me donnât à moi-même, et les fils des princes avoués n'en ont pas une meilleure. Tout ce que j'ai à me reprocher, c'est d'avoir fait le malheur du prince quoique sans le vouloir.

Et voici comment.

A dix-neuf ans, il eut une envie étrange de savoir qui il était ; et comme il voyait en moi la résolution de le lui taire, me montrant à lui plus ferme quand il m'accablait de prières, il résolut dès lors de cacher sa curiosité et de me faire accroire qu'il pensait qu'il était mon fils, né d'un amour illégitime. Quand il m'appelait son père et que nous étions seuls, je lui dis souvent qu'il se trompait. Mais je ne lui combattais plus ce sentiment qu'il affectait peut-être pour me faire parler. Il n'en cherchait pas moins les moyens de connaître qui il était.

Deux ans s'étaient écoulés, quand une malheureuse imprudence de ma part, que je me reprocherai toute ma vie, lui fit connaître qui il était. Il savait que le roi m'envoyait depuis peu de temps des messagers, et j'eus le malheur de laisser ouverte ma cassette où étaient des lettres de la reine et des cardinaux. Il lut une partie et devina l'autre par sa pénétration ordinaire. Dans la suite, il m'a avoué avoir enlevé la lettre la plus expressive et la plus marquante sur sa naissance.

Je me ressouviens qu'une habitude hargneuse et brutale succéda à cette amitié et à ce respect pour moi dans lequel je l'avais élevé, Mais je ne pus d'abord reconnaître la source de ce changement, car je ne me suis avisé jamais comment il avait fouillé dans ma cassette et jamais il n'a voulu m'en avouer les moyens, Peut-être a-t-il été aidé par quelques ouvriers qu'il n'a pas voulu faire connaître, peut-être a-t-il eu d'autres moyens.

Il commit un jour, cependant, l'imprudence de me demander le portrait du roi Louis XIII et du roi régnant. Je lui répondis qu'on en avait de si mauvais, que j'attendais qu'un ouvrier en eût fait de meilleurs pour les avoir chez moi.

Cette réponse, qui ne le satisfit pas, fut suivie de la demande d'aller à Dijon. J'ai su dans la suite que c'était pour y aller voir un portrait du roi et partir pour la cour qui était à Saint-Jean-de-Luz, à cause du mariage avec l'Infante. Il voulait s'y mettre en parallèle avec son frère et voir s'il en avait la ressemblance.

J'eus connaissance d'un projet de voyage de sa part, et je ne le quittai plus.

Le jeune prince alors était beau comme l'amour, et l'amour l'avait aussi très-bien servi pour avoir un portrait de son frère. Depuis quelques mois, une jeune gouvernante de la maison était de son goût, et il la caressa si bien et la contenta de même, que, malgré la défense à tous les domestiques de rien lui donner que par ma permission, elle lui donna un portrait du roi.

Le malheureux prince le reconnut, et il le pouvait bien, puisqu'ils se ressemblaient tellement, qu'un même portrait pouvait servir à l'un et à l'autre. Celle vue le mil dans une telle fureur qu'il vint à moi en me disant : — Voilà mon frère, et voilà qui je suis ! ajouta-t-il en me montrant une lettre du cardinal Mazarin qu'il m'avait volée.

Telle fut la scène de la reconnaissance.

La crainte de voir le prince s'échapper et accourir au mariage du roi me fit redouter un pareil événement. Je dépêchai un message au roi pour l'informer de l'ouverture de ma cassette et du besoin de nouvelles instructions. Le roi fit envoyer ses ordres par le cardinal qui furent de nous enfermer tous les deux jusqu'à nouvel ordre, en lui faisant entendre que sa prétention était la cause de notre malheur commun.

J'ai souffert avec lui dans notre prison jusqu'au moment où je présume que mon juge d'en haut a prononcé mon arrêt de partir de ce monde.

Dans ce moment solennel, je ne puis refuser à la tranquillité de mon âme ni à mon élève, une sorte de déclaration qui lui indiquerait les moyens de sortir de l'état ignominieux où il est, si le roi venait à mourir sans enfants. Un serment forcé peut-il obliger au secret sur des anecdotes incroyables, qu'il est nécessaire de laissera la postérité ? Que Dieu devant qui je vais paraître soit mon juge.

 

L'auteur de cette importante révélation est resté inconnu, mais son récit éclaire suffisamment cette première partie de notre récit pour qu'il ne reste aucun doute sur l'époque où commença la captivité du Masque de Fer.

Après la mort du gouverneur anonyme et les révélations faites au prisonnier touchant sa qualité véritable, Louis XIV s'effraya des dangers que pouvait lui susciter l'ambition du jeune homme.

De concert avec Louvois, il résolut alors de le mettre dans l'impossibilité de rien entreprendre contre son autorité, et, pour éviter les conjectures qu'aurait pu faire naître la ressemblance du prisonnier avec lui, et les tentatives politiques que cette ressemblance aurait pu inspirer, il imagina l'usage de ce masque de velours et d'acier, qui devait pour toujours dérober aux regards les traits du malheureux condamné.

Il fallut en outre lui trouver un gardien, un geôlier inflexible, prêt à tout pour la sécurité du roi et assez sûr de lui-même pour engager sa vie comme garantie de sa vigilance.

Ce geôlier, ce fut Saint-Mars, qui vit commencer et finir la captivité du Masque de Fer.

 

CHAPITRE IV

SAINT-MARS. — INSTRUCTIONS DU ROI ET DE LOUVOIS. — PIGNEROL. — CHANGEMENT DE PRISON. — DÉTAILS SUR LA FORTERESSE DE SAINTE-MARGUERITE.

 

Benigne d'Auvergne de Saint-Mars, seigneur de Dinion et de Palteau, était un petit gentilhomme de noblesse champenoise, qui avait été bailli de Sens avant d'être admis dans les gardes du corps du roi. Agé de plus de cinquante ans, il épousa une sœur de Mme Dufresnoy, femme d'un premier commis au département de la guerre et maîtresse de Louvois. Mme Dufresnoy employa son crédit pour commencer la fortune de son beau-frère, qui fut nommé gouverneur de Pignerol, où il devait plus tard avoir pour prisonnier le Masque de Fer. Mme de Saint-Mars mourut dans cette forteresse. L'extrait du livre du bibliophile P. L. Jacob, que nous avons cité à la fin de notre premier chapitre, dénoua entre cette femme et le surintendant Fouquet un commencement d'intrigue qui attira sur elle une vengeance terrible.

Saint-Mars épousa en secondes noces la fille de ce premier gouverneur du Masque de Fer dont nous avons rapporté la singulière confession ; celte même gouvernante qu'il n'a pas nommée, par pudeur paternelle, et que le captif des îles Sainte-Marguerite devait revoir dans sa prison.

C'est à M. Camille Leynadier que nous devons l'indication de celle rencontre romanesque. Nous pensons qu'il l'a puisée à d'aussi bonnes sources que ses autres renseignements. C'est pourquoi nous n'hésiterons pas, nous abritant derrière son autorité, à la faire figurer dans ce récit.

Saint-Mars, dit le bibliophile Jacob, représentait un spectre plutôt qu'un homme, tant la décrépitude avait chez lui un aspect hideux. Sa grande taille paraissait gigantesque à cause de. son physique grêle et caduc ; un tremblement perpétuel parcourait tous ses membres, agitait sa tête chargée d'une perruque blonde, ou plutôt jaune, et imprimait à sa physionomie une contraction effrayante ; ses traits, déformés par les rides et les tiraillements nerveux, n'avaient plus de type que celui de la bassesse et ne reflétaient jamais un sentiment généreux ; il y avait de la fausseté et de la méchanceté dans ses petits yeux louches, dont les regards ne s'élevaient de terre qu'à la dérobée, de peur d'être rencontrés, et se réfugiaient presque aussitôt sous leurs paupières abritées de longs cils ; son nez, pointu et constamment rouge, éclatait au milieu de son visage hâve et cadavéreux, dont la bouche violette semblait avoir perdu le souffle dans les convulsions de l'agonie.

Tel était l'homme choisi par Louis XIV et par Louvois pour garder le prisonnier d'Etat.

Saint-Mars fut introduit une fois dans le cabinet du roi.

 

Après lui avoir fait connaître la mission dont il allait le charger, Louis XIV lui adressa quelques recommandations sévères, touchant les précautions à prendre pour la surveillance du prisonnier.

Aux termes de ces recommandations, ce dernier ne devait être vu de personne ; un masque devait nuit et jour couvrir ses traits ; il y avait peine de mort jour le captif s'il se montrait le visage découvert ; peine de mort pour ceux qui l'entouraient, si à dessein ou par hasard, ils pouvaient le voir sans masque.

Outre ces instructions verbales que le roi compléta en faisant comprendre à Saint-Mars que sa vie dépendait de l'attention avec laquelle il garderait l'incognito du prisonnier, Je gouverneur de Pignerol en reçut d'écrites à la main de Louvois.

Ces instructions étaient ainsi conçues :

Aux instructions verbales que vous avez reçues du roi, et dont vous pourrez méditer à loisir la portée, ajoutez celles-ci :

Vous traiterez le prisonnier avec le plus grand respect.

Vous pourrez même, au besoin, et sans déroger, le servir à table.

Sa table sera servie avec luxe.

Tout ce qu'il pourra désirer en fait de vêtements, de linge, d'ameublements, de superfluités de la vie, lui sera accordé.

Le prisonnier reste entièrement libre, soit de nuit, soit de jour.

Quand il ira à la messe ou à la promenade, il lui est expressément défendu de parler ou de montrer son visage. Deux Invalides le suivront, leurs fusils chargés à balle, avec ordre de tirer sur lui s'il enfreint cette clause. Un valet, un médecin, un aumônier, seront attachés au service du prisonnier. Ces deux derniers ne pourront communiquer avec lui qu'en voire présence.

Le roi se remet à vous d'en user comme vous le jugerez à propos à l'égard des valets. Dans la condition où il est, le prisonnier cherchera naturellement toutes sortes de voies pour les séduire ; c'est à vous à prendre toutes sortes de précautions centre eux pour les empêcher d'être séduits. Soyez prudent et sage, et prenez si bien vos mesures que vous puissiez parer à tous les inconvénients.

Sa Majesté souhaite que le prisonnier n'abuse pas de la confession. Vous l'autoriserez à se confesser aux quatre grandes fêtes de l'année, et, sauf les cas de maladie grave, vous restreindrez votre permission à ces jours.

Vous savez que vous répondez corps pour corps Bu prisonnier. Aussi, le roi entend que vous ayez absolu pouvoir de vie et de mort sur les domestiques, soldats et gens à gages que vous emploierez et choisirez selon vos volontés, à la charge par vous de rendre compte du prisonnier. Le roi s'en rapporte donc de tout point à votre sagesse et à votre, équité pour la punition prompte et exemplaire des délits qui se commettraient dans l'intérieur de la prison, et ratifie d'avance ce que vous jugerez à propos d'ordonner là-dessus, priant Dieu qu'il vous ail-en sa sainte garde.

Écrit à Fontainebleau, le 30 juillet 1666.

Signé LETELLIER.

Pour ampliation : LOUVOIS.

 

C'est en vertu de ce pouvoir que Saint-Mars prit possession de son prisonnier et l'emmena à Pignerol.

Les détails sur son séjour dans cette forteresse nous manquent complètement.

Si nous n'avions pas, dès le principe, écarté toute analogie entre le Masque de Fer et le surintendant Fouquet, nous aurions pu trouver dans le livre du bibliophile Jacob, qui confond ces deux personnages, d'intéressants matériaux à utiliser. Mais ne pouvant accepter cette confusion, il no est impossible d'être plus explicite à l'égard Pignerol.

Une chose singulière nous frappe cependant, et il est bon d'en faire l'observation pour n'y plus revenir.

En lisant l'ouvrage du bibliophile Jacob et celle de M. Camille Leynadier, nous avons été surpris d'une similitude de détails, telle que les événements racontés par l'un se trouvent reproduits par l'autre d'une manière identique, saufs quelques changements de noms.

Cependant le premier de ces auteurs place son drame à Pignerol, le second aux îles Sainte-Marguerite.

Comment se fait-il, par exemple, que la description de la prison du Masque de Fer s'applique presque textuellement à celle du cachot de Fouquet ?

Comment se fait-il encore que l'épisode du valet pendu devant la fenêtre du captif ; — épisode que nous retracerons plus loin, — se retrouve dans les deux ouvrages ?

Les faits ont-ils réellement été doubles, ou l'un des auteurs s'est-il inspiré de l'autre et a-t-il fait servir à la mise en scène de son récit certains emprunts étrangers à la vérité historique, mais précieux au point de vue de l'intérêt dramatique ?

Nous ne discuterons pas cette délicate question laissant à chacun la responsabilité de son œuvre et nous nous bornerons à citer les sources où nous aurons puisé nos renseignements.

Il était nécessaire, dès à présent, de mettre le lecteur au courant de nos observations, afin que tout en s'intéressant à notre récit, il se tînt en garde contre Les passages où nous n'aurons pas la ressource de mettre sous des yeux ses documents d'une authenticité reconnue.

Ce que nous nous sommes donné la mission d'écrire ici, ce n'est pas un roman, c'est une histoire. Notre réserve précédente ressort clairement de cette déclaration.

Laissons donc le Masque-de-Fer commencer à Pignerol sa douloureuse passion et suivons-le à Sainte-Marguerite, où le mystère de son existence est moins soigneusement gardé.

La situation des îles Sainte-Marguerite étant déjà suffisamment connue, nous ne répéterons pas ce que nous avons dit à leur sujet.

Mais aux renseignements sommaires que nous avons donnés, il convient d'en ajouter d'autres plus spéciaux à propos de la prison du Masque-de-Fer.

Cette prison, dit Piganiol de la Force (Description de la France, 1753, tom. 5), était la prison la plus sûre qui fût en France. Elle n'était éclairée que par une seule fenêtre regardant la mer, et ouverte à quinze pieds au-dessus du chemin de ronde ; en outre, cette fenêtre, percée dans un mur très-épais, était défendue par trois grilles de fer placées à distance égale ; ce qui faisait un intervalle de deux toises entre les sentinelles et le prisonnier. Les rondes se succédaient de demi-heure en demi-heure, et les sentinelles ne restaient que trois heures à leur poste.

Par un escalier taillé dans un mur, et fermé, chaque vingt marches, d'une porte en pont-levis, derrière laquelle se tenait un factionnaire, on descendait dans le principal corps de garde, qui n'avait d'autre issue que le jardin du gouverneur.

Clos sur trois de ses côtés par les murs de prison, ce jardin, planté d'orangers, de figuiers, d'arbres fruitiers de toutes sortes, était bordé sur la quatrième par un amas de rochers inaccessibles dont la mer battait de ses vagues le pied. Au fond de ce jardin, du côté de la mer, était un trou en forme de puits incliné, dans lequel on ne descendait qu'avec une difficulté extrême, à l'aide de quelques marches de pierre, pouvant à peine percevoir tout le pied, et qui conduisaient à un souterrain fort étroit aboutissant à la mer. On appelle ce lieu les Oubliettes. Les ruines en existent encore, et la tradition porte que, lorsqu'un prisonnier d'Etat mourait dans le château, soit de mort naturelle, soit de mort violente, pour que personne ne fût instruit de sa mort, on le descendait pendant la nuit dans ce caveau. Puis, au moyen d'une grosse pierre qu'on lui attachait autour du corps on le jetait au fond de la mer.

Ainsi disparaissaient à la fois le crime et la preuve du crime.

(C. Leynadier. — Le Masque de Fer, p. 5.)

 

C'est dans cette effrayante retraite que la victime de Louis XIV était destinée à vivre et à mourir. L'avenir lui réservait cependant une dernière prison : la Bastille.

Mais, dans l'intention première de rendre définitif son séjour à Sainte-Marguerite, on lui avait préparé un appartement qui comprenait la moitié du troisième étage d'un gros donjon carré, entouré de fortifications.

