MARC-AURÈLE OU LA FIN DU MONDE ANTIQUE

 

XXI - Celse et Lucien.

 

 

L'OBSTINÉ conservateur qui, en passant près des cadavres mutilés des martyrs de Lyon, se disait à lui-même : On a été trop doux ; il faudra inventer à l'avenir des châtiments autrement sévères ! n'était pas plus borné que les politiques qui, dans tous les siècles, ont cru arrêter les mouvements religieux ou sociaux par les supplices. Les mouvements religieux et sociaux se combattent par le temps et le progrès de la raison. Le socialisme sectaire de 1848 a disparu en vingt ans sans lois de répression spéciales. Si Marc Aurèle, au lieu d'employer les lions et la chair rougie, eût employé l'école primaire et un enseignement d'état rationaliste, il eût bien mieux prévenu la séduction du monde par le surnaturel chrétien. Malheureusement, on ne se plaçait pas sur le terrain véritable. Combattre les religions en maintenant, en exagérant même le principe religieux, est le plus mauvais calcul. Montrer l'inanité de tout surnaturel, voilà la cure radicale du fanatisme. Or, presque personne n'était à ce point de vue. Le philosophe romain Celse, homme instruit, de grand bon sens, qui a devancé sur plusieurs points les résultats de la critique moderne, écrivit un livre contre le christianisme, non pour prouver aux chrétiens que leur façon de concevoir l'intervention de Dieu dans les choses du monde était contraire à ce que nous savons de la réalité, mais pour montrer qu'ils avaient tort de ne pas pratiquer la religion telle qu'ils la trouvaient établie.

Ce Celse était ami de Lucien et semble, au fond, avoir partagé le scepticisme du grand rieur de Samosate. Ce fut à sa demande que Lucien composa le spirituel essai sur Alexandre d'Abonotique, où la niaiserie de croire au surnaturel est si bien exposée. Lucien, lui parlant coeur à coeur, le présente comme un admirateur sans réserve de cette grande philosophie libératrice, qui a sauvé l'homme des fantômes de la superstition, qui le préserve de toutes les vaines croyances et de toutes les erreurs. Les deux amis, exactement comme Lucrèce, tiennent Épicure pour un saint, un héros, un bienfaiteur du genre humain, un génie divin, le seul qui ait vu la vérité et osé la dire. Lucien, d'un autre côté, parle de son ami comme d'un homme accompli ; il vante sa sagesse, sa justice, son amour de la vérité, la douceur de ses moeurs, le charme de son commerce. Ses écrits lui paraissent les plus utiles, les plus beaux du siècle, capables de dessiller les yeux de tous ceux qui ont quelque raison. Celse, en effet, s'était donné pour spécialité de rechercher les duperies auxquelles la pauvre humanité est sujette. Il avait une forte antipathie pour les poètes et les introducteurs de faux dieux, à la façon d'Alexandre d'Abonotique. Quant aux principes généraux, il paraît avoir été moins ferme que Lucien. Il écrivit contre la magie, plutôt pour dévoiler le charlatanisme des magiciens que pour montrer la vanité absolue de leur art. Sa critique, en ce qui concerne le surnaturel, est identique à celle des épicuriens ; mais il ne conclut pas. Il met sur le même pied l'astrologie, la musique, l'histoire naturelle, la magie, la divination. Il repousse la plupart des prestiges comme des impostures ; mais il en admet quelques-uns. Il ne croit pas aux légendes du paganisme ; mais il les trouve grandes merveilleuses, utiles aux hommes. Les prophètes, en général, lui paraissent des charlatans, et pourtant il ne traite pas de rêverie pure l'art de prédire l'avenir. Il est éclectique, déiste, ou, si l'on veut, platonicien. Sa religion ressemble beaucoup à celle de Marc Aurèle, de Maxime de Tyr, à ce que sera plus tard celle de l'empereur Julien.

Dieu, l'ordre universel, délègue son pouvoir à des dieux particuliers, sorte de démons ou de ministres, auxquels s'adresse le culte du polythéisme. Ce culte est légitime ou du moins fort acceptable, quand on ne le porte pas à l'excès. Il devient de devoir strict, quand il est religion nationale, chacun ayant pour devoir d'adorer le divin selon la forme qui lui a été transmise par ses ancêtres. Le vrai culte, c'est de tenir toujours sa pensée élevée vers Dieu, père commun de tous les hommes. La piété intérieure est l'essentiel ; les sacrifices n'en sont que le signe. Quant aux adorations que l'on rend aux démons, ce sont là des obligations de peu de conséquence, auxquelles on satisfait avec un mouvement de la main et qu'on est bien bon de traiter en chose sérieuse. Les démons n'ont besoin de rien, et il ne faut pas trop se complaire dans la magie ni les opérations magiques ; mais il ne faut pas non plus être ingrat, et d'ailleurs toute piété est salutaire. Servir les dieux inférieurs, c'est être agréable au grand Dieu dont ils relèvent. Les chrétiens accordent bien des honneurs outrés à un fils de Dieu apparu récemment dans le monde ! Comme Maxime de Tyr, Celse a une philosophie de la religion qui lui permet d'admettre tous les cultes. Il admettrait le christianisme sur le même pied que les autres croyances, si le christianisme n'avait qu'une prétention limitée à la vérité.

