AINSI une religion faite pour la consolation intérieure
d'un tout petit nombre d'élus devint, par une fortune inouïe, la religion de
millions d'hommes, constituant la partie la plus active de l'humanité. C'est
surtout dans les victoires de l'ordre religieux qu'il est vrai de dire que
les vaincus font la loi aux vainqueurs. Les foules, en entrant dans les
petites églises de saints, y portent leurs imperfections, parfois leurs
souillures. Une race, en embrassant un culte qui n'avait pas été fait pour
elle, le transforme selon les besoins de son imagination et de son coeur. Dans la primitive conception chrétienne, un chrétien était
parfait ; le pécheur, par cela seul qu'il était pécheur, cessait d'être
chrétien. Quand des villes entières arrivèrent à se convertir en masse, tout
fut changé. Les préceptes de dévouement et d'abnégation évangéliques
devinrent inapplicables ; on en fit des conseils, destinés uniquement à ceux
qui aspiraient à la perfection. Et cette perfection, où pouvait-elle se
réaliser ? Le monde, tel qu'il est fait, l'exclut absolument ; celui qui,
dans le monde, pratiquerait l'évangile à la lettre, jouerait le rôle d'une
dupe et d'un idiot. Reste le monastère. La logique reprenait ses droits. La
morale chrétienne, morale de petite église et de gens retirés du monde, se
créait le milieu qui lui était nécessaire. L'évangile devait aboutir au
couvent ; une chrétienté ayant ses organismes complets ne peut pas se passer
de couvents, c'est-à-dire d'endroits où la vie évangélique, impossible
ailleurs, puisse se pratiquer. Le couvent est l'église parfaite ; le moine
est le vrai chrétien, Aussi les oeuvres les plus efficaces du christianisme
ne sont-elles exécutées que par les ordres monastiques. Ces ordres, loin
d'être une lèpre qui serait venue attaquer par le dehors l'oeuvre de Jésus,
étaient les conséquences internes, inévitables, de l'oeuvre de Jésus. En
Occident, ils eurent plus d'avantages que d'inconvénients ; car la conquête
germanique maintint en face du moine une puissante caste militaire ; l'Orient,
au contraire, fut réellement rongé par un monachisme qui n'avait de la
perfection chrétienne que l'apparence la plus mensongère. Une moralité médiocre et un penchant naturel à
l'idolâtrie, telles étaient les tristes dispositions qu'apportaient dans l'église
les masses qu'on y fit entrer, en partie par la force, depuis la fin du IVe
siècle. L'homme ne change pas en un jour ; le baptême n'a pas d'effets
miraculeux instantanés. Ces multitudes païennes, à peine évangélisées,
restaient ce qu'elles étaient la veille de leur conversion : en Orient,
méchantes, égoïstes, corrompues ; en Occident, grossières et superstitieuses.
Pour ce qui touche à la morale, l'église n'avait qu'à maintenir ses règles,
déjà presque toutes écrites en des livres tenus pour canoniques. En ce qui
touche à la superstition, la tâche était bien plus délicate. Les changements
de religion ne sont, en général, qu'apparents. L'homme, quelles que soient
ses conversions ou ses apostasies, reste fidèle au premier culte qu'il a
pratiqué et plus ou moins aimé. Une foule d'idolâtres, nullement changés au
fond et transmettant les mêmes instincts à leurs enfants, entrèrent dans
l'église. La superstition se mit à couler à pleins bords dans la communauté
religieuse qui jusque-là en avait été la plus exempte. Si l'on excepte quelques sectes orientales, les chrétiens
primitifs sont les moins superstitieux des hommes. Le chrétien, le juif
pouvaient être fanatiques : ils n'étaient pas superstitieux comme l'étaient
un Gaulois, un Paphlagonien. Chez eux, pas d'amulettes, pas d'images saintes,
pas d'objet de culte en dehors des hypostases divines. Les païens convertis
ne pouvaient se prêter à une telle simplicité. Le culte des martyrs fut la
première concession arrachée par la faiblesse humaine à la mollesse d'un
clergé qui voulait se faire tout à tous, pour gagner tous à Jésus-Christ. Les
corps saints eurent des vertus miraculeuses, devinrent des talismans ; les
lieux où ils reposaient furent marqués d'une sainteté plus particulière que
les autres sanctuaires consacrés à Dieu. L'absence de toute idée des lois de
la nature ouvrit bientôt la porte à une thaumaturgie effrénée. Les races
celtiques et italiotes, qui forment la base de la population de l'Occident,
sont les plus superstitieuses des races. Une foule de croyances que le
premier christianisme eût trouvées sacrilèges passèrent ainsi dans l'église.
