EN CENT cinquante ans, la prophétie de Jésus s'était
accomplie. Le grain de sénevé était devenu un arbre qui commençait à couvrir
le monde. Dans le langage hyperbolique qui est d'usage en pareille matière,
le christianisme était répandu partout.
Saint Justin affirmait déjà, vers 150, qu'il n'y avait pas un coin de terre,
même chez les peuples barbares, où l'on ne priât au nom de Jésus crucifié.
Saint Irénée s'exprime de la même manière. - Ils
poussent et se répandent comme la mauvaise herbe ; leurs lieux de réunion se
multiplient de toutes parts, disaient les malveillants. - Tertullien,
d'un autre côté, écrira dans vingt ans : Nous sommes
d'hier, et déjà nous remplissons tous vos cadres, vos cités, vos places
fortes, vos conseils, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le
Sénat, le forum ; nous ne vous laissons que vos temples. Sans recourir aux
armes, auxquelles nous sommes peu propres, nous pourrions vous combattre en
nous séparant de vous ; vous seriez effrayés de votre solitude, d'un silence
qui paraîtrait la stupeur d'un monde mort. Jusqu'au temps d'Adrien, la connaissance du christianisme
est le fait des gens qui sont dans les secrets de la police et d'un petit
nombre de curieux. Maintenant la religion nouvelle jouit de la plus grande
publicité. Dans la partie orientale de l'empire, nul n'ignore son existence ;
les lettrés en parlent, la discutent, y font des emprunts. Loin d'être
renfermée dans le cercle juif, la religion nouvelle recueille dans le monde
païen le plus grand nombre de ses convertis, et, du moins à Rome, surpasse en
nombre l'église juive, d'où elle est sortie. Elle n'est ni le judaïsme ni le
paganisme ; c'est une troisième religion définitive, destinée à remplacer
tout ce qui a précédé. Les chiffres sont, en pareille matière, impossibles à
préciser, et certainement ils différaient beaucoup selon les provinces.
L'Asie Mineure continuait d'être la province où la population chrétienne
était le plus dense. Elle était aussi le foyer de la piété. Le montanisme
semblait le ferment de l'universelle ardeur qui brûlait le corps spirituel de
l'église. Même, en le combattant, on s'animait de ce qu'il y avait en lui de
flamme sacrée. à Hiérapolis et dans plusieurs villes de Phrygie, les
chrétiens devaient former la majorité de la population. Depuis le règne de
Septime Sévère, Apamée de Phrygie prend sur ses monnaies un emblème biblique,
l'arche de Noé, par allusion à son nom de Kibotos. Dans le Pont, on vit, dès
le milieu du IIIe siècle, des villes détruire leurs anciens temples et se
convertir en masse. Toute la région voisine de En Syrie, vers 240, Origène trouve que, par rapport à
l'ensemble de la population, les chrétiens sont
très peu nombreux, à peu près ce qu'on dirait des protestants
ou des israélites à Paris. Quand Tertullien nous dit : Fiunt non nascuntur christiani,
il nous indique par cela même que la génération chrétienne antérieure avait
compté peu d'âmes. L'église de Rome, en 251, possède quarante-six prêtres,
sept diacres, sept sous-diacres, quarante-deux acolytes, cinquante-deux
exorcistes, lecteurs et portiers ; elle nourrit plus de quinze cents veuves
ou indigents, ce qui ferait supposer environ trente ou quarante mille
fidèles. à Carthage, vers l'an 212, les chrétiens sont le dixième de la
population. Toute la partie grecque de l'empire comptait des chrétientés
florissantes ; il n'y avait pas une ville quelque peu importante qui n'eût
son église et son évêque. En Italie, il y avait plus de soixante évêques ;
même des petites villes presque inconnues en avaient. La condition des croyants était, en général, fort humble.
à part quelques exceptions, toutes sujettes au doute, on ne vit aucune grande
famille romaine passer au christianisme, avec ses esclaves et sa clientèle,
avant Commode. Un homme du monde, un chevalier, un fonctionnaire se
heurtaient dans l'église à des impossibilités. Les riches y étaient comme
hors de leur élément. La vie en commun avec des gens qui n'avaient ni leur
fortune ni leur rang social était pleine de difficultés, et les relations de
société se trouvaient pour eux à peu près interdites. Les mariages surtout
présentaient d'énormes difficultés ; beaucoup de chrétiennes épousaient des
païens plutôt que de se résigner à un mari pauvre. De ce que l'on trouve dans
les cimetières chrétiens de l'époque de Marc Aurèle et des Sévères les noms
des Cornelii, des Pomponii, des Caecilii, il est hasardeux de conclure qu'il
y eut des fidèles portant ces grands noms par le droit du sang. La clientèle
et la servilité étaient l'origine de ces ambitieux agnomina. De même,
l'étiage intellectuel fut d'abord assez bas. Cette haute culture de la raison
que Le grec est encore essentiellement la langue chrétienne.