La Providence, la divination, les prodiges des temples, les oracles, l'immortalité de l'âme, les récompenses et les peines futures paraissent à Celse des parties intégrantes d'une doctrine d'état. Il faut se rappeler que la possibilité de la magie était alors presque un dogme. On était épicurien, athée, impie, on courait risque de la vie, si on se permettait de la nier. Toutes les sectes, les épicuriens exceptés, en enseignaient la réalité. Celse y croit sérieusement. Sa raison lui montre la fausseté des croyances surnaturelles généralement admises ; mais l'insuffisance de son éducation scientifique et ses préjugés politiques l'empêchent d'être conséquent ; il maintient, au moins en principe, des croyances tout aussi peu rationnelles que celles qu'il combat. La faible connaissance que l'on avait alors des lois de la nature rendait possibles toutes les crédulités. Tacite est sûrement un esprit éclairé, et pourtant il n'ose repousser nettement les prodiges les plus puérils. Les apparitions des temples, les songes divins étaient tenus pour des choses notoires. Élien va bientôt écrire ses livres pour démontrer, par de prétendus faits, que ceux qui nient les manifestations miraculeuses des dieux sont plus déraisonnables que des enfants, que ceux qui croient aux dieux s'en trouvent bien, tandis que les plus atroces aventures arrivent aux incrédules, aux blasphémateurs.

Ce que Celse est éminemment, c'est un sujet dévoué de l'empereur, un patriote. On le suppose Romain ou Italien ; il est certain que Lucien, tout loyal qu'il est, n'a pas une sympathie aussi prononcée pour l'empire. Le raisonnement fondamental de Celse est celui-ci : La religion romaine a été un phénomène concomitant de la grandeur romaine ; donc elle est vraie. Comme les gnostiques, Celse croit que chaque nation a ses dieux qui la protègent tant qu'elle les adore ainsi qu'ils veulent être adorés. Abandonner ses dieux est, pour une nation, l'équivalent d'un suicide. Celse est ainsi l'inverse en tout d'un Tatien, ennemi acharné de l'hellénisme et de la société romaine. Tatien sacrifie entièrement la civilisation hellénique au judaïsme et au christianisme. Celse attribue tout ce qu'il y a de bon chez les juifs et chez les chrétiens à des emprunts faits aux Hellènes. Platon et Épictète sont pour lui les deux pôles de la sagesse. S'il n'a pas connu Marc Aurèle, il l'a sûrement aimé et admiré. D'un tel point de vue, il ne pouvait envisager le christianisme que comme un mal ; mais il ne s'arrête pas aux calomnies ; il reconnaît que les moeurs des sectaires sont douces et bien réglées ; ce sont les motifs de crédibilité de la secte qu'il veut discuter. Celse fit à ce sujet une véritable enquête, lut les livres des chrétiens et des juifs, causa avec eux. Le résultat de ses recherches fut un ouvrage intitulé Discours véritable, qui, naturellement, n'est pas venu jusqu'à nous, mais qu'il est possible de reconstituer avec les citations et les analyses qu'en a données Origène.

Il est hors de doute que Celse a connu mieux qu'aucun autre écrivain païen le christianisme et les livres qui lui servaient de base. Origène, malgré sa remarquable instruction chrétienne, s'étonne d'avoir tant de choses à apprendre de lui. Pour l'érudition, Celse est un docteur chrétien. Ses voyages en Palestine, en Phénicie, en Égypte lui ont ouvert l'esprit sur les matières d'histoire religieuse. Il a lu attentivement les traductions grecques de la Bible, la Genèse, l'Exode, les Prophètes, y compris Jonas, Daniel, Hénoch, les Psaumes. Il connaît les écrits sibyllins, et il en voit bien les fraudes ; la vanité des tentatives d'exégèse allégorique ne lui échappe pas. Parmi les écrits du Nouveau Testament, il connaît les quatre évangiles canoniques et plusieurs autres, peut-être les Actes de Pilate. Tout en préférant Matthieu, il se rend bien compte de différentes retouches que les textes évangéliques ont subies, surtout en vue de l'apologie. Il est douteux qu'il ait tenu dans ses mains les écrits de saint Paul ; comme saint Justin, il ne le nomme jamais ; cependant il rappelle quelques-unes de ses maximes et n'ignore pas ses doctrines. En fait de littérature ecclésiastique, il a lu le Dialogue de Jason et Papiscus, de nombreux écrits gnostiques et marcionites, en particulier le Dialogue céleste, écrit dont il n'est pas question ailleurs. Il ne semble pas avoir manié les écrits de saint Justin, bien que la façon dont il conçoit la théologie chrétienne, la christologie, le canon, soit exactement conforme à la théologie, à la christologie, au canon de Justin. La légende juive de Jésus lui est familière. La mère de Jésus a commis un adultère avec le soldat Panthère ; elle a été chassée par son mari le charpentier. Jésus a fait ses miracles au moyen des sciences secrètes qu'il avait apprises en Égypte.