Celle-ci fit ce qu'elle put ; ses efforts pour améliorer et élever de
grossiers catéchumènes sont une des plus belles pages de l'histoire humaine ;
pendant cinq ou six siècles, les conciles sont occupés à combattre les
anciennes superstitions naturalistes ; mais les purs se virent débordés.
Saint Grégoire le Grand en prend son parti et conseille aux missionnaires de
ne pas supprimer les rites et les lieux saints des Anglo-Saxons, mais
seulement de les consacrer au culte nouveau. Ainsi arriva un phénomène singulier : la végétation
touffue de fables et de croyances païennes que le christianisme primitif se
croyait appelé à détruire se conserva en grande partie. Loin de réussir,
comme l'islam, à supprimer les temps de l'ignorance, c'est-à-dire les
souvenirs antérieurs, le christianisme laissa vivre presque tous ces
souvenirs, en les dissimulant sous un léger vernis chrétien. Grégoire de
Tours est aussi superstitieux qu'Élien ou Ælius Aristide. Le monde, aux VIe,
VIIe, VIIIe, IXe, Xe siècles, est plus grossièrement païen qu'il ne l'a
jamais été. Jusqu'aux progrès de l'instruction primaire de nos jours, nos
paysans n'avaient pas abandonné un seul de leurs petits dieux gaulois. Le
culte des saints a été le couvert sous lequel s'est rétabli le polythéisme.
Cet envahissement de l'esprit idolâtrique a tristement déshonoré le
catholicisme moderne. Les folies de Lourdes et de La complaisance que le christianisme, devenu la religion
des foules, montra pour les cultes anciens, il l'eut aussi pour beaucoup de
préjugés grecs. Il parut avoir honte de son origine juive et fit tout pour la
dissimuler. Nous avons vu les gnostiques et l'auteur de l'épître à Diognète
affecter de croire que le christianisme est né spontanément, sans relation
avec le judaïsme. Origène, Eusèbe n'osent pas le dire, car ils savent trop bien
les faits ; mais saint Jean Chrysostome et, en général, les Pères qui ont
reçu une éducation très hellénique ignorent les vraies origines du
christianisme et ne veulent pas les connaître. Ils rejettent toute la
littérature judéo-chrétienne et millénaire ; l'église orthodoxe en pourchasse
les ouvrages ; les livres de ce genre ne se sauvent que quand ils sont
traduits en latin ou en langues orientales. L'Apocalypse de Jean n'échappe
que parce qu'elle tient par ses racines au coeur même du Canon. Des essais de
christianisme unitaire, sans métaphysique ni mythologie, d'un christianisme
peu distinct du judaïsme rationnel, comme fut la tentative de Zénobie et de
Paul de Samosate, sont coupés par la base. Ces tentatives eussent produit un
christianisme simple, continuation du judaïsme, quelque chose d'analogue à ce
que fut l'islam. Si elles avaient réussi, elles eussent prévenu sans doute le
succès de Mahomet chez les Arabes et les Syriens. Que de fanatisme on eût
ainsi évité ! Le christianisme est une édition du judaïsme accommodée au goût
indo-européen ; l'islam est une édition du judaïsme, accommodée au goût des
Arabes. Mahomet ne fit, en somme, que revenir au judéo-christianisme de
Zénobie, par réaction contre le polythéisme métaphysique du concile de Nicée
et des conciles qui suivent. La séparation de plus en plus forte entre le clergé et le
peuple était une autre conséquence des conversions en masse qui eurent lieu
au IVe et au Ve siècle. Ces foules ignorantes ne pouvaient qu'écouter.
