MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

XXXI - Raisons de la victoire du Christianisme.

 

 

C'EST par la nouvelle discipline de la vie qu'il introduisait dans le monde que le christianisme a vaincu. Le monde avait besoin d'une réforme morale ; la philosophie ne la donnait pas : les religions établies, dans les pays grecs et latins, étaient frappées d'incapacité pour l'amélioration des hommes. Entre toutes les institutions religieuses du monde antique, le judaïsme seul éleva contre la corruption des temps un cri de désespoir. Gloire éternelle et unique, qui doit faire oublier bien des folies et des violences ! Les juifs sont les révolutionnaires du Ier et du IIe siècle de notre ère. Respect à leur fièvre ! Possédés d'un haut idéal de justice, convaincus que cet idéal doit se réaliser sur cette terre, n'admettant pas ces atermoiements dont se contentent si facilement ceux qui croient au paradis et à l'enfer, ils ont la soif du bien, et ils le conçoivent sous la forme d'une petite vie synagogale, dont la vie chrétienne n'est que la transformation ascétique. Des groupes peu nombreux d'humbles et pieuses gens, menant entre eux une vie pure et attendant ensemble le grand jour qui sera leur triomphe et inaugurera sur la terre le règne des saints, voilà le christianisme naissant. Le bonheur dont on jouissait dans ces petits cénacles devint une puissante attraction. Les populations se précipitèrent, par une sorte de mouvement instinctif, dans une secte qui satisfaisait leurs aspirations les plus intimes et ouvrait des espérances infinies. Les exigences intellectuelles du temps étaient très faibles ; les besoins tendres du coeur étaient très impérieux.

Les esprits ne s'éclairaient pas, mais les moeurs s'adoucissaient. On voulait une religion qui enseignât la piété, des mythes qui offrissent de bons exemples, susceptibles d'être imités, une sorte de morale en action, fournie par les dieux. On voulait une religion honnête ; or le paganisme ne l'était pas. La prédication morale suppose le déisme ou le monothéisme ; le polythéisme n'a jamais été un culte moralisateur. On voulait surtout des assurances pour une vie ultérieure où fussent réparées les injustices de celle-ci. La religion qui promet l'immortalité et assure qu'on reverra un jour ceux qu'on a aimés l'emporte toujours. Ceux qui n'ont pas d'espérance sont bien vite vaincus. Une foule de confréries, où ces croyances consolantes étaient professées, attiraient de nombreux adeptes. Tels étaient les mystères sabaziens et orphiques, en Macédoine ; en Thrace, les mystères de Dionysos. Vers le IIe siècle, les symboles de Psyché prennent un sens funéraire et deviennent une petite religion d'immortalité, que les chrétiens adoptent avec empressement. Les idées sur l'autre vie, hélas ! comme tout ce qui est affaire de goût et de sentiment, sont ce qui subit le plus facilement les caprices de la mode. Les images qui, à cet égard, ont un moment contenté notre soif passent bien vite ; en fait de rêves d'outre-tombe, on veut toujours du nouveau ; car rien ne supporte longtemps l'examen.

La religion établie ne donnait donc aucune satisfaction aux besoins profonds du siècle. Le dieu antique n'est ni bon ni mauvais ; c'est une force. Avec le temps, les aventures que l'on contait de ces prétendues divinités étaient devenues immorales. Le culte aboutissait à l'idolâtrie la plus grossière, parfois la plus ridicule. Il n'était pas rare que des philosophes, en public, se livrassent à des attaques contre la religion officielle, et cela aux applaudissements de leurs auditeurs. Le gouvernement, en voulant s'en mêler, ne fit que tout abaisser. Les divinités de la Grèce, depuis longtemps identifiées aux divinités de Rome, avaient leur place de droit dans le Panthéon. Les divinités barbares subirent des identifications analogues et devinrent des Jupiter, des Apollon, des Esculape.