C'est surtout en exégèse que Celse nous étonne par sa pénétration. Voltaire n'a pas mieux triomphé de l'histoire biblique, des impossibilités de la Genèse, prise dans son sens naturel, de ce qu'il y a de naïvement enfantin dans les récits de la création, du déluge, de l'arche. Le caractère sanglant, dur, égoïste de l'histoire juive ; la bizarrerie du choix divin, se portant sur un tel peuple pour en faire le peuple de Dieu, sont bien mis en lumière. L'âpreté des railleries juives contre les autres sectes est vivement relevée comme un acte d'injustice et d'orgueil. Tout le plan messianique de l'histoire judéo-chrétienne, ayant pour base l'importance exagérée que les hommes, et en particulier les juifs, s'attribuent dans l'univers, est réfuté de main de maître. Pourquoi Dieu descendrait-il ici-bas ? Serait-ce pour apprendre ce qui se passe parmi les hommes ? Mais ne sait-il pas toutes choses ? Sa puissance est-elle si bornée, qu'il ne puisse rien corriger sans venir lui-même dans le monde ou y envoyer quelqu'un ? Serait-ce pour être connu ? C'est lui prêter un mouvement de vanité tout humain. Et puis pourquoi si tard ? pourquoi plutôt à un moment qu'à un autre ? pourquoi plutôt en tel pays qu'en tel autre ? Les théories apocalyptiques de l'embrasement final, de la résurrection, sont de même victorieusement réfutées. Bizarre prétention de rendre immortels le fumier, la pourriture ! Celse triomphe, en opposant à ce matérialisme religieux son idéalisme pur, son Dieu absolu, qui ne se manifeste pas dans la trame des choses finies.

Juifs et chrétiens me font l'effet d'une troupe de chauves-souris, ou de fourmis sortant de leur trou, ou de grenouilles établies près d'un marais, ou de vers tenant séance dans les coins d'un bourbier..., et se disant entre eux : C'est à nous que Dieu révèle et annonce d'avance toute chose ; il n'a aucun souci du reste du monde ; il laisse les cieux et la terre rouler à leur guise pour ne s'occuper que de nous. Nous sommes les seuls êtres avec lesquels il communique par des messagers, les seuls avec lesquels il désire lier société ; car il nous a faits semblables à lui. Tout nous est subordonné, la terre, l'eau, l'air et les astres ; tout a été fait pour nous et destiné à notre service, et c'est parce qu'il est arrivé à certains d'entre nous de pécher que Dieu lui-même viendra ou enverra son propre fils pour brûler les méchants et nous faire jouir avec lui de la vie éternelle.

La discussion de la vie de Jésus est conduite exactement selon la méthode de Reimarus ou de Strauss. Les impossibilités du récit évangélique, si on le prend comme de l'histoire, n'ont jamais mieux été montrées. L'apparition de Dieu en Jésus semble à notre philosophe messéante et inutile. Les miracles évangéliques sont mesquins ; les magiciens ambulants en font autant, sans que pour cela on les regarde comme fils de Dieu. La vie de Jésus est celle d'un misérable poète, haï de Dieu. Son caractère est irritable ; sa manière de parler, tranchante, indique un homme qui est impuissant à persuader ; elle ne convient pas à un Dieu, pas même à un homme de sens. Jésus aurait dû être beau, fort, majestueux, éloquent. Or ses disciples avouent qu'il était petit, laid et sans noblesse. Pourquoi, si Dieu voulait sauver le genre humain, n'a-t-il dépêché son fils qu'à un coin du monde ? Il aurait dû mettre son esprit dans plusieurs corps et mander ces envoyés célestes de divers côtés, puisqu'il savait que l'envoyé destiné aux juifs serait mis à mort. Pourquoi aussi deux révélations opposées, celle de Moïse et celle de Jésus ? Jésus est, dit-on, ressuscité ? On débite cela d'une foule d'autres, Zamolxis, Pythagore, Rhampsinit.

