AU MILIEU de circonstances en apparence si difficiles,
l'organisation de l'église se complétait avec une surprenante rapidité. à
l'heure où nous sommes arrivés, l'église de Jésus est quelque chose de solide
et de consistant. Le grand danger du gnosticisme, qui était de diviser le
christianisme en sectes sans nombre, est conjuré. Le mot d'église catholique éclate de toutes parts,
comme le nom de ce grand corps qui va désormais traverser les siècles sans se
briser. Et on voit bien déjà quel est le caractère de cette catholicité. Les
montanistes sont tenus pour des sectaires ; les marcionites sont convaincus
de fausser la doctrine apostolique ; les différentes écoles gnostiques sont
de plus en plus repoussées du sein de l'église générale. Il y a donc quelque chose
qui n'est ni le montanisme, ni le marcionisme, ni le gnosticisme, qui est le
christianisme non sectaire, le christianisme de la majorité des évêques,
résistant aux hérésies et les usant toutes, n'ayant, si l'on veut, que des
caractères négatifs, mais préservé par ces caractères négatifs des
aberrations piétistes et du dissolvant rationaliste. Le christianisme, comme
tous les partis qui veulent vivre, se discipline lui-même, retranche ses
propres excès. Il joint à l'exaltation mystique un fonds de bon sens et de
modération, qui tuera le millénarisme, les charismes, la glossolalie, tous
les phénomènes spirites primitifs. Une poignée d'exaltés, comme les
montanistes, courant au martyre, décourageant la pénitence, condamnant le
mariage, n'est pas l'église. Le juste milieu triomphe ; il ne sera donné aux
radicaux d'aucune sorte de détruire l'oeuvre de Jésus. L'église est toujours
d'opinion moyenne ; elle est la chose de tout le monde, non le privilège
d'une aristocratie. L'aristocratie piétiste des sectes phrygiennes et
l'aristocratie spéculative des gnostiques sont également déboutées de leurs
prétentions. Il y a dans l'église les parfaits et les imparfaits ; tous
peuvent en faire partie. Le martyre, le jeûne, le célibat sont choses
excellentes ; mais on peut sans héroïsme être chrétien et bon chrétien. Ce fut l'épiscopat qui, sans nulle intervention du pouvoir
civil, sans nul appui des gendarmes ni des tribunaux, établit ainsi l'ordre
au-dessus de la liberté dans une société fondée d'abord sur l'inspiration individuelle.
Voilà pourquoi les ébionites de Syrie, qui n'ont pas l'épiscopat, n'ont pas
non plus l'idée de catholicité. Au premier coup d'oeil, l'oeuvre de Jésus
n'était pas née viable ; c'était un chaos. Fondée sur une croyance à la fin
du monde, que les années, en s'écoulant, devaient convaincre d'erreur, la
congrégation galiléenne semblait ne pouvoir que se dissoudre dans l'anarchie.
La libre prophétie, les charismes, la glossolalie, l'inspiration
individuelle, c'était plus qu'il n'en fallait pour tout ramener aux
proportions d'une chapelle éphémère, comme on en voit tant en Amérique et en
Angleterre. L'inspiration individuelle crée, mais détruit tout de suite ce
qu'elle a créé. Après la liberté, il faut la règle. L'oeuvre de Jésus put
être considérée comme sauvée, le jour où il fut admis que l'église a un
pouvoir direct, un pouvoir représentant celui de Jésus. L'église dès lors
domine l'individu, le chasse au besoin de son sein. Bientôt l'église, corps
instable et changeant, se personnifie dans les anciens ; les pouvoirs de
l'église deviennent les pouvoirs d'un clergé dispensateur de toutes les
grâces, intermédiaire entre Dieu et le fidèle. L'inspiration passe de
l'individu à la communauté. L'église est devenue tout dans le christianisme ;
un pas de plus, l'évêque devient tout dans l'église. L'obéissance à l'église,
puis à l'évêque, est envisagée comme le premier des devoirs ; l'innovation
est la marque du faux ; le schisme sera désormais pour le chrétien le pire
des crimes. Ainsi l'église primitive eut à la fois l'ordre et
l'excessive liberté. Le pédantisme de la scolastique était encore inconnu.