C'était une vaste chambre, très-haute de plafond, formant un triangle complet, coupé à chacun de ses angles par des colonnes accouplées qui faisaient de l'ensemble un hexagone qui n'était pas sans grâce. Trois cabinets étaient ménagés dans les angles du triangle. L'un servait de garde-robe au prisonnier, l'autre d'alcôve où couchait l'un des valets chargés de le surveiller nuit et jour, et dont l'un dormait pendant que l'autre veillait. Le troisième était rempli par une cheminée gothique dont le manteau, surchargé d'ornements d'architecture, se déployait majestueux, encadré dans une élégante et légère broderie de dentelles de pierre. La voûte blanchie était sillonnée d'arêtes qui venaient aboutir à une clé pendante d'où descendait un anneau de fer auquel était appendue une lampe qui restait allumée toute la nuit.

Une seule fenêtre ouvrant sur le bord de la mer éclairait l'appartement. Cette fenêtre était close en dedans par des barres de fer, et au dehors par un treillis de fil d'archal. Un châssis à tabatière, qui ne s'ouvrait que par ordre du gouverneur et à petites vitres enchâssées de plomb, couvertes d'un enduit de poussière, formait une troisième fermeture qui, l'été, interceptait les fraîches exhalaisons de.la mer, et qui, l'hiver, métamorphosait les rayons vivifiants du soleil de Provence en livide crépuscule.

L'ameublement de ce lieu était d'une certaine magnificence pour une prison. Une tapisserie de Bergame, assez fraîche, représentant un congrès d'amours ailés assez mal à leur aise dans une prison d'Etat, couvrait les murs à dix pieds du sol. Un plancher de bois interceptait l'humidité d'un carrelage en pierre. Ici un grand lit avec dorures, sculptures, baldaquin en étoffes brochées, matelas en laine d'Alexandrie, draps en toile fine et couvertures à grands ramages. Là une vaste table d'ébène à pieds tournés et enchâssée de cuivre doré, un grand bahut de bois sculpté, un large fauteuil de cuir, dans lequel le prisonnier passait bien des nuits en proie à de cuisantes angoisses ; des escabelles pour les valets, ou le gouverneur, quand le prisonnier lui permettait de s'asseoir, et enfin une armoire élégante, vitrée, formant bibliothèque et contenant quelques livres qu'on renouvelait un à un après scrupuleux examen de leur contenu. Dans tout cela, on eût vainement cherché des plumes, de l'encre, du papier, des crayons, tout ce qui eût pu servir à retracer, même pour lui seul, le moindre écho de cette grande infortune.

Tel était le lieu où un malheureux devait passer douze ans de sa vie, le visage couvert d'un masque de fer à ressorts, fermé par derrière avec un cadenas scelle, fait avec tant d'art, qu'il était impossible au prisonnier de l'ouvrir lui-même sans s'arracher la vie.

(Ouvrage cité.)

 

CHAPITRE V.

LE GEÔLIER. — OCCUPATION DU PRISONNIER. — SYSTÈME D'ESPIONNAGE IMAGINÉ PAR SAIJST-MARS. — LETTRE À CE SUJET. — RAPPORT DE SAINT-MARS AVEC LE MASQUE DE FER.

 

Saint-Mars, quelle que fût son activité, ne pouvait répondre seul d'un prisonnier de cette importance.

Il lui fallait des auxiliaires ; il en trouva, et tous furent dignes du choix que le farouche gouverneur avait fait d'eux.

Ce fut d'abord M. de Blainvilliers, son parent, spécialement chargé de remettre les rapports confidentiels du gouverneur au ministre, et les ordres du ministre au gouverneur. Il allait fréquemment de Pignerol ou de Sainte-Marguerite à Versailles ou à Saint-Germain, pour y porter des dépêches secrètes concernant le prisonnier ; c'est par ce nom que le gouverneur et le ministre désignaient le Masque de Fer.

Puis encore Corbé, autre parent de Saint-Mars, préposé à la surveillance du prisonnier. Ce Corbé, seigneur d'Erimont, dit Constantin de Renneville dans son Inquisition française, était le plus brutal des hommes.

Un Provençal, nommé Rosarges, major dans les compagnies franches, remplaçait Saint-Mars dans les rares et courtes, absences que celui-ci se trouvait forcé de faire par ordre du ministre.

Ce major, dit le même chroniqueur, était le plus brutal des hommes. L'excessive quantité d'eau-de-vie qu'il buvait le maintenait dans un état d'irritation continuelle.

 

C'était la personne de confiance de Saint-Mars, ayant spécialement soin du prisonnier masqué, avec défense, sous peine de la vie, de jamais lui parler.

A cet effet, le major Rosarges avait sous ses ordres immédiats quatre autres personnes spécialement chargées du service du prisonnier : l'aumônier Giraud ; le chirurgien Abraham Rheill, opérateur sinistre, aussi mal famé que sa médecine, et à qui Saint-Mars donnait ses vieilles perruques et ses vieux justaucorps ; le porte-clés Ret, qui ne Talait guère mieux que le chirurgien ; et enfin le capitaine des portes, Lécuyer, qui, dit toujours Renneville, était bien moins méchant que ce monde-là, et avait encore quelque espèce de crainte de Dieu.

Si l'on ajoute à cela deux valets qui, seuls, hors de la présence du gouverneur, pouvaient parler au prisonnier, et qu'on renouvelait souvent, sans qu'on sût jamais ce qu'ils étaient devenus, on aura une idée du personnel dont Saint-Mars à Sainte-Marguerite avait entouré le Masque de Fer.

(Ouvrage cité.)

 

Le Masque de Fer avait peu de distractions dans sa prison. Il ne pouvait causer avec ses gardiens et passait son temps à jouer de la guitare, ou à s'épiler le menton avec les pincettes d'acier.

On ne lui permettait que de courtes promenades dans le jardin du gouverneur. Quand il s'y rendait, deux valets l'accompagnaient et il lui était, comme toujours, interdit de leur parler.

A peine était-il sorti de sa prison qu'un roulement de tambour se faisait entendre.

A ce signal, tout le monde devait se hâter de quitter les cours où allait passer le prisonnier. On obtenait ainsi le plus grand mystère autour de sa personne ; nul ne se serait d'ailleurs avisé d'enfreindre la consigne, car il y allait de la vie.

Le captif pouvait aussi entendre la messe ; mais dans une stalle réservée et le dos tourné aux assistants.

Deux invalides, placés derrière lui, le tenaient couché en joue et avaient ordre de faire feu dans le cas où il eût tenté de se tourner vers la foule pour lui parler.

Cet ensemble de précautions ne suffisait pas encore à calmer les défiances de Saint-Mars. Il faisait espionner son prisonnier dans toutes les circonstances et il l'espionnait lui-même, comme il l'affirme dans la lettre suivante, adressée a Louvois, le 11 avril 1687.

... Indépendamment des deux valets attachés au service de mon prisonnier, dont l'un veille pendant que l'autre dort, et qui ont, sous peine de la vie, l'ordre de ne répondre à aucune de ses questions en dehors du service et de me rapporter mot pour mot, ses paroles et ses actions, j'ai fait pratiquer au plafond de son appartement une barbacane d'où je puis, sans être vu, voir tout et tout entendre.

Ces deux valets, de même que mon lieutenant Rosarges, Corbé, l'aumônier Giraud, le chirurgien Rheill, le porte-clés Rot, le capitaine des portes Lécuyer, sont chargés de s'espionner mutuellement et à leur insu.

Pour sa promenade dans le jardin, j'ai désigné deux allées découvertes, que deux sentinelles dévouées de ma compagnie, placées au haut des tours, embrassent du regard dans tout leur parcours. Les sentinelles sont spécialement chargées de surveiller si le prisonnier n'échange pas quelque signe avec ceux qui l'escortent.

Les précautions que j'ai prises, quand mon prisonnier va entendre la messe, ne laissent rien à craindre de ce côté. La stalle où il se trouve est séparée du chœur et de la nef par une sorte de tambour, de manière que le prêtre qui dit la messe, ou ceux qui la servent, ne peuvent le voir.

Pour ses repas, c'est la même chose. Sa chambre est précédée d'un petit vestibule où, nuit et jour, un soldat se tient en faction. L'épaisseur d'une double porte, dont le capitaine des portes Lécuyer a seul la clé, empêche ce soldat d'entendre ce qui se dit au dedans. Là est une table sur laquelle les domestiques déposent les mets. Le major Rosarges examine tout avec la plus minutieuse attention : ouvrant les volailles, rompant le pain, coupables fruits pour s'assurer s'il ne se serait pu par cette voie, établi quelque intelligence. Cet examen fait, un des valets du prisonnier vient prendre les plats et sert.

Enfin, monseigneur, j'ai pris toutes les précautions imaginables pour que mon prisonnier ne puisse voir, ni être vu de personne, ne puisse parler à qui que ce soit, ne puisse entendre ceux qui voudraient lui dire quelque chose, sauf en ma présence. Et la machine que je suis parvenu à organiser pour le service du roi fonctionne maintenant d'une manière si admirable que non-seulement les actes les plus insignifiants du prisonnier me sont scrupuleusement rapportés, mais encore ceux des personnes attachées à divers titres à son service.

La barbacane, qu'à l'insu de tout le monde j'ai fait pratiquer au plafond de la chambre du prisonnier, me met à même de vérifier l'exactitude des rapports, de compléter même, au besoin, quelques circonstances que, par oubli ou par inadvertance, on aurait cru devoir omettre, et d'avoir, par ces révélations inattendues, établi sur tout ce qui entoure le prisonnier, une sorte de système de terreur qui assure la sécurité, la régularité la plus parfaite dans le service du roi. — Archives des affaires étrangères. Extrait de Roux-Fazillac.

 

A la date du 30 mai suivant, Louvois répondait à cette lettre de Saint Mars :

Il ne se peut rien ajouter aux précautions que vous avez prises pour la garde de votre prisonnier, et je ne saurais vous donner d'autre conseil que de vous convier à continuer comme vous avez commencé. (Id. id.)

 

On comprend quelle amertume cette situation (levait jeter dans les sentiments du prisonnier.

Il ne vivait plus seul ; la nuit même était refusée à son désir d'isolement ; ses valets l'épiaient ; ses soupirs, ses gestes étaient interprétés par les espions, et rapportés au gouverneur.

S'il goûtait quelques heures de sommeil, ce n'était pas avant d'avoir été dérangé deux ou trois fois par les rondes nocturnes du lieutenant de Saint-Mars ou de Saint-Mars lui-même.

Le prisonnier savait du reste quel était son titre Et les égards qu'on lui devait. Aussi ne manquait-il pas de se venger des cruautés de Saint-Mars en affectant envers lui le ton du plus profond mépris.

Il l'interpellait brutalement ; il le tutoyait et le traitait avec plus de mépris qu'un maître son esclave.

Le gouverneur, qui depuis longtemps avait pris ion parti des boutades du prisonnier et qui d'ailleurs avait été convenablement instruit du respect qu'il lui devait, le gouverneur, disons-nous, n'opposait à ces tempêtes de colère qu'une contenance Froide et ironique.

Le bourreau se savait assez sûr de son pouvoir pour passer légèrement sur les insultes.

D'ailleurs, la vie était si dure pour le prisonnier, il éprouvait un besoin si grand d'entendre le son de la voix humaine, cette voix fut-elle celle d'un ennemi, que souvent, après une sortie violente, il priait Saint-Mars de s'asseoir à sa table et le partager son dîner.

Ces dîners en commun étaient rares et apportaient un certain allègement aux souffrances du captif.

Quand Saint-Mars était de bonne humeur et voulait, chose peu commune, se rendre agréable à son hôte forcé, il faisait paraître à ces dîners, sa femme, cette Etiennette, dont nous avons fait connaître la première aventure.

Mais Mme de Saint-Mars ne se montrait â table que le visage couvert d'un loup de velours noir, et jamais les deux amants d'autrefois n'avaient été mis à même de se reconnaître.

Une nuit, raconte M. C. Leynadier, un des valets qui servaient le prisonnier tomba malade, à la suite d'une insignifiante marque d'intérêt qu'il lui avait donnée pendant le jour et se vit forcé de s'aliter dans l'alcôve de la chambre.

Le Masque de Fer ne crut qu'à une indisposition passagère de son valet et se coucha. Au milieu de la nuit, et pendant son sommeil, le major Rosarges entre à pas de loup dans la chambre, pénètre dans l'alcôve, prend dans ses bras le corps du valet ou mort ou mourant, et laisse à sa place un nouveau valet. Le lendemain, en s'éveillant, le Masque de Fer, à la vue de cette nouvelle figure, soupçonna ce qui était arrivé et demanda à parler au gouverneur. Saint-Mars se fit longtemps attendre.

Il vint enfin.

— Assieds-toi, commandant Saint-Mars, lui dit le prisonnier en lui poussant rudement un tabouret ; je te le permets et causons.

Saint-Mars s'assit.

— Sais-tu, reprit le Masque en s'arrêtant devant lui et se croisant les bras, qu'il faut que tu sois un fameux j... f... pour avoir tué encore ce pauvre Champagne ? Voilà, de compte fait, la troisième personne qui meurt à mon service depuis que tu es mon geôlier.

— Vous croyez, monseigneur ? dit Saint-Mars qui avait adopté pour système d'opposer un calme impudent à la colère de sa victime. En effet, ajouta-t-il en se reprenant, de compte fait, c'est bien trois. Picard a été étranglé, Bourguignon a été pendu et Champagne, ma foi, je ne sais trop le qu'il est devenu.

Et se tournant vers le major Rosarges, qui était resté debout à la porte du vestibule :

— Rosarges, qu'as-tu fait de Champagne ?

— Champagne, mon commandant ? je l'ai donné à garder aux poissons de la mer.

— As-tu pris soin de le lester pour qu'il ne manque de rien en route ?

— Oui, mon commandant, je l'ai lesté d'une grosse pierre attachée avec une bonne corde autour du corps : mais le pauvre diable n'avait pas besoin de ce colis, il ne remuait ni pied ni aile quand je l'ai pris.

— N'importe, reprit Saint-Mars, deux précautions valent mieux qu'une.

Et s'adressant au prisonnier :

— Vous voilà, monseigneur, parfaitement au courant du sort de Champagne. Si vous n'avez pas de nouveaux renseignements à me demander, permettez-moi de me retirer : le service de la prison exige ma présence ailleurs.

Ce système de calme et d'ironie amère entrait dans le plan de Saint-Mars. Depuis le temps qu'il gardait son prisonnier, il avait eu le loisir d'étudier ce caractère naturellement fier et hautain, et il avait observé que, si la colère le faisait sortir des bornes de cette résignation qu'il s'était imposée, quelque atroce plaisanterie lui révélait plus que tout l'abaissement où il était réduit, la subordination à laquelle il était tombé, et, par dédain ou par réflexion, sa fierté naturelle prenait le dessus ; sa colère rentrait comme par enchantement, et il dédaignait plus longtemps de se plaindre.

Cette fois, soit que, pour quelque cause resté inconnue, la mort de ce dernier valet lui eût été plus sensible, soit tout autre motif, il n'en fut pas ainsi, et se posant en travers de Saint-Mars, qui se disposait à sortir :

— Vieux coquin ! lui dit-il, as-tu au moins fait donner les secours de la religion à ce malheureux Champagne ? et aurais-tu été assez impie pour vouloir être responsable de ses péchés dans l'autre monde ?

— Je crains bien, dit Saint-Mars avec le même calme, qu'il ne soit mort déconfès.

— Tu n'as donc pas assez de tes péchés pour te damner éternellement, bourreau de corps et d'âme ? Si jamais je deviens libre, le premier usage que je ferai de ma liberté, sera de te provoquer en duel.

— Sa Majesté a défendu le duel, monseigneur !

— Eh bien ! je te ferai pendre.

— Je ne fais que mon devoir, monseigneur.

— Ton devoir est-il de faire périr les gens sans confession ? Ton devoir est-il de me persécuter jour et nuit, sans répit ni trêve ? De quelle âme damnée es-tu l'instrument pour te complaire au malheur d'un homme innocent, au supplice d'une déplorable victime ?

— Le roi, monseigneur.

— Tu profanes son nom, misérable ! le roi n'a pu te donner de telles instructions : toi seul es capable d'en inventer de si raffinées en barbarie, de si persévérantes en injustices, de si lâches, de si honteuses. De tels actes n'ont rien de moral ; c'est vil, c'est méprisable. Toi seul es capable de me retenir dans un donjon où je manque d'air et de lumière, et où je meurs lentement.