Il faudrait peut-être examiner d'abord si jamais homme réellement mort est ressuscité avec le même corps. Pourquoi traiter les aventures des autres de fables sans vraisemblance, comme si l'issue de votre tragédie avait bien meilleur air et était plus croyable, avec le cri que votre Jésus jeta du haut du poteau en expirant, le tremblement de terre et les ténèbres ? Vivant, il n'avait rien pu faire pour lui-même ; mort, dites-vous, il ressuscita et montra les marques de son supplice, les trous de ses mains. Mais qui a vu tout cela ? Une femme à l'esprit malade, comme vous l'avouez vous-mêmes, ou tout autre endiablé de la même sorte, soit que le prétendu témoin ait rêvé ce que lui suggérait son esprit troublé, soit que son imagination abusée ait donné un corps à ses désirs, ce qui arrive si souvent, soit plutôt qu'il ait voulu frapper l'esprit des hommes par un récit merveilleux et, à l'aide de cette imposture, fournir matière aux charlatans... à son tombeau se présentent, ceux-ci disent un ange, ceux-là disent deux anges, pour annoncer aux femmes qu'il est ressuscité ; car le fils de Dieu, à ce qu'il paraît, n'avait pas la force d'ouvrir seul son tombeau ; il avait besoin que quelqu'un vînt déplacer la pierre... Si Jésus voulait faire éclater réellement sa vertu divine, il fallait qu'il se montrât à ses ennemis, au juge qui l'avait condamné, à tout le monde. Car, puisqu'il était mort et, de plus, dieu, comme vous le prétendez, il n'avait plus rien à craindre de personne ; et ce n'était pas apparemment pour qu'il restât caché qu'il avait été envoyé. Au besoin même, pour mettre sa divinité en pleine lumière, il aurait dû disparaître tout d'un coup de dessus la croix... De son vivant, il se prodigue ; mort, il ne se fait voir en cachette qu'à une femmelette et à des comparses. Son supplice a eu d'innombrables témoins ; sa résurrection n'en a qu'un seul. C'est le contraire qui aurait dû avoir lieu.

Si vous aviez si fort envie de faire du neuf, combien il aurait mieux valu choisir pour le déifier quelqu'un de ceux qui sont morts virilement et qui sont dignes du mythe divin ! Si vous répugniez à prendre Héraclès, Asclépios ou quelqu'un des anciens héros qui déjà sont honorés d'un culte, vous aviez Orphée, homme inspiré, nul ne le conteste, et qui périt de mort violente. Peut-être direz-vous qu'il n'était plus à prendre. Soit ; mais alors vous aviez Anaxarque, qui, jeté un jour dans un mortier, comme on l'y pilait cruellement, se jouait de son bourreau. Pilez, pilez, disait-il, l'étui d'Anaxarque ; car, pour lui-même, vous ne le toucherez pas ! Parole pleine d'un esprit divin. Ici encore, dira-t-on, vous avez été prévenus... Eh bien, alors, que ne preniez-vous Épictète ? Comme son maître lui tordait la jambe, lui, calme et souriant : Vous allez la casser, disait-il ; et la jambe en effet s'étant brisée : Je vous disais que vous alliez la casser ! Qu'est-ce que votre dieu a dit de pareil dans les tourments ? Et la Sibylle, dont plusieurs parmi vous allèguent l'autorité, que ne l'avez-vous prise ? Vous auriez eu les meilleures raisons de l'appeler fille de Dieu. Vous vous êtes contentés d'introduire à tort et à travers, frauduleusement, nombre de blasphèmes dans ses livres, et vous nous donnez pour dieu un personnage qui a fini par une mort misérable une vie infâme. Tenez, vous auriez mieux fait de choisir Jonas, qui sortit sain et sauf d'un gros poisson, Daniel, qui échappa aux bêtes, ou tel autre dont vous nous contez des choses plus drôles encore.

Dans ses jugements sur l'église, telle qu'elle existait de son temps, Celse se montre singulièrement malveillant. À part quelques hommes honnêtes et doux, l'église lui apparaît comme un amas de sectaires s'injuriant les uns les autres. Il y a une nouvelle race d'hommes, nés d'hier, sans patrie, ni traditions antiques, ligués contre les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la justice, notés d'infamie, se faisant gloire de l'exécration commune. Leurs réunions sont clandestines et illicites ; ils s'y engagent par serment à violer les lois et à tout souffrir pour une doctrine barbare, qui aurait, en tout cas, besoin d'être perfectionnée et épurée par la raison grecque. Doctrine secrète et dangereuse ! Le courage qu'ils mettent à la soutenir est louable ; il est bien de mourir pour ne pas abjurer ou feindre d'abjurer la foi qu'on a embrassée. Mais encore faut-il que la foi soit fondée en raison et n'ait pas pour base unique un parti pris de ne rien examiner. Les chrétiens, d'ailleurs, n'ont pas inventé le martyre ; chaque croyance a donné des exemples de conviction ardente. Ils se raillent des dieux impuissants, qui ne savent pas venger leurs injures. Mais le dieu suprême des chrétiens a-t-il vengé son fils crucifié ? Leur outrecuidance à trancher des questions où les plus sages hésitent est le fait de gens qui ne visent qu'à séduire les simples. Tout ce qu'ils ont de bon, Platon et les philosophes l'ont mieux dit avant eux. Les écritures ne sont qu'une traduction, en style grossier, de ce que les philosophes, et particulièrement Platon, ont dit en un style excellent.

