DANS L'ESPACE de temps qui s'est écoulé de la mort
d'Auguste à la mort de Marc Aurèle, une religion nouvelle s'est produite dans
le monde ; elle s'appelle le christianisme. L'essence de cette religion
consiste à croire qu'une grande manifestation céleste s'est faite en la
personne de Jésus de Nazareth, être divin qui, après une vie toute
surnaturelle, a été mis à mort par les juifs, ses compatriotes, et est
ressuscité le troisième jour. Ainsi, vainqueur de la mort, il attend, à la
droite de Dieu, son père, l'heure propice pour reparaître dans les nues,
présider à la résurrection générale, dont la sienne n'a été que le prélude et
inaugurer, sur une terre purifiée, le royaume de Dieu, c'est-à-dire le règne
des saints ressuscités. En attendant, la réunion des fidèles, l'église,
représente une espèce de cité des saints actuellement vivants, toujours
gouvernée par Jésus. Il était reçu, en effet, que Jésus avait délégué ses
pouvoirs à des apôtres, lesquels établirent les évêques et toute la
hiérarchie ecclésiastique. L'église renouvelle sa communion avec Jésus au
moyen de la fraction du pain et du mystère de la coupe, rite établi par Jésus
lui-même, et en vertu duquel Jésus devient momentanément, mais réellement,
présent au milieu des siens. Comme consolation, dans leur attente, au milieu
des persécutions d'un monde pervers, les fidèles ont les dons surnaturels de
l'Esprit de Dieu, cet Esprit qui anima autrefois les prophètes et qui n'est
pas éteint. Ils ont surtout la lecture des livres révélés par l'Esprit, c'est-à-dire
Une telle religion apparaît tout d'abord comme étant
sortie du judaïsme. Le messianisme juif en est le berceau. Le premier titre
de Jésus, titre devenu inséparable de son nom, est Christos,
traduction grecque du mot hébreu Mesih.
Le grand livre sacré du culte nouveau, c'est Si nous comparons maintenant le christianisme, tel qu'il
existait vers l'an 180, au christianisme du IVe et du Ve siècle, au
christianisme du Moyen âge, au christianisme de nos jours, nous trouvons
qu'en réalité il s'est augmenté de très peu de chose dans les siècles qui ont
suivi. En 180, le Nouveau Testament est clos ; il ne s'y ajoutera plus un
seul livre nouveau. Lentement, les épîtres de Paul ont conquis leur place à
la suite des évangiles, dans le code sacré et dans la liturgie. Quant aux
dogmes, rien n'est fixé ; mais le germe de tout existe ; presque aucune idée
n'apparaîtra qui ne puisse faire valoir des autorités du Ier et du IIe
siècle. Il y a du trop, il y a des contradictions ; le travail théologique
consistera bien plus à émonder, à écarter des superfluités qu'à inventer du
nouveau. L'église laissera tomber une foule de choses mal commencées, elle
sortira de bien des impasses. Elle a encore deux coeurs, pour ainsi dire ;
elle a plusieurs têtes ; ces anomalies tomberont ; mais aucun dogme vraiment
original ne se formera plus. Le dogme de la divinité de Jésus-Christ existe
complètement ; seulement, on n'est pas d'accord sur les formules qui servent
à l'exprimer ; la christologie du judéo-chrétien de Syrie et celle de
l'auteur d'Hermas ou des Reconnaissances diffèrent considérablement ; le
travail de la théologie sera de choisir, non de créer. Le millénarisme des
premiers chrétiens devenait de plus en plus antipathique aux Hellènes qui
embrassaient le christianisme. La philosophie grecque exerçait une sorte de
poussée violente pour substituer son dogme de l'immortalité de l'âme aux
vieilles idées juives (ou si l'on veut persanes) de résurrection et de
paradis sur terre. Les deux formules pourtant coexistaient encore. Irénée
dépasse tous les millénaristes en matérialisme grossier, quand déjà, depuis
cinquante ans, le quatrième évangile, si purement spiritualiste, proclame que
le royaume de Dieu commence ici-bas, qu'on le porte en soi-même. Caïus,
Clément d'Alexandrie, Origène, Denys d'Alexandrie, vont bientôt condamner le
rêve des premiers chrétiens et envelopper l'Apocalypse dans leur antipathie. Mais il est trop tard pour supprimer quelque chose
d'important. Le christianisme subordonnera l'apparition du Christ dans les
nues et la résurrection des corps à l'immortalité de l'âme ; si bien que le
vieux dogme primitif du christianisme sera presque oublié et relégué, comme