L'église catholique acceptait vite les idées fécondes qui naissaient chez les
hérétiques, en retranchant ce qu'elles avaient de trop sectaire. La
spontanéité de la théologie dépassait tout ce qui s'est vu plus tard. Sans
parler des gnostiques, qui poussent la fantaisie aux dernières limites, saint
Justin, l'auteur des Reconnaissances, pseudo-Hermas, Marcion, ces
innombrables maîtres apparaissant de toutes parts, taillent en plein drap, si
l'on peut s'exprimer ainsi ; chacun se fait une christologie à sa guise.
Mais, au milieu de l'énorme variété d'opinions qui remplit le premier âge
chrétien, se constitue un point fixe, l'opinion de la catholicité. Pour
convaincre l'hérétique, il n'est pas nécessaire de raisonner avec lui. Il
suffit de lui montrer qu'il n'est pas en communion avec l'église catholique,
avec les grandes églises qui font remonter leur succession d'évêques
jusqu'aux apôtres. Quod semper, quod
ubique devient la règle absolue de vérité. L'argument de
prescription, auquel Tertullien donnera une forme si éloquente, résume toute
la controverse catholique. Prouver à quelqu'un qu'il est un novateur, un tard
venu dans la théologie, c'est lui prouver qu'il a tort. Règle insuffisante,
puisque, par une singulière ironie du sort, le docteur même qui a développé
cette méthode de réfutation d'une façon si impérieuse est mort hérétique ! La correspondance entre les églises fut de bonne heure une
habitude. Les lettres circulaires des chefs des grandes églises, lues le
dimanche à la réunion des fidèles, étaient une continuation de la littérature
apostolique. L'église, comme la synagogue et la mosquée, est une chose
essentiellement citadine. Le christianisme (on en peut dire autant du
judaïsme et de l'islamisme) sera une religion de villes, non une religion de
campagnards. Le campagnard, le paganus, sera
la dernière résistance que rencontrera le christianisme. Les chrétiens
campagnards, très peu nombreux, venaient à l'église de la ville voisine. Le municipe romain devint ainsi le berceau de l'église.
Comme les campagnes et les petites villes reçurent l'évangile des grandes
villes, elles en reçurent aussi leur clergé, toujours soumis à l'évêque de la
grande ville. Entre les villes, la civitas a
seule une véritable église, avec un episcopos
; la petite ville est dans la dépendance ecclésiastique de la grande. Cette
primatie des grandes villes fut un fait capital. La grande ville une fois
convertie, la petite ville et la campagne suivirent le mouvement. Le diocèse
fut ainsi l'unité originelle du conglomérat chrétien. Quant à la province ecclésiastique, impliquant la
préséance des grandes églises sur les petites, elle répondit en général à la
province romaine. Le fondateur des cadres du christianisme fut Auguste. Les
divisions du culte de Rome et d'Auguste furent la loi secrète qui régla tout.
Les villes qui avaient un flamine ou archiereus sont celles qui, plus tard, eurent un
archevêque ; le flamen civitatis devint
l'évêque. À partir du IIIe siècle, le flamine duumvir occupe dans la cité le
rang qui, cent ou cent cinquante ans après, fut celui de l'évêque dans le
diocèse. Julien essaya plus tard d'opposer ces flamines aux évêques chrétiens
et de faire des curés avec les augustales. C'est ainsi que la géographie
ecclésiastique d'un pays est, à très peu de chose près, la géographie de ce
même pays à l'époque romaine. Le tableau des évêchés et des archevêchés est
celui des civitates antiques, selon leurs
liens de subordination. L'empire fut comme le moule où la religion nouvelle
