PENDANT que ces étranges révolutions morales
s'accomplissaient, l'excellent Marc-Aurèle, jetant sur chaque chose un regard
aimant et calme, portait partout son visage pâle, sa douce figure résignée et
sa maladie de coeur. Il ne parlait plus qu'à voix basse, et il marchait à
petits pas. Ses forces diminuaient sensiblement ; sa vue baissait. Un jour
qu'il dut déposer par fatigue le livre qu'il tenait à la main : Il ne t'est plus permis de lire, écrivit-il ; mais il t'est toujours permis de repousser de ton coeur la
violence ; il t'est toujours permis de mépriser le plaisir et la peine ; il
t'est toujours permis d'être supérieur à la vaine gloire ; il t'est toujours
permis de ne pas t'emporter contre les sots et les ingrats ; bien plus, il
t'est permis de continuer à leur faire du bien. Portant la vie sans
plaisir comme sans révolte, résigné au sort que la nature lui avait dévolu,
il faisait son devoir de tous les jours, en ayant sans cesse à l'esprit la
pensée de la mort. Sa sagesse était absolue, c'est-à-dire que son ennui était
sans bornes. La guerre, Quand des chrétiens exaltés arriveront à comprendre qu'on
ne peut plus espérer voir se réaliser le royaume de Dieu si ce n'est en
fuyant au désert, les Ammonius, les Nil et les Pacôme proclameront le
renoncement et le dégoût des choses comme la loi suprême de la vie. Ces
maîtres de Pour mépriser le chant, la danse,
le pancrace, il suffit de les diviser en leurs éléments. Pour la musique, par
exemple, si tu divises chacun des accords en sons, et que tu te demandes pour
chaque son : Est-ce là ce qui te charme
? Il n'y a plus de charme. De même, pour la danse, divise le mouvement en
attitudes. De même pour le pancrace. En un mot, pour tout ce qui n'est pas la
vertu, réduis l'objet à ce qui le compose en dernière analyse, et, par cette
division, tu arriveras à le mépriser. Applique ce procédé à toute la vie. Ses prières étaient d'une humilité, d'une résignation
toute chrétienne : Seras-tu donc enfin un jour, ô
mon âme, bonne, simple, parfaitement une, nue, plus diaphane que le corps
matériel qui t'enveloppe ? Quand pourras-tu goûter pleinement la joie d'aimer
toute chose ? Quand seras-tu satisfaite, indépendante, sans aucun désir, sans
la moindre nécessité d'un être vivant ou inanimé pour tes jouissances ? Quand
n'auras-tu besoin ni du temps pour prolonger tes plaisirs, ni de l'espace, ni
du lieu, ni de la sérénité des doux climats, ni même de la concorde des
humains ? Quand seras-tu heureuse de ta condition actuelle, contente des
biens présents, persuadée que tu as tout ce que tu dois avoir, que tout est
bien en ce qui te concerne, que tout te vient des dieux, que dans l'avenir
tout sera également bien, je veux dire tout ce qu'ils décideront pour la
conservation de l'être vivant, parfait, bon, juste, beau, qui a tout produit,
renferme tout, enserre et comprend toutes les choses particulières,
lesquelles ne se dissolvent que pour en former de nouvelles pareilles aux
premières ? Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin
dans la cité des dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser
une plainte et à n'avoir jamais non plus besoin de leur pardon ? Cette résignation devenait de jour en jour plus nécessaire
; car le mal, qu'on avait pu croire un moment maîtrisé par le gouvernement
des philosophes, relevait la tête de toutes parts. Au fond, les progrès
opérés par les règnes d'Antonin et de Marc-Aurèle n'avaient été que
superficiels. Tout s'était borné à un vernis d'hypocrisie, des mines
extérieures qu'on avait prises pour se mettre à l'unisson des deux sages
empereurs. La masse était grossière ; l'armée s'affaiblissait ; les lois
seules avaient été améliorées. Ce qui régnait partout, c'était une profonde
tristesse. Marc-Aurèle avait en un sens trop bien réussi. Le monde antique
prenait le capuchon du moine, comme ces descendants de la noblesse de
Versailles qui se font aujourd'hui trappistes ou chartreux. Malheur aux
vieilles aristocraties qui, après les excès d'une folle jeunesse, deviennent
tout à coup vertueuses, humaines et rangées ! C'est là un symptôme qu'elles
vont mourir. La sainteté de l'empereur avait obtenu, en ce qui touchait
l'opinion, un résultat supérieur à celui qu'on devait attendre : elle
l'avait, en quelque sorte, sacré aux yeux du peuple. C'est ici un fait
honorable pour la nature humaine et que l'histoire ne doit pas plus omettre
que tant d'autres faits attristants. Marc-Aurèle fut extrêmement aimé ; la