une pièce de théâtre démodée, aux arrière-plans d'un jugement dernier qui n'a
plus beaucoup de sens, puisque le sort de chacun est fixé au moment de sa
mort. Beaucoup admettent que les peines des damnés ne finiront pas, et que
ces peines seront un condiment de la joie des justes ; d'autres croient
qu'elles finiront ou seront mitigées. Dans la théorie de la constitution de
l'église, l'idée que la succession apostolique est la base du pouvoir de
l'évêque, lequel est ainsi envisagé non comme un délégué de la communauté,
mais comme le continuateur des apôtres et le dépositaire de leur autorité, prend
de plus en plus le dessus. Cependant plusieurs chrétiens s'en tiennent encore
à la conception beaucoup plus simple de l'Ecclesia de Matthieu, où tous les
membres sont égaux. - Dans la fixation des livres canoniques, l'accord règne
sur les grands textes fondamentaux ; mais une liste exacte des écrits de La doctrine chrétienne est donc déjà un tout si compact,
que rien d'essentiel ne s'y joindra plus, et qu'aucun retranchement
considérable ne sera plus possible. Jusqu'à Mahomet, et même après lui, il y
aura en Syrie des judéo-chrétiens, des elkasaïtes, des ébionites. Outre ces
minîm ou nazaréens de Syrie, que les érudits d'entre les Pères furent seuls à
connaître, et qui ne cessaient pas encore au IVe siècle de maudire saint Paul
en leurs synagogues et de traiter les chrétiens ordinaires de faux juifs,
l'Orient n'a jamais cessé de compter des familles chrétiennes observant le
sabbat et pratiquant la circoncision. Les chrétiens de Salt et de Kérak paraissent être, de nos
jours, des espèces d'ébionites. Les Abyssins sont de vrais judéo-chrétiens,
pratiquant tous les préceptes juifs, souvent avec plus de rigueur que les
juifs eux-mêmes. Le Coran et l'islamisme ne sont qu'un prolongement de cette
vieille forme du christianisme, dont l'essence était la croyance en la
réapparition du Christ, le docétisme, la suppression de la croix. D'un autre
côté, en plein XIXe siècle, les sectes communistes et apocalyptiques de
l'Amérique font du millénarisme et d'un prochain jugement dernier la base de
leur croyance, comme aux premiers jours de la première génération chrétienne.
Ainsi, dans cette église chrétienne de la fin du IIe siècle, tout a déjà été
dit. Pas une opinion, pas une direction d'idées, pas une fable qui n'ait eu
son défenseur. L'arianisme était en germe dans les opinions des monarchiens,
des artémonites, de Praxéas, de Théodote de Byzance, et ceux-ci faisaient
remarquer avec raison que leur croyance avait été celle de la majorité de
l'église de Rome jusqu'au pape Zéphyrin (vers l'an 200). Ce qui manque en cet
âge de liberté sans frein, c'est ce qu'apporteront plus tard les conciles et
les docteurs : savoir, la discipline, la règle, l'élimination des
contradictoires. Jésus est déjà Dieu, et cependant plusieurs répugnent à
l'appeler de ce nom. La séparation d'avec le judaïsme est accomplie, et
pourtant beaucoup de chrétiens pratiquent encore tout le judaïsme. Le
dimanche a remplacé le samedi, ce qui n'empêche pas que certains fidèles
observent le sabbat. Une orthodoxie est formée et sert déjà de pierre de touche
pour écarter l'hérésie ; mais, si l'on veut abuser de cette raison
d'autorité, les docteurs les plus chrétiens se raillent hautement de ce
qu'ils appelleront la pluralité de
l'erreur. La primauté de l'église de Rome commence à se
dessiner ; mais ceux-là mêmes qui subissent cette primauté protesteraient si
on leur disait que l'évêque de Rome doit un jour aspirer au titre de
souverain de l'église universelle. En somme, les différences qui séparent de nos
jours le catholique le plus orthodoxe et le protestant le plus libéral sont
peu de chose auprès des dissentiments qui existaient alors entre deux
chrétiens qui n'en restaient pas moins en parfaite communion l'un avec
l'autre. Voilà ce qui fait l'intérêt sans égal de cette période
créatrice. Habitués à n'étudier que les périodes réfléchies de l'histoire,
presque tous ceux qui, en France, ont émis des vues sur les origines du
christianisme, n'ont considéré que le IIIe et le IVe siècle, les siècles des
hommes célèbres et des conciles oecuméniques, des symboles et des règles de
foi. Clément d'Alexandrie et Origène, le concile de Nicée et saint Athanase,