se coagula. La charpente intérieure, les divisions hiérarchiques furent
celles de l'empire. Les anciens rôles de l'administration romaine et les
registres de l'église au Moyen âge et même de nos jours ne diffèrent presque
pas. Rome était le point où s'élaborait cette grande idée de
catholicité. Son église avait une primauté incontestée. Elle la devait en
partie à sa sainteté et à son excellente réputation. Tout le monde
reconnaissait maintenant que cette église avait été fondée par les apôtres
Pierre et Paul, que ces deux apôtres avaient souffert le martyre à Rome, que
Jean même y avait été plongé dans l'huile bouillante. On montrait les lieux
sanctifiés par ces Actes apostoliques, en partie vrais, en partie faux. Tout
cela entourait l'église de Rome d'une auréole sans pareille. Les questions
douteuses étaient portées à Rome pour recevoir un arbitrage, sinon une
solution. On faisait ce raisonnement que, puisque Christ avait fait de Céphas
la pierre angulaire de son église, ce privilège devait s'étendre à ses
successeurs. L'évêque de Rome devenait l'évêque des évêques, celui qui
avertit les autres. Le pape Victor (189-199) pousse cette prétention à des
excès que réprime le sage Irénée, mais le coup est porté ; Rome a proclamé
son droit (droit dangereux !) d'excommunier ceux qui ne marchent pas en tout
avec elle. Les pauvres artémonites (sorte d'ariens anticipés) ont beau se
plaindre de l'injustice du sort, qui fait d'eux des hérétiques, tandis que,
jusqu'à Victor, toute l'église de Rome pensait comme eux. L'église de Rome se
mettait dès lors au-dessus de l'histoire. L'esprit qui, en 1870, fera
proclamer l'infaillibilité du pape se reconnaît, dès la fin du IIe siècle, à
des signes déjà certains. L'ouvrage dont fit partie le fragment connu sous le
nom de Canon de Muratori, écrit à Rome vers 180, nous montre déjà Rome
réglant le Canon des églises, donnant pour base à la catholicité Cette préséance de l'église de Rome ne fit que grandir au
IIIe siècle. Les évêques de Rome montrèrent une rare habileté, évitant les
questions théologiques, mais toujours au premier rang dans les questions
d'organisation et d'administration. Le pape Corneille conduit tout dans
l'affaire du novatianisme ; on l'y voit, en particulier, destituer les
évêques d'Italie et leur donner des successeurs. Rome était aussi l'autorité
centrale des églises d'Afrique. Aurélien, en 272, juge que le véritable
évêque d'Antioche est celui qui est en correspondance avec l'évêque de Rome.
Quand est-ce que cette supériorité de l'église de Rome souffre une éclipse ?
Quand Rome cesse d'être en réalité la capitale unique de l'Empire, à la fin
du IIIe siècle ; quand le centre des grandes affaires se transporte à Nicée,
à Nicomédie, et surtout quand l'empereur Constantin crée une nouvelle Rome
sur le Bosphore. L'église de Rome, depuis Constantin jusqu'à Charlemagne, est
en réalité déchue de ce qu'elle était au IIe et au IIIe siècle. Elle se
relève plus puissante que jamais quand, par son alliance avec la maison
carlovingienne, elle devient, pour huit siècles, le centre de toutes les
grandes affaires de l'Occident. On peut dire que l'organisation des églises a connu cinq
degrés d'avancement, dont quatre ont été traversés dans la période embrassée
par cet ouvrage. D'abord, l'ecclesia primitive,
où tous les membres sont également inspirés par l'Esprit. - Puis les anciens
ou presbyteri prennent dans l'ecclesia un droit de police considérable et absorbent
l'ecclesia. - Puis le président des anciens,
l'episcopos, absorbe à peu près les pouvoirs
des anciens et par conséquent ceux de l'ecclesia.