Les plus anciennes catacombes sont toutes grecques. Au milieu du IIIe siècle,
les sépultures des papes ont des épitaphes en grec. Le pape Corneille écrit
aux églises en grec. La liturgie romaine est en langue hellénique ; même
quand le latin a prévalu, on l'écrit souvent en caractères grecs ; des mots
grecs prononcés à la façon iotaciste, qui était celle du peuple en Orient,
restent comme des marques d'origine. Un seul pays avait réellement une église
parlant latin, c'était l'Afrique. Nous avons vu Minucius Felix ouvrir la
littérature latine chrétienne par un chef-d'oeuvre. Tertullien, dans vingt
ans, après avoir hésité entre la langue grecque et la langue latine pour la
composition de ses écrits, préférera heureusement la seconde, et présentera
le phénomène littéraire le plus étrange : un mélange inouï de talent, de
fausseté d'esprit, d'éloquence et de mauvais goût ; grand écrivain, si l'on
admet que sacrifier toute grammaire et toute correction à l'effet soit bien
écrire. Enfin, l'Afrique donnera au monde un livre fondamental, De Carthage, le christianisme rayonna puissamment en Numidie
et en Mauritanie. Cirta produisait les adversaires et les défenseurs les plus
ardents de la foi en Jésus. Une ville perdue au fond de la province
d'Afrique, Scillium, à cinquante lieues de Carthage, fournit, quelques mois
après la mort de Marc Aurèle, un groupe de douze martyrs, conduits par un
certain Speratus, qui montra une fermeté inébranlable, tint tête au proconsul
et ouvrit glorieusement la série des martyrs africains. Édesse devenait de
jour en jour un centre chrétien d'importance majeure. Placée jusque-là dans
le vasselage des Parthes, l'Osrhoène était soumise aux Romains depuis la
campagne de Lucius Verus (165) ; mais elle garda sa dynastie d'Abgars et de
Manous jusque vers le milieu du IIIe siècle. Cette dynastie, qui se
rattachait aux Izates juifs de l'Adiabène, se montra extrêmement favorable au
christianisme. En 202, à Édesse, une église est détruite par une inondation.
L'Osrhoène possédait de nombreuses communautés chrétiennes à la fin du IIe
siècle. Un certain Palut, évêque d'Édesse, ordonné par Sérapion d'Antioche
(190-210), resta célèbre par ses luttes contre les hérésies. Enfin, Abgar
VIII bar Manou (176-213) embrassa définitivement le christianisme du temps de
Bardesane, et, d'accord avec ce grand homme, fit une rude guerre aux coutumes
païennes, surtout à la pratique de l'émasculation, vice profondément enraciné
dans les cultes syriens. Ceux qui continuèrent à honorer Targatha de cette
étrange manière eurent la main coupée. Bardesane, pour combattre la théorie
des climats, fait remarquer que les chrétiens répandus en Parthie, en Médie,
à Hatra et dans les pays les plus reculés, ne se conforment nullement aux
lois de ces pays. Le premier exemple d'un royaume chrétien, avec une dynastie
chrétienne, fut donné par Édesse. Cet état de choses, qui fit beaucoup de
mécontents, surtout parmi les grands, fut renversé en 216 par Caracalla ;
mais la foi chrétienne n'en souffrit guère. Dès lors, furent probablement
composées les pièces apocryphes destinées à prouver la sainteté de la ville
d'Édesse, et surtout cette lettre prétendue de Jésus-Christ à Abgar, dont
Édesse devait être si fière plus tard. Ainsi fut fondée, à côté de la
littérature latine des églises d'Afrique, une nouvelle branche de littérature
chrétienne : la littérature syriaque. Deux causes la créèrent, le génie de
Bardesane et le besoin de posséder une version araméenne des livres saints.
L'écriture araméenne était depuis longtemps employée dans ces contrées, mais
n'avait pas encore servi à fixer un vrai travail littéraire. Des judéo-chrétiens
posèrent la base d'une littérature araméenne en traduisant l'Ancien Testament
en syriaque. Puis vint la traduction des écrits du Nouveau ; puis on composa
des récits apocryphes. Cette église syrienne, destinée plus tard à un vaste
développement, paraît avoir renfermé, à cette époque, les plus grandes
variétés, depuis le judéo-chrétien jusqu'au philosophe comme Bardesane et
Harmonius. Les progrès de l'église hors de l'Empire romain étaient beaucoup moins rapides. L'importante église de Bosra avait peut-être des églises suffragantes parmi les Arabes indépendants. Palmyre comptait déjà sans doute des chrétiens. Les nombreuses populations araméennes soumises aux Parthes embrassaient le christianisme avec l'empressement que la race syrienne montra toujours pour le culte de Jésus. L'Arménie reçut, vers le même temps, les premiers germes de christianisme, auxquels il est possible que Bardesane n'ait pas été étranger. On parle de martyrs dans l'Arménie perse dès le IIIe siècle. Des traditions fabuleuses, avidement accueillies à partir du IVe siècle, attribuèrent au christianisme des conquêtes bien plus lointaines. Chaque apôtre fut censé avoir choisi sa part du monde pour la convertir. L'Inde surtout, par l'indécision géographique du nom qu'elle porte et l'analogie du bouddhisme avec le christianisme, fit de singulières illusions. On prétendit que saint Barthélemy y avait porté le christianisme et y avait laissé un exemplaire en hébreu de l'évangile de saint Matthieu. Le célèbre docteur alexandrin Pantaenus y serait retourné sur les traces de l'apôtre et y aurait retrouvé ledit évangile. Tout cela est douteux. L'emploi du mot Inde était extrêmement vague ; quiconque s'était embarqué à Clysma et avait fait la navigation de la mer Rouge était censé avoir été dans l'Inde. L'Yémen était souvent désigné par ce nom. En tout cas, il ne résulta certainement des voyages de Pantaenus aucune église durable. Tout ce que les manichéens racontèrent des missions de saint Thomas dans l'Inde est fabuleux, et c'est artificiellement que l'on rattacha plus tard à cette légende les chrétientés syriennes qui s'établirent au Moyen âge sur la côte de Malabar. Peut-être se mêla-t-il à ce tissu de fables quelque confusion de Thomas et de Gotama. La question de l'influence que le christianisme put exercer sur l'Inde brahmanique et en particulier dans le culte de Krichna est en dehors des limites où nous devons nous arrêter. |