Quant aux divinités locales, elles se sauvèrent par le culte des dieux Lares. Auguste avait introduit dans la religion un changement des plus considérables en relevant et en réglant le culte des dieux Lares, surtout des Lares de carrefour, et en permettant d'adjoindre aux deux Lares consacrés par l'usage un troisième Lare, le Génie de l'empereur. Les Lares gagnèrent à cette association l'épithète d'augustes (Lares augusti) et, comme les dieux locaux durent pour la plupart leur maintien légal à leur titre de Lares, presque tous furent aussi qualifiés d'augustes (numina augusta). Autour de ce culte complexe, un clergé se forma, composé du flamine, sorte d'archevêque représentant l'état, et des sévirs augustaux, corporations d'ouvriers et de petits bourgeois, particulièrement attachées aux Lares ou divinités locales. Mais le Génie de l'empereur écrasa naturellement ses voisins ; la vraie religion de l'état fut le culte de Rome, de l'empereur et de l'administration. Les Lares restèrent de très petits personnages. Jéhovah, le seul dieu local qui résista obstinément à l'association auguste, et qu'il fut impossible de transformer en un innocent fétiche de carrefour, tua et la divinité d'Auguste et tous les autres dieux qui se prêtèrent si facilement à devenir les parèdres de la tyrannie. La lutte dès lors fut établie entre le judaïsme et le culte bizarrement amalgamé que Rome prétendait imposer.

Rome échouera en ce point, Rome donnera au monde le gouvernement, la civilisation, le droit, l'art d'administrer ; mais elle ne lui donnera pas la religion. La religion qui se répandra, en apparence malgré Rome, en réalité grâce à elle, ne sera en rien la religion du Latium ou la religion bâclée par Auguste ; ce sera la religion que tant de fois Rome avait cru détruire, la religion de Jéhovah. Nous avons assisté aux nobles efforts de la philosophie pour répondre aux exigences des âmes que la religion ne satisfaisait plus. La philosophie avait tout vu, tout exprimé en un langage exquis ; mais il fallait que cela se dît sous forme populaire, c'est-à-dire religieuse. Les mouvements religieux ne se font que par des prêtres.

La philosophie avait trop raison. La récompense qu'elle offrait n'était pas assez tangible. Le pauvre, la personne sans instruction, qui ne pouvaient approcher d'elle, étaient en réalité sans religion, sans espérance. L'homme est né si médiocre, qu'il n'est bon que quand il rêve. Il lui faut des illusions pour qu'il fasse ce qu'il devrait faire par amour du bien. Cet esclave a besoin de crainte et de mensonges pour accomplir son devoir. On n'obtient des sacrifices de la masse qu'en lui promettant qu'elle sera payée de retour. L'abnégation du chrétien n'est, après tout, qu'un calcul habile, un placement en vue du royaume de Dieu.

La raison aura toujours peu de martyrs. On ne se dévoue que pour ce qu'on croit ; or ce qu'on croit, c'est l'incertain, l'irrationnel ; on subit le raisonnable, on ne le croit pas. Voilà pourquoi la raison ne pousse pas à l'action ; elle pousse plutôt à l'abstention. Aucune grande révolution ne se produit dans l'humanité sans idées très arrêtées, sans préjugés, sans dogmatisme. On n'est fort qu'à la condition de se tromper avec tout le monde. Le stoïcisme, d'ailleurs, impliquait une erreur qui lui nuisit beaucoup devant le peuple. à ses yeux, la vertu et le sentiment moral étaient identiques. Le christianisme distingue ces deux choses. Jésus aime l'enfant prodigue, la courtisane, âmes bonnes au fond, quoique pécheresses. Pour les stoïciens, tous les péchés sont égaux ; le péché est irrémissible. Le christianisme a des pardons pour tous les crimes. Plus on a péché, plus on lui appartient. Constantin se fera chrétien parce qu'il croit que les chrétiens seuls ont des expiations pour le meurtre d'un fils par son père. Le succès qu'eurent, à partir du IIe siècle, les hideux tauroboles, d'où l'on sortait couvert de sang, prouvent combien l'imagination du temps était acharnée à trouver les moyens d'apaiser des dieux supposés irrités. Le taurobole est, entre tous les rites païens, celui dont les chrétiens redoutent le plus la concurrence ; il fut en quelque sorte le dernier effort du paganisme expirant contre le mérite chaque jour plus triomphant du sang de Jésus.