- Puis les episcopi des différentes églises,
correspondant entre eux, forment l'église catholique. - Entre les episcopi, il y en a un, celui de Rome, qui est
évidemment destiné à un grand avenir. Le pape, l'église de Jésus transformée
en monarchie, avec Rome pour capitale, s'aperçoivent dans un lointain obscur
; mais le principe de cette dernière transformation est encore faible à la
fin du IIe siècle. Ajoutons que cette transformation n'a pas eu, comme les
autres, le caractère universel. L'église latine seule s'y est prêtée, et
même, dans le sein de cette église, la tentative de la papauté a fini par
amener la révolte et la protestation. Ainsi les grands organismes qui forment
encore une part si essentielle de la vie morale et politique des peuples
européens ont tous été créés par ces hommes naïfs et sincères, dont la foi
est devenue inséparable de la culture morale de l'humanité. à la fin du IIe
siècle, l'épiscopat est entièrement mur, la papauté existe en germe. Les
conciles oecuméniques étaient impossibles ; l'empire chrétien pouvait seul
permettre ces grandes assemblées ; mais le synode provincial fut pratiqué
dans les affaires des montanistes et de Obéissez à l'évêque comme
Jésus-Christ obéit au Père, et au corps presbytéral comme aux apôtres ;
révérez les diacres comme le commandement même de Dieu. Que rien de ce qui
concerne l'église ne se fasse en dehors de l'évêque. En fait d'Eucharistie,
celle-là doit être tenue pour bonne qui est administrée par l'évêque ou par
celui à qui il en a confié le soin. Là où l'évêque est visible, que là soit
le peuple, de même que, là où est le Christ Jésus, là est l'église
catholique. Il n'est permis ni de baptiser, ni de faire l'agape en dehors de
l'évêque ; l'approbation épiscopale est la marque de ce qui plaît à Dieu, la
règle ferme et sûre à suivre dans la pratique... Il convient donc que vous
abondiez dans le sens de l'évêque, comme vous faites. Car votre vénérable
corps presbytéral, digne de Dieu, est avec l'évêque dans le même rapport
harmonique que les cordes avec la cithare. C'est par l'effet de votre union
et de votre affectueuse concorde que Jésus-Christ est chanté. Que chacun de
vous soit donc un choeur, afin que, pleinement d'accord et unanimes, recevant
la chromatique de Dieu en parfaite unité, vous chantiez d'une seule voix par
Jésus-Christ au Père, pour qu'il vous entende et qu'il vous reconnaisse, à
vos bonnes actions, pour des membres de son fils. Déjà on s'était servi du nom de Paul et de ses relations
avec Tite et Timothée pour donner à l'église une espèce de petit code
canonique sur les devoirs des fidèles et des clercs. On fit de même sous le
nom d'Ignace. Une piété tout ecclésiastique prit la place de l'ardeur que,
pendant plus de cent ans, entretint le souvenir de Jésus. L'orthodoxie est
maintenant le souverain bien ; la docilité, voilà ce qui sauve ; le vieillard
doit s'incliner devant l'évêque même jeune. L'évêque doit s'occuper de tout,
savoir le nom de tous ses subordonnés. Ainsi, à force de pousser à outrance
les principes de Paul, on arrivait à des idées qui eussent révolté Paul. Lui
qui ne voulait pas qu'on fût sauvé par les oeuvres, eût-il admis davantage
qu'on fût sauvé par la simple soumission à des supérieurs ? Par d'autres
côtés, pseudo-Ignace est un disciple bien authentique du grand apôtre. à
égale distance du judaïsme et du gnosticisme ; il est un de ceux qui parlent
de la manière la plus exaltée de la divinité de Jésus-Christ. Le
christianisme est pour lui, comme pour l'auteur de l'épître à Diognète, une
religion entièrement séparée du mosaïsme. Toutes les distinctions primitives
avaient, du reste, disparu devant la tendance dominante qui entraînait les
partis les plus opposés vers l'unité. Pseudo-Ignace donnait la main au
judéo-chrétien pseudo- Clément, pour prêcher l'obéissance et le respect de
l'autorité. Un exemple bien frappant de cette abdication des dissidences
qui avaient rempli pendant plus de cent ans l'église du Christ fut celui que
donna Hégésippe. Sorti de l'ébionisme, mais accueilli pleinement par l'église
orthodoxe, ce respectable vieillard achevait à Rome ses cinq livres de
Mémoires, base première de l'histoire ecclésiastique. L'ouvrage commençait à
la mort de Jésus-Christ. Il est douteux cependant qu'il fût conduit selon un
ordre chronologique. à beaucoup d'égards, c'était un livre de polémique
contre les hérésies et contre les révélations apocryphes écrites par les
gnostiques et les marcionites. Hégésippe montrait que beaucoup de ces
apocryphes venaient d'être composés tout récemment. Les Mémoires d'Hégésippe auraient pour nous un prix
infini, et leur perte n'est pas moins regrettable que celle des écrits de
Papias. C'était tout le trésor des traditions ébionites, rendues acceptables
aux catholiques et présentées dans un esprit de vive opposition à la gnose.