Celse est frappé des divisions du christianisme, des anathèmes que les diverses églises s'adressent réciproquement. À Rome, où, selon l'opinion la plus vraisemblable, le livre fut écrit, toutes les sectes florissaient. Celse connut les marcionites, les gnostiques. Il vit bien, cependant, qu'au milieu de ce dédale de sectes, il y avait l'église orthodoxe, la grande Église, qui n'avait d'autre nom que celui de chrétienne. Les extravagances montanistes, les impostures sibyllines, ne lui inspirent naturellement que du mépris. Certainement, s'il avait mieux connu l'épiscopat lettré d'Asie, des hommes comme Méliton, par exemple, qui rêvaient des concordats entre le christianisme et l'empire, son jugement eût été moins sévère. Ce qui le blesse, c'est l'extrême bassesse sociale des chrétiens et le peu d'intelligence du milieu où ils exercent leur propagande. Ceux qu'ils veulent gagner sont des niais, des esclaves, des femmes, des enfants. Comme les charlatans, ils évitent autant qu'ils peuvent les honnêtes gens qui ne se laissent pas tromper, pour prendre dans leurs filets les ignorants et les sots, pâture ordinaire des fourbes.

Quel mal y a-t-il donc à être bien élevé, à aimer les belles connaissances, à être sage et à passer pour tel ? Est-ce là un obstacle à la connaissance de Dieu ? Ne sont-ce pas plutôt des secours pour atteindre la vérité ? Que font les coureurs de foire, les bateleurs ? S'adressent-ils aux hommes de sens, pour leur réciter leurs boniments ? Non ; mais, s'ils aperçoivent quelque part un groupe d'enfants, de portefaix ou de gens grossiers, c'est là qu'ils étalent leur industrie et se font admirer. Il en est de même dans l'intérieur des familles. Voici des cardeurs de laine, des cordonniers, des foulons, des gens de la dernière ignorance et tout à fait dénués d'éducation. Devant les maîtres, hommes d'expérience et de jugement, ils n'osent ouvrir la bouche ; mais surprennent-ils en particulier les enfants de la maison ou des femmes qui n'ont pas plus de raison qu'eux-mêmes, ils se mettent à débiter des merveilles. C'est eux seuls qu'il faut croire ; le père, les précepteurs, sont des fous qui ignorent le vrai bien et sont incapables de l'enseigner. Ces prôneurs savent seuls comment on doit vivre ; les enfants se trouveront bien de les suivre, et, par eux, le bonheur viendra sur toute la famille. Si, pendant qu'ils pérorent, survient quelque personne sérieuse, un des précepteurs ou le père lui-même, les plus timides se taisent ; les effrontés ne laissent pas d'exciter les enfants à secouer le joug, insinuant à mi-voix qu'ils ne veulent rien leur apprendre devant leur père ou leur précepteur, pour ne pas s'exposer à la brutalité de ces gens corrompus, qui les feraient châtier. Ceux qui tiennent à savoir la vérité n'ont qu'à planter là père et précepteurs, à venir avec les femmes et la marmaille dans le gynécée, ou dans l'échoppe du cordonnier, ou dans la boutique du foulon, afin d'y apprendre l'absolu. Voilà comment ils s'y prennent pour gagner des adeptes... Quiconque est pécheur, quiconque est sans intelligence, quiconque est faible d'esprit, en un mot quiconque est misérable, qu'il approche, le royaume de Dieu est pour lui.

On conçoit combien un pareil renversement de l'autorité de la famille dans l'éducation devait être odieux à un homme qui exerçait peut-être les fonctions de précepteur. L'idée toute chrétienne que Dieu a été envoyé pour sauver les pécheurs révolte Celse. Il ne veut que la justice. Le privilège de l'enfant prodigue est pour lui incompréhensible. Quel mal y a-t-il à être exempt de péché ? Que l'injuste, dit-on, s'abaisse dans le sentiment de sa misère, et Dieu le recevra. Mais, si le juste, confiant en sa vertu, lève les yeux vers Dieu, quoi ! sera-t-il rejeté ? Les magistrats consciencieux ne souffrent pas que les accusés se répandent en lamentations, de peur d'être entraînés à sacrifier la justice à la pitié. Dieu, dans ses jugements, serait donc accessible à la flatterie ? Pourquoi une telle préférence pour les pécheurs ?... Ces théories ne viennent-elles pas du désir d'attirer autour de soi une plus nombreuse clientèle ? Dira-t-on que l'on se propose, par cette indulgence, d'améliorer les méchants ? Quelle illusion ! On ne change pas la nature des gens ; les mauvais ne s'amendent ni par la force, ni par la douceur. Dieu ne serait-il pas injuste s'il se montrait complaisant pour les méchants, qui savent l'art de le toucher, et s'il délaissait les bons, qui n'ont pas ce talent ? Celse ne veut pas de prime accordée à la fausse humilité, à l'importunité, aux basses prières. Son Dieu est le dieu des âmes fières et droites, non le dieu du pardon, le consolateur des affligés, le patron des misérables. Il voit évidemment un grand danger au point de vue de la politique, et aussi au point de vue de sa profession d'homme d'instruction publique, à laisser dire que, pour être cher à Dieu, il est bon d'avoir été coupable et que les humbles, les pauvres, les esprits sans culture, ont pour cela des avantages spéciaux.