voilà, pour eux, les sommets et les hautes figures. Nous ne nions
l'importance d'aucune époque de l'histoire ; mais ce ne sont pas là des
origines. Le christianisme était entièrement fait avant Origène et le concile
de Nicée. Et qui l'a fait ? Une multitude de grands anonymes, des groupes
inconscients, des écrivains sans nom ou pseudonymes. L'auteur inconnu des
épîtres censées de Paul à Tite et à Timothée a plus contribué que n'importe
quel concile à la constitution de la discipline ecclésiastique. Les auteurs
obscurs des évangiles ont apparemment plus d'importance réelle que leurs
commentateurs les plus célèbres. Et Jésus ? On avouera, j'espère, qu'il y a
eu quelque cause pour laquelle ses disciples l'aimèrent jusqu'au point de le
croire ressuscité et de voir en lui l'accomplissement de l'idéal messianique,
l'être surhumain destiné à présider au renouvellement complet du ciel et de
la terre. Le fait, en pareille matière, est le signe du droit ; le succès est
le grand critérium. En religion et en morale, l'invention n'est rien ; les
maximes du sermon sur la montagne sont vieilles comme le monde ; personne
n'en a la propriété littéraire. L'essentiel est de réaliser ces maximes, de
les donner pour base à une société. Voilà pourquoi, chez le fondateur
religieux, le charme personnel est chose capitale. Le chef-d'oeuvre de Jésus
a été de s'être fait aimer d'une vingtaine de personnes, ou plutôt d'avoir
fait aimer l'idée en lui, jusqu'à un point qui triompha de la mort. Il en fut
de même pour les apôtres et pour la seconde et la troisième génération
chrétienne. Les fondateurs sont toujours obscurs ; mais, aux yeux du philosophe,
la gloire de ces innomés est la gloire véritable. Ce ne furent pas de grands hommes, ces humbles
contemporains de Trajan et d'Antonin, qui ont décidé de la foi du monde.
Comparés à eux, les personnages célèbres de l'église du IIIe et du IVe siècle
font bien meilleure figure. Et pourtant ces derniers ont bâti sur le
fondement que les premiers ont posé. Clément d'Alexandrie, Origène ne sont
que des demi chrétiens. Ce sont des gnostiques, des hellénistes, des
spiritualistes, ayant honte de l'Apocalypse et du règne terrestre du Christ,
plaçant l'essence du christianisme dans la spéculation métaphysique, non dans
l'application des mérites de Jésus ou dans la révélation biblique. Origène
avoua que, si la loi de Moïse devait être entendue au sens propre, elle
serait inférieure aux lois des Romains, des Athéniens, des Spartiates. Saint
Paul eût presque dénié le titre de chrétien à un Clément d'Alexandrie,
sauvant le monde par une gnosis
où ne joue presque aucun rôle le sang de Jésus-Christ. La même réflexion peut être appliquée aux écrits que nous ont laissés ces âges antiques. Ils sont plats, simples, grossiers, naïfs, analogues aux lettres sans orthographe que s'écrivent de nos jours les sectaires communistes les plus dédaignés. Jacques, Jude, rappellent Cabet ou Babick, tel fanatique de 1848 ou de 1871, convaincu, mais ne sachant pas sa langue, exprimant à bâtons rompus, d'une façon touchante, sa naïve aspiration à la conscience. Et pourtant, ce sont ces bégaiements de gens du peuple qui sont devenus la seconde Bible du genre humain. Le tapissier Paul écrivait le grec aussi mal que Babick le français. Le rhéteur, dominé par la considération littéraire, pour qui la littérature française commence à Villon ; l'historien doctrinaire, qui n'estime que les développements réfléchis, et pour qui la constitution française commence aux prétendues Constitutions de saint Louis, ne peuvent comprendre ces apparentes bizarreries. L'âge des origines, c'est le chaos, mais un chaos riche de vie ; c'est la glaire féconde où un être se prépare à exister, monstre encore, mais doué d'un principe d'unité, d'un type assez fort pour écarter les impossibilités, pour se donner les organes essentiels. Que sont tous les efforts des siècles conscients si on les compare aux tendances spontanées de l'âge embryonnaire, âge mystérieux où l'être en train de se faire se retranche un appendice inutile, se crée un système nerveux, se pousse un membre ? C'est à ces moments-là que l'Esprit de Dieu couve son oeuvre et que le groupe qui travaille pour l'humanité peut vraiment dire : Est Deus in nobis, agitante calescimus illo. |