Ce qui concerne les sectes juives et la famille de Jésus était très
développé, évidemment d'après des renseignements particuliers. Hégésippe,
dont la langue maternelle était l'hébreu, et qui ne reçut pas d'éducation
hellénique, avait la crédulité d'un talmudiste. Il ne reculait devant aucune
bizarrerie. Son style paraissait aux Grecs simple et plat, sans doute parce
qu'il était calqué sur l'hébreu, comme celui des Actes des Apôtres. Nous en
avons un curieux spécimen dans ce récit de la mort de Jacques, morceau d'un
ton si singulier qu'on est tenté de croire qu'il a été emprunté à un ouvrage
ébionite écrit en hébreu rythmé. Rien ne ressemblait moins cependant à un sectaire que le
pieux Hégésippe. L'idée de catholicité tient dans son esprit autant de place
que chez l'auteur des épîtres pseudo-ignatiennes. Son but est de prouver aux
hérétiques la vérité de la doctrine chrétienne, en leur montrant qu'elle
s'enseigne uniformément dans toutes les églises, et qu'elle y a toujours été
enseignée de la même manière depuis les apôtres. L'hérésie, à partir de celle
de Thébuthis (?), est venue d'orgueil ou d'ambition. L'église romaine, en
particulier, a remplacé pour l'autorité la vieille discipline juive, et créé
en Occident un centre d'unité comme celui que constitua tout d'abord en
Orient l'épiscopat des parents de Jésus, issus comme lui de la race de David. On voit que le vieil Ébion était bien adouci. Après
Hégésippe, on ne connaît plus cette variété du christianisme, si ce n'est au
fond de Un autre signe de maturité est l'épître adressée à un
certain Diognète, personnage fictif sans doute, par un anonyme éloquent et
assez bon écrivain, qui rappelle par moment Celse et Lucien. L'auteur suppose
son Diognète animé du désir de connaître la nouvelle religion.
Les chrétiens, répond l'apologiste, sont à égale distance et de l'idolâtrie grecque et de la
superstition, de l'esprit inquiet, de la vanité des juifs. Tout le travail de
la philosophie grecque n'est qu'un amas d'absurdités et de duperies
charlatanesque. Les juifs, d'un autre côté, ont le tort d'honorer le Dieu
unique de la même manière que les polythéistes adorent leurs dieux,
c'est-à-dire par des sacrifices, comme si cela pouvait lui être agréable.
Leurs précautions méticuleuses sur la nourriture, leur superstition du
sabbat, leur jactance à propos de la circoncision, leur préoccupation
mesquine des jeûnes et des néoménies, sont ridicules. Il n'est pas permis à
l'homme de distinguer entre les choses que Dieu a créées, d'admettre les unes
comme pures et de rejeter les autres comme inutiles et superflues. Prétendre
que Dieu défend de faire le jour du sabbat une action qui n'a rien de
déshonnête, quoi de plus impie ? Présenter la mutilation de la chair comme un
signe d'élection, et s'imaginer que, pour cela, on est aimé de Dieu, quoi de
plus grotesque ? Quant au mystère du culte chrétien, n'espère
l'apprendre de personne. Les chrétiens, en effet, ne se distinguent des
autres hommes ni par le pays, ni par la langue, ni par les moeurs ; ils
n'habitent pas des villes qui leur soient propres, ne se servent pas d'un
dialecte à part ; leur vie ne se fait remarquer par aucun ascétisme
particulier ; ils n'adoptent pas à la légère les imaginations et les rêves
d'esprits agités ; ils ne s'attachent pas, comme tant d'autres, à des sectes
portant le nom de tel ou tel ; mais, demeurant dans les villes grecques et
barbares, selon que le sort les y a placés, se conformant aux coutumes
locales pour les habits, le régime et le reste de la vie, ils étonnent tout
le monde par l'organisation vraiment admirable de leur république. Ils
habitent des patries particulières, mais à la façon de gens qui n'y sont que
domiciliés ; ils participent aux devoirs des citoyens, et ils supportent les
charges des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute
patrie leur est une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils
ont des enfants ; mais jamais ils n'abandonnent leurs nouveau-nés. Ils
mangent en commun, mais leur table pour cela n'est pas commune. Ils sont engagés
dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils demeurent sur la terre,
mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies, et, par leurs
principes de vie, ils s'élèvent au-dessus des lois. Ils aiment tout le monde,
et ils sont persécutés par tout le monde, méconnus, condamnés. On les met à
mort et, par là, on leur assure la vie. Ils sont pauvres et ils enrichissent
les autres ; ils manquent de tout et surabondent. Ils sont accablés d'avanies
et, par l'avanie, ils arrivent à la gloire. On les calomnie et, l'instant
d'après, on proclame leur justice ; injuriés, ils bénissent ; ils répondent à
l'insulte par le respect ; ne faisant que le bien, ils sont punis comme
malfaiteurs ; punis, ils se réjouissent comme si on les gratifiait de la vie.