popularité, si sujette à se méprendre sur la valeur des hommes, une fois au
moins a été juste. Le meilleur des souverains a été le mieux apprécié. Mais
la méchanceté du siècle reprenait par d'autres côtés sa revanche. Trois ou
quatre fois, la bonté de Marc-Aurèle faillit le perdre. Le grand inconvénient
de la vie réelle et qui la rend insupportable à l'homme supérieur, c'est que,
si l'on y transporte les principes de l'idéal, les qualités deviennent des
défauts, si bien que fort souvent l'homme accompli y réussit moins bien que
celui qui a pour mobiles l'égoïsme ou la routine vulgaire. L'honnêteté
consciencieuse de l'empereur lui avait fait commettre une première faute en
lui persuadant d'associer à l'empire Lucius Verus, envers qui il n'avait
aucune obligation. Verus était un homme frivole et sans valeur. Il fallut des
prodiges de bonté et de délicatesse pour l'empêcher de faire des folies
désastreuses. Le sage empereur, sérieux et appliqué, traînait avec lui dans
sa litière le sot collègue qu'il s'était donné. Il le prit toujours
obstinément au sérieux ; il ne se révolta pas une fois contre cet assommant
compagnonnage. Comme les gens qui ont été très bien élevés, Marc-Aurèle se
gênait sans cesse ; ses façons venaient d'un parti pris général de tenue et
de dignité. Les âmes de cette sorte, soit pour ne pas faire de la peine aux
autres, soit par respect pour la nature humaine, ne se résignent pas à avouer
qu'elles voient le mal. Leur vie est une perpétuelle dissimulation. Faustine fut, dans la vie du pieux empereur, une bien
autre source de tristesse. Le bon empereur le comprit, en souffrit et se tut. Son
principe absolu de voir les choses telles qu'elles doivent être et non telles
qu'elles sont ne se démentit pas. En vain on osa le désigner sur la scène
comme un mari trompé ; les comédiens eurent beau nommer au public les amants
de Faustine ; il ne consentit à rien entendre. Il ne sortit pas de son
implacable douceur. Faustine resta toujours sa très
bonne et très fidèle épouse. On ne réussit jamais, même après qu'elle
fut morte, à lui faire abandonner ce pieux mensonge. Dans un bas-relief qui
se voit encore aujourd'hui à Rome, au musée du Capitole, pendant que Faustine
est enlevée au ciel par une Renommée, l'excellent empereur la suit de terre
avec un regard plein d'amour. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que,
dans sa belle prière intime aux dieux, qu'il écrivit sur les bords du Gran,
il les remercie de lui avoir donné une femme si
complaisante, si affectueuse et si simple. Il était arrivé, dans les
derniers temps, à se faire illusion à lui-même et à tout oublier. Mais quelle
lutte il dut traverser pour en arriver là ! Durant de longues années, une
maladie intérieure le consuma lentement. L'effort désespéré qui fait l'essence de sa philosophie,
cette frénésie de renoncement, poussée parfois jusqu'au sophisme, dissimulent
au fond une immense blessure. Qu'il faut avoir dit adieu au bonheur pour
arriver à de tels excès ! On ne comprendra jamais tout ce que souffrit ce
pauvre coeur flétri, ce qu'il y eut d'amertume dissimulée par ce front pâle,
toujours calme et presque souriant. Il est vrai que l'adieu au bonheur est le
commencement de la sagesse et le moyen le plus sûr pour trouver le bonheur.
Il n'y a rien de doux comme le retour de joie qui suit le renoncement à la
joie ; rien de vif, de profond, de charmant comme l'enchantement du
désenchanté. Un martyre bien plus dur fut infligé à Marc-Aurèle en la
personne de son fils Commode. La nature, par un jeu cruel, avait donné pour
fils au meilleur des hommes une sorte d'athlète stupide, uniquement propre
aux exercices du corps, un superbe garçon boucher, féroce, n'aimant qu'à
tuer. Sa nullité d'esprit lui inspira la haine du monde intelligent qui
entourait son père ; il tomba entre les mains de goujats de bas étage qui
firent de lui un des monstres les plus odieux qui aient jamais existé. Marc-Aurèle
voyait mieux que personne l'impossibilité de tirer quelque chose de cet être
borné, et néanmoins il ne négligea rien pour le bien élever. Les meilleurs
philosophes dissertaient devant l'adolescent. Lui, il écoutait, à peu près
comme ferait un jeune lion qu'on doctrinerait et qui laisserait dire, en
bâillant et en montrant de longues dents à ses maîtres. Marc-Aurèle fut égaré
dans cette affaire par son manque de finesse pratique. Il ne sortit pas de
ses phrases habituelles sur la bienveillance qu'il faut porter dans les
jugements et sur les égards qu'on doit à ceux qui sont moins bons que nous.