On avait pu espérer un moment que les confréries de cultores deorum donneraient au peuple l'aliment religieux dont il avait besoin. Le IIe siècle vit leur éclat et leur décadence. Le caractère religieux s'y effaça peu à peu. Dans certains pays, elles perdirent même leur destination funéraire et devinrent des tontines, des caisses d'assurance et de retraite, des associations de secours mutuels. Seuls, les collèges voués au culte des dieux orientaux (pastophores, isiastes, dendrophores, religieux de la Grande Mère) conservèrent des dévots. Il est clair que ces dieux parlaient beaucoup plus au sentiment religieux que les dieux grecs et italiotes. On se groupait autour d'eux ; leurs fidèles devenaient vite confrères et amis, tandis qu'on ne se groupait guère, au moins par le coeur, autour des dieux officiels. En religion, il n'y a que les sectes peu nombreuses qui réussissent à fonder quelque chose.

Il est si doux de s'envisager comme une petite aristocratie de la vérité, de croire que l'on possède, avec un groupe de privilégiés, le trésor du bien ! L'orgueil y trouve sa part ; le juif, le métuali de Syrie, humiliés, honnis de tous, sont au fond impertinents, dédaigneux ; aucun affront ne les atteint ; ils sont si fiers entre eux d'être le peuple d'élite ! De nos jours, telle misérable association de spirites donne plus de consolation à ses membres que la saine philosophie ; une foule de gens trouvent le bonheur dans ces chimères, y attachent leur vie morale. à son jour, l’abracadabra a procuré des jouissances religieuses, et, avec un peu de bonne volonté, on y a pu trouver une sublime théologie.

Le culte d'Isis eut ses entrées régulières en Grèce dès le IVe siècle avant Jésus-Christ. Tout le monde grec et romain en fut à la lettre envahi. Ce culte, tel que nous le voyons représenté dans les peintures de Pompéi et d'Herculanum, avec ses prêtres tonsurés et imberbes, vêtus d'une sorte d'aube, ressemblait fort à nos offices ; chaque matin, le sistre, comme la cloche de nos paroisses, appelait les dévots à une sorte de messe accompagnée de prône, de prières pour l'empereur et l'empire, d'aspersions d'eau du Nil, d'Ite missa est. Le soir, avait lieu le salut ; on souhaitait le bonsoir à la déesse ; on lui baisait les pieds. Il y avait des pompes bizarres, des processions burlesques dans les rues, où les confrères portaient leurs dieux sur leurs épaules. D'autres fois, ils mendiaient en un accoutrement exotique, qui faisait rire les vrais Romains. Cela ressemblait assez aux confréries de pénitents des pays méridionaux. Les isiastes avaient la tête rasée ; ils étaient vêtus d'une tunique de lin, où ils voulaient être ensevelis. Il s'y joignait des miracles en petit comité, des sermons, des prises d'habit, des prières ardentes, des baptêmes, des confessions, des pénitences sanglantes. Après l'initiation, on éprouvait une vive dévotion, comme celle du Moyen âge envers la Vierge ; on ressentait une volupté rien qu'à voir l'image de la déesse. Les purifications, les expiations tenaient l'âme en éveil. Il s'établissait surtout entre les comparses de ces pieuses comédies un sentiment tendre de confraternité ; ils devenaient père, fils, frère, soeur, les uns des autres. Ces petites franc-maçonneries, avec des mots de passe comme l'IXYC des chrétiens, créaient des liens secrets et profonds.

Osiris, Sérapis, Anubis partagèrent la faveur d'Isis. Sérapis, en particulier, identifié avec Jupiter, devint un des noms divins qu'affectionnèrent le plus ceux qui aspiraient à un certain monothéisme et surtout à des relations intimes avec le ciel. Le dieu égyptien a la présence réelle ; on le voit sans cesse ; il se communique par des songes, par des apparitions continues ; la religion entendue de la sorte est un perpétuel baiser sacré entre le fidèle et sa divinité. C'étaient surtout les femmes qui se portaient vers ces cultes étrangers. Le culte national les laissait froides. Les courtisanes, notamment, étaient presque toutes dévotes à Isis et à Sérapis ; les temples d'Isis passaient pour des lieux de rendez-vous amoureux. Les idoles de ces sortes de chapelles étaient parées comme des madones. Les femmes avaient une part au ministère ; elles portaient des titres sacrés. Tout inspirait la dévotion et contribuait à l'excitation des sens : pleurs, chants passionnés, danses au son de la flûte, représentations commémoratives de la mort et de la résurrection d'un dieu. La discipline morale, sans être sérieuse, en avait les apparences. Il y avait des jeûnes, des austérités, des jours de continence. Ovide et Tibulle se plaignent du tort que ces féries font à leurs plaisirs, d'un ton qui montre bien que la déesse ne demandait à ces belles dévotes que des mortifications bien limitées.