— Vous, monseigneur, mourir ! Hier encore, j'écrivais au roi que vous étiez en état de supporter trente ans de captivité, et j'espère bien, pendant tout ce temps, avoir l'honneur de vous continuer mes services, et de vous donner tous les jours l'assurance de mon respect.

Et disant cela, Saint-Mars sortit.

Dans les occasions plus ou moins fréquentes le Masque de Fer avait des accès de colère ne cédaient pas à son système de sang-froid l'ironie, Saint-Mars avait un moyen à peu près infaillible de radoucir son prisonnier.

Voici quel était ce moyen :

Quand de la barbacane où il épiait son prisonnier il voyait une sorte de prostration physique précéder à cette tempête de l'âme, il retournait auprès de lui, prenait son ton le plus doux et le mielleux, lui parlait avec douceur, entrait dans ses peines, s'excusait presque sur la dure nécessité où il se trouvait d'en agir ainsi et terminait cette hypocrite démarche en jetant incidemment et comme par hasard les mots suivants, qui produisaient sur cet infortuné un effet réellement magique : Demandez plutôt à Mme de Saint-Mars, disait-il, si je ne prends pas sur moi d'enfreindre mes instructions pour alléger votre sort.

Ce nom, Mme de Saint-Mars, était pour le Masque de Fer un vrai talisman. Il ne se rendait pas compte ni du motif, ni de la cause de cet effet, dont la source était un des mystérieux arcanes du cœur qu'il n'avait jamais essayé de sonder ; mais il lui semblait qu'il y avait là quelque chose qui tenait à sa vie. Etait-ce un souvenir ? était-ce un espérance ? il l'ignorait ; mais ce quelque chose lui rassérénait l'âme, et il ne manquait jamais de prendre Saint-Mars au mot en lui disant : Amenez Mme de Saint-Mars et venez dîner avec moi. Saint-Mars s'inclinait, répondant :

— Monseigneur, Mme de Saint-Mars et moi aurons cet honneur.

Et la paix était faite.

 

Ce récit qui vient à l'appui de ce que nous avons dit des rapports journaliers de Saint-Mars et de son prisonnier, a revêtu sans doute, sous la plume de l'historien, une forme de convention.

Il semble arrangé pour les besoins de la causai mais, sans se préoccuper de cette question de forme, il faut reconnaître qu'il résume la situation d'une façon plus saisissante que n'eût pu le faire une aride relation.

Quant à l'intervention de Mme de Saint-Mars dans la vie du Masque de Fer, il faut la considérer désormais comme réelle, puisque elle se fonde sur un document manuscrit de 1728, mis à la disposition de l'auteur, déjà si souvent cité, par lï bibliothécaire de la ville de Paris

 

CHAPITRE VI.

MADAME DE SAINT-MARS. — SOUVENIRS DE JEUNESSE. — HISTOIRE DE DEUX AMANTS QUI SE SONT VUS LONGTEMPS SANS SE VOIR.

 

Mme de Saint-Mars tenait par son père à l'une des meilleures maisons de Bourgogne, fille du premier gouverneur du Masque de Fer ; son mariage avec Saint-Mars ne dut pas être étranger au choix que le roi fit de ce dernier pour lui confier la surveillance du prisonnier.

Etiennette était d'un caractère fort romanesque et, suivant la chronique, ses aventures de jeunesse furent nombreuses.

Saint-Mars, dont le bibliophile Jacob nous a révélé le caractère haineux et vindicatif, ignorait, comme on le comprend, le lien qui avait autrefois existé entre sa femme et le prisonnier.

Mme de Saint-Mars elle-même n'ayant jamais vu ce dernier sous son masque, fut longtemps loin de se douter qu'elle avait devant les yeux l'objet de ses premières tendresses.

Toutefois une secrète sympathie était née entre le Masque de Fer et la femme de son vieux geôlier. Etiennette avait été spécialement chargée par le gouverneur, de s'occuper des détails de la toilette du prisonnier, qui aimait beaucoup le linge fin, les dentelles de prix et les mille superfluités du costume.

Ces rapports d'économie intérieure entre un homme condamné à l'isolement et une femme jeune encore, disposée aux impressions vives, devaient fatalement dégénérer en entraînements romanesques.

Mme de Saint-Mars ne pouvait voir le captif d'un œil indifférent, et celui-ci tenait sans doute d'autant plus aux soins de sa toilette que la main qui les lui assurait était celle d'une femme incontestablement jeune et probablement jolie.

Cette réflexion ne nous est pas inspirée seulement par l'examen de la position respective des deux reclus. Nous la trouvons suffisamment accusée dans ce passage des Mémoires du maréchal de Richelieu :

Le goût du prisonnier pour le linge très-fin que la femme du gouverneur du fort des îles Sainte-Marguerite s'était chargée de lui procurer, provenait nécessairement de sa vie perpétuellement sédentaire, les variations du grand air ; les mouvements ordinaires du corps dans les habitudes de Société, l'exercice de tous les sens n'avaient point ôté à ses organes celle excessive sensibilité qui appartient aux religieuses, aux jeunes gens élevés mollement et aux femmes trop délicates. Le sang, pendant l'inaction, est poussé dans toutes les extrémités du corps ; l'épiderme qui le couvre en est vivifiée ; le tact y est parfait, la sensibilité exquise, et l'action des objets extérieurs se fait sentir avec plus de force à travers un sens aussi délicat ; les personnes au contraire, accoutumées à voyager ou à faire un grand exercice, les gens de la campagne et ceux qui s'occupent de travaux pénibles, sont moins sensibles à l'impression des objets extérieurs. On ne doit pas être surpris que ce prince renfermé depuis son jeune âge, et qui ne connaissait ni l'usage des pieds, ni l'action du grand air sur ces sens, ni les mouvements d'une âme libre, eût la peau d'une délicatesse extrême ; il n'avait point le goût, mais un vrai besoin de linge fin, et sans doute la main d'ou il lui venait lui rendait ce besoin plus impérieux encore.

 

Le prisonnier et Mme de Saint-Mars se bornèrent longtemps à une contemplation muette ; mais le jour, où sur la demande du Masque de Fer, la femme du gouverneur vint recevoir ses remercîments pour les bons soins qu'elle lui rendait, le jour où elle entendit sa voix et put répondre aux compliments qu'il lui adressa, une révélation profonde se fil en elle.

Un vague souvenir des anciens jours lui revint à l'esprit ; il lui sembla qu'elle avait entendu déjà, et dans un autre lieu la voix du captif, et cette impression accrut le désir qu'elle avait de le connaître et justifia le sentiment qu'il lui avait déjà inspiré.

Le Masque de Fer de son côté se sentit troublé et ému. Songea-t-il à cette Etiennette qu'il avait aimée autrefois, ou bien ne vit-il dans Mme de Saint-Mars qu'une âme compatissante, prête à l'aider à supporter, par un échange d'affectueuses paroles, les angoisses de sa prison ? Quoi qu'il en soit son but le plus cher désormais fut de l'entretenir sans témoins.

Mme de Saint-Mars attendait avec une égale impatience cette heure qui lui permettrait d'interroger le prisonnier sur sa vie passée et de se faire reconnaître à lui, si ses doutes étaient confirmés.

Un jour enfin ils se trouvèrent seuls, par hasard, Saint-Mars étant sorti un instant pour un acte de service.

Mme de Saint-Mars, lisons-nous dans la relation de M. Camille Leynadier, Mme de Saint-Mars, sans préparation, et avec une brusquerie fiévreuse qui dénotait un grand trouble de l'âme, lui demanda à demi-voix :

— Avez-vous jamais aimé, monseigneur ?

— Et vous ? répliqua pour toute réponse le prisonnier d'un ton de voix qui avait le même caractère.

Saint-Mars entra dans ce moment ; mais dans ce mouvement impétueux et irréfléchi de l'âme, le Masque de Fer et Mme de Saint-Mars avaient lu dans leurs cœurs. Leur double demande avait été une double réponse. Le prisonnier savait qu'il avait devant lui cette Etiennette dont l'amour avait ravivé le printemps de sa vie. Mme de Saint-Mars savait que l'infortuné qui gémissait sous ses yeux était ce mystérieux élève qui, dans la maison de son père, avait eu les prémices de son cœur. Mais ils restèrent l'un et l'autre dans l'ignorance dû s'être si bien compris.

Plusieurs mois s'étaient passés sans que le hasard leur eût procuré l'occasion de compléter la révélation de cette page de leur vie ; peut-être même ne se serait-elle jamais présentée, si Mme de Saint-Mars n'eût imaginé de composer un conter où, sous des noms imaginaires, seraient retracés les incidents principaux de ces première amours.

Ce conte un peu dans le goût des formes orientales que quelques écrivains avaient mis à lai mode, était une sorte d'allégorie assez transparente pour que le Masque-de-Fer s'y reconnût, assez obscure pour que Saint-Mars n'y vît qu'un conte à la mode.

Voici ce curieux fragment qui n'a paru nulle part et que j'emprunte au recueil des pièces officielles manuscrites mentionnées plus haut.

HISTOIRE DE DEUX AMANTS QUI SE SONT VUS LONGTEMPS SANS SE VOIR.

Au bord d'un des grands lacs salés dont l'Afrique septentrionale abonde, au centre d'un bois de palmiers séculaires, et à l'extrémité d'une vallée étroite formée de masses rocheuses, était un château bâti par les génies entre le ciel et la terre.

Ce château était entouré de murs dont la hauteur variait de cinquante à cent pieds, et si couvert de plantes saxatiles qu'on ne pouvait presque nulle part démêler ses épaisses assises. Du milieu de l'enceinte s'élevaient, à plus de trois cents pieds, des constructions colossales du sommet desquelles sortaient de grands figuiers de Barbarie et des buissons d'agoul qui paraissaient dans les airs comme une épaisse chevelure.

De quelque point de vue qu'on examinât ces constructions, soit par une bizarrerie de la nature, soit par le calcul des génies qui les avaient élevées, on ne pouvait les fixer sans un inexprimable sentiment de terreur. Ce sentiment navrait l'âme, et à l'aspect de ces masses informes qui se dressaient dans ce lieu presque inaccessible, avec leurs bizarres accidents de pierre ou de branchages, avec des embrasures qui simulaient des yeux éteints, avec une large ouverture qui semblait une gueule immense, on s'imaginait voir la carcasse et les ossements de quelque grande bête féroce.

Les gens du pays appelaient ce lieu le Medrachem n'en approchaient qu'en tremblant.

Vers les premiers temps de l'Hégire, vivait sur le versant septentrional de l'Atlas un saint homme nommé Sidi-Sliman. Il était né à Lambasa. Il était d'une grande bravoure et fort téméraire. Il avait été pris à la guerre dans une expédition malheureuse, et vendu comme esclave au chef d'une puissante tribu du Sal, Si-Rhaman-ben-Kallil.

Sidi-Sliman était un serviteur plein d'humanité et un cœur sensible pour les grandes infortunes. Il avait la confiance de son maître, qui l'avait dispensé des rudes travaux, tels que de cultiver la terre, d'aller chercher au loin le thym et l'alfat, de creuser des puits. Il l'avait commis à la garde de ses troupeaux qui n'avaient jamais été mieux gardés.

Sidi-Sliman cependant gémissait en secret de voir, de temps à autre, quelqu'une de ses brebis enlevées par les tigres de la plaine. Il maudissait son esclavage.

Un jour, il donnait un libre cours à ses plaintes, lorsqu'il vit venir à lui un jeune homme grave, qui portait le costume des Talebs, et qui, comme les natures supérieures, marchait au soleil sans donner de l'ombre. Sidi-Sliman s'inclina profondément devant lui.

— Sidi-Sliman, lui dit l'inconnu, tu es de la tribu des Chellia ; tu dois connaître Medrachem.

Et lui :

— C'est à l'ombre du Medrachem que parquaient mes troupeaux ; c'est là où étaient mes silos où je resserrais mon orge et mon blé ; c'est là où étaient mes femmes et mes enfants.

— Voudrais-tu revoir ton pays ?

— Je ne le puis, je suis esclave.

— Je paierai ta rançon si tu me jures par ma face d'accomplir ce qu'on exigera de toi.

Sidi-Sliman jura.

L'étranger disparut, laissant derrière lui une odeur de parfums si suaves, que toutes les feuilles des palmiers voisins en frissonnèrent de plaisir.

Sidi-Sliman, resté seul, se jeta la face contre terre et rendit grâce à Dieu. A peine avait-il dit deux fois douze fois La Allah ill' Allah, Mohammed rassoullé Allah — Dieu est Dieu, et Mahomet est son prophète —, que l'étranger reparut ; mais cette fois il était suivi d'un chameau qu'il conduisait, le licol passé dans son bras. — Tu es libre, dit-il à Sidi-Sliman, j'ai payé ta rançon à Si-Rhaman-ben-Khalilh. Monte avec moi sur ma Tassaye ; son allure est douce et sa marche rapide comme celle de la jument Borack, le coursier favori du Prophète. Ils se mirent en route et marchèrent pendant cinq soleils, et chaque fois, aux deux stations du jour et de la nuit, ils trouvèrent une source abondante et limpide là où il n'y en avait jamais eu, et, à côté de la source, un figuier et un alizier chargés de fruits. Sidi-Sliman mangeait les figues et l'étranger les alizés, fruit savoureux, mais peu substantiel, qui ne convient qu'aux natures d'élite.

Enfin ils arrivèrent à Medrachem et entrèrent dans l'intérieur du monument, où nul mortel jusqu'alors n'avait pu pénétrer.

Là était une cour circulaire, dont un bassin de marbre occupait le centre ; une cascade tombant en nappes limpides de la voûte l'alimentait. Ce lieu n'était éclairé que par un rayon de soleil qui, pénétrant à travers une assez large fissure du mur, coupant d'abord obliquement la cour en deux, et ensuite, se réfléchissant dans la cascade, formait un magnifique arc-en-ciel, comme un pont aux couleurs éclatantes jeté au-dessus du bassin. Penchée sur la margelle du bassin, dans l'eau duquel elle semblait se mirer, était une jeune houri à la face brillante comme la lune, à l'œil fendu comme une gazelle, à la croupe arrondie comme une cavale. Elle lavait des étoffes de soie et de lin, et se dérangeait de temps à autre pour aller étendre son linge d'une blancheur éclatante sur le rayon de soleil ou sur l'arc-en-ciel. Elle chantait un air mélancolique qu'elle interrompait par des soupirs. Sa voix était douce comme celle du capsa et enivrante comme la brise du soir. Lorsqu'elle levait ses bras en l'air et se haussait sur ses pieds pour atteindre au rayon du soleil ou à l'arc-en-ciel sur lequel elle étendait son linge comme sur une corde, elle avait la, grâce et la forme du palmier du désert : son corps, dont cette tension amortissait les formes rebondies, en était la tige élancée, ses bras, les branches gracieuses, et sa chevelure, lisse comme la crinière d'un coursier de face, le feuillage harmonieux.

Sidi-Sliman contemplait avec ravissement cette créature céleste. Mais, à la vue de l'étranger, celle-ci jeta un cri de douleur, et son visage se couvrit de lui-même d'un voile si épais, que les regards ne pouvaient percer à travers. Sidi-Sliman se retourna du côté de son guide pour lui demander l'explication de ce fait, il ne vit qu'un homme de bonne mine, plus vieux de chagrins que d'années, qui était triste au dedans et dont le visage était couvert aussi d'un voile plus épais que celui de la jeune fille. Le nouveau venu semblait en extase devant cette dernière. Après quelques moments, d'une voix empreinte à la fois de tristesse et d'amour, il lui dit :

— Ô fille de la mosquée aux grands degrés, ô trop aimée Zora ! est-ce pour faire honneur à nos fiançailles que tu fais ainsi sécher ton linge, blanc comme le lait des brebis et doux comme celui des chamelles ?