Écoutez leurs professeurs : Les sages, disent-ils, repoussent notre enseignement, égarés et empêchés qu'ils sont par leur sagesse. Quel homme de jugement, en effet, peut se laisser prendre à une doctrine aussi ridicule ? Il suffit de regarder la foule qui l'embrasse pour la mépriser. Leurs maîtres ne cherchent et ne trouvent pour disciples que des hommes sans intelligence et d'un esprit épais. Ces maîtres ressemblent assez aux empiriques qui promettent de rendre la santé à un malade, à condition qu'on n'appellera pas les médecins savants, de peur que ceux-ci ne dévoilent leur ignorance. Ils s'efforcent de rendre la science suspecte : Laissez-moi faire, disent-ils ; je vous sauverai, moi seul ; les médecins ordinaires tuent ceux qu'ils se vantent de guérir. On dirait des gens ivres, qui, entre eux, accuseraient les hommes sobres d'être pris de vin, ou des myopes qui voudraient persuader à des myopes comme eux que ceux qui ont de bons yeux n'y voient goutte.

C'est surtout comme patriote et ami de l'état que Celse se montre l'ennemi du christianisme. L'idée d'une religion absolue, sans distinction de nations, lui paraît une chimère. Toute religion est, à ses yeux, nationale ; la religion n'a de raison d'être que comme nationale. Il n'aime certes pas le judaïsme ; il le trouve plein d'orgueil et de prétentions mal fondées, inférieur en tout à l'hellénisme ; mais, en tant que religion nationale des juifs, le judaïsme a ses droits. Les juifs doivent conserver les coutumes et les croyances de leurs pères, comme font les autres peuples, bien que les Puissances auxquelles a été confiée la Judée soient inférieures aux dieux des Romains, qui les ont vaincues. On est juif par naissance ; on est chrétien par choix. Voilà pourquoi Rome n'a jamais songé sérieusement à abolir le judaïsme, même après les guerres atroces de Titus et d'Adrien. Quant au christianisme, il n'est la religion nationale de personne ; il est la religion qu'on adopte comme protestation contre la religion nationale, par esprit de collège et de corporation.

Refusent-ils d'observer les cérémonies publiques et de rendre hommage à ceux qui y président ; alors qu'ils renoncent aussi à prendre la robe virile, à se marier, à devenir pères, à remplir les fonctions de la vie, qu'ils s'en aillent tous ensemble loin d'ici, sans laisser la moindre semence d'eux-mêmes, et que la terre soit débarrassée de cette engeance. Mais, s'ils veulent se marier, avoir des enfants, manger des fruits de la terre, participer aux choses de la vie, à ses biens comme à ses maux, il faut qu'ils rendent à ceux qui sont chargés de tout administrer les honneurs qui conviennent... Nous devons continuellement, et dans nos paroles et dans nos actions, et même quand nous ne parlons ni n'agissons, tenir notre âme tendue vers Dieu. Cela posé, quel mal y a-t-il à rechercher la bienveillance de ceux qui ont reçu de Dieu leur pouvoir, et en particulier celle des rois et des puissants de la terre ? Ce n'est pas, en effet, sans l'intervention d'une force divine qu'ils ont été élevés au rang qu'ils occupent.

En bonne logique, Celse avait tort. Il ne se borne pas à demander aux chrétiens la confraternité politique ; il veut aussi la confraternité religieuse. Il ne se borne pas à leur dire : Gardez vos croyances ; servez avec nous la même patrie, laquelle ne vous demande rien de contraire à vos principes. Non, il veut que les chrétiens prennent part à des cérémonies opposées à leurs idées. Il leur fait de mauvais raisonnements, pour leur montrer que le culte polythéiste ne doit pas les choquer.

Sans doute, dit-il, si l'on voulait obliger un homme pieux à commettre quelque action impie ou à prononcer quelque parole honteuse, il aurait raison d'endurer tous les supplices plutôt que de le faire ; mais il n'en est pas de même quand on vous commande de célébrer le Soleil ou de chanter un bel hymne en l'honneur d'Athéné. Ce sont là des formes de la piété, et il ne peut y avoir trop de piété. Vous admettez les anges ; pourquoi n'admettez-vous pas les démons ou dieux secondaires ? Si les idoles ne sont rien, quel mal y a-t-il à prendre part aux fêtes publiques ? S'il y a des démons, ministres du Dieu tout-puissant, ne faut-il pas que les hommes pieux leur rendent hommage ? Vous paraîtrez, en effet, d'autant plus honorer le grand Dieu que vous aurez mieux glorifié ces divinités secondaires. En s'appliquant ainsi à toute chose, la piété devient plus parfaite. À quoi les chrétiens avaient droit de répondre : Cela regarde notre conscience ; l'état n'a pas à raisonner avec nous sur ce point. Parlez-nous de devoirs civils et militaires, qui n'aient aucun caractère religieux, et nous les remplirons. En d'autres termes, rien de ce qui tient à l'état ne doit avoir de caractère religieux. Cette solution nous paraît très simple ; mais comment reprocher aux politiques du IIe siècle de ne l'avoir pas mise en pratique, quand, de nos jours, on y trouve tant de difficultés ?