Une foule d'autres dieux étaient accueillis sans opposition, avec bienveillance même. La Junon céleste, la Bellone asiatique, Sabazius, Adonis, la déesse de Syrie avaient leurs fidèles. Les soldats étaient le véhicule de ces cultes divers, grâce à l'habitude qu'ils avaient d'embrasser successivement les religions des pays où ils passaient. Revenus chez eux, ils consacraient un temple, un autel à leurs souvenirs de garnison. De là ces dédicaces au Jupiter de Baalbek, à celui de Dolica, qu'on trouve dans toutes les parties de l'empire. Un dieu oriental surtout balança un moment la fortune du christianisme, et faillit devenir l'objet d'un de ces cultes à propagande universelle qui s'emparent de parties entières de l'humanité. Mithra est, dans la mythologie aryenne primitive, un des noms du soleil. Ce nom devint, chez les Perses des temps achéménides un dieu de premier ordre. On entendit parler de lui pour la première fois, dans le monde gréco-romain, vers l'an 70 avant Jésus-Christ. La vogue lui vint lentement. C'est seulement au IIe et au IIIe siècle que le culte de Mithra, savamment organisé sur le type des mystères qui avaient déjà si profondément ému l'ancienne Grèce, obtint un succès extraordinaire.

Ses ressemblances avec le christianisme étaient si frappantes, que saint Justin et Tertullien y voient un plagiat satanique. Le mithriacisme avait le baptême, l'eucharistie, les agapes, la pénitence, les expiations, les onctions. Ses chapelles ressemblaient fort à de petites églises. Il créait un lien de fraternité entre les initiés. Nous l'avons dit vingt fois, c'était là le grand besoin du temps. On voulait des congrégations où l'on pût s'aimer, se soutenir, s'observer les uns les autres, des confréries offrant un champ clos (car l'homme n'est pas parfait) à toute sorte de petites poursuites vaniteuses, au développement inoffensif d'enfantines ambitions de synagogues. à beaucoup d'autres égards, le mithriacisme ressemblait à la franc-maçonnerie. Il y avait des grades, des ordres d'initiation, portant des noms bizarres, des épreuves successives, un jeûne de cinquante jours, des terreurs, des flagellations. Une vive piété se développait à la suite de ces exercices. On croyait à l'immortalité des initiés, à un paradis pour les âmes pures. Le mystère de la coupe, si ressemblant à la Cène chrétienne, des réunions du soir, analogues à celles de nos congrégations pieuses, en des antres ou petits oratoires, un clergé nombreux, où les femmes étaient admises, des expiations taurobolaires, affreuses, mais saisissantes, répondaient bien aux aspirations du monde romain vers une sorte de religiosité matérialiste. L'immoralité des anciennes sabazies phrygiennes n'avait pas disparu, mais était masquée par une teinture de panthéisme et de mysticité, parfois par un scepticisme tranquille à la façon de l'Ecclésiaste. On peut dire que, si le christianisme eût été arrêté dans sa croissance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste. Mithra se prêtait à toutes les confusions, avec Attis, avec Adonis, avec Sabazius, avec Mên, qui étaient déjà en possession depuis longtemps de faire couler les larmes des femmes. Les soldats aussi affectionnaient ce culte. En rentrant dans leurs foyers, ils le portaient aux provinces frontières, sur le Rhin, sur le Danube. Aussi le mithriacisme résista-t-il plus que les autres cultes au christianisme. Il fallut, pour l'abattre, les coups terribles que lui porta l'empire chrétien. C'est dans les années 376 et 377 qu'on trouve le nombre le plus considérable de monuments élevés par les adorateurs de la Grande Déesse et de Mithra. Des familles sénatoriales très respectables y restèrent attachées, bâtirent à leurs frais les antres réduits et, à force de legs et de fondations, essayèrent de donner l'éternité à un culte frappé de mort.