Les neuf motifs d'indulgence qu'il se fait valoir à lui-même nous montrent sa
charmante bonhomie. Quel mal pourrait te faire le plus
méchant des hommes, si tu restais obstinément doux pour lui, si, à
l'occasion, tu l'exhortais paisiblement, et lui donnais sans colère, alors
qu'il s'efforce de te nuire, des leçons comme celle-ci : Non, mon enfant, nous sommes nés pour autre chose. Ce n'est pas moi
qui éprouverai le mal, c'est toi qui t'en feras à toi-même, mon enfant !
Montre-lui adroitement, par une considération générale, que telle est la
règle, que ni les abeilles n'agissent comme lui, ni aucun des animaux qui
vivent naturellement en troupes. N'y mets ni moquerie ni insulte ; que tout
soit dit sur le ton d'une affection véritable, comme sortant d'un coeur que
n'aigrit point la colère ; ne lui parle point comme on fait à l'école, ni en
vue d'obtenir l'admiration des assistants ; mais parle-lui avec le même
abandon que si vous étiez tous deux seuls. Commode (si c'est de lui
qu'il s'agit) fut sans doute peu sensible à cette bonne rhétorique
paternelle. Il n y avait évidemment qu'un moyen de prévenir les affreux
malheurs qui menaçaient le monde : c'était, en vertu du droit d'adoption, de
substituer un sujet plus digne à celui que le hasard de la naissance avait
désigné. Julien particularise davantage et croit que Marc-Aurèle aurait dû
associer à l'empire son gendre Pompéien, qui aurait continué à gouverner dans
les mêmes principes que lui. Ce sont là des choses qu'il est très facile de dire quand
les obstacles ne sont plus là et qu'on raisonne loin des faits. On oublie
d'abord que les empereurs, depuis Nerva, qui firent de l'adoption un système
politique si fécond, n'avaient pas de fils. L'adoption, avec exhérédation du
fils ou du petit-fils, se voit au Ier siècle de l'empire, mais n'a pas de
bons résultats. Marc-Aurèle, par principes, était pour l'hérédité directe, à
laquelle il voyait l'avantage de prévenir les compétitions. Dès que Commode
fut né, en 161, il le présenta seul aux légions, quoiqu'il eût un jumeau ;
souvent il le prenait tout petit entre ses bras et renouvelait cet acte, qui
était une sorte de proclamation. Marc était excellent père : J'ai vu ta petite couvée, lui écrivait Fronton, et rien ne m'a jamais fait tant de plaisir. Ils te
ressemblent à un tel degré, qu'on ne vit jamais au monde pareille
ressemblance. Je te voyais doublé, pour ainsi dire ; à droite, à gauche,
c'était toi que je croyais voir. Ils ont, grâce aux dieux, la couleur de la
santé et une bonne façon de crier. L'un d'eux tenait un morceau de pain
blanc, comme un enfant royal ; l'autre, un morceau de pain de ménage, en vrai
fils de philosophe. Leur petite voix m'a paru si douce et si gentille, que
j'ai cru reconnaître dans leur babil le son clair et charmant de ta parole.