L'église arriva bien vite à n'être plus qu'un clergé. Loin que cette
transformation ait contribué à élever la moyenne intellectuelle du
christianisme, elle l'a abaissée. L'expérience prouve que les petites églises
sans clergé sont plus libérales que les grandes. En Angleterre, les quakers
et les méthodistes ont plus fait pour le libéralisme ecclésiastique que
l'église établie. Contrairement à ce qui arriva au IIe siècle, où nous voyons
cette belle autorité raisonnable des episcopi et des presbyteri retrancher les excès
et les folies, ce qui désormais fera loi dans le clergé, ce sont les besoins
de la partie la plus basse. Les conciles obéissent à des tourbes monacales, à
des fanatismes infimes. Dans tous les conciles, c'est le dogme le plus
superstitieux qui l'emporte. L'arianisme, qui eut le rare mérite de convertir
les Germains avant leur entrée dans l'empire, et qui aurait pu donner au
monde un christianisme susceptible de devenir rationnel, est étouffé par la
grossièreté d'un clergé qui veut l'absurde. Au Moyen âge, ce clergé devient
une féodalité. Le livre démocratique par excellence, l'évangile, est
confisqué par ceux qui prétendent l'interpréter, et ceux-ci en dissimulent
prudemment les hardiesses. Le sort du christianisme a donc été de sombrer presque
dans sa victoire, comme un navire qui serait près de couler par le fait des
grossiers passagers qui s'y entassent. Jamais fondateur n'a eu de sectateurs
qui lui aient moins ressemblé que Jésus. Jésus est bien plus un grand juif
qu'un grand homme ; ses disciples ont fait de lui ce qu'il y a de plus
anti-juif, un homme-Dieu. Les additions faites à son oeuvre par la
superstition, la métaphysique et la politique ont tout à fait masqué le grand
prophète, si bien que toute réforme du christianisme consiste en apparence à
supprimer les fioritures qu'y ont ajoutées nos ancêtres païens, pour revenir
à Jésus tout pur. Mais la plus grave erreur que l'on puisse commettre en
histoire religieuse est de croire que les religions valent par elles-mêmes,
d'une manière absolue. Les religions valent par les peuples qui les
acceptent. L'islamisme a été utile ou funeste, selon les races qui l'ont
adopté. Chez les peuples abaissés de l'Orient, le christianisme est une
religion fort médiocre, inspirant très peu de vertu. C'est chez nos races
occidentales, celtiques, germaniques, italiotes, que le christianisme a été
réellement fécond. Produit tout à fait juif à son origine, le christianisme
est de la sorte arrivé à dépouiller, avec le temps, presque tout ce qu'il
tenait de la race, si bien que la thèse de ceux qui le considèrent comme la
religion aryenne par excellence est vraie à beaucoup d'égards. Pendant des
siècles, nous y avons mis nos manières de sentir, toutes nos aspirations,
toutes nos qualités, tous nos défauts. L'exégèse d'après laquelle le christianisme
serait sculpté intérieurement dans l'Ancien Testament est la plus fausse du
monde. Le christianisme a été la rupture avec le judaïsme, l'abrogation de Le renoncement à nos vieilles traditions ethniques devant
la sainteté, renoncement au fond peu sérieux, a été en apparence si absolu,
qu'il a fallu près de quinze cents ans pour que le fait accompli ait pu être
remis en question. Le grand éveil des esprits nationaux qui s'est produit au
XIXe siècle, cette espèce de résurrection des races mortes dont nous sommes
les témoins, ne pouvait manquer de ramener le souvenir de notre abdication
devant les fils de Sem et de provoquer, à cet égard, quelque réaction.