Plus admissible assurément est le raisonnement de notre auteur en ce qui regarde le serment au nom de l'empereur. C'était là une simple adhésion à l'ordre établi, ordre qui n'était lui-même que la défense de la civilisation contre la barbarie, et sans lequel le christianisme eût été balayé comme tout le reste. Mais Celse nous paraît manquer de générosité, quand il mêle la menace au raisonnement. Vous ne prétendez pas sans doute, dit-il, que les Romains abandonnent, pour embrasser vos croyances, leurs traditions religieuses et civiles, qu'ils laissent là leurs dieux pour se mettre sous la protection de votre Très-Haut, qui n'a pas su défendre son peuple ? Les juifs ne possèdent plus une motte de terre, et vous, traqués de toutes parts, errants, vagabonds, réduits à un petit nombre, on vous cherche pour en finir avec vous.

Ce qu'il y a de singulier, en effet, c'est que, après avoir combattu à mort le christianisme, Celse, par moments, s'en trouve fort rapproché. On voit qu'au fond le polythéisme n'est pour lui qu'un embarras, et qu'il envie à l'église son Dieu unique. L'idée qu'un jour le christianisme sera la religion de l'empire et de l'empereur miroite à ses yeux comme aux yeux de Méliton. Mais il se détourne avec horreur d'une telle perspective. Ce serait la pire manière de mourir. Un pouvoir éclairé et plus prévoyant, leur dit-il, vous détruira de fond en comble, plutôt que de périr lui-même par vous. Puis son patriotisme et son bon sens lui montrent l'impossibilité d'une telle politique religieuse. Le livre, qui avait commencé par les réfutations les plus aigres, finit par des propositions de conciliation. L'état court les plus grands périls ; il s'agit de sauver la civilisation ; les barbares débordent de tous les côtés ; on enrôle les gladiateurs, les esclaves. Le christianisme perdra autant que la société établie au triomphe des barbares. L'accord est donc facile. Soutenez l'empereur de toutes vos forces, partagez avec lui la défense du droit ; combattez pour lui, si les circonstances l'exigent ; aidez-le dans le commandement de ses armées. Pour cela, cessez de vous dérober aux devoirs civils et au service militaire ; prenez votre part des fonctions publiques, s'il le faut pour le salut des lois et la cause de la piété.

Cela était facile à dire. Celse oubliait que ceux qu'il voulait rallier, il les avait tout à l'heure menacés des plus cruels supplices. Il oubliait surtout qu'en maintenant le culte établi, il demandait aux chrétiens d'admettre des absurdités plus fortes que celles qu'il combattait chez eux. Cet appel au patriotisme ne pouvait donc être entendu. Tertullien dira fièrement : Pour détruire votre empire, nous n'aurions qu'à nous retirer. Sans nous, il n'y aurait que l'inertie et la mort. L'abstention a toujours été la vengeance des conservateurs vaincus. Les conservateurs savent qu'ils sont le sel de la terre ; que, sans eux, il n'y a pas de société possible ; que des fonctions de première importance ne peuvent s'accomplir en dehors d'eux. Il est donc naturel que, dans leurs moments de dépit, ils disent simplement : Passez-vous de nous. À vrai dire, personne dans le monde romain, au temps dont nous parlons, n'était préparé à la liberté. Le principe de la religion d'état était celui de presque tous. Le plan des chrétiens est déjà de devenir la religion de l'empire. Méliton montre à Marc Aurèle l'établissement du culte révélé comme le plus bel emploi de son autorité.

Le livre de Celse fut très peu lu au temps de son apparition. Il s'écoula près de soixante-dix ans avant que le christianisme s'aperçût de son existence. Ce fut Ambroise, cet Alexandrin bibliophile et savant, le fauteur des études d'Origène, qui découvrit le livre impie, le lut, l'envoya à son ami et le pria de le réfuter. L'effet du livre fut donc très peu étendu. Au IVe siècle, Hiéroclès et Julien s'en servirent et le copièrent presque ; mais il était trop tard. Celse n'enleva probablement pas un seul disciple à Jésus. Il avait raison au point de vue du bon sens naturel ; mais le simple bon sens, quand il se trouve en opposition avec les besoins du mysticisme, est bien peu écouté. Le sol n'avait pas été préparé par un bon ministère de l'instruction publique. Il faut se rappeler que l'empereur n'était pas lui-même exempt de toute attache au surnaturel ; les meilleurs esprits du siècle admettaient les songes médicaux et les guérisons miraculeuses dans les temples des dieux. Le nombre des rationalistes purs, si considérable au Ier siècle, est maintenant très restreint. Les esprits qui, comme le Caecilius de Minicius Felix, avouent une sorte d'athéisme, n'en tiennent que plus énergiquement pour le culte établi. Dans la seconde moitié du IIe siècle, nous ne voyons réellement qu'un seul homme qui, étant supérieur à toute superstition, eût bien le droit de sourire de toutes les folies humaines et de les prendre également en pitié. Cet homme, l'esprit à la fois le plus solide et le plus charmant de son temps, c'est Lucien.

