DES RAISONS anciennes et profondes voulaient donc,
nonobstant les apparences contraires, que l'empire se fît chrétien. La
doctrine chrétienne sur l'origine du pouvoir semblait faite exprès pour
devenir la doctrine de l'état romain. L'autorité aime l'autorité. Des hommes
aussi conservateurs que les évêques devaient avoir une terrible tentation de
se réconcilier avec la force publique, dont ils reconnaissaient que l'action
s'exerce le plus souvent pour le bien. Jésus avait tracé la règle. L'effigie
de la monnaie était pour lui le critérium suprême de la légitimité, au-delà
duquel il n'y avait rien à chercher. En plein règne de Néron, saint Paul
écrivait : Que chacun soit soumis aux puissances
régnantes ; car il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu. Les
puissances qui existent sont ordonnées par Dieu ; en sorte que celui qui fait
de l'opposition aux puissances résiste à l'ordre établi par Dieu.
Quelques années après, Pierre, ou celui qui écrivit en son nom l'épître
connue sous le nom de Prima Petri, s'exprime d'une façon presque
identique. Clément est également un sujet on ne peut plus dévoué de l'Empire
romain. Enfin, un des traits de saint Luc, nous l'avons vu, c'est son respect
pour l'autorité impériale et les précautions qu'il prend pour ne pas la blesser. Certes, il y avait des chrétiens exaltés qui partageaient
entièrement les colères juives et ne rêvaient que la destruction de la ville
idolâtre, identifiée par eux avec Babylone. Tels étaient les auteurs
d'apocalypses et les auteurs d'écrits sibyllins. Pour eux, Christ et César
étaient deux termes inconciliables. Mais les fidèles des grandes églises
avaient de tout autres idées. En La haine entre le christianisme et l'empire était la haine
de gens qui doivent s'aimer un jour. Sous les Sévères, le langage de l'église
reste ce qu'il fut sous les Antonins, plaintif et tendre. Les apologistes
affichent une espèce de légitimisme, la prétention que l'église a toujours
salué tout d'abord l'empereur. Le principe de saint Paul portait ses fruits :
Toute puissance vient de Dieu ; celui qui tient
l'épée la tient de Dieu pour le bien. Cette attitude correcte à
l'égard du pouvoir tenait à des nécessités extérieures tout autant qu'aux
principes mêmes que l'église avait reçus de ses fondateurs. L'église était
déjà une grande association ; elle était essentiellement conservatrice ; elle
avait besoin d'ordre et de garanties légales. Cela se vit admirablement dans
le fait de Paul de Samosate, évêque d'Antioche sous Aurélien. L'évêque
d'Antioche pouvait déjà passer, à cette époque, pour un haut personnage. Les
biens de l'église étaient dans sa main ; une foule de gens vivaient de ses
faveurs. Paul était un homme brillant, peu mystique, mondain, un grand
seigneur profane, cherchant à rendre le christianisme acceptable aux gens du
monde et à l'autorité. Les piétistes, comme on devait s'y attendre, le
trouvèrent hérétique et le firent destituer. Paul résista et refusa
d'abandonner la maison épiscopale. Voilà par où sont prises les sectes les
plus altières ; elles possèdent, or qui peut régler une question de propriété
ou de jouissance, si ce n'est l'autorité civile ? La question fut déférée à
l'empereur, qui était pour le moment à Antioche, et l'on vit ce spectacle
original d'un souverain infidèle et persécuteur chargé de décider qui était
le véritable évêque. Aurélien montra, dans cette circonstance, un bon sens
laïque assez remarquable. Il se fit apporter la correspondance des deux
évêques, nota celui qui était en relation avec Rome et l'Italie, et conclut
que celui-là était l'évêque d'Antioche. Le raisonnement théologique que fit, dans cette
circonstance, Aurélien prêterait à bien des objections ; mais un fait
devenait évident, c'est que le christianisme ne pouvait plus vivre sans
l'empire, et que l'empire, d'un autre côté, n'avait rien de mieux à faire que
d'adopter le christianisme contre sa religion. Le monde voulait une religion
de congrégations, d'églises ou de synagogues, de chapelles, une religion où
l'essence du culte fût la réunion, l'association, la fraternité. Le
christianisme remplissait toutes ces conditions. Son culte admirable, sa
morale pure, son clergé savamment organisé, lui assuraient l'avenir. Plusieurs fois au IIIe siècle, cette nécessité historique
faillit se réaliser. Cela se vit surtout au temps de ces empereurs syriens,
que leur qualité d'étrangers et la bassesse de leur origine mettaient à
l'abri des préjugés, et qui, malgré leurs vices, inaugurent une largeur
d'idées et une tolérance inconnues jusque-là. La même chose se revit sous
Philippe l'Arabe, en Orient sous Zénobie, et, en général, sous les empereurs
que leur origine mettait en dehors du patriotisme romain. La lutte redoubla de rage quand les grands réformateurs, Dioclétien
et Maximien, crurent pouvoir donner à l'empire une nouvelle vie. L'église
triompha par ses martyrs ; l'orgueil romain plia ; Constantin vit la force
intérieure de l'église, les populations de l'Asie Mineure, de La réaction de Julien fut un caprice sans portée. Après la