Quoique assurément personne, hors des cabinets de mythologie comparée, ne
puisse plus songer à réveiller les mythologies germaniques, pélasgiques, celtiques
et slaves, il eût mieux valu pour le christianisme que ces images dangereuses
eussent été supprimées tout à fait, comme la chose a eu lieu lors de
l'établissement de l'islam. Des races qui prétendent à la noblesse et à
l'originalité en toute chose se sont trouvées blessées d'être en religion les
vassales d'une famille méprisée. Les germanistes fougueux n'ont pas caché
leurs froissements ; quelques celtomanes ont manifesté le même sentiment. Les
Grecs, retrouvant leur importance dans le monde par les souvenirs de l'ancien
hellénisme, ne se sont pas non plus dissimulé que le christianisme avait été
pour eux une apostasie. Grecs, Germains, Celtes se sont consolés en se disant
que, s'ils avaient accepté le christianisme, ils l'avaient du moins
transformé et en avaient fait leur propriété nationale. Il n'en est pas moins
vrai que le principe moderne des races a été nuisible au christianisme.
L'action religieuse du judaïsme est apparue colossale. On a vu les défauts
d'Israël en même temps que sa grandeur ; on a eu honte de s'être fait juif,
de même que les patriotes germains exaltés se sont crus obligés de traiter
d'autant plus mal le XVIIe et le XVIIIe siècle français, qu'ils lui devaient
davantage. Une autre cause a miné fortement, de nos jours, la
religion que nos aïeux pratiquèrent avec un si plein contentement. La
négation du surnaturel est devenue un dogme absolu pour tout esprit cultivé.
L'histoire du monde physique et du monde moral nous apparaît comme un
développement ayant ses causes en lui-même et excluant le miracle,
c'est-à-dire l'intervention de volontés particulières réfléchies. Or, au
point de vue du christianisme, l'histoire du monde n'est qu'une série de
miracles. La création, l'histoire du peuple juif, le rôle de Jésus, même
passés au creuset de l'exégèse la plus libérale, laissent un reliquat de
surnaturel qu'aucune opération ne peut ni supprimer, ni transformer. Les
religions sémitiques monothéistes sont au fond ennemies de la science
physique, qui leur paraît une diminution, presque une négation de Dieu. Dieu
a tout fait et fait encore tout, voilà leur universelle explication. Le
christianisme, bien que n'ayant pas porté ce dogme aux mêmes exagérations que
l'islam, implique la révélation, c'est-à-dire un miracle, un fait tel que la
science n'en a jamais constaté. Entre le christianisme et la science, la
lutte est donc inévitable ; l'un des deux adversaires doit succomber. Du
XIIIe siècle, moment où, par suite de l'étude des livres d'Aristote et
d'Averroès, l'esprit scientifique commence à se réveiller dans les pays
latins, jusqu'au XVIe siècle, l'église, disposant de la force publique,
réussit à écraser son ennemi ; mais, au XVIIe siècle, les découvertes
scientifiques sont trop éclatantes pour pouvoir être étouffées. L'église est
encore assez forte pour troubler gravement la vie de Galilée, pour inquiéter
Descartes, mais non pour empêcher leurs découvertes de devenir la loi des
esprits. Au XVIIIe siècle, la raison triomphe ; vers 1800, presque aucun
homme instruit ne croit plus au surnaturel. Les réactions qui ont suivi n'ont
été que des arrêts sans conséquence. Si beaucoup d'esprits timides, par
crainte des grandes questions sociales, s'interdisent d'être logiques, le
peuple des villes et des campagnes s'éloigne de plus en plus du
christianisme, et le surnaturel perd chaque jour quelqu'un de ses adhérents.