Les mystères étaient la forme ordinaire de ces cultes exotiques et la cause principale de leurs succès. L'impression que laissaient les initiations était très profonde, de même que la franc-maçonnerie de nos jours, bien que tout à fait creuse, sert d'aliment à beaucoup d'âmes. C'était une sorte de première communion : un jour, on avait été un être pur, privilégié, présenté au public pieux comme un bienheureux, comme un saint, couronne en tête, cierge à la main. Des spectacles étranges, des apparitions de poupées gigantesques, des alternatives de lumière et de ténèbres, des visions de l'autre vie que l'on croyait réelles, inspiraient une ferveur de dévotion dont le souvenir ne s'effaçait plus. Il s'y mêlait plus d'un sentiment équivoque et dont les mauvaises moeurs de l'antiquité abusaient. Comme dans les confréries catholiques, on se croyait lié par un serment ; on y tenait, même quand on n'y croyait guère ; car s'y attachait l'idée d'une faveur spéciale, d'un caractère qui vous séparait du vulgaire. Tous ces cultes orientaux disposaient de plus d'argent que ceux de l'Occident. Les prêtres y avaient plus d'importance que dans le culte latin ; ils formaient un clergé, avec des ordres divers, une milice sainte, retirée du monde, ayant ses règles. Ces prêtres avaient un air grave et, comme on dirait maintenant, ecclésiastique ; ils avaient la tonsure, des mitres, un costume à part.

Une religion fondée, comme celle d'Apollonius de Tyane, sur la croyance au voyage d'un Dieu sur la terre avait des chances particulières de succès. L'humanité cherche l'idéal ; mais elle veut que l'idéal soit une personne ; elle n'aime pas une abstraction. Un homme incarnation de l'idéal, et dont la biographie pût servir de cadre à toutes les aspirations du temps, voilà ce que demandait l'opinion religieuse. L'évangile d'Apollonius de Tyane n'eut qu'un demi-succès ; celui de Jésus réussit complètement. Les besoins d'imagination et de coeur qui travaillaient les populations étaient justement ceux auxquels le christianisme donnait une pleine satisfaction. Les objections que présente la croyance chrétienne à des esprits amenés par la culture rationnelle à l'impossibilité d'admettre le surnaturel n'existaient pas alors. En général, il est plus difficile d'empêcher l'homme de croire que de le faire croire. Jamais siècle, d'ailleurs, ne fut plus crédule que le IIe siècle. Tout le monde admettait les miracles les plus absurdes ; la mythologie courante, ayant perdu son sens primitif, atteignait les dernières limites de l'ineptie. La somme de sacrifices que le christianisme demandait à la raison était moindre que celle que supposait le paganisme. Se convertir au christianisme n'était donc pas un acte de crédulité ; c'était presque un acte de bon sens relatif. Même au point de vue du rationaliste, le christianisme pouvait être envisagé comme un progrès ; ce fut l'homme religieusement éclairé qui l'adopta. Le fidèle aux anciens dieux fut le paganus, le paysan, toujours réfractaire au progrès, en arrière de son siècle ; comme un jour, au XXe siècle peut-être, les derniers chrétiens seront à leur tour appelés pagani, des ruraux.

Sur deux points essentiels, le culte des idoles et les sacrifices sanglants, le christianisme répondait aux idées les plus avancées du temps, comme l'on dirait aujourd'hui, et faisait une sorte de jonction avec le stoïcisme. L'absence d'images, qui valait au culte chrétien, de la part du peuple, l'accusation d'athéisme, plaisait aux bons esprits, révoltés par l'idolâtrie officielle. Les sacrifices sanglants impliquaient aussi les idées les plus offensantes pour la divinité. Les esséniens, les elkasaïtes, les ébionites, les chrétiens de toute secte, héritiers en cela des anciens prophètes, eurent sur ce point un admirable sentiment du progrès. La chair se vit exclue même du festin pascal. Ainsi fut fondé le culte pur. Le côté inférieur de la religion, ce sont les pratiques qui sont censées opérer d'elles-mêmes. Jésus, par le rôle qu'on lui a prêté, sinon par son fait personnel, a marqué la fin des pratiques. Pourquoi parler de sacrifices ? Celui de Jésus vaut tous les autres. De pâque ? Jésus est le vrai agneau pascal. De la Thora ? L'exemple de Jésus vaut beaucoup mieux. C'est par ce raisonnement que saint Paul a détruit la Loi, que le protestantisme a tué le catholicisme. La foi en Jésus a ainsi tout remplacé. Les excès mêmes du christianisme ont été le principe de sa force ; par ce dogme que Jésus a tout fait pour la justification de son fidèle, les oeuvres ont été frappées d'inutilité, tout culte autre que la foi a été découragé.