Ces sentiments étaient alors ceux de tout le monde. En 166, c'est Lucius
Verus lui-même qui demande que les deux fils de Marc, Commode et Annius
Verus, soient faits césars. En 172, Commode partage avec son père le titre de
Germanique. Après la répression de la
révolte d'Avidius, le Sénat, pour reconnaître en quelque sorte le
désintéressement de famille qu'avait montré Marc-Aurèle, demande par acclamation
l'empire et la puissance tribunitienne pour Commode. Déjà le mauvais naturel
de ce dernier s'était trahi par plus d'un indice, connu de ses pédagogues ;
mais comment préjuger sur quelques mauvaises notes l'avenir d'un enfant de
douze ans ? En 176-177, son père le fit imperator, consul, auguste. Ce fut
sûrement une imprudence ; mais on était lié par les actes antérieurs ;
Commode, d'ailleurs, se contenait encore. Vers la fin de la vie de Marc-Aurèle
le mal se décela tout à fait ; à chaque page des derniers livres des Pensées,
nous voyons la trace des souffrances intérieures du père excellent, de
l'empereur accompli, qui voit un monstre grandir à côté de lui, prêt à lui
succéder, et décidé à prendre en toute chose par antipathie le contre-pied de
ce qu'il avait vu faire aux gens de bien. La pensée de déshériter Commode dut sans doute venir alors
plus d'une fois à Marc-Aurèle. Mais il était trop tard. Après l'avoir associé
à l'empire, après l'avoir proclamé tant de fois parfait et accompli devant
les légions, venir à la face du monde le déclarer indigne était un scandale. Marc-Aurèle
fut pris par ses propres phrases, par ce style d'une bienveillance convenue
qui lui était trop habituel. Et, après tout, Commode avait dix-sept ans ; qui
pouvait être sûr qu'il ne s'améliorerait pas ? Même après la mort de Marc-Aurèle,
on put l'espérer. Commode montra d'abord l'intention de suivre les conseils
des personnes de mérite dont son père l'avait entouré. N'était-il pas
évident, d'ailleurs, que, si Pompéien ou Pertinax succédait à Marc-Aurèle,
Commode devenait sur-le-champ le chef du parti militaire, continuation de
celui d'Avidius, qui avait en horreur les philosophes et les amis du sage
empereur ? Nous croyons donc qu'il faut se garder de juger légèrement
la conduite de Marc-Aurèle en cette circonstance. Il eut moralement raison ;
mais les faits lui donnèrent tort. à la vue de ce misérable, perdant l'empire
par sa vie crapuleuse, traînant honteusement parmi les valets du cirque et de
l'amphithéâtre un nom consacré par la vertu, on maudissait la bonté de Marc ;
on regrettait que l'optimisme exagéré qui l'avait amené à prendre Verus pour
collègue, et qui peut-être ne lui permit jamais de voir tous les torts de
Faustine, lui eût fait commettre une faute beaucoup plus grave. Selon la voix
publique, il pouvait d'autant mieux déshériter Commode qu'une légende se
formait d'après laquelle Marc aurait été déchargé envers ce dernier de tout
devoir paternel. Par un sentiment de pieuse indignation, on ne voulait pas
admettre que Commode fût le fils de Marc-Aurèle. Pour absoudre Pendant des années, Marc-Aurèle supporta ce supplice, le
plus cruel que le sort ait infligé à un homme de coeur. Ses amis d'enfance et
de jeunesse n'étaient plus. Tout ce monde excellent, formé par Antonin, cette
société sérieuse et distinguée qui croyait si profondément à la vertu, était
descendue dans la tombe. Resté seul au milieu d'une génération qui ne le
comprenait plus et désirait même être débarrassée de lui, à côté d'un fils
qui l'abreuvait de douleur, il n'avait devant lui que l'horrible perspective d'être
le père d'un Néron, d'un Caligula, d'un Domitien. Ne maudis pas la mort ; mais
fais-lui bon accueil, puisqu'elle est du nombre de ces phénomènes que veut la
nature. La dissolution de notre être est un fait aussi naturel que la
jeunesse, la vieillesse, la croissance, la pleine maturité... Que si tu as
besoin d'une réflexion toute spéciale, qui te rende bienveillant envers la
mort, tu n'as qu'à considérer ce dont elle va te séparer et le milieu moral
auquel ton âme ne sera plus mêlée. Ce n'est pas qu'il faille te brouiller
avec eux ; loin de là, tu dois les aimer, les supporter avec douceur.
