AINSI, à mesure que l'empire baisse, le christianisme
s'élève. Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la
société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général
contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. Le christianisme n'a
pas besoin d'attaquer de vive force ; il n'a qu'à se renfermer dans ses
églises. Il se venge en ne servant pas l'état, car il détient presque à lui
seul des principes sans lesquels l'état ne saurait prospérer. C'est la grande
guerre que nous voyons aujourd'hui faite à l'état par nos conservateurs.
L'armée, la magistrature, les services publics ont besoin d'une certaine
somme de sérieux et d'honnêteté. Quand les classes qui pourraient fournir ce
sérieux et cette honnêteté se confinent dans l'abstention, tout le corps
souffre. L'église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la
société civile, la saigne, y fait le vide. Les petites sociétés tuèrent la
grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire,
d'héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par
la vie juive, vie antimilitaire, amie de l'ombre, vie de gens pâles,
claquemurés. La politique ne suppose pas les hommes trop détachés de la
terre. Quand l'homme se décide à n'aspirer qu'au ciel, il n'a plus de pays
ici-bas. On ne fait pas une nation avec des moines ou des yogis ; la haine et
le mépris du monde ne préparent pas à la lutte de la vie. L'Inde, qui, de
tous les pays connus, a le plus versé dans l'ascétisme, n'est, depuis un
temps immémorial, qu'une terre ouverte à tous les conquérants. Il en fut de
même à quelques égards de l'Égypte. La conséquence inévitable de l'ascétisme
est de faire considérer tout ce qui n'est pas religieux comme frivole et
inférieur. Le souverain, le guerrier, comparés au prêtre, ne sont plus que
des rustres, des brutaux ; l'ordre civil est tenu pour une tyrannie gênante.
Le christianisme améliora les moeurs du monde ancien ; mais, au point de vue
militaire et patriotique, il détruisit le monde ancien. La cité et l'état ne
s'accommoderont plus tard avec le christianisme qu'en faisant subir à
celui-ci les plus profondes modifications. Ils habitent sur la terre,
dit l'auteur de l'épître à Diognète ; mais, en
réalité, ils ont leur patrie au ciel. Effectivement, quand on demande
au martyr sa patrie : Je suis chrétien, répond-il. La patrie et les lois
civiles, voilà la mère, voilà le père, que le vrai gnostique, selon Clément
d'Alexandrie, doit mépriser pour s'asseoir à la droite de Dieu. Le chrétien
est embarrassé, incapable quand il s'agit des affaires du monde ; l'évangile
forme des fidèles, non des citoyens. Il en fut de même pour l'islamisme et le
bouddhisme. L'avènement de ces grandes religions universelles mit fin à la
vieille idée de patrie ; on ne fut plus Romain, Athénien ; on fut chrétien,
musulman, bouddhiste. Les hommes désormais vont être rangés d'après leur
culte, non d'après leur patrie ; ils se diviseront sur des hérésies, non sur
des questions de nationalité. Voilà ce que vit parfaitement Marc Aurèle, et ce qui le
rendit si peu favorable au christianisme. L'église lui parut un état dans
l'état. Le
camp de la piété, ce nouveau système de patrie fondé sur le Logos divin, n'a
rien à voir avec le camp romain, lequel ne prétend nullement former des
sujets pour le ciel. L'église, en effet, s'avoue une société complète, bien
supérieure à la société civile ; le pasteur vaut mieux que le magistrat.