Le christianisme avait donc une immense supériorité sur la religion d'état que Rome patronnait et sur les différents cultes qu'elle tolérait. Les païens le comprenaient vaguement. Alexandre Sévère ayant eu la pensée d'élever un temple à Christ, on lui apporta de vieux textes sacrés d'où il résultait que, s'il donnait suite à cette idée, tous se feraient chrétiens, et que les autres temples seraient abandonnés. En vain Julien essaiera d'appliquer au culte officiel l'organisation qui faisait la force de l'églises ; le paganisme résistera à une transformation contraire à sa nature. Le christianisme s'imposera et s'imposera tout entier à l'empire. La religion que Rome répandra dans le monde sera justement celle qu'elle a le plus vivement combattue, le judaïsme sous forme chrétienne. Loin qu'il faille être surpris du succès du christianisme dans l'Empire romain, il faut bien plutôt s'étonner que cette révolution ait été si lente à s'accomplir.

Ce qui était profondément atteint par le christianisme, c'étaient les maximes d'état, base de la politique romaine. Ces maximes se défendirent énergiquement pendant cent cinquante ans, et retardèrent l'avènement du culte désigné pour la victoire. Mais cet avènement était inévitable. Méliton avait raison. Le christianisme était destiné à être la religion de l'Empire romain. L'Occident se montrait encore bien réfractaire ; l'Asie Mineure et la Syrie, au contraire, comptaient des masses denses de populations chrétiennes augmentant chaque jour en importance politique. Le centre de gravité de l'empire se transportait de ce côté. On sentait déjà qu'un ambitieux aurait la tentation de s'appuyer sur ces foules, que la mendicité mettait entre les mains de l'église et que l'église, à son tour, mettrait dans la main du césar qui lui serait favorable. Le rôle politique de l'évêque ne date pas de Constantin. Dès le IIIe siècle, l'évêque des grandes villes d'Orient se montre comme un personnage analogue à ce qu'est, de nos jours, l'évêque en Turquie, chez les chrétiens grecs, arméniens, etc. Les dépôts des fidèles, les testaments, la tutelle des pupilles, les procès, toute l'administration, en un mot, de la communauté lui sont confiés. C'est un magistrat à côté de la magistrature publique, bénéficiant de toutes les fautes de celle-ci. L'église, au IIIe siècle, est déjà une vaste agence d'intérêts populaires, suppléant à ce que l'empire ne fait pas. On sent qu'un jour, l'empire défaillant, l'évêque héritera de lui. Quand l'état refuse de s'occuper des problèmes sociaux, ceux-ci se résolvent à part, au moyen d'associations qui démolissent l'état.

La gloire de Rome, c'est d'avoir essayé de résoudre le problème de la société humaine sans théocratie, sans dogme surnaturel. Le judaïsme, le christianisme, l'islamisme, le bouddhisme sont, au contraire, de grandes institutions embrassant la vie humaine tout entière sous forme de religions révélées. Ces religions sont la société humaine elle-même ; rien n'existe en dehors d'elles. Le triomphe du christianisme fut l'anéantissement de la vie civile pour mille ans. L'église, c'est la commune si l'on veut, mais sous forme religieuse. Pour être membre de cette commune-là, il ne suffit pas d'y être né ; il faut professer un dogme métaphysique, et, si votre esprit se refuse à croire ce dogme, tant pis pour vous. L'islamisme ne fit qu'appliquer le même principe. La mosquée, comme la synagogue et l'église, est le centre de toute vie. Le Moyen âge, règne du christianisme, de l'islamisme et du bouddhisme, est bien l'ère de la théocratie. Le coup de génie de la Renaissance a été de revenir au droit romain, qui est essentiellement le droit laïque, de revenir à la philosophie, à la science, à l'art vrai, à la raison, en dehors de toute révélation. Qu'on s'y tienne. Le but suprême de l'humanité est la liberté des individus. Or la théocratie, la révélation ne créeront jamais la liberté. La théocratie fait de l'homme revêtu du pouvoir un fonctionnaire de Dieu ; la raison fait de lui un mandataire des volontés et des droits de chacun.