Et elle :

— Ô mon bien-aimé ! ô mon Aluch-Hassan, tu sais bien qu'il ne nous est permis de nous voir sans voile que lorsque nous aurons trouvé un homme assez humain pour compatir à nos malheurs. Mais où trouver cet homme ! Existe-t-il ? Et s'il n'existe pas, la pauvre Zora mourra étranglée dans son voile de mariée, sans qu'une bouche aimée ait pu effleurer encore une fois le parfum de ses soupirs.

En disant ces mots, Zora avait des larmes dans la voix.

— Calme-toi, ô ma gazelle ! dit Aluch-Hassan. Voici Sidi-Sliman qu'un ange a racheté de Si-Rhaman-ben-Khalilh, le chef de la puissante tribu du Zab : c'est un homme humain, généreux et dont le cœur compatit aux grandes infortunes.

— Ô Sidi-Sliman, s'écria la jeune fille, qu'Allah et Mahomet te comblent de toutes leurs bénédictions si lu es l'homme destiné à faire cesser un martyre qui dure depuis tant de soleils ! Oui, bien des soleils ont passé depuis qu'a commencé mon amour pour Aluch-Hassan et celui d'Aluch-Hassan pour moi, et depuis lors, chaque jour nous avons désiré de nous voir sans voile, chaque jour nous avons espéré et chaque jour a trompé notre désir et notre espérance. Puisses-lu être la main bienfaisante qui nous aidera à déchirer ces voiles !

— Ô la plus belle des houris ! dit Sidi-Sliman quel méfait t'a valu à toi et à ton ami ce cruel supplice ?

— Ecoute : ce qui est écrit est écrit. Dan le jardin d'Allah, j'étais attachée au service des roses. Mon emploi consistait à aller chaque matin visiter les roses récemment épanouies et souffle dans leur calice pour leur communiquer un plus doux parfum. Ensuite, mes compagnes les cueillaient, les effeuillaient et en faisaient des essences pour les bains des guerriers morts en combattant. Un jour où, dans le Magreb, la poudre avait parlé d'un soleil à l'autre, et que bien des guerriers avaient trouvé dans la bataille la seule mort digne d'envie, on m'avait recommandé d'imprimer aux roses un parfum plus doux qu'à l'ordinaire. Mais au moment où je me baissais pour souffler dans le calice d'une rose, Aluch-Hassan, qui s'était caché dans la touffe du rosier, retira subtilement la rose et m'offrit à la place sa bouche qui reçut le souffle et le baiser. La bouche de mon bien-aimé était si brûlante que tout le parfum de la mienne s'évapora à son contact, et ce jour-là les roses n'eurent point d'odeur.

Ce fut une première faute.

On me l'eût pardonnée peut-être, on ne me pardonna pas la seconde. Je puis te le confesser à toi, Sidi-Sliman, qui veux prendre pitié de nos malheurs. La voici :

En ma qualité de houri de la première création, je portais suspendu à mon cou le portrait d'Allah, le roi du ciel et de la terre. Ce portrait, emboîté dans un médaillon d'or, ne pouvait être vu d'aucun des enfants mâles célestes. Ces enfants étaient de deux sortes : ceux d'origine primitivement céleste ; ceux d'origine primitivement terrestre, mais qui avaient mérité le ciel par leur vie pure et régulière sur la terre. Allah craignait que, si l'un des enfants d'origine céleste voyait ses traits, il n'y reconnût par sa ressemblance son origine supérieure, ne prit de l'orgueil et ne portât atteinte à l'égalité qui doit régner dans le ciel entre tous les enfants des deux origines. Or, ce portrait s'ouvrait de lui-même et laissait voir la face resplendissante du roi du ciel dès qu'il touchait le sein d'un enfant d'origine céleste. Aluch-Bassan était de cette dernière origine. Et un jour que dans nos embrassements nos deux seins palpitants n'en faisaient qu'un, le portrait suspendu à mon sein toucha celui d'Aluch-Hassan et s'ouvrit. Mon bien-aimé se reconnut dans les traits de son père et en prit de l'orgueil.

Ce fut là la source de nos malheurs.

On nous chassa du paradis. Pendant longtemps j'ignorai le sort d'Aluch-Hassan. Mon père, qui n'avait pas assez sévèrement veillé sur ma conduite, fut compris dans ma disgrâce. Lancés dans l'espace, nous roulâmes, je ne sais pendant combien de lunes, au gré des tourbillons. Mon père mourut en route. Ne pouvant m'arrêter nulle part pour lui ériger un tombeau, je l'enterrai dans ma tête. Cet acte de piété filiale me valut une atténuation de peine. Allah me donna en épouse au génie de ce lieu formidable appelé le Medrachem, bâti par les génies entre le ciel et la terre pour servir de prison à Aluch-Hassan. Puis, pour nous punir par où nous avions péché, Allah ordonna, qu'habitant le même lieu et près l'un de l'autre, nous resterions dans une complète ignorance sur notre sort, nous nous verrions sans nous reconnaître, jusqu'au jour où nous trouverions une âme assez compatissante pour avoir pitié de nos malheurs. Tu dois être cet homme, ô Sidi-Sliman ! puisque depuis hier nous nous sommes reconnus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Là finit le conte. L'auteur du Recueil des pièces manuscrites ajoute en note :

Cette pièce est évidemment incomplète et néanmoins très transparente :

Aluch-Hassan, c'est le Masque de Fer ;

Zora, la fille de son premier gouverneur ;

Allah, dont le portrait devait révéler le secret de sa naissance au Masque de Fer, est Louis XIV ;

Medrachem, bâti entre le ciel et la terre pour servir de prison à Aluch-Hassan, est le fort de l'île Sainte-Marguerite, bâti exprès pour lui ;

Le génie de Medrachem est le commandant Saint-Mars ;

le père puni de la faute de sa fille est le gouverneur, ce noble bourguignon chargé de l'éducation du Masque de Fer, enfermé avec lui et mort en prison ;

Enfin, Sidi-Sliman paraîtrait être le capitaine des portes Lécuyer, que toutes les relations ont présenté comme le plus humain des geôliers du Masque de Fer, et qui, dit-on, aurait été victime de son humanité. Mais, malgré les recherches les plus actives, il nous a été impossible de donner un dénouement avéré à celte pièce intéressante et si curieuse de l'histoire de l'être énigmatique connu sous le nom de Masque de Fer.

 

Comme le dit l'auteur du Recueil des pièces officielles manuscrites, cette pièce est incomplète.

Il y manque, en effet, un dénouement.

Le lecteur voudra connaître l'usage que Mme de Saint-Mars fit de cet écrit ; il voudra savoir quel résultat elle obtint en le lisant au prisonnier, et quelle fut la suite de cet épisode dramatique.

Nous semblons sortir ici du domaine des faits purement historiques. Aussi trouvera-t-on bon que nous laissions encore la parole à M. Leynadier, plutôt que de garder le silence sur la suite de l'histoire d'Etiennette.

Le livre de M. C. Leynadier peut être consulté avec fruit. Il est plein d'intérêt, et son auteur, mieux versé que nous dans la connaissance des chroniques du siècle de Louis XIV, parle avec une autorité qui nous fait accepter avec confiance la version relative au sort infortuné de Mme de Saint-Mars, si étrange que paraisse son récit.

Voici donc, d'après lui, ce qui se passa lorsque Mme de Saint-Mars eut achevé le conte du Medrachem.

 

CHAPITRE VII.

LA LECTURE DU CONTE. — LES CAVEAUX DE SAINTE-MARGUERITE. — CE QUE DEVINT MADAME DE SAINT-MARS.

 

Un jour Saint-Mars s'était rendu avec sa femme à une invitation à dîner du prisonnier. Mme de Saint-Mars avait à côté d'elle le manuscrit de son conte ; elle l'avait donné à lire à son mari qui n'y avait rien trouvé à redire.

Après le dîner, Saint-Mars engagea lui-même sa femme à donner lecture de son conte. Celle-ci se mit à lire. Sa voix était visiblement émue ; on eût dit qu'un mystérieux instinct la prévenait qu'à ce jeu elle jouait sa vie. Au fur et à mesure qu'elle avançait sa lecture, elle était plus émue, et quand elle eut fini, le flot d'émotion qu'avaient réveillée tant de souvenirs longtemps comprimés dans les replis du cœur, l'assaillit si brusquement, qu'elle en fut anéantie.

La secousse fut trop forte ; son cœur ne put y suffire.

Elle se renversa sur son siège et s'évanouit.

Saint-Mars, qui n'avait pas eu de but déterminant pour lui faire couvrir le visage d'un loup, la voyant évanouie, délia le loup pour l'aider à respirer, et mit ses traits à découvert.

A cette vue, le Masque de fer, que la lecture du conte avait jeté dans une grande perplexité d'idées et qui n'avait soupçonné qu'une partie de la vérité que cachait l'allégorie, voyant à découvert les traits de Mme de Saint-Mars, soupçonna la vérité tout entière, et ne pouvant rester maître de son émotion, s'écria :

— Etiennette !...

Il eût voulu retenir ce mot, mais il était trop tard.

Ce mot, imprudemment lâché, était déjà l'arrêt de mort de sa malheureuse amie. (Ouvrage cité.)

 

S'il faut en croire, en effet, le récit de M. Leynadier, Mme de Saint-Mars, jetée dans une oubliette de Ste-Marguerite, y mourut misérablement quelques jours après.

Son cadavre n'eut pas même les honneurs du tombeau ; il fut jeté à la mer par un valet que Saint-Mars fit également disparaître dans les flots, s'épargnant ainsi pour l'avenir l'importune présence d'un témoin et d'un complice.

Si l'exposé de ces crimes paraît dépasser les bornes de la vraisemblance, il ne faut pas trop se hâter d'accuser l'historien d'avoir noirci à plaisir les couleurs de son tableau, car il ne se trouve en désaccord avec aucun de ceux qui, avant lui, ont eu à apprécier le caractère odieux de Saint-Mars.

Si on rapproche, en effet, de cette narration le chapitre émouvant que le bibliophile P.-L. Jacob a consacré dans Pignerol aux cruautés exercées par le gouverneur sur sa première femme, Henriette de Mortsaut, on trouvera moins inacceptable le passage que nous venons de rappeler.

Saint-Mars reste comme un type de jalousie féroce ; il a une cruauté froide qui étonne et qui terrifie ; il se venge comme d'instinct, et son amour-propre, son honneur ayant souffert, il veut rendre torture pour torture à ceux qui l'ont ainsi blessé.

Nous allons aborder maintenant le récit d'une aventure qui donna lieu, chez les deux auteurs cités, à une de ces coïncidences singulières signalées au début de ce livre.

 

CHAPITRE VIII.

LÉCUYER ET MANI. — LE PENDU.

 

Parmi les geôliers du Masque-de-Fer, se trouvât un certain Lécuyer, capitaine des portes.

C'était lui que Saint-Mars avait spécialement commis à la garde de sa femme.

Soir et matin, il portait à la malheureuse un peu de pain et d'eau, et, dans ses entrevues quotidiennes, il s'était senti touché des souffrances d'Étiennette.

Cette dernière avait deviné que l'âme de son geôlier n'était pas tout à fait morte à la compassion. Elle se savait vouée à une fin affreuse ; mais le souvenir du prisonnier était sa plus grande préoccupation. Elle ne voulait pas quitter ce monde sans laisser à celui qui l'avait aimée un gage de son propre attachement ; elle voulait être pleurée par le seul être qui, dans cette prison, aurait pu prendre pitié d'elle, et qui, seul pourtant, ne pouvait venir à son secours.

Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'elle essaya de fléchir la fermeté de Lécuyer.

Elle prit une mèche de ses cheveux et la lui tendit, en le priant de la faire tenir au prisonnier.

Et comme Lécuyer hésitait :

— Ne craignez rien, dit-elle, c'est le vœu d'une mourante que vous accomplissez. Personne ne vous trahira.

Lécuyer prit les cheveux, et promit à Mme de Saint-Mars de s'acquitter de sa mission avec fidélité.

Comment Saint-Mars apprit-il ce qui s'était passé entre sa femme et Lécuyer ? — On l'ignore. — Toujours est-il que le gouverneur fut mis au courant de ce fait.

Ce fut l'arrêt de mort de Lécuyer.

Voici, dit M. C. Leynadier, tout ce que nous avons pu recueillir de constant sur cet épisode :

A l'intérieur et au dehors du donjon qu'occupait le Masque-de-Fer, régnait habituellement le plus profond silence. Par un raffinement de barbarie, Saint-Mars avait voulu par là qu'en tout temps et autant que possible, l'existence fût pour le prisonnier une image anticipée de la tombe.

Or, un jour, ce lugubre silence fut rompu par un bruit inusité. Dans les étages supérieurs, des pas lents ou précipités allaient et venaient. Tantôt un martellement sourd semblait annoncer qu'on cherchait à pratiquer quelque ouverture dans un mur latéral ; tantôt une pièce de bois traînée à bras était hissée avec des poulies, dont on entendait le grincement mêlé au bruit du frottement d'un corps lourd sur le plancher ; tantôt enfin, des clous plantés avec fracas, des cordes tendues avec effort semblaient devoir assujettir de fortes pièces de bois à quelque paroi extérieure. Puis des ombres de travailleurs suspendus à des échelles tremblantes ou à des cordes à nœuds, venaient. de temps à autre intercepter le faible jour de la fenêtre treillissée du prisonnier. Puis les ombres disparurent : le bruit des marteaux et des grincements des poulies cessa, et le Masque-de-Fer ne vit plus au devant de sa fenêtre qu'une corde lâche et flottante terminée par un nœud coulant et qui semblait attendre quelque destination terrible.

La nuit vint : c'était une nuit d'orage et de tempête. Une bise carabinée ventait furieuse, la mer mugissait au loin ; ses lames écumeuses et clapotantes se brisaient contre les rochers avec un horrible fracas. Des torrents d'eau et, de grêle hachaient verticalement l'air. Tantôt noire et tantôt flambante, elle était horrible cette nuit de tempête et de chaos, au bord de cette mer dont les eaux, reflétant alternativement des feux livides et une obscurité profonde, semblaient tumultueusement rouler des éclairs et des ténèbres en fusion. Le feu se confondait avec l'eau, l'air avec le feu, la lumière, les ténèbres, le vent, la pluie, la grêle avec tout. Déchiré par des milliers de tonnerres, vingt fois par seconde, le firmament se fendait, et chaque fois montrant une gueule immense de feu, semblait vouloir y engloutir la terre,

Au bruit de cet épouvantable conflit des éléments, le Masque-de-Fer s'était levé. La tête collée contre les barreaux de sa fenêtre, il contemplait cette tempête du ciel qui, par son horrible fracas, répondait à la tempête de son âme. Les grandes voix du tonnerre, du vent, de la mer dont les accents impétueux se mêlaient avec une fureur, indicible, plaisaient à cette âme condamnée à la solitude et nu silence, l'exaltaient et y faisaient vibrer des cordes inconnues. Les hommes lui apparaissaient petits à côté ; il y voyait la main et la volonté de Dieu, et cette idée de religiosité le transportant dans un monde où étaient jugées les iniquités humaines, son sort lui apparaissait moins' triste, et il trouvait la victime moins à plaindre que le bourreau.

Il en était là de ses réflexions lorsque au-dessus de sa tête, sur la plateforme du donjon, se renouvela le bruit du jour, non plus par les coups de marteaux, le grincement des poulies, le frottement des solives, mais par un piétinement précipité et un tenaillement de ferraille.

Toute son attention se porta sur ce point. La corde, qui par intervalles frôlait les barreaux de la fenêtre, fut remontée. Le piétinement d'en haut devint plus précipité. Un roulement de tambours se mêla au bruit de la tempête. La corde, qui naguère flottait lâche au devant de sa fenêtre, se tendit tout à coup après avoir bourdonné dans un anneau de fer et fait craquer les solives d'une potence élevée sur la plateforme du donjon, à cent trente pieds du sol. Un corps opaque sembla se fixer devant sa fenêtre. L'obscurité était si profonde que le prisonnier ne put, dans les premiers moments, rien discerner ; mais un brillant éclair ayant illuminé la nue, il reconnut le capitaine des portes Lécuyer, qui achevait de se débattre dans les dernières convulsions de la mort, le cou passé dans le nœud coulant de la corde.