L'église est la patrie du chrétien, comme la synagogue est la patrie du juif
; le chrétien et le juif vivent dans le pays où ils se trouvent comme des
étrangers. À peine même le chrétien a-t-il un père et une mère. Il ne doit
rien à l'empire et l'empire lui doit tout ; car c'est la présence des
fidèles, disséminés dans le monde romain, qui arrête le courroux céleste et
sauve l'état de sa ruine. Le chrétien ne se réjouit pas des victoires de
l'empire ; les désastres publics lui paraissent une confirmation des
prophéties qui condamnent le monde à périr par les barbares et par le feu. Le
cosmopolitisme des stoïciens avait bien aussi ses dangers ; mais un ardent
amour de la civilisation et de la culture grecque servait de contrepoids aux
excès de leur détachement. À beaucoup d'égards, certainement, les chrétiens étaient
des sujets loyaux. Ils ne se révoltaient jamais ; ils priaient pour leurs
persécuteurs. Malgré leurs griefs contre Marc Aurèle, ils ne prirent aucune
part à la révolte d'Avidius Cassius. Ils affectaient les principes du
légitimisme le plus absolu. Dieu donnant la puissance à qui il lui plaît il faut
obéir sans examen à celui qui la possède officiellement. Mais cette apparente
orthodoxie politique n'était au fond que le culte du succès. Il n'y a jamais eu parmi nous de partisan d'Albin, de
partisan de Niger, dit avec ostentation Tertullien, sous le règne de
Septime Sévère. Mais, vraiment, en quoi Septime Sévère était-il plus légitimé
qu'Albin et que Pescennius Niger ? Il réussit mieux qu'eux, voilà tout. Le
principe chrétien : Il faut reconnaître celui qui exerce le pouvoir,
devait contribuer à établir le culte du fait accompli, c'est-à-dire le culte
de la force. La politique libérale ne doit rien et ne devra jamais rien au
christianisme. L'idée du gouvernement représentatif est le contraire de celle
que professèrent expressément Jésus, saint Paul, saint Pierre, Clément
Romain. Le plus important des devoirs civiques, le service
militaire, les chrétiens ne pouvaient le remplir. Ce service impliquait,
outre la nécessité de verser le sang, qui paraissait criminelle aux exaltés,
des actes que les consciences timorées trouvaient idolâtriques. Il y eut sans
doute plusieurs soldats chrétiens au IIe siècle ; mais bien vite
l'incompatibilité des deux professions se révélait, et le soldat quittait le
ceinturon ou devenait martyr. L'antipathie était absolue ; en se faisant
chrétien, on quittait l'armée. On ne sert pas deux maîtres, était le principe
sans cesse répété. La représentation d'une épée ou d'un arc sur une bague
était défendue. C'est assez combattre pour
l'empereur que de prier pour lui. Le grand affaiblissement qui se
remarque dans l'armée romaine à la fin du IIe siècle, et qui éclate surtout
au IIIe siècle, a sa cause dans le christianisme. Celse aperçut ici le vrai
avec une merveilleuse sagacité. Le courage militaire, qui, selon le Germain,
ouvre seul le Walhalla, n'est point par lui-même une vertu aux yeux du
chrétien. S'il est employé pour une bonne cause, à la bonne heure ; sinon, il
n'est que barbarie. Certes, un homme très brave à la guerre peut être un
homme de médiocre moralité ; mais une société de parfaits serait si faible !
Pour avoir été trop conséquent, l'Orient chrétien a perdu toute valeur
militaire. L'islam en a profité, et a donné au monde le triste spectacle de
cet éternel chrétien d'Orient, partout le même malgré la différence des races,
toujours battu, toujours massacré, incapable de regarder en face un homme de
guerre, offrant perpétuellement son cou au sabre, victime peu intéressante,
car elle ne se révolte pas et ne sait pas tenir une arme, même quand on la
lui met dans la main. Le chrétien fuyait aussi les magistratures, les charges
publiques, les honneurs civils. Poursuivre ces honneurs, ambitionner ces
fonctions, ou seulement les accepter, c'était donner une marque de foi à un
monde que, par principes, on déclarait condamné et entaché à fond
d'idolâtrie. Une loi de Septime Sévère permit aux adeptes de la superstition juive
d'arriver aux honneurs, avec dispense des obligations contraires à leur
croyance. Sûrement, les chrétiens pouvaient profiter de ces dispenses ; ils
ne le firent pas. Couronner sa porte à l'annonce des jours de fête, prendre
part aux divertissements, aux réjouissances publiques, était une apostasie.