Qu'a fait le christianisme pour se mettre en garde contre cet assaut
formidable, qui l'emportera, s'il n'abandonne certaines positions désespérées
? La réforme du XVIe siècle fut assurément un acte de sagesse et de
conservation. Le protestantisme diminuait le surnaturel quotidien ; il
revenait en un sens au christianisme primitif et réduisait à peu de chose la
partie idolâtrique et païenne du culte. Mais le principe du miracle, surtout
en ce qui regarde l'inspiration des livres, était conservé. Cette réforme,
d'ailleurs, n'a pu s'étendre au christianisme tout entier ; elle a été gagnée
de vitesse par le rationalisme, qui probablement supprimera la matière à
réformer avant que la réforme ait été faite. Le protestantisme ne sauvera le
christianisme que s'il arrive au rationalisme complet, s'il fait sa jonction
avec tous les libres esprits, dont le programme peut être ainsi résumé : Grand et splendide est le monde,
et, malgré toutes les obscurités qui l'entourent, nous voyons qu'il est le
fruit d'une tendance intime vers le bien, d'une suprême bonté. Le
christianisme est le plus frappant de ces efforts qui s'échelonnent dans
l'histoire pour l'enfantement d'un idéal de lumière et de justice. Bien que la
première bouture en soit juive, le christianisme est devenu avec le temps
l'oeuvre commune de l'humanité ; chaque race y a mis le don particulier qui
lui fut départi, ce qu'il y a de meilleur en elle. Dieu n'y est pas
exclusivement présent ; mais il y est présent plus qu'en tout autre
développement religieux et moral. Le christianisme est, de fait, la religion
des peuples civilisés ; chaque nation l'admet en des sens divers, selon son
degré de culture intellectuelle. Le libre penseur, qui s'en passe tout à
fait, est dans son droit ; mais le libre penseur constitue un cas individuel
hautement respectable ; sa situation intellectuelle et morale ne saurait
encore être celle d'une nation ou de l'humanité. Conservons donc le christianisme
avec admiration pour sa haute valeur morale, pour sa majestueuse histoire,
pour la beauté de ses livres sacrés. Ces livres assurément sont des livres ;
il faut leur appliquer les règles d'interprétation et de critique qu'on
applique à tous les livres ; mais ils constituent les archives religieuses de
l'humanité ; même les parties faibles qu'ils renferment sont dignes de
respect. De même pour le dogme ; révérons, sans nous en faire les esclaves,
ces formules sous lesquelles quatorze siècles ont adoré la sagesse divine.
Sans admettre ni miracle particulier ni inspiration limitée, inclinons-nous
devant le miracle suprême de cette grande église, mère inépuisable de
manifestations sans cesse variées. Quant au culte, cherchons à en éliminer
quelques scories choquantes ; tenons-le, en tout cas, pour chose secondaire,
n'ayant d'autre valeur que les sentiments qu'on y met. Si beaucoup de chrétiens étaient entrés dans une telle
direction, on eût pu espérer un avenir pour le christianisme. Mais, à part
les congrégations protestantes libérales, les grandes masses chrétiennes
n'ont en rien modifié leur attitude. Le catholicisme continue de s'enfoncer,
avec une espèce de rage désespérée, dans sa foi au miracle. Le protestantisme
orthodoxe reste immobile. Pendant ce temps, le rationalisme populaire,
conséquence inévitable des progrès de l'instruction publique et des
institutions démocratiques, rend les temples déserts, multiplie les mariages
et les funérailles purement civils. On ne ramènera pas le peuple des grandes
villes aux anciennes églises et le peuple des campagnes n'y va que par
habitude ; or, une église ne tient pas sans peuple ; l'église est le lieu du
peuple. Le parti catholique, d'un autre côté, a fait, en ces dernières
années, tant de fautes, que sa force politique est comme épuisée. Une
redoutable crise aura donc lieu dans le sein du catholicisme. Il est probable
qu'une partie de ce grand corps persévérera dans son idolâtrie et restera, à
côté du mouvement moderne, comme un contre-courant parallèle d'eau stagnante
et croupie. Une autre partie vivra et, abandonnant les erreurs surnaturelles,
s'unira au protestantisme libéral, à l'israélitisme éclairé, à la philosophie
idéaliste, pour marcher vers la conquête de la religion pure, en esprit et en
vérité. Ce qui est hors de doute, quel que soit l'avenir religieux
de l'humanité, c'est que la place de Jésus y sera immense. Il a été le
fondateur du christianisme, et le christianisme reste le lit du grand fleuve
religieux de l'humanité. Des affluents venant des points les plus opposés de
l'horizon s'y sont mêlés. Dans ce mélange, aucune source ne peut plus dire :
Ceci est mon eau. Mais n'oublions pas le ruisseau primitif des origines, la
source dans la montagne, le cours supérieur, où un fleuve devenu ensuite
large comme l'Amazone roula d'abord dans un pli de terrain large d'un pas.