lutte, vinrent l'union intime et l'amour. Théodose inaugure l'empire
chrétien, c'est-à-dire la chose que l'église, dans sa longue vie, a le plus
aimée, un empire théocratique, dont l'église est le cadre essentiel, et qui,
même après avoir été détruit par les barbares, reste le rêve éternel de la
conscience chrétienne, au moins dans les pays romans. Plusieurs crurent, en
effet, qu'avec Théodose le but du christianisme était atteint. L'empire et le
christianisme s'identifièrent à un tel point l'un avec l'autre que beaucoup
de docteurs conçurent la fin de l'empire comme la fin du monde, et
appliquèrent à cet événement les images apocalyptiques de la catastrophe
suprême. L'église orientale, qui ne fut pas gênée dans son développement par
les barbares, ne se détacha jamais de cet idéal ; Constantin et Théodose
restent ses deux pôles ; elle y tient encore, du moins en Russie. Le grand
affaiblissement social qui est la conséquence nécessaire d'un tel régime se
manifesta bientôt. Dévoré par le monachisme et la théocratie, l'Empire
d'Orient fut comme une proie offerte à l'islam ; le chrétien, en Orient,
devint une créature d'ordre inférieur. On arrive de la sorte à ce résultat
singulier que les pays qui ont créé le christianisme ont été victimes de leur
oeuvre. Heureusement, les choses se comportèrent en Occident d'une
tout autre manière. L'Empire chrétien d'Occident périt bientôt. La ville de
Rome reçut de Constantin le coup le plus grave qui l'ait jamais frappée. Ce
qui réussit avec Constantin, ce fut sans doute le christianisme ; mais ce fut
avant tout l'Orient. L'Orient, c'est-à-dire la moitié de l'empire parlant
grec, avait, depuis la mort de Marc Aurèle, pris de plus en plus le dessus
sur l'Occident, parlant latin. L'Orient était plus libre, plus vivant, plus
civilisé, plus politique. Déjà Dioclétien avait transporté à Nicomédie le
centre des affaires. En bâtissant une Nouvelle Rome, sur le Bosphore,
Constantin réduisit la vieille Rome à n'être plus que la capitale de
l'Occident. Les deux moitiés de l'Empire devinrent ainsi presque étrangères
l'une à l'autre. Constantin est le véritable auteur du schisme entre l'église
latine et l'église grecque. On peut dire aussi qu'il posa la cause éloignée
de l'islamisme. Les chrétiens parlant syriaque et arabe, persécutés ou mal
vus par les empereurs de Constantinople, devinrent un élément essentiel de la
clientèle future de Mahomet. Les cataclysmes qui suivirent la division des deux
empires, les invasions des barbares, qui épargnèrent Constantinople et
tombèrent sur Rome de tout leur poids, réduisirent l'antique capitale du
monde à un rôle borné, souvent humble. Cette primauté ecclésiastique de Rome,
qui éclate avec tant d'évidence au IIe et au IIIe siècle, n'existe plus
depuis que l'Orient a une existence et une capitale séparées. L'empire
chrétien, c'est l'Empire d'Orient, avec ses conciles oecuméniques, ses
empereurs orthodoxes, son clergé de cour. Cela dura jusqu'au VIIIe siècle.
Rome, durant ce temps, prenait sa revanche, par le sérieux et la profondeur
de son esprit d'organisation. Quels hommes que saint Damase, saint Léon,
Grégoire le Grand ! Avec un courage admirable, la papauté travaille à la
conversion des barbares ; elle se les attache, elle en fait ses clients, ses
sujets. Le chef-d'oeuvre de sa politique fut son alliance avec la
maison carlovingienne et le coup hardi par lequel elle rétablit dans cette
maison l'Empire d'Occident, mort depuis 324 ans. L'Empire d'Occident, en
effet, n'était détruit qu'en apparence. Ses secrets vivaient dans le haut
clergé romain. L'église de Rome gardait en quelque sorte le sceau du vieil
empire, et elle s'en servit pour authentiquer subrepticement l'acte inouï du
jour de Noël de l'an 800. Le rêve de l'empire chrétien recommença. Au pouvoir
spirituel il faut un bras séculier, un vicaire temporel. Le christianisme,
n'ayant pas dans sa nature cet esprit militaire qui est inhérent à l'islamisme,
par exemple, ne pouvait tirer de son sein une milice ; il devait donc la
demander hors de lui, à l'empire, aux barbares, à une royauté constituée par
les évêques. De là au califat musulman, il y a l'infini. Même au Moyen âge,
quand la papauté admet et proclame l'idée d'une chrétienté armée, le pape ni
ses légats n'arrivent jamais à être des chefs militaires. Un saint empire,
avec un Théodose barbare, tenant l'épée pour protéger l'église du Christ,
voilà l'idéal de la papauté latine. L'Occident n'y échappa que grâce à
l'indocilité germanique et au génie paradoxal de Grégoire VII. Le pape et
l'empereur se brouillèrent à mort ; les nationalités, que l'empire chrétien
de Constantinople avait étouffées, purent se développer en Occident, et une
porte fut ouverte à la liberté. Cette liberté ne fut presque en rien l'oeuvre
du christianisme. La royauté chrétienne vient de Dieu ; le roi fait par les
prêtres est l'oint du Seigneur. Or, le roi de droit divin a bien de la peine
à être un roi constitutionnel. Le trône et l'autel deviennent ainsi deux
termes inséparables. La théocratie est un virus dont on ne se purge pas. Le
protestantisme et |