Même interdit à l'égard des tribunaux. Les chrétiens n'y doivent jamais
porter leur procès ; ils doivent s'en tenir à l'arbitrage de leurs pasteurs.
L'impossibilité des mariages mixtes achevait d'élever un mur infranchissable
entre l'église et la société. Il était défendu aux fidèles de se promener
dans les rues, de se mêler aux conversations publiques ; ils ne devaient se voir
qu'entre eux. Même les auberges ne pouvaient être communes, les chrétiens en
voyage se rendaient à l'église et y participaient aux agapes, aux
distributions des restes des offrandes sacrées. Une foule d'arts et de métiers, dont la profession
entraînait des rapports avec l'idolâtrie, étaient interdits aux chrétiens. La
sculpture et la peinture, en particulier, devenaient presque sans objet ; on
les traitait comme des ennemies. Là est l'explication d'un des faits les plus
singuliers de l'histoire, je veux dire de la disparition de la sculpture dans
la première moitié du IIIe siècle. Ce que le christianisme tua d'abord dans
la civilisation antique, ce fut l'art. Il tua plus lentement la richesse ;
mais, à cet égard, son action n'a pas été moins décisive. Le christianisme
fut, avant tout, une immense révolution économique. Les premiers devinrent
les derniers, et les derniers devinrent les premiers. Ce fut vraiment la
réalisation du royaume de Dieu, selon les juifs. Un jour, Rab Joseph, fils de
Rab Josué ben Lévi, étant tombé en léthargie, son père lui demanda, quand il
fut revenu à lui : Qu'as-tu vu dans le ciel ?
- J'ai vu, répondit Joseph, le monde renversé : les plus puissants étaient au dernier
rang ; les plus humbles au premier. - C'est
le monde normal que tu as vu, mon fils. L'Empire romain, en rabaissant la noblesse et en réduisant
presque à rien le privilège du sang, augmenta, au contraire, les avantages de
la fortune. Loin d'établir l'égalité effective entre les citoyens, l'Empire
romain, ouvrant à deux battants les portes de la cité romaine, créa une
différence profonde, celle des honestiores (les notables, les riches) et des humiliores
ou tenuiores
(les pauvres). En proclamant l'égalité politique de tous, on introduisit
l'inégalité dans la loi, surtout dans la loi pénale. La pauvreté rendait
presque illusoire le titre de citoyen romain, et le grand nombre était
pauvre. L'erreur de L'ouvrier, gagnant honnêtement sa vie de tous les jours,
tel était bien, en effet, le chrétien idéal. L'avarice était pour l'église
primitive le crime suprême. Or, le plus souvent, l'avarice, c'était la simple
épargne. L'aumône était considérée comme un devoir strict. Le judaïsme en
avait déjà fait un précepte. Dans les Psaumes et les livres prophétiques,
l'ébion est l'ami de Dieu, et donner à l'ébion, c'est donner à Dieu. Aumône,
en hébreu, est synonyme de justice (sedaka). Il fallut limiter l'empressement
des gens pieux à se justifier de la sorte ; un des préceptes d'Ouscha
interdit de donner au pauvre plus du cinquième de son bien. Le christianisme,
qui fut à son origine une société d'ébionim, accepta pleinement l'idée que le
riche, s'il ne donne son superflu, est un détenteur du bien d'autrui. Dieu
donne toute sa création à tous. Imitez l'égalité de
Dieu, et personne ne sera pauvre, lisons-nous dans un texte qui fut
quelque temps tenu pour sacré. L'église elle-même devenait un établissement
de charité. Les agapes et les distributions faites du superflu des offrandes
nourrissaient les pauvres, les voyageurs. C'était le riche qui, sur toute la ligne, était sacrifié.