Les juifs leur font la guerre comme à des gentils ; ils sont persécutés par
les Grecs, et ceux qui les haïssent ne sauraient dire pourquoi. Bref, ce qu'est l'âme dans le
corps, les chrétiens le sont dans le monde. L'âme est répandue entre tous les
membres du corps, et les chrétiens sont répandus entre toutes les villes du
monde. L'âme habite dans le corps, et pourtant elle n'est pas du corps ; de
même les chrétiens habitent dans le monde sans être du monde. L'âme invisible
est retenue prisonnière dans le corps visible ; de même la présence des
chrétiens dans le monde est de notoriété publique ; mais leur culte est
invisible. La chair hait l'âme et lui fait la guerre, sans que celle-ci ait
d'autre tort envers elle que de l'empêcher de jouir ; le monde hait aussi les
chrétiens, sans que les chrétiens aient d'autre tort que de faire de
l'opposition au plaisir. L'âme aime la chair, qui la hait ; de même les
chrétiens aiment ceux qui les détestent. L'âme est emprisonnée dans le corps,
et pourtant elle est le lien qui conserve le corps ; de même les chrétiens
sont détenus dans la prison du monde, et ce sont eux qui maintiennent le
monde. L'âme immortelle habite une demeure mortelle ; de même les chrétiens
sont provisoirement domiciliés dans des habitations corruptibles, attendant
l'incorruptibilité du ciel. L'âme est améliorée par les souffrances de la
faim, de la soif ; les chrétiens, suppliciés chaque jour, se multiplient de
plus en plus. Dieu leur a assigné un poste qu'il ne leur est pas permis de
déserter. Le spirituel apologiste nous met lui-même le doigt sur l'explication du phénomène qu'il veut présenter comme surnaturel. Le christianisme et l'empire se regardaient l'un l'autre comme deux animaux qui vont se dévorer, sans se rendre compte des causes de leur hostilité. Quand une société d'hommes prend une telle attitude au sein de la grande société, quand elle devient dans l'état une république à part, fût-elle composée d'anges, elle est un fléau. Ce n'est pas sans raison qu'on les détestait, ces hommes en apparence si doux et si bienfaisants. Ils démolissaient vraiment l'Empire romain. Ils buvaient sa force ; ils enlevaient à ses fonctions, à l'armée surtout, les sujets d'élite. Rien ne sert de dire qu'on est un bon citoyen parce qu'on paie ses contributions, qu'on est aumônieux, rangé, quand on est en réalité citoyen du ciel et qu'on ne tient la patrie terrestre que pour une prison où l'on est enchaîné côte à côte avec des misérables. La patrie est chose terrestre ; qui veut faire l'ange est toujours un pauvre patriote. L'exaltation religieuse est mauvaise pour l'état. Le martyr a beau soutenir qu'il ne se révolte pas, qu'il est le plus soumis des sujets ; le fait d'aller au-devant des supplices, de mettre l'état dans l'alternative de persécuter ou de subir la loi de la théocratie est plus préjudiciable à l'état que la pire des révoltes. Ce n'est jamais sans quelque raison qu'on est l'objet de la haine de tous ; les nations ont, à cet égard, un instinct qui ne les trompe pas. L'Empire romain sentait, au fond, que cette république secrète le tuerait. Hâtons-nous d'ajouter qu'en la persécutant violemment, il se laissait aller à la plus mauvaise des politiques et qu'il accélérait le résultat en voulant l'empêcher. |