Ici plus d'équivoque. Lucien rejette absolument le surnaturel. Celse admet toutes les religions ; Lucien les nie toutes. Celse se croit consciencieusement obligé d'étudier le christianisme dans ses sources ; Lucien, qui sait d'avance à quoi s'en tenir, n'en prend qu'une notion très superficielle. Son idéal est Démonax, qui, à l'inverse de Celse, ne fait pas de sacrifices, ne s'initie à aucun mystère, n'a d'autre religion qu'une gaieté et une bienveillance universelles.

Cette entière différence dans le point de départ fait que Lucien est bien moins éloigné des chrétiens que ne l'est Celse. Lui qui aurait mieux que personne le droit d'être sévère pour le surnaturel des nouveaux sectaires, car il n'admet aucun surnaturel, se montre, au contraire, par moments, assez indulgent pour eux. Comme les chrétiens, Lucien est un démolisseur du paganisme, un sujet résigné, mais non affectionné de Rome. Jamais, chez lui, une inquiétude patriotique, un de ces soucis d'homme d'état qui dévorent son ami Celse. Son rire est le même que celui des Pères, son diasyrmos fait chorus avec celui d'Hermias. Il parle de l'immoralité des dieux, des contradictions des philosophes, presque comme Tatien. Sa ville idéale ressemble singulièrement à une église. Les chrétiens et lui sont alliés dans la même guerre, la guerre contre les superstitions locales, contre les poètes, les oracles, les thaumaturges.

Le côté chimérique et utopiste des chrétiens ne pouvait que lui déplaire. Il semble bien qu'il a pensé plusieurs fois à eux en traçant dans les Fugitifs cette peinture d'un monde de bohémiens, impudents, ignorants, insolents, levant des tributs véritables sous prétexte d'aumône, austères en paroles, au fond débauchés, séducteurs de femmes, ennemis des Muses, gens au visage pâle et à la tête rasée, partisans des orgies infâmes. La peinture est moins sombre, mais l'allusion est peut-être plus dédaigneuse dans Pérégrinus. Certes, Lucien ne voit pas, comme Celse, un danger pour l'état dans ces niais sectaires, qu'il nous montre vivant en frères et animés les uns pour les autres de la plus ardente charité. Ce n'est pas lui qui demandera qu'on les persécute. Il y a tant de fous dans le monde ! Ceux-ci ne sont pas, à beaucoup près, les plus malfaisants.

Lucien se faisait assurément une étrange idée du sophiste crucifié qui introduisit ces nouveaux mystères et réussit à persuader à ses adeptes de n'adorer que lui. Il a pitié de tant de crédulité. Comment des malheureux qui se sont mis en tête qu'ils seront immortels ne seraient-ils pas exposés à toutes les aberrations ? Le cynique qui se vaporise à Olympie, le martyr chrétien qui cherche la mort pour être avec Christ, lui paraissent des fous du même ordre. Devant ces morts pompeuses, recherchées volontairement, sa réflexion est celle d'Arrius Antoninus : Si vous tenez tant à vous griller, faites-le chez vous, à votre aise et sans cette ostentation théâtrale. Ce soin de recueillir les restes du martyr, de lui élever des autels, cette prétention d'obtenir de lui des miracles de guérison, d'ériger son bûcher en un sanctuaire de prophétie, autant de folies communes à tous les sectaires. Lucien est d'avis qu'on se contente d'en rire, quand la friponnerie ne s'y mêle pas. Il n'en veut aux victimes que parce qu'elles provoquent les bourreaux. Il fut la première apparition de cette forme du génie humain dont Voltaire a été la complète incarnation, et qui, à beaucoup d'égards, est la vérité. L'homme étant incapable de résoudre sérieusement aucun des problèmes métaphysiques qu'il a l'imprudence de soulever, que doit faire le sage au milieu de la guerre des religions et des systèmes ? S'abstenir, sourire, prêcher la tolérance, l'humanité, la bienfaisance sans prétention, la gaieté. Le mal, c'est l'hypocrisie, le fanatisme, la superstition. Substituer une superstition à une superstition, c'est rendre un médiocre service à la pauvre humanité. Le remède radical est celui d'Épicure, qui tranche du même coup la religion, et son objet, et les maux qu'elle entraîne. Lucien nous apparaît ainsi comme un sage égaré dans un monde de fous. Il ne hait rien, il rit de tout, excepté de la sérieuse vertu.

Mais, au temps où nous arrêtons cette histoire, les hommes de ce genre deviennent rares ; on pourrait les compter. Le très spirituel Apulée de Madaure est, ou du moins affecte d'être très opposé aux esprits forts. Il a été revêtu d'un sacerdoce. Il déteste les chrétiens comme impies. Il repousse l'accusation de magie, non comme chimérique, mais comme un fait non fondé ; tout est rempli, pour lui, de dieux et de démons. Le libre penseur était de la sorte un être isolé, mal vu, obligé de dissimuler. On se redisait avec terreur l'