Il entrait peu de riches dans l'église, et leur position y était des plus
difficiles. Les pauvres, fiers des promesses évangéliques, les traitaient
avec un air qui pouvait sembler arrogant. Le riche devait se faire pardonner
sa fortune, comme une dérogation à l'esprit du christianisme. En droit, le royaume de Dieu lui était fermé, à moins
qu'il ne purifiât sa richesse par l'aumône ou ne l'expiât par le martyre. On
le tenait pour un égoïste, qui s'engraissait de la sueur des autres. La
communauté de biens, si elle avait jamais existé, n'existait plus ; ce qu'on
appelait la vie
apostolique, c'est-à-dire l'idéal de la primitive église de
Jérusalem, était un rêve perdu dans le lointain ; mais la propriété du fidèle
n'était qu'une demi- propriété ; il y tenait peu ; et l'église y participait
en réalité autant que lui. C'est au IVe siècle que la lutte devint grande et
acharnée. Les classes riches, presque toutes attachées à l'ancien culte,
luttent énergiquement ; mais les pauvres l'emportent. En Orient, où l'action
du christianisme fut bien plus complète ou, pour mieux dire, moins contrariée
que dans l'Occident, il n'y eut plus guère de riches à partir du milieu du Ve
siècle. La somme de travail dans le monde diminua considérablement.
Des pays, comme Le but du christianisme n'était en rien le
perfectionnement de la société humaine, ni l'augmentation de la somme de
bonheur des individus. L'homme tâche de s'arranger le moins mal possible sur
la terre, quand il prend au sérieux la terre et les quelques jours qu'il y
passe. Mais, quand on lui dit que la terre est sur le point de finir, que la
vie n'est qu'une épreuve d'un jour, l'insignifiante préface d'un idéal
éternel, à quoi bon l'embellir ? On ne s'applique pas à décorer, à rendre
commode la masure où l'on ne fait qu'attendre un instant. C'est surtout dans
la relation du christianisme avec l'esclavage que ceci apparut avec évidence.
Le christianisme contribua éminemment à consoler l'esclave, à rendre son sort
meilleur ; mais il ne travailla pas directement à supprimer l'esclavage. Nous
avons vu que la grande école de jurisconsultes sortie des Antonins est toute possédée
de cette idée que l'esclavage est un abus, qu'il faut doucement supprimer. Le
christianisme ne dit jamais : L'esclavage est un abus. Néanmoins, par son
idéalisme exalté, il servit puissamment la tendance philosophique qui, depuis
longtemps, se faisait sentir dans les lois et dans les moeurs. Le christianisme primitif fut un mouvement essentiellement
religieux. Tout ce qui, dans l'organisation sociale du temps, n'était pas lié
avec l'idolâtrie lui parut bon à garder. L'idée ne vint jamais aux docteurs
chrétiens de protester contre le fait établi de l'esclavage. C'eût été là une
façon d'agir révolutionnaire, tout à fait contraire à leur esprit. Les droits
de l'homme ne sont en rien une chose chrétienne. Saint Paul reconnaît
complètement la légitimité de la possession chez le maître. Pas un mot, dans
toute l'ancienne littérature chrétienne, pour prêcher la révolte à l'esclave,
ni pour conseiller au maître l'affranchissement, ou seulement pour agiter le
problème de droit public que fait naître chez nous l'esclavage. Ce sont des
sectaires dangereux, comme les carpocratiens, qui parlent de supprimer les
différences de personnes. Les orthodoxes admettent la propriété comme
absolue, qu'elle ait pour objet un homme ou une chose. L'affreux sort de