Seulement il faut bien te dire que ce ne sont pas des gens partageant tes
sentiments que tu vas quitter ; le seul motif qui pourrait nous attacher à la
vie et nous y retenir, ce serait d'avoir le bonheur de nous trouver avec des
hommes qui auraient les mêmes opinions que nous. Mais, à cette heure, tu vois
quels déchirements dans ton intérieur, à ce point que tu t'écries : Ô mort ! ne tarde plus à venir, de peur
que je n'en arrive, moi aussi, à m'oublier. - C'était un honnête homme, c'était un sage, se dira-t-on ; ce qui
n'empêchera pas tel autre de se dire en lui-même : Nous voilà donc délivrés de ce pédagogue ; respirons ! Certes il
n'était méchant pour personne d'entre nous ; mais je sentais qu'au fond il
nous désapprouvait ! ... Qu'au lit de
mort, cette réflexion te fasse quitter la vie plus aisément : “Je sors de
cette vie, où même mes compagnons de route, pour qui j'ai tant lutté, fait
tant de voeux, pris tant de peine, désirent que je m'en aille, espérant que
ma mort les mettra plus à l'aise”. Quel motif pourrait donc nous faire
souhaiter de demeurer plus longtemps ici ? Ne va pas, toutefois, en partant,
montrer moins de bienveillance pour eux ; conserve à leur égard ton caractère
habituel ; reste affectueux, indulgent, doux, et ne prends pas l'air d'un
homme qui se fait tirer pour sortir... C'est
la nature qui avait formé ton lien avec eux. Voici qu'elle le rompt. Eh bien,
adieu, amis, je m'en vais sans qu'il soit besoin d'employer la force pour
m'arracher du milieu de vous ; car cette séparation même n'a rien que de
conforme à la nature. Les derniers livres des Pensées se rapportent à cette
époque, où Marc-Aurèle, resté seul avec sa philosophie, que personne ne
partage plus, n'a qu'une pensée, celle de sortir tout doucement du monde.
C'est la même mélancolie que dans la philosophie de Carnonte ; mais l'heure
de la vie du penseur est bien autre. À Carnonte et sur les bords du Gran, Marc-Aurèle
médite pour se rendre fort dans la vie. Maintenant, toute sa pensée n'est
plus qu'une préparation à la mort, un exercice spirituel pour arriver paré
comme il faut à l'autel. Tous les motifs par lesquels on peut chercher à se
persuader que la mort n'est pas une souveraine injustice pour l'homme
vertueux, il se les donne ; il va jusqu'au sophisme afin d'absoudre Le temps que dure la vie de
l'homme n'est qu'un point ; son être est dans un flux perpétuel ; ses
sensations sont obscures. Son corps, composé d'éléments divers, tend de
lui-même à la corruption ; son âme est un tourbillon ; son destin est une
énigme insoluble ; la gloire est une indéterminée. En un mot, tout ce qui
regarde le corps est un fleuve qui s'écoule ; tout ce qui regarde l'âme n'est
que songe et fumée ; la vie est un combat, un séjour en pays étranger ; la
renommée posthume, c'est l'oubli. Qui peut donc nous servir de guide ? Une
chose, une seule chose, c'est la philosophie. Et la philosophie, c'est de
faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute souillure,
plus fort que les plaisirs ou les souffrances, ... acceptant les événements et le sort comme des émanations
de la source d'où il vient lui-même, enfin attendant d'une humeur sereine la
mort, qu'il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être
vivant est composé. Si, pour les éléments eux-mêmes, ce n'est point un mal
que de subir de perpétuelles métamorphoses, pourquoi regarder avec tristesse
le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce changement est conforme
aux lois de la nature, et rien n'est mal de ce qui est conforme à la nature. Ainsi, à force d'analyser la vie, il la dissout, il la rend peu différente de la mort. Il arrive à la parfaite bonté, à l'absolue indulgence, à l'indifférence tempérée par la piété et le dédain. Passer sa vie résigné au milieu des hommes menteurs et injustes, voilà le programme du sage. Et il avait raison. La plus solide bonté est celle qui se fonde sur le parfait ennui, sur la vue claire de ce fait que tout en ce monde est frivole et sans fond réel. Dans cette ruine absolue de toute chose, que reste-t-il ? La méchanceté ? Oh ! cela n'en vaut pas la peine. La méchanceté suppose une certaine foi au sérieux de la vie, la foi du moins au plaisir, la foi à la vengeance, la foi à l'ambition. Néron croyait à l'art ; Commode croyait au cirque, et cela les rendait cruels. Mais le désabusé qui sait que tout objet de désir est frivole, pourquoi se donnerait-il la peine d'un sentiment désagréable ? La bonté du sceptique est la plus assurée, et le pieux empereur était plus que sceptique ; le mouvement de la vie dans cette âme était presque aussi doux que les petits bruits de l'atmosphère intime d'un cercueil. Il avait atteint le nirvana bouddhique, la paix du Christ. Comme Jésus. Çakya-Mouni, Socrate, François d'Assise, et trois ou quatre autres sages, il avait totalement vaincu la mort. Il pouvait sourire d'elle, car vraiment elle n'avait plus de sens pour lui. |