C'est le tableau de ce cours supérieur que j'ai voulu faire ; heureux si j'ai
présenté dans sa vérité ce qu'il y eut sur ces hauts sommets de sève et de
force, de sensations tantôt, chaudes tantôt glaciales, de vie divine et de
commerce avec le ciel ; les créateurs du christianisme occupent à bon droit
le premier rang dans les hommages de l'humanité. Les hommes nous furent très
inférieurs dans la connaissance du réel ; mais ils n'eurent point d'égaux en
conviction, en dévouement. Or c'est là ce qui fonde. La solidité d'une
construction est en raison de la somme de vertu, c'est-à-dire de sacrifices,
qu'on a déposée en ses fondements. Dans cet édifice démoli par le temps, que
de pierres excellentes, d'ailleurs, qui pourraient être réemployées telles
qu'elles sont, au profit de nos constructions modernes ! Qui mieux que le
judaïsme messianiste nous enseignera l'inébranlable espérance en un avenir
heureux, la foi dans une destinée brillante pour l'humanité, sous le
gouvernement d'une aristocratie de justes ? Le royaume de Dieu n'est-il pas
l'expression parfaite du but final que poursuit l'idéaliste ? Le Sermon sur
la montagne en reste le code accompli ; l'amour réciproque, la douceur, la
bonté, le désintéressement seront toujours les lois essentielles de la vie
parfaite. L'association des faibles est la solution légitime de la plupart
des problèmes que soulève l'organisation de l'humanité ; le christianisme
peut donner sur ce point des leçons à tous les siècles. Le martyr chrétien
restera, jusqu'à la fin des temps, le type du défenseur des droits de la
conscience. Enfin, l'art difficile et dangereux de gouverner les âmes, s'il
est relevé un jour, le sera sur les modèles fournis par les premiers docteurs
chrétiens. Ils eurent des secrets qu'on n'apprendra qu'à leur école. Il y a
eu des professeurs de vertu plus austères, plus fermes peut-être ; mais il
n'y a jamais eu de pareils maîtres en la science du bonheur. La volupté des
âmes est le grand art chrétien, à tel point que la société civile a été
obligée de prendre des précautions pour que l'homme ne s'y ensevelît pas. La
patrie et la famille sont les deux grandes formes naturelles de l'association
humaine. Elles sont toutes deux nécessaires ; mais elles ne sauraient
suffire. Il faut maintenir à côté d'elles la place d'une institution où l'on
reçoive la nourriture de l'âme, la consolation, les conseils ; où l'on
organise la charité ; où l'on trouve des maîtres spirituels, un directeur.
Cela s'appelle l'église ; on ne s'en passera jamais, sous peine de réduire la
vie à une sécheresse désespérante, surtout pour les femmes. Ce qui importe,
c'est que la société ecclésiastique n'affaiblisse pas la société civile,
qu'elle ne soit qu'une liberté, qu'elle ne dispose d'aucun pouvoir temporel,
que l'état ne s'occupe pas d'elle, ni pour la contrôler, ni pour la
patronner. Pendant deux cent cinquante ans, le christianisme donna, de ces
petites réunions libres, des modèles accomplis. Fin de Marc-Aurèle ou la fin du monde antique |