l'esclave ne les touche pas à beaucoup près autant que nous. Pour quelques
heures que dure la vie, qu'importe la condition de l'homme ? As-tu été appelé esclave, ne t'en soucie pas ; si tu peux
te libérer, profites-en... L'esclave est
l'affranchi du Seigneur, l'homme libre est l'esclave du Christ... En Christ, il n'y a plus de Grec ni de juif, d'esclave ni
d'homme libre, d'homme ni de femme. Les mots servus et libertus sont extrêmement rares
sur les tombes chrétiennes. L'esclave et l'homme libre sont également servus Dei,
comme le soldat est miles Christi. L'esclave, d'un autre côté, se
dit hautement l'affranchi de Jésus. Soumission et attachement consciencieux de l'esclave
envers le maître, douceur et fraternité de la part du maître à l'égard de
l'esclave, à cela se borne, en pratique, la morale du christianisme primitif
sur ce point délicat. Le nombre des esclaves et des affranchis était très
considérable dans l'église. Jamais celle-ci ne conseilla au maître chrétien
qui avait des esclaves chrétiens de les affranchir ; elle n'interdit même pas
les châtiments corporels, qui sont la conséquence presque inévitable de
l'esclavage. Sous Constantin, la faveur de la liberté parut rétrograder. Si
le mouvement qui part des Antonins se fût continué dans la seconde moitié du
IIIe siècle et dans le IVe siècle, la suppression de l'esclavage fût venue
par mesure légale et avec rachat. La ruine de la politique libérale et les
malheurs du temps firent perdre tout le terrain que l'on avait gagné. Les
Pères de l'église parlent de l'ignominie de l'esclavage et de la bassesse des
esclaves dans les mêmes termes que les païens. Jean Chrysostome, au IVe
siècle, est à peu près le seul docteur qui conseille formellement au maître
l'affranchissement de son esclave comme une bonne action. Plus tard, l'église
posséda des esclaves et les traita comme tout le monde, c'est-à-dire assez
durement. La condition de l'esclave d'église fut même empirée par une
circonstance : savoir l'impossibilité d'aliéner le bien de l'église. Qui
était son propriétaire ? qui pouvait l'affranchir ? La difficulté de résoudre
la question éternisa l'esclavage ecclésiastique et amena ce singulier
résultat que l'église, qui en réalité a tant fait pour l'esclave, a été la
dernière à posséder des esclaves. Les affranchissements se faisaient en
général par testament ; or l'église n'avait pas de testament à faire.
L'affranchi ecclésiastique restait sous le patronat d'une maîtresse qui ne
mourait pas. C'est d'une façon indirecte et par voie de conséquence que
le christianisme contribua puissamment à changer la situation de l'esclave et
à hâter la fin de l'esclavage. Le rôle du christianisme, dans la question de
l'esclavage, a été celui d'un conservateur éclairé, qui sert le radicalisme
par ses principes, tout en tenant un langage très réactionnaire. En montrant
l'esclave capable de vertu, héroïque dans le martyre, égal de son maître et
peut-être son supérieur au point de vue du royaume de Dieu, la foi nouvelle
rendait l'esclavage impossible. Donner une valeur morale à l'esclave, c'est
supprimer l'esclavage. Les réunions à l'église, à elles seules, eussent suffi
pour ruiner cette cruelle institution. L'Antiquité n'avait conservé
l'esclavage qu'en excluant les esclaves des cultes patriotiques. S'ils
avaient sacrifié avec leurs maîtres, ils se seraient relevés moralement. La
fréquentation de l'église était la plus parfaite leçon d'égalité religieuse.