Terrifié, le Masque-de-Fer se jeta sur son lit ; mais pendant toute la nuit, ses regards restèrent cloués sur la fenêtre et à chaque éclair purent voir l'ombre du pendu venir, agrandie, se jouer dans sa chambre et jusque sur son lit.

Le lendemain l'orage était calmé, mais le vent, soufflant frais encore, imprimait un balancement à la corde, et la même ombre passait et repassait lentement sur les vitres ternes.

Les jours suivants, des troupes de corbeaux vinrent fondre sur le cadavre : le Masque-de-Fer put les voir déchiqueter jusqu'au dernier morceau de chair. Puis, lorsqu'il fut devenu squelette et que le vent soufflait, il put nuit et jour entendre le cliquetis des ossements qui venaient heurter contre le treillis de sa fenêtre.

 

Cette sanglante histoire se retrouve presque textuellement dans le Pignerol du Bibliophile Jacob. Le nom de la victime est seul changé. Ici elle s'appelle Lécuyer ; là elle se nomme Mani.

Si l'on est curieux de faire une comparaison entre les deux textes, nous pouvons donner ici un extrait du dernier ouvrage dont il vient d'être question.

Depuis plus d'une heure, y lisons-nous, Fouquet gisait sans mouvement sur le plancher.

Des bruits divers, au dehors et à l'intérieur du donjon, entrecoupaient le silence habituel que Saint-Mars avait soin d'établir autour de son prisonnier, pour lui faire une image anticipée de la mort : dans le vestibule voûté qui précédait la chambre de Fouquet, résonnait incessamment le pas égal et mesuré de la sentinelle qui se promenait le mousquet sur l'épaule et la mèche allumée ; à l'étage inférieur et presque au niveau du plancher, dans la direction du lit, on entendait un martellement sourd qui semblait s'exécuter dans le mur latéral : on eût dit que des ouvriers cherchaient à pratiquer une ouverture et à déraciner quelque morceau de fer scellé dans la maçonnerie ; enfin, on allait et venait dans les étages supérieurs ; on traînait des pièces de bois sur la plateforme, on les hissait avec des poulies, on les assujettissait avec des clous et des câbles contre les parois extérieures du donjon, à cent trente pieds d'élévation.

Quand un des charpentiers ralentissait sa besogne pour lancer un coup d'œil furtif à travers les barreaux et les grilles de la fenêtre, une énergique interpellation, prononcée d'un ton goguenard, menaçait le curieux d'être précipité en bas : aussi,, les plus indiscrets n'approchaient-ils qu'avec terreur de cette fatale fenêtre au-dessus de laquelle une potence fut enfin solidement fixée à la muraille : à l'extrémité de cet instrument de supplice, un fort anneau où flottait une corde lâche, attendait sa terrible destination.

— Est-ce fait ? demanda le gouverneur en mettant la tête à une croisée voisine de la potence.

— Oui, monsieur le commandant, répondit d'en bas la voix goguenarde qui glaçait d'effroi les ouvriers ; la salle de danse est prête et voici que j'accorde les violons.

— C'est bien, Rosarges ! faites mettre la compagnie sous les armes et battre le tambour ; il faut que cet exemple effraye tous ceux qui pencheraient à trahir Le roi.

— L'exécution faite, enlèvera-t-on aussitôt le gibet ?

— Non, certainement, le lieu est trop bien trouvé pour en donner le spectacle à mes prisonniers.

— Voulez-vous que j'aille l'avertir de la comédie qu'on lui donne ? dit à demi-voix Eustache qui était avec le gouverneur.

— Ce serait chose inutile, répondit Saint-Mars, car le bruit des préparatifs l'a sans doute attiré à a fenêtre. Je m'étonne de ne pas avoir imaginé plus tôt cette punition !

Saint-Mars se tut, et la rumeur qui avait été longtemps concentrée en haut, descendit dans la grande cour où la compagnie franche, composée de soixante hommes, non compris le lieutenant Rosarges et trois sergents, pour la garde spéciale les prisonniers, se forma en haie au son du tambour, vis-à-vis du donjon. La garnison, qui ne partageait pas le service de la compagnie franche, et avait peu de communication avec elle, sortit des casernes à la nouvelle d'une condamnation à mort, et se répandit avec empressement sur les boulevards e les bastions de la citadelle, en s'entretenant de la cause probable de l'arrêt qu'on allait exécuter : on attribuait toujours à une tentative d'évasion les peines plus ou moins graves que le Commandant appliquait en vertu de ses pouvoirs Illimités dans J'enceinte du donjon, commandement tout à fait séparé de ceux de la ville et même de la citadelle, MM. d'Herleville et Lamothe de Rissan n'avaient pas le moindre contact d'autorité avec Saint-Mars, qui évitait même de trop fréquenter le lieutenant du roi et le gouverneur de Pignerol. Au reste, le plus profond secret était prescrit sur le compte des prisonniers d'Etat ; rien ne transpirait de ce qui se passait dans le donjon, et la curiosité des habitants de Pignerol était réduit à inventer des contes ridicules au sujet de Fouquet, que personne, depuis quinze ans, n'avait vu excepté Saint-Mars, le lieutenant Rosarges, le valet porte-clefs Eustache, le supérieur du couvent des Jésuites, le chirurgien Reilh, et deux ou trois valets qui s'étaient succédé, à vie, dans ce poste dangereux, et qui avaient péri de mort violente au premier soupçon d'intelligence avec leur maître.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La voix de Saint-Mars avait retenti en alternance avec celle de Rosarges, et un bruit sinistre, accompagné de cris plaintifs, grondait comme un tonnerre lointain dans la muraille. C'était la corde qui roulait dans l'anneau patibulaire ; c'était le patient qui demandant grâce, le nœud coulant passé autour du cou.

— Bah ! ce n'est rien que cela, mon garçon, dit Rosarges qui présidait en bas aux apprêts de l'exécution, figure-toi que tu montes au ciel.

— Ah ! ayez pitié de moi, répétait le condamné

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La corde qui frôlait par intervalles les barreaux de la fenêtre se tendit tout à coup au roulement des tambours et bourdonna dans l'anneau de fer en faisant craquer les solives de la potence ; lei cris du patient avaient cessé. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On distingua l'ombre vacillante d'un corps suspendu au niveau de la fenêtre ; cette ombre agrandie rayons obliques du soleil couchant, se dessinait les barreaux, passait et repassait lentement sur les vitres ternes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

De deux versions qu'elle est celle qu'il faut accepter ?

Le fait s'est-il passé à Sainte-Marguerite ? s'est-il passé à Pignerol ? Mani ou Lécuyer, quelle est la victime ?

On pourrait croire tout d'abord que le crime s'est produit en deux circonstances. Pourtant à Pignerol, comme à Sainte-Marguerite, le motif de la condamnation est le même.

A Pignerol, Mani est pendu parce qu'il a remis à Fouquet une lettre et une bague de la part d'Henriette de Morceaut.

A Sainte-Marguerite, Lécuyer meurt pour une complaisance du même genre envers le Masque de Fer.

Nous écarterons toute discussion à ce sujet, qui ne touche qu'incidemment à l'histoire du prisonnier.

Nous allons revenir à ce dernier, et nous attacher désormais, de la manière la plus exclusive, aux détails qui le concernent personnellement.

 

CHAPITRE IX.

LOUVOIS À SAINTE-MARGUERITE. — LE JOURNAL DU PRISONNIER.

 

Dans sa détention à l'île Sainte-Marguerite, le Masque de Fer reçut la visite de Louvois.

Louvois inspectait alors les places fortes de le Provence, et ce fut sans doute par un ordre spécial du roi qu'il séjourna à Sainte-Marguerite et qu'il s'y occupa d'autre chose que de stratégie.

Saint-Mars eut avec lui de longs entretiens, il vit plusieurs fois le Masque-de-Fer, et une observation qui nous a été conservée constate qu'il lui parlait avec le plus grand respect.

Quant au sujet de ces entretiens entre Saint-Mars et Louvois, entre Louvois et le prisonnier, aucune trace n'en est restée.

Louvois parti, le gouverneur de Sainte-Marguerite redoubla de précautions à l'égard de son prisonnier, qui se trouva plongé dans une solitude de plus en plus profonde.

Mais il ne se plaignait plus de cet isolement. Son désir désormais était de n'inspirer à personne ni pitié ni sympathie ; il savait, par l'exemple d'Etiennette et de Lécuyer, que de tels sentiments à son égard équivalaient à un arrêt de mort.

Sans échapper à ses pensées de plus en plus sombres, il songea à diviser son temps de façon à n'avoir pas un moment de loisir dans la journée.

Les deux premières heures de la matinée étaient consacrées à sa toilette ; après venait le déjeuner composé de fruits frais ou secs et de laitage, et à peine sorti de table, il faisait de la musique en s'accompagnant ordinairement de la guitare, son instrument de prédilection.

Une grosse araignée étant un jour montée sur sa table pendant qu'il jouait, il se prit d'une passion enfantine pour l'animal et se promit de l'apprivoiser.

Le lendemain et les jours suivants, l'araignée revint et parut écouter la musique avec plaisir. Le prisonnier s'attacha cet auditeur d'une rare espèce en lui donnant chaque fois une mouche après le concert. Ce commerce d'amitié avec un insecte repoussant fut un incident sérieux dans la vie du prisonnier et occupa désormais une si large part dans ses distractions que Saint-Mars, toujours prêt à déplaire au captif, résolut de le priver de son plaisir quotidien.

N'étant visité que de son barbare surveillant, dit l'auteur de l'Inquisition française, le prisonnier ne sachant à quoi passer son temps, avait appris à une araignée à descendre dans sa main pour y prendre un mouche ou une mie de pain qu'il lui tendait. — Un jour, Saint-Mars entra dans le moment qu'il était dans son amusante occupation avec son araignée. — Il lui fit le détail de ce beau divertissement, et ce brutal voyant que l'infortuné y prenait une sorte de plaisir, lui écrasa l'araignée dans la main, en lui disant qu'un homme comme lui ne devait jouir d'aucun divertissement.

À midi, le Masque-de-Fer dînait.

Il passait ensuite une heure ou deux à s'épiler la barbe, puis il lisait jusqu'au goûter qui avait lieu à quatre heures.

Une promenade dans le jardin du fort, conduisait habituellement le Masque-de-Fer jusqu'au souper, après lequel les valets étant couchés, il s'occupait de littérature.

Le Masque-de-Fer écrivait pendant ces longues soirées des vers, des contes et des nouvelles.

Mais le plaisir de garder ses œuvres et de les relire à loisir lui était refusé.

Saint-Mars comptait et numérotait soigneusement toutes les feuilles de papier qui lui étaient remises, et le captif devait les représenter toutes, écrites ou non.

Il serait sans doute curieux de rassembler les écrits d'un personnage devenu historique ; malheureusement ils sont perdus au fond de quelques archives.

Un seul auteur — le chevalier de Mouchy — a put sans indiquer la source où ils ont été puises, en publier quelques fragments dans un ouvrage intitulé le Masque de Fer ou les aventures extraordinaires du père et du fils, et imprimé, sans nom d'auteur, en 1746 (Pierre de Hondt, à la Haye).

Ce sont des réflexions philosophiques, des aperçus sur le langage des fleurs dans le goût des Orientaux, des notes où la pensée du captif se traduit en phrases empreintes d'une douce mélancolie.

Voici, du reste, quelques fragments assez importants de ces notes. Ils permettront au lecteur de se rendre compte des pensées habituelles dit prisonnier.

Ce dimanche d'OCULI, avril 1688, de ma captivité la vingt-deuxième année.

Comme ce réséda me plaît ! Mes regards ne se lassent jamais de le fixer ; on dirait de ces personnes aimables que le temps ne semble point vieillir, qui n'eurent jamais l'éclat de la beauté mais auxquelles on s'attache toujours. On le dit l'emblème du baume du cœur. On attribue à cette jolie plante la vertu d'apaiser les douleurs ; de là lui vient son nom de Réséda (sedare), calmer. Aura-t-elle la vertu d'apaiser les miennes ? Hélas ! ma vie n'est qu'une douleur !

A côté d'elle est la Kalmie, dont l'attribut est gémissement. Est ce le hasard qui a rapproché ces deux fleurs, le baume du cœur à côté du gémissement, comme pour dire qu'il n'y a pas de douleur éternelle ? Le hasard n'avait pas compté sur moi, moi seul au monde suis condamné à gémir toujours. La Kalmie sera ma fleur de prédilection. Merci, Pierre Kollinson, qui l'as apportée en Europe des bois humides et ombragés de l'Amérique septentrionale, où elle croît naturellement, merci !

Loin de moi les idées navrantes : je ne dois plus, je ne veux plus gémir ! Qui voit les larmes de mes yeux ? qui entend les soupirs de mon cœur ? Ô mes yeux, mangez mes larmes ! ô mon cœur, étouffe mes soupirs ! Soyons gai, je veux être homme aujourd'hui, je veux ouvrir mon cœur à de douces émotions. Ce troisième fragment je le dédie à la beauté, à la beauté que j'ai vue un jour, que je n'ai plus revue depuis ! à la beauté que les philosophes ont définie d'une manière si diverse :

Anacréon, un don du ciel ;

Aristote, un monstre de nature ;

Bion, plus sensé, un bien pour les autres ;

Socrate, plus sensé encore, une tyrannie de peu de durée ;

Théophrasie, une tromperie muette ;

Théocrite, un beau mal ;

Carné, de, une reine sans gardes ;

Diotime, l'un des maîtres en philosophie de Socrate, un autel d'un jour. Que sais-je encore ?

Quoi qu'il en soit de ces définitions, peu de héros, de grands hommes et de philosophes ont dédaigné de brûler de l'encens sur cet autel.

Xenocrate, l'un des philosophes les plus fameux par sa continence, sacrifia à Sidate ;

Aristote à une maîtresse d'Hermias, qu'il avait épousée ;

Périclès à Menippe et à Aspasie ;

Solon, le plus renommé des sept sages, à Orgine, fille d'Amphiclès ;

Socrate, à la jeune Phrygienne Timandre, dont une de ses femmes Myrrho, fille d'Aristide le Juste, était si violemment jalouse ;

Alcibiade à toutes les belles femmes de la Grèce ;

Alexandre à Statira ;

Hercule à Omphale ;

Antoine à Cléopâtre ;

Annibal à la jeune Mithra, la fille folle de Capoue ;

L'austère Appius Claudius à la volage Hortensia ;

César à Murcis, avant d'épouser Pompéia ;

Le sévère Caton d'Utique à Marlia ;

Et enfin, pour clore cette liste, Platon brûla de l'encens pour la vertueuse Archéanasse de Colophon, âgée de soixante ans, et la quitta ensuite pour Agathone, qu'il célébra par ces deux vers :

Quand je me vois près d'Agathone,

Mon âme est prête à me quitter.

Et moi aussi il me semble qu'il fut une halte dans ma vie l'instant où j'approchai mes lèvres de la coupe de l'amour. Je dis il me semble, car parfois je me prends à croire que ce n'est qu'une illusion. Tant de jours de douleurs se sont amoncelés dans mon pauvre cœur, qu'il n'y est plus resté la plus petite place pour une heure passée de joie. N'importe ! parlons aujourd'hui à mon cœur cette langue oubliée.

Voici les fleurs qui répondent à toutes les fibres d'un cœur épris ; chacune d'elles est l'attribut d'une impression de l'amour.

L'Armoise ouvre la voie, c'est l'emblème du Bonheur ;

L'Astragale la ferme, j'en ai parlé, c'est le symbole du Regret ;

La Crapaudine, dont les fleurs d'un blanc jaunâtre sont tachetées comme la peau d'un crapaud et ressemblent à une bouche qui parle, est l'emblème de l'Artifice.

Le Zinnia, du Secret ;

La Mercuriale, qui ne produit pas de fleurs, est celui des Apparences trompeuses ;

L'Amandier, de l'Étourderie ;

L'Éphémérine de Virginie, du Bonheur éphémère ;

La Cupidine, à laquelle les jeunes filles grecques attribuaient la vertu d'inspirer de l'amour, et dont Sapho aimait à se parer, est l'emblème des Désirs ardents et fougueux ;

Le Lys jaune, de l'Inquiétude ;

L'Anémone, de l'Abandon ;

Le Muguet, de l'Indifférence.

La Giroflée, du Dépit ;

Le Souci, des Chagrins du cœur ;

La Rose à cent feuilles, de la Beauté ;

La Rose musquée, du Caprice ;

La Rose panachée, de l'Amour trahi !

La Rose sauvage, de l'Innocence :

La Tulipe, de la Fierté ;

L'Œillet, dont le roi René d'Anjou a le premier enrichi la France, a autant de signification que de couleurs.

Le Blanc, c'est la Fidélité ;

Le Ponceau, l'Horreur ;

Le Jaune, le Dédain ;

Le Rose, une Sensation ;

L'Incarnat, la Réciprocité ;

Le Panaché, le Refus d'aimer.

Le Laurier est l'emblème des Petits soins ;

L'Oranger, de la Chasteté ;

L'Oreille d'ours, des Contrariétés ;

Le Tournesol, de l'Ingratitude ;

L'Angélique, de l'Espérance trompeuse ;

Le Coquelicot, de la Reconnaissance ;

Le Balisier, dont un charmant épi de fleuri jaunes et d'un bel écarlate termine les branches, est le symbole de la Frivolité ;

L'Hemécoratie de la Chine, dont les fleurs ne durent qu'un jour, de l'Aigreur ;

La Salicaire, dont les épis, penchés sur le bord des ruisseaux, semblent prendre plaisir à y refléter leur image, de la Coquetterie ;

La Renoncule, de la Toilette ;

Le Narcisse, de l'Égoïsme ;

Le Stramoine, dont les sucs sont un poison dangereux, des Tromperies ;

Le Gatilier, sur les feuilles duquel se couchaient les femmes d Athènes pendant les mystères d'Isis, de la Froideur ;

Le Muscari du Levant, de la Flamme ;

La Sensitive, de la Pudeur ;

La Cypride, l'Ortie, de l'Obstacle ;

La Clandestine, de l'Amour caché ;

L'Acacia, de l'Amour éprouvé ;

La Saponaire, de l'Amour voluptueux ;

Le Myrte, de l'Amour partagé ;

La Belle-de Jour, de l'Amour hardi ;

La Belle-de Nuit, de l'Amour timide ;

Le Grenadier, de l'Amour brûlant ;

La fleur de Safran, de l'Amour malheureux ;

La Tubéreuse, de la Volupté ;

L'Héliotrope, dont les dames de Paris firent la fortune en la nommant Herbe d'amour, est l'attribut de l'Enivrement ;

Le Lilas, des premières Émotions ;

La Reine Marguerite, du Désir d'être aimé ;

Le Jasmin, de l'Amabilité ;

L'immortelle, de la Constance ;

Le Ciste, de la Jalousie ;

Le Panerais d'Illyrie aux ombelles odorantes, du Soupçon ;

Le Géranium triste, de la Mélancolie ;

La Flouve, de la tristesse ;

L'Adoxa Moscatelline, de la Faiblesse ;

La Morée d'Orient, de la Résistance ;

La Parnassie, de la Rupture ;

Est-ce tout ? Et pourquoi omettrais-je la Balsamine, emblème de la Constance ?

Souvent la pastourelle,

Loin de son jeune amant,

Se dit : m'est-il fidèle ?

Deviendra-t-il constant ?

Tremblante, elle la cueille.

Sous son doigt incertain ;

L'oracle qui s'effeuilla

Révèle son destin.

Et la Marguerite des champs n'est-elle aussi un oracle d'amour ?

Des mains de la nature,

Echappée au hasard,

Tu fleuris sans culture

Et tu brilles sans art.

Telle qu'une bergère

Oubliant ses appas,

Sans apprêt tu sais plaire

Et ne t'en doutes pas.

Qui ne se rappelle la noble châtelaine du moyen-âge refusant les soins d'un preux chevalier, et pour ne pas lui ôter tout espoir, couronnant son front de marguerites blanches, ce qui voulait dire : Je m'en occuperai.

Et aujourd'hui, voyez la jeune fille s'entretenant avec une marguerite ! Elle arrache un à un les blancs rayons de la charmante fleur ; son regard en suit la chute avec angoisse, et sa voix mal assurée balbutie : Il m'aime... un peu... beaucoup... passionnément... pas du tout !...

Voilà bien toute une langue d'amour des fleurs ; mais est-ce bien à moi de la parler ? parfois j'en doute...

Y a-t-il jamais eu place dans mon cœur pour un doux sentiment partagé ? Ouvre-toi, ô mon cœur ! dégage tes abords de ce flot d'angoisses qui t'obstruent, laisse sortir ce doux sentiment du passé... qu'il prenne encore sa place dans mon souvenir. Qui sait ? il sera peut-être encore une espérance. Qu'ai-je dit ? une espérance ! à moi !... bien à jamais inconnu !... à jamais !... Ma tête brûle... mon cœur se resserre... je souffre. Vient, fleur légère, qui as pris naissance dans les pays lointains ; viens, aimable Zéphyranthe, emblème de l'Inconstance, chante-moi les Aventures de la Fauvette, dont tu es l'image, ne fût-ce que pour me punir d'avoir eu une espérance dans l'amour ! Chante, jolie fleur, chante :

Le papillon de la rose

Reçoit le premier soupir ;

Le soir, un peu plus éclose,

Elle écoute le zéphyr.

Jouir de la même chose,

C'est enfin ne plus jouir.

Apprenez de la Fauvette

Qu'on se doit au changement ;

Par ennui d'être seulette,

Elle eut Moineau pour amant.

C'est sûrement être adroite

Et se pourvoir joliment.

Mais Moineau sera-t-il sage ?

Voilà Fauvette en souci ;

S'il changeait ! Dieu ! quel dommage !

Mais Moineaux aiment ainsi.

Puisque Hercule fut volage,

Moineaux peuvent l'être aussi.

Vous croiriez que la pauvrette

En regrets se consuma ?

Au village, une fillette

Aurait ces faiblesses-là ;

Mais le même jour Fauvette

Avec Pinson s'arrangea.

Le Moineau, dit-on, fit rage :

C'est la train d'un amant ;

Aimez bien, il se dégage ;

N'aimez pas, il est constant.

L'imiter, c'est être sage :

Aimons et changeons souvent.

J'ai toujours été curieux de savoir pourquoi les anciens peuples en général, et les Romains en particulier, avaient pour chacune des heures du jour un bouquet de fleurs différentes :

Pour la première heure, un bouquet de fleurs épanouies ;

La deuxième, un bouquet d'héliotrope ;

La troisième, un bouquet de roses blanches ;

La quatrième, un bouquet d'hyacinthe ;

La cinquième, quelques feuilles de grenadier ;

La sixième, un bouquet d'anémone ;

La septième, un bouquet de réséda ;

La huitième, un bouquet de fleurs d'oranger ;

La neuvième, quelques feuilles d'olivier ;

La dixième, quelques branches de lilas ;

La onzième, un bouquet de soucis ;

La douzième, un bouquet de pensées et des violettes.

J'ai vainement cherché à rapprocher de ces heures les attributs divers dont ces fleurs sont l'emblème : je n'ai rien pu trouver de satisfaisant et surtout de complet. Passons.

Quelles sont les deux jolies fleurs que la nature a douées d'instincts si divers ? Au pied de l'une, je lis : la Quinte-Feuille, symbole de l'Innocence. Dans Les temps d'orage, ses feuilles, qui ressemblent à un éventail, se rapprochent et forment sur la fleur une sorte de petit dôme qui la met à l'abri.

L'autre, c'est le Colchique. Ses fleurs, couleur de chair, se plaisent à braver la mauvaise saison ; sa vue inspire des méditations mélancoliques. Fleur heureuse ! elle peut braver les autans : ils ne la flétrissent ni ne la brisent. Moi je suis flétri et brisé par eux ! J'ai cherché mille moyens de mettre à profit ma vie. J'aurais voulu pouvoir me persuader que la vie la plus longue et la plus douloureuse est à peine une période suffisante pour se préparer à la mort ! J'aurais voulu me persuader que tout ce que dans le monde on appelle affaires est une chose aussi vaine que le travail de la fourmi sur le chemin du voyageur, sous le pied duquel elle est anéantie lorsque moins elle y compte !... J'aurais voulu donner à mes pensées un but unique, celui de mettre à profit la solitude et le silence, qui sont mon lot, pour élever en tout temps ma pensée jusqu'à Dieu en attendant l'heure où l'éternité s'ouvrira pour moi !... J'aurais voulu que le sourire de celui qui réside au delà des cieux mêmes pût en tout temps réjouir et toujours fortifier mon âme !... J'aurais voulu, donnant à la vertu toute l'étendue qu'elle peut avoir, que mon nom fut écrit avec les caractères de la fidélité dans le livre du bon vouloir du roi du monde !... Voyant le tombeau incessamment ouvert sous mes pieds, condamné à dormir dans une tombe ouverte qui pouvait se refermer pend nt mon sommeil, j'aurais voulu vivre dans le coin le plus sauvage, où ma demeure fût une grotte obscure, ma boisson l'eau courante, ma nourriture les herbes et les fruits de hasard ; et là, les yeux sans cesse élevés au ciel j'aurais voulu ne plus contempler que les régions qui sont au delà ; mais, tel que les sables qui boivent les gouttes de la pluie ou de la rosée du matin, moi qui n'en étais que l'un des plus imperceptibles grains, je n'ai pu que m'imbiber d'une bien faible part des inspirations d'en haut. Malgré mes efforts sincères, je me suis vu, après comme avant, l'ombre de moi-même, n'ayant jamais pu une seule fois regarder en arrière avec plaisir, n'ayant jamais pu une seule fois regarder en avant avec espérance !...

Brave les hivers, ô doux Colchique ! au prisonnier cela est interdit ; tu nais, tu vis, tu meurs, tu le sais ; moi j'en suis parfois à douter si je suis né, si j'ai vécu, si je suis mort. Pour moi seul l'ordre de la nature a été interverti ; je n'ai eu aucune des joies des hommes :

Joie de fils ;

Joie de père ;

Joie d'ami ;

Joie d'amant ;

Joie d'époux ;

Joie d'homme enfin dans les mille accidents de la vie ; rien, rien pour le prisonnier ! Ils se sont étudiés à ne rien laisser dans mon cœur, et s'ils ne l'ont pas arraché, ce cœur, c'est qu'ils ont craint qu'il ne s'en échappât quelque malédiction qui montât de la terre au ciel pour les accuser !...

Trêve, ô ma douleur !... A vous, fleurs chéries, à vous de me consoler ! Ouvrez vos corolles, qu'elles soient les dépositaires de mes soupirs. Secouez vos étamines, que leur poussière embaumée serve de baume à mon cœur ! Passez, ô mes fleurs ! défilez sous mes yeux avec vos attributs, vos symboles ! Soyez pour moi les sensations et les sentiments qu'il ne m'a pas été donné de connaître dans la vie ! Rappelez-moi ce que j'aurais aimé, ce que j'aurais haï, ce que j'aurais béni, ce que j'aurais maudit ! Soyez pour moi l'ami tendre, le confident discret à qui l'on révèle les amours et les haines de son cœur, les bénédictions et les malédictions de son âme.

Laissons de côté les fleurs symboles de l'amour, leur vue me rappelle leurs attributs ; leurs attributs sont une douleur dans ma douleur ! C'est le ciel auquel j'ai aspiré ! c'est le ciel que j'ai perdu ! Dans un jour de joie folle, j'ai voulu les classer, et ce jour mon cœur s'est brisé en autant de tronçons que j'ai pu classer en elles de symboles ! Passons, passons vite, ma douleur n'a pas besoin d'aliment.

Nous voici en plein dans la vie réelle.

Je vois d'abord la Primevère, naissant sous les frimas qui fécondent la terre en y concentrant la chaleur : tel l'homme naît au milieu de la souffrance. Les jolies fleurs jaunes de la Primevère ont toujours produit sur mon imagination l'effet d'une flûte champêtre au milieu de rochers arides et inhabités ; son symbole est première jeunesse :

Songes riants de la jeunesse,

Vous quittez l'homme promptement !

Faut-il qu'une si douce ivresse

Dure ce que dure un instant !

Age heureux où tout semble aimable,

Où chaque objet offre au plaisir

Vif attrait, charme inexprimable,

Le cœur s'épuise à te sentir !

Hélas ! cette joie de tous m'a été refusée à moi. Ce n'est pas à la sentir que s'est épuisée mon cœur, mais à la regretter ! Pourquoi cette différence de moi aux autres ? Né dans les larmes pourquoi ai-je dû vivre et mourir dans les larmes ? Et cela sans répit... Aurai je été marqué du sceau de Caïn !... Ah ! fuis, pensée ! fuis... Ce n'est pas moi qui suis Caïn...

Assez pour aujourd'hui, mes yeux pleurent... mon cœur gémit... mon âme est dans l'angoisse !...

 

Ce dimanche de QUASIMODO, mai 1688, de ma captivité la vingt-deuxième année.

Une hirondelle est venue se poser sur les barreaux de ma geôle ; elle gazouille... que dit-elle ? Est-ce une crainte qu'elle exprime ? est-ce une espérance ? est-ce une joie ? J'envie son sort... Hirondelle, parle-moi du monde, à moi qui suis mort ! Dis-moi les joies et tes chagrins ; confie-moi tes naïves espérances. Mon cœur est encore vierge de confidence ; jamais la bouche d'un ami n'y a déposé un secret. Sois cet ami. Elle s'envole, ma vue porte effroi ou malheur !... Sois heureuse, oiseau du ciel, va dire à Dieu qu'un enfant de la terre souffre.

Ces sensations extérieures du monde vivant me font mal. Mon âme manque de force pour le regarder en face. Faible réseau, je le sens, je suis brisé, je ne m'y livrerai plus, je me bornerai à mes fleurs. Causons avec elles :

Voici la Pervenche, symbole du mérite modeste, les Romains la cultivaient comme plante d'agrément. Elle croît au pied des buissons ; les épines sont sur sa tête, elles l'effleurent et ne la piquent pas. Tels tant d'hommes voient le tonnerre planer au-dessus de leur tête et passer sans les atteindre. Pourquoi n'ai-je pas été comme eux ? Il m'a écrasé-moi !...

Et à l'emblématique Eglantine, que lui dirai-je ? tendre fleur des poètes ! comme l'emblème des difficultés de la poésie ! Clémence Isaure, dans l'académie des Jeux Floraux qu'elle fonda à Toulouse, eut l'ingénieuse idée de donner une églantine d'or au vainqueur d'un tournoi annuel de poésie. Les Arabes, ces errants enfants du désert, ont fait sur toi des comparaisons charmantes. Ils ont cru voir en toi une jeûne beauté dont les attraits semblent d'autant plus piquants que sa parue est plus simple.

Dès qu'apparaissent les chaleurs,

Zéphir, de ses ailes légères,

Ouvre le calice des fleurs

Et le corset de nos bergères.

Ma pensée s'égare : je m'étais promis de ne plus m'arrêter à de telles idées.

J'aime mieux la petite Sauge, emblème du mérite inconnu. Oh ! folie des hommes ! ils vont chercher au loin des plantes salutaires, quand la nature en a semé sous leurs pas : Il a tort de mourir, disaient les anciens, celui qui a de la sauge dans son jardin.

Voici le Seringa, l'élégant arbuste dont les fleurs exhalent une odeur si pénétrante qu'elle vous suit en tous lieux dès qu'on l'a respirée. On en fait pour cela l'emblème de la mémoire. Un poète, je ne sais plus lequel, lui a adressé ces vers :

Symbole de douce allégresse,

Puisse ton feuillage amoureux

S'augmenter comme ma tendresse

Et m'annoncer des jours heureux !

Ô ciel ! rafraîchis sa verdure,

Printemps, renouvelle sa fleur.

Tous deux redoublent sa parure

Pour le moment de mon bonheur !

Heureux l'homme qui a écrit ces vers ! Il espérait !

Ô Lierre ! symbole des nœuds durables, que peux-tu dire à celui qui n'a jamais contracté des nœuds qu'avec le malheur !

Et toi Olivier, symbole de la paix, qu'es-tu pour le malheureux dans le cœur de qui la paix n'a jamais régné ? Un regret !

Et le Laurier rose, symbole de la gloire ? Encore un regret ?

Et la Jacinthe, symbole de la bienveillance ! et le Muguet blanc, symbole du bonheur ! et l'Aubépine, symbole de l'espérance ! et l'Œil-de-paon, de l'équité ! Qu'êtes-vous pour moi, espérance, bonheur, bienveillance, équité ? Des regrets, encore des regrets ! Ces sentiments ont dû rester étrangers à mon cœur : jamais je n'ai pu compter sur la bienveillance et l'équité des hommes pour moi ! Jamais je n'ai pu compter sur l'espérance ! et sur le bonheur ?... Joie inconnue ! ne rasséréneras-tu jamais mon âme !...

Ai-je fini ma nomenclature ? Et quand j'aurai mentionné la Guittaria, symbole de la mélodie ; le Tusillage, symbole de la fermeté ; la Caméline, de la reconnaissance ; la Pariétaire, de la misanthropie ; le Myrlite, de la nouveauté ; la Garance, de la calomnie ; la Pretillaire, de l'ambition, aurai-je fini ? Non : il me reste encore le Cytise, emblème du sortilège. Les poètes ont comparé cette plante à un cœur magnanime qui résiste à l'adversité parce que son feuillage dure fort longtemps. Ses fleurs sont belles, son feuillage est élégant ; ses tiges sont d'un beau vert, mais le cœur de son bois est d'un noir d'ébène : hélas ! le cœur du bois de cette plante, c'est mon cœur ; ses fleurs, sa tige et son feuillage, c'est moi 1 Ai-je fini ? Non, il me reste la Vipérine, symbole de la justice d'en haut ; le Méliante d'Ethiopie, que les abeilles recherchent, avides, et dont l'attribut est le calme. Que la vue de l'une me serve à braver avec calme le flot de mes malheurs, et celle de l'autre à compter et à attendre sur la justice d'en haut.

Gloire à Dieu ! j'espère en lui !!!

 

CHAPITRE X.

LA NOURRICE DU MASQUE DE FER. — LE PLAT D'ARGENT. — LE FRATER DES MINIMES.

 

Dans le mémoire anonyme que nous avons fait entrer comme pièce justificative dans notre relation, on a pu remarquer le nom d'une dame Peronnette, sage-femme, chargée de nourrir le Masque-de-Fer.

Cette femme s'était vivement attachée à son nourrisson, et quand il lui fut enlevé pour être remis aux mains de son premier gouverneur, elle ne le quitta pas sans un profond chagrin.

Toutefois, comme elle était dans le secret de la naissance de l'enfant, il lui fut permis de le voir de temps en temps dans sa nouvelle résidence.

Elle profita de cette permission jusqu'au jour où le jeune homme, éclairé sur son identité, devint un sujet de crainte pour Louis XIV et fut remis à la garde de Saint-Mars.

La bonne Peronnette perdit alors de vue son élève et nul ne put lui dire ce qu'il était devenu.

Lui-même la croyait morte.

Plus tard, après de longues années de recherches et d'inquiétudes, elle fut informée de son sort.

Le voir, l'embrasser une dernière fois avant de mourir, fut dès lors son unique préoccupation.

Elle partit bravement pour la Provence et, malgré un hiver rigoureux, malgré des routes affreuses, malgré son âge et ses infirmités, elle arriva sans encombre aux îles Sainte-Marguerite.

Introduite en présence de Saint-Mars, elle lui fit part de son légitime désir ; mais le gouverneur se montra inflexible. Il ne voulut pas permettre à la vieille femme de visiter le prisonnier.

En vain, elle renouvela sa démarche, en vain, elle fit valoir ses droits presque maternels, elle n'obtint pas ce qu'elle demandait, même à genoux.

Néanmoins elle ne voulut pas partir sans laisser au pauvre abandonné un témoignage de sa tendresse.

Elle écrivit au prisonnier cette lettre touchante, recueillie par M. C. Leynadier.

La dame Péronnette, châtelaine de Gurgy en Nivernais, à M. le gouverneur Saint-Mars.

Monsieur le gouverneur,

Avant d'avoir été gouverneur vous avez été père : vous en avez les sentiments, c'est à eux que je m'adresse.

Des ordres rigoureux s'opposent à la demande que je vous ai faite, je me résigne et je m'incline.

Mais si rigoureux que soient ces ordres, ils ne doivent pas interdire toute joie au cœur, et c'est une simple joie du cœur que je sollicite pour votre prisonnier.

Hélas ! j'ai été mère sans connaître les douleurs de l'enfantement. Du jour où, pauvre enfant, l'homme aujourd'hui votre prisonnier me fut confié, j'eus toutes les douceurs de la maternité sans en avoir eu les peines. Je m'attachai à lui comme on s'attache à ce qui fait naître en nous un sentiment inconnu. Je m'imaginai que j'étais sa mère, monsieur le gouverneur ; il s'imagina qu'il était mon fils, il m'aima comme mon fils ; je l'aimai comme sa mère.

Maintenant j'ai vieilli dans cet amour, j'ai la certitude qu'il y a vieilli aussi, et jugez quel doux moment serait pour lui celui où il apprendrait que cet amour vit encore dans le cœur de sa mère comme il vit encore dans le sien.

Je vous supplie donc, par tout ce que vous avez de plus cher, par tout ce que vous avez de sacré au monde, de lui dire ces trois choses :

Que je vis ;

Que je le plains ;

Que je l'aime toujours.

C'est bien peu cela, monsieur le gouverneur, mais si son cœur est ce que je l'ai connu jadis, ce peu lui donnera un moment de bonheur.

Pour ce qui me concerne, ce peu me rendra la mort moins amère.

Je suis, monsieur le gouverneur, etc.

 

Saint-Mars était trop altéré de vengeance pour donner au captif la consolation de lire cette lettre. Il la garda pour lui. Et la pauvre Péronnelle, se croyant exaucée, reprit le chemin de son château, où elle mourut après une courte maladie.

Cependant le Masque de Fer, fidèle à sa résolution de ne plus compromettre personne, supportait sa captivité avec une énergique résignation. Mais plus le prisonnier se montrait soumis à son sort, plus Saint-Mars semblait s'attacher à le tourmenter.

Si bien que parfois, malgré son parti pris d'indifférence, malgré sa douceur puisée dans une foi vive en la miséricorde divine, il se sentait emporté par un mouvement de colère et se prenait à songer à la possibilité d'une évasion.

Deux fois même, il en vint au point de cherche à faire connaître au dehors sa malheureuse situation, et cette double tentative faillit coûter la vie à deux hommes.

L'un fut sauvé par son ignorance ; l'autre par la ferme conviction de son innocence.

Voici dans quelles circonstances se produisirent les tentatives auxquelles nous venons de faire allusion, et de quels événements elles furent suivies.

Dans un jour de désespoir, le Masque de Fer, en s'approchant de la fenêtre, vit au pied du fort sur la grève, un pêcheur qui achevait d'amarrer son bateau. Une idée de liberté lui vint à l'esprit. Il saisit vivement un des plats d'argent qui avaient servi à son dîner, traça sur le dos quelques mots avec la pointe d'un couteau, et par la fenêtre lança le plat qui vint rouler à quelques pas du pêcheur.

Ce dernier, étonné de cette aubaine qui semblait lui tomber du ciel, prit le plat et se prépara à l'emporter.

Mais après un moment de réflexion, son honnêteté lui dit que ce n'était point là la destination à donner à l'objet trouvé.

En conséquence, au lieu de retourner chez lui, il prit le chemin du fort et demanda à parler au gouverneur, à qui il remit le plat d'argent.

Saint-Mars l'examina de tous les côtés et ne tarda pas à apercevoir l'inscription que le pêcheur n'avait sans doute pas remarquée.

— Sais-tu lire ? demanda le gouverneur à ce dernier, en le regardant d'un air soupçonneux.

— Non, monseigneur.

— Ainsi, tu ne sais pas ce qu'il y a d'écrit sur cette assiette ?

— Non, monseigneur ; je l'ai trouvée et je vous la rapporte sans l'avoir montrée à personne.

— C'est bien, dit Saint-Mars.

Puis écrivant à la hâte quelques mots :

— Tiens, reprit-il, en tendant un billet au pêcheur, porte ceci au major Rosarges et ne le remets qu'à lui.

Sur le billet était écrit ceci :

Au reçu du présent, pendez le porteur.

Saint-Mars voulait mettre à l'épreuve l'ignorance du pêcheur, et sans doute il avait fait la réflexion suivante :

S'il sait lire, il se verra perdu et essayera de prendre la fuite ; sinon, il remettra le billet et je pourrai le laisser aller, car il ne m'aura pas menti.

En vue de cette dernière éventualité il écrivit un contre-ordre pour Rosarges et le lui fit tenir rapidement.

Quand le pêcheur se présenta devant lui, le major était déjà prévenu. Saint-Mars put renvoyer cet homme sain et sauf, et son ignorance bien constatée lui épargna un de ces crimes devait lequel il n'avait jamais reculé.

Une autre fois, le Masque de Fer tenta encore de communiquer avec l'extérieur, par un moyen à peu près semblable. Au lieu d'un plat d'argent, il employa une chemise de toile fine, sur laquelle, dit une chronique, il écrivit d'un bout à l'autre et qu'il jeta par la fenêtre.

Un frater, au service d'un couvent de minimes situé dans le voisinage, passait à ce moment sur la grève. Il ramassa cet étrange message ; mais presque aussitôt il fut entouré et saisi par les gardes de Saint-Mars, à qui une sentinelle de la Tour avait donné l'alarme.

Saint-Mars se disposait à faire prompte justice de l'indiscret, lorsque les religieux minimes réclamèrent l'homme arrêté comme leur propre justiciable. Saint-Mars refusa d'abord de le rendre, puis un accommodement entre la justice séculière et la justice ecclésiastique le décida à céder. Il fut convenu que le frater serait remis aux moines, enfermé dans les prisons du couvent, et soumis à la question jusqu'à ce qu'il eût avoué qu'il avait lu ce qui était écrit sur la toile.

On devait ensuite prononcer son jugement, suivant ses aveux ou ses dénégations.

Le malheureux frater, qui a raconté lui-même ses douloureuses épreuves (Recueil de pièces, de Laplace), fut abandonné, après la torture, sur la grève de l'île Fortunat. Des pêcheurs, l'ayant vu gisant sur le sable, le recueillirent, fort étonnés de trouver, attachée sur sa poitrine, une pancarte, où se lisaient ces trois mots : SILENCE OU MORT !

La victime comprit la menace, et garda le silence qu'on exigeait d'elle jusqu'au moment où, sentant sa dernière heure proche, elle put raconter son histoire sans avoir rien à craindre de ses bourreaux.

 

CHAPITRE XI.

DERNIERS DÉTAILS. — TRANSLATION DU MASQUE DE FER A LA BASTILLE.

 

Après ces événements, la vie du Masque-de-Fer retomba dans un calme complet. Il arriva ainsi jusqu'en l'année 1698, dans le cours de laquelle il devait être transféré à la Bastille.

Louis XIV, cette année-là, avait confié à Saint-Mars le gouvernement de la forteresse parisienne.

Il était naturel que le Masque-de-Fer suivît l'homme qui l'avait jusqu'alors si bien gardé.

Ainsi le comprit le ministre, qui, à la date du 29 juin 1698, écrivit à Saint-Mars en ces termes :

Capitaine Saint-Mars, vous transférez votre prisonnier au fort de la Bastille, vous faisant escorter par les officiers et soldats de votre compagnie, et vous servant pour cet effet de la voie de transport que vous jugerez la plus convenable.

Il est inutile que je vous explique toutes les précautions que S. M désire que vous preniez pour la sûreté du prisonnier durant sa marche ; mais je dois seulement vous assurer que S. M. se remet à votre prudence du temps et de la forme de votre départ ; elle se promet que vous prendrez si bien vos précautions, qu'à l'exception de ceux qui ont travaillé à l'exécution de vos ordres antérieurs, et qui sont gens discrets et fidèles, nul n'aura connaissance qu'ils aient été faits ou envoyés.

Saint-Mars répondait à la date du 10 juillet :

... Si je conduis mon prisonnier à la Bastille je crois que la plus sûre voiture serait une chaise couverte de toile cirée, de manière qu'il aurait assez d'air sans que personne ne le pût voir ni lui parler pendant la route, pas même mes soldats que je choisirai pour être proche de la chaise, qui serait moins embarrassante qu'une litière qui pourrait se rompre et offrir le grand inconvénient de porteurs. Tout bien calculé, je garderai pour moi ma litière, qui marchera à côté de sa chaise.

Pour les haltes, je ferai disposer des logements, de manière que si le prisonnier peut entendre parler le monde du dehors ou du bas, il ne saura, quand il le voudrait, se faire entendre. Il pourra voir ce monde, mais ne pourra en être vu, du moins de face, par les précautions que je me propose de prendre. Aux côtés de la fenêtre de son logement, je placerai deux sentinelles de ma compagnie, qui auront pour consigne d'entendre si quelqu'un lui parle ou s'il parle à quelqu'un, et de faire marcher les passants qui s'arrêteraient. Pour plus de sûreté, la nuit je coucherai dans sa chambre et le jour j'en prendrai une à côté de la sienne, de telle sorte que je puisse entendre et voir tout, et même les deux sentinelles, qui, par ce moyen, seront toujours sur le qui vive. (Recueil des lettres extraites des Archives des affaires étrangères, par Roux Fazillac.)

 

Le ministre ayant accepté cet arrangement, Saint-Mars s'occupa de son départ. Au mois d'août, un brick aux couleurs royales parut en vue de l'île Sainte-Marguerite. Il venait chercher le gouverneur et son prisonnier.

Ce dernier fut enfermé dans une chaise entièrement couverte de toile cirée noire, et escorté jusqu'au port par vingt hommes, le mousquet au poing.

Arrivé sur le brick, le prisonnier, ignorant de la destinée qu'on lui réservait, témoigna quelque inquiétude. Il crut qu'on l'emmenait pour le faire mourir. Mais Saint-Mars le rassura, et lui apprit alors qu'il s'agissait simplement d'un changement de résidence.

Les particularités de ce long voyage sont restées assez secrètes.

Cependant on sait par un sieur de Palteau, petit-neveu de Saint-Mars, qui fit consigner quelques notes à ce sujet dans l'Année littéraire de 1755, que le gouverneur s'arrêta pendant quatre jours dans sa terre de Champagne, avec le Masque-de-Fer.

Plusieurs jours avant l'arrivée de Saint-Mars avec son prisonnier, dit de Palteau, ordre avait été donné d'approprier une partie du château pour la circonstance. Inhabité depuis longtemps, le château était dans un véritable état de ruine, et, à part quelques salles basses dont le délabrement n'était pas complet, les étages supérieurs étaient réellement inhabitables. Ce fut cette partie du rez-de-chaussée que l'on appropria et meubla le moins mal que l'on put.

Le jour de l'arrivée ayant été annoncé à l'avance, les paysans se préparèrent à fêter dignement leur seigneur, et se présentèrent en foule pour lui rendre leurs hommages. La chaise recouverte d'une toile cirée noire, et dans laquelle se trouvait le prisonnier au masque, excita naturellement leur curiosité, et quelque sévères que fussent les consignes, elles ne purent empêcher ces bonnes gens de se presser autour du cortège, et de voir bien des choses qu'on se serait passé de leur montrer. Ainsi, par exemple, le premier repas eut lieu dans la salle à manger du rez-de-chaussée, dont les croisées donnaient sur la cour, dans laquelle les paysans se pressaient en foule pour fêter en apparence leur seigneur de leurs vivats, mais en réalité pour voir le personnage, objet d'une précaution si singulière. Leur curiosité ne fut cependant satisfaite qu'à demi. Les croisées, il est vrai, étaient toutes grandes ouvertes à cause de la chaleur qui était étonnante ; mais Saint-Mars avait fait asseoir à table l'homme au masque le dos tourné aux croisées, et lui même s'était assis en face, ayant à ses côtés, sur la table, un pistolet chargé, prêt à s'en servir contre le prisonnier s'il eût été tenté de se retourner soit pour se montrer à la foule, soit pour lui parler. Nul autre qu'eux d'eux n'était dans la salle. Un seul valet de chambre les servait et fermait derrière lui la porte de la salle chaque fois qu'il allait chercher les plats dans l'antichambre. Le prisonnier était de grande taille : il avait les cheveux blancs et un masque noir qui permettait de voir ses dents et ses lèvres. Pour la nuit, Saint-Mars se fit dresser un lit de camp à côté de celui où couchait son hôte. Bien qu'ils aient séjourné trois jours à Palteau, nul n'a pu en voir davantage que le premier jour. Cet événement singulier est resté pendant longtemps le sujet des conversations du pays, et encore même l'homme au masque y est une sorte de croquemitaine dont les bonnes femmes menacent les enfants qui pleurent. Seulement, les faits en ont été tellement dénaturés et amplifiés, que cet événement est devenu dans toute l'acception du mot, un vrai conte de grand'mère.

 

Le sieur de Palteau a donné aussi dans l'Année littéraire quelques renseignements sur la personne de l'homme au masque. Il prétendait les tenir du sieur de Blainvilliers, officier d'infanterie aux îles Sainte-Marguerite, qui se serait exprimé ainsi :

L'homme au masque était connu sous le nom de Latour ; son masque était de fer et à ressorts, et pouvait s'ôter. Il avait toujours son masque sur le visage lorsqu'il paraissait devant quelqu'un. Il était toujours vêtu de brun, portait de beau linge et obtenait des livres et tout ce qu'on peut accorder à un prisonnier. Le gouverneur et les officiers restaient debout devant lui et découverts jusqu'à ce qu'il les fit couvrir et asseoir. Ceux-ci, sur son invitation, allaient souvent lui tenir compagnie et manger avec lui. J'ai été souvent du nombre ; mais, dans ces cas, il conservait toujours son masque.

Un jour, curieux de le voir à visage découvert, me trouvant lieutenant de la compagnie franche pour la garde des prisonniers, et ayant appris que par suite d'une indisposition Latour avait été autorisé à rester dans sa chambre, la nuit, sans masque, je pris les habits d'une sentinelle qu'on plaçait dans une galerie sous les fenêtres de la prison, et je restai toute la nuit à examiner l'inconnu qui se promenait dans sa chambre à visage découvert. Cet homme, blanc de visage, grand et bien fait de corps, bien qu'il eût la jambe un peu trop fournie par le bas, semblait être dans la force de l'âge, malgré sa chevelure blanche. Il resta toute la nuit à se promener et paraissait fort agité.

 

CHAPITRE XII ET DERNIER.

SÉJOUR À LA BASTILLE. — MORT DU MASQUE-DE-FER.

 

Arrivé à la Bastille le 18 septembre 1698, le Masque-de-Fer y resta jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant cinq années.

La feuille d'écrou qui le concerne peut figurer utilement ici. Le registre qui la contient a été sauvé du sac de la Bastille, le 14 juillet 4789, et fait partie des Manuscrits de la Bibliothèque de l'Hôtel-de-Ville de Paris.

Voici la copie de cette feuille :

No 4. Verso 37.

EXTRAIT DES REGISTRES DU CHATEAU DE LA BASTILLE.

C'est le fameux homme au Masque-de-Fer que personne n'a jamais vu ni connu.

Du jeudi 18 septembre 1698, à trois heures après midi, M. de Saint-Mars, gouverneur du château de la Bastille, y fit sa première entrée venant de son gouvernement des îles Sainte-Marguerite, ayant amené avec lui, dans sa litière, un ancien prisonnier qu'il avait à Pignerol, lequel prisonnier reste toujours masqué, et dont le nom ne se dit pas, et l'ayant fait mettre, descendant de sa litière, dans la première chambre de la tour Bazinière, en attendant la nuit, il fut ordonné à neuf heures du soir, par M. de Saint-Mars, gouverneur, à M. Dujonca, lieutenant du roi dudit château, et au sieur de Rosarges, l'un des sergents que M. le gouverneur avait amenés, de conduire ledit prisonnier dans la troisième chambre de la tour Bertaudière, que M. Dujonca avait fait meubler de toutes choses quelques jours avant son arrivée.

Ce prisonnier a toujours été soigné et servi par ledit sieur Rosarges, et n'était vu que de lui et de M. le gouverneur.

Il était traité avec grand soin et distinction.

Ce prisonnier avait la permission d'aller à la messe.

 

Dans les Remarques historiques sur la Bastille avec un grand nombre d'anecdotes intéressantes et peu connues. (Leuder, 1789, in-8°.)

Nous trouvons certains éclaircissements touchant le séjour du masque de fer à la Bastille.

L'éditeur dit dans sa préface :

J'ai eu en ma possession, pendant bien peu de temps à la vérité, un manuscrit bien-précieux sur ce mystérieux personnage. Je pourrais même me prévaloir de sa rareté, puisque sans être très-volumineux, dix louis n'ont pu m'en rendre propriétaire. On pense bien que je n'aie pu ni peut-être dû le copier en entier, et voici les singuliers détails qu'il fournit :

Lors de l'arrivée de chaque prisonnier à la Bastille, on inscrit sur un livre ses noms et qualités. le numéro de l'appartement qu'il va occuper et la liste de ses effets déposés dans ia case du même numéro. Le livre de sortie cou tient un protocole de serment et protestation de soumission, de respect, de fidélité pour le roi... Le troisième livre en feuilles contient les noms de tous les prisonniers et le tarif de leurs dépenses... Il y a aussi un registre où sont réunis tous les ordres à jamais donnés et adressés au gouverneur de la Bastille, toutes les lettres des ministres de la police. Tout est recueilli, classé avec soin. Enfin est un quatrième livre, un in-folio immense — celui dont nous avons tiré l'écrou —, qu'on dirait écrit avec des larmes et du sang, et qui par cela seul mérite une description toute spéciale.

Les feuilles, distribuées en colonnes, portent des titres imprimés à chacune :

1re COLONNE. Noms et qualités des prisonniers.

2e Dates des jours d'arrivée des prisonniers au château.

3e Noms des secrétaires d'Etat qui ont expédié les ordres.

4e Dates de la sortie des prisonniers.

5e Noms des secrétaires d'Etat qui ont signé les ordres d'élargissement.

6e Cause de la détention des prisonniers.

7e Observations et remarques.

Le major remplit la sixième colonne suivant les indications qu'il peut avoir, et le lieutenant de police lui donne des instructions quand il veut et comme il veut.

La septième colonne contient l'historique des faits, gestes, caractère ; vie, mœurs et fin des prisonniers.

Ces deux colonnes sont deux espèces de mémoires secrets dont l'essence et la vérité dépendent du jugement droit ou faux, de la volonté bonne ou mauvaise, du major et du commissaire du roi. Plusieurs prisonniers n'ont aucune note sur ces deux dernières colonnes.

Lorsque ce registre fut apporté, le 14 juillet, à l'Hôtel-de-Ville, le nom-du Masque-de-Fer était dans toutes les bouches comme un des grands forfaits des races royales. Chacun attendit dans un silence solennel que le secret du despotisme royal tombât de ses pages sanglantes ; mais le folio 120, correspondant à l'année 1698 et à l'arrivée du Masque-de Fer dans cette prison, avait été enlevé, et n'a pu être complété que par le journal de M. Dujonca, lieutenant du roi à la Bastille en 1698, les registres mortuaires de l'Eglise Saint-Paul et les révélations du père Griffet, confesseur des prisonniers à la même époque.

Les ministres n'aimaient pas que les gens connus mourussent à la Bastille. Si un prisonnier mourait, on le faisait inhumer à la paroisse Saint-Paul sous le nom d'un domestique, et ce mensonge était écrit sur le registre mortuaire pour tromper la postérité. Il y avait un autre registre où le nom véritable des morts était inscrit ; mais dans les archives de la Bastille, ce registre n'a pu être retrouvé.

Les prisonniers, du reste, n'étaient jamais appelés par leurs propres noms, afin que les parents ou amis qui auraient été tentés de solliciter ne pussent les reconnaître. C'est ainsi que l'homme au masque, qui était connu aux Iles Sainte-Marguerite sous le nom de Latour, l'était à la Bastille sous les noms de Marchialy, de Kersadion, et peut-être même d'autres.

Voici ce que j'ai vu : Lors de la prise de la Bastille, un curieux m'a montré une carte trouvée dans les débris et contenant le numéro 64 389 000 avec la note suivante :

ARRIVÉ DES ÎLES SAINTE-MARGUERITE AVEC UN MASQUE DE FER : X. X. X. Et au-dessous : KERSADION.

Mauclerc, qui était présent, me proposa alors d'aller visiter dans le château la tour de la Bertaudière, où l'homme au masque avait été enfermé. Nos recherches minutieuses, longtemps infructueuses, furent enfin couronnées du plus inespéré succès. Ayant aperçu à côté de la cheminée d'une chambre, la longueur du petit doigt d'un suif noirci, nous enlevâmes avec un couteau cette couche de suif et découvrîmes une fente au mur. L'ayant fouillé, nous y trouvâmes un lambeau de toile rouge, large d'environ deux pouces, et se terminant en pointe à l'une des extrémités. Sur ce lambeau étaient tracés en fil blanc très-fin ces trois signes dont la première et la deuxième sont en partie chiffrées :

——————— | ans

Le ——— de mon roi.

Voilà mon crime.

Ce morceau de linge était roulé et contenait un bout de ce même fil attaché à un brin de crin noir très-fort. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je visitai dans le plus grand détail toute cette tour de la Bertaudière, depuis le cachot jusqu'au comble. Elle avait quatre étages, chacune des chambres ayant son nom tiré du degré de leur élévation. Ainsi la première au-dessus du cachot : s'appelait la première Bertaudière, puis la deuxième, la troisième Bertaudière ; la quatrième s'appelait la Calotte Bertaudière.

C'étaient de petits réduits octogones larges d'environ de douze à treize pieds carrés et à peu près de la même hauteur. Il y avait un pied d'ordures sur le plancher, ce qui empêchait devoir qu'il était de plâtre. Tous les créneaux étaient bouchés, à la réserve de deux qui étaient grillés. Ces créneaux étaient, du côté de la chambre, larges de deux pieds et allaient toujours en diminuant en cône, dans l'épaisseur du mur, jusqu'à l'extrémité qui, du côté du fossé, n'avait pas un demi-pied d'ouverture. Un treillis de fer fort serré les fermait de ce coté. Comme c'était à travers ce treillis que gênait le jour, qu'il était encore obscurci par cette épaisseur de mur, qui de ce côté a dix pieds, par la grille et par une fenêtre qui fermait au dedans de la chambre à volet garni d'un verre très-épais et très-sale, il était si faible que quand il entrait dans la chambre, à peine servait-il à distinguer les objets et ne formait qu'un faux jour. Les murs des chambres étaient très-sales, gâtés d'ordures et tapissés de noms de quantité de prisonniers. Ce qu'il y avait de plus propre était un plafond de plâtre très-uni et très-blanc, afin que les moindres trous percés dans ce plafond par le prisonnier fussent visibles.

Ce fut dans un de ces réduits que le Masque-de-Fer passa cinq ans. Il en avait déjà passé douze aux îles Sainte-Marguerite, treize à Pignerol, trois au fort d'Exilles, en tout TRENTE-TROIS ans de captivité. Dès son arrivée à la Bastille, dit Dujonca dans son journal, le prisonnier dont le nom ne se dit pas et qu'on faisait toujours tenir masqué, fut mis dans la tour de la Bazinière, en attendant la nuit. Sur les neuf heures du soir, je le conduisis dans la troisième chambre de la tour de la Bertaudière, que j'avais eu soin de meubler de toutes choses. Il y avait un lit de serge verte avec rideaux, une paillasse, trois matelas, deux tables, un rayon de bibliothèque pour des livres, un grand fauteuil, quelques chaises et divers ustensiles d'usage commun. Je restai spécialement chargé de sa surveillance avec le major Rosarges. Tout était disposé de manière que nul ne pût jamais le voir. À la chapelle où il entendait régulièrement la messe on avait élevé une sorte de tambour pour lui d'où il ne pouvait voir personne, et où il ne pouvait être vu. Il s'y rendait par une galerie où nul, sous prétexte de service ou autre chose, ne pouvait circuler pendant le temps de la messe. Son plus grand délassement était de pincer de la guitare et à chanter. Il avait une voix douce et saisissante, les sons qu'il tirait de son instrument étaient parfois si mélancoliques que des prisonniers logés au-dessus de lui m'ont avoué s'être plus d'une fois surpris tout en larmes rien qu'à les écouter.

Après cinq ans de captivité à la Bastille, le dimanche 18 novembre 1703, l'homme au masque se trouva subitement indisposé au sortir de la messe, et mourut le lendemain lundi, 19 novembre, à dix heures du soir, sans avoir eu une grand maladie, il ne se peut pas moins. M. Giraut, notre aumônier, le confessa la veille. Surpris de la mort, il n'a pu recevoir ses sacrements, et notre aumônier l'a exhorté un moment avant que de mourir. Il fut enterré le mardi 20 novembre, à quatre heures du soir, dans le cimetière de Saint-Paul. Son enterrement coûta quarante livres.

 

Ce ne fut pas seulement pendant la vie du Masque-de-Fer, mais encore après sa mort qu'on s'efforça de dérober au public la connaissance de cette étrange personnalité.

Après avoir détruit jusqu'au dernier des objets qui lui avaient appartenu, on regratta sa chambre de fond en comble.

On fit plus ; suivant certaines relations, après la mort du Masque-de-Fer son visage fut entièrement dénaturé par une substance corrosive, et Sainte-Foix rapporte dans sa Réponse au père Griffet, que le lendemain de l'enterrement de Marchialy, une personne ayant engagé le fossoyeur à le déterrer et à le lui laisser voir, ils trouvèrent un gros caillou à la place de la tête.

Pour nous résumer, nous croyons pouvoir dire lie si le Masque-de-Fer n'était pas réellement le frère de Louis XIV, il serait difficile en présence itis documents que nous avons cités, de lui assigner une autre origine.

Quel homme eût été digne d'inspirer tant et de si minutieuses précautions, si un grand secret n'eût Été lié à sa vie ?

Et pourquoi cette obligation de garder un masque sur le visage, si l'on n'eut pas craint qu'une ressemblance frappante avec un personnage connu de tous ne désignât le prisonnier à l'attention publique et ne fit naître de singulières conjectures ?

Or, ce personnage connu de tous, comme le fait judicieusement observer M. C. Leynadier, ne pouvait être que Louis XIV.

Le souverain d'un grand État est presque le seul homme dont les traits soient gravés dans toutes les mémoires.

Son portrait est répandu à des milliers d'exemplaires ; il circule de main en main, sur les monnaies, et il n'est pas de sujet, si humble et si pauvre qu'il soit, qui ne l'ait possédé un instant sous cette forme.

On pourrait objecter sans doute que rien ne justifie la cruauté de Louis XIV à l'égard de son prétendu frère ; qu'on pouvait éloigner l'enfant du trône pendant quelques années, et le représenter ensuite comme un frère cadet ; qu'il est hors de vraisemblance enfin qu'au début de son règne, alors que sa puissance était assurée, Louis XIV n'ait pas songé à délivrer le Masque-de-Fer, chez qui l'âge et la souffrance devaient avoir exercé d'assez grands ravages pour détruire en partie cette ressemblance fatale.

Ces raisons sont bonnes sans contredit ; mais il faut songer à la position embarrassante dans laquelle se serait trouvé le roi pour présenter au monde cet homme qui en avait été si brusquement soustrait. Entraîné sur la pente des rigueurs par un précédent né d'une heure de crainte peut-être exagérée, il persista dans son injustice, dans le seul but, peut-être de n'avoir pas à l'excuser.

Il faut jeter un voile sur ces complications intimes.

Des recherches nouvelles viendront peut-être affirmer encore, d'une manière plus concluante, la véritable personnalité du Masque-de-Fer.

Quel qu'il soit, on ne peut se refuser à plaindre en lui une des plus intéressantes infortunes qu'il ait été donné aux historiens de constater.

 

FIN DE L'HOMME AU MASQUE DE FER

 

 

 



[1] Pignerol ou l'Homme au masque de fer.

[2] L'Homme Masque de Fer.