Que dire de l'eucharistie, du martyre subi en commun ? Du moment que
l'esclave a la même religion que son maître, prie dans le même temple que lui,
l'esclavage est bien près de finir. Les sentiments de Blandine et de sa maîtresse
charnelle sont ceux d'une mère et d'une fille. à l'église, le
maître et l'esclave s'appelaient frères. Même sur la matière la plus
délicate, celle du mariage, on voyait des miracles, certains affranchis
épouser des dames nobles, des feminae clarissimae. Comme il est naturel de le
supposer, le maître chrétien amenait le plus souvent ses esclaves à la foi,
sans y mettre pourtant une indiscrétion qui eût peuplé l'église de sujets
indignes. C'était une bonne action d'aller au marché à esclaves et, en se
laissant guider par la grâce, de choisir quelque pauvre corps à vendre pour
lui assurer le salut. Acheter un esclave, c'est gagner une âme devint
un proverbe courant. Un genre de prosélytisme, plus ordinaire et plus
légitime encore, consistait à recueillir les enfants trouvés, qui devenaient
alors alumni chrétiens. Parfois, certaines églises rachetaient à leurs frais
un de leurs membres de condition servile. Cela excitait fort les désirs des
malheureux moins favorisés. Les docteurs orthodoxes n'encourageaient pas ces
dangereuses prétentions : Qu'ils continuent de
servir pour la gloire de Dieu, afin qu'ils obtiennent de Dieu une liberté
bien meilleure. L'esclave ou plutôt l'affranchi arrivait aux plus
importantes fonctions ecclésiastiques, pourvu que son patron ou son maître
n'y fît pas d'opposition. Ce que le christianisme a fondé, c'est l'égalité
devant Dieu. Clément d'Alexandrie, Jean Chrysostome surtout ne manquent
jamais une occasion de consoler l'esclave, de le proclamer frère de l'homme
libre et aussi noble que lui, s'il accepte son état et sert pour Dieu,
volontiers et de coeur. Dans sa liturgie, l'église a une prière pour ceux qui peinent
dans l'amer esclavage. Déjà le judaïsme avait professé sur le même
sujet des maximes relativement humaines. Il avait ouvert aussi large que
possible la porte des affranchissements. L'esclavage entre Hébreux était fort
adouci. Les esséniens et les thérapeutes allèrent plus loin : ils déclarèrent
la servitude contraire au droit naturel et se passèrent complètement du
travail servile. Le christianisme, moins radical, ne supprima point
l'esclavage, mais il supprima les moeurs de l'esclavage. L'esclavage est
fondé sur l'absence de l'idée de fraternité entre les hommes ; l'idée de
fraternité en est le dissolvant. À partir du Ve siècle, l'affranchissement,
le rachat des captifs furent les actes de charité les plus recommandés par
l'église. Ceux qui ont prétendu voir dans le christianisme la
doctrine révolutionnaire des droits de l'homme et dans Jésus un précurseur de
Toussaint Louverture se sont trompés complètement. Le christianisme n'a
inspiré aucun Spartacus ; le vrai chrétien ne se révolte pas. Mais,
hâtons-nous de le dire, ce n'est point Spartacus qui a supprimé l'esclavage :
c'est bien plutôt Blandine ; c'est surtout la ruine du monde gréco-romain.
L'esclavage antique n'a, en réalité, jamais été aboli ; il est tombé ou
plutôt il s'est transformé. L'inertie où s'enfonça l'Orient à partir du
triomphe complet de l'église, au Ve siècle, rendit l'esclave inutile. Les
invasions barbares en Occident eurent un effet analogue. L'espèce de
détachement général qui s'empara de l'humanité à la suite de la chute de
l'Empire romain amena d'innombrables affranchissements. L'esclave fut une
victime survivante de la civilisation païenne, reste presque inutile d'un
monde de luxe et de loisir. On crut racheter son âme des terreurs de l'autre
vie en délivrant ce frère souffrant ici-bas. L'esclavage, d'ailleurs, devint surtout
rural et impliqua un lien entre l'homme et la terre, qui devait un jour
devenir la propriété. Quant au principe philosophique que l'homme ne doit
appartenir qu'à lui-même, c'est bien plus tard qu'il apparaît comme un dogme
social. Sénèque, Ulpien l'avaient proclamé d'une façon théorique ; Voltaire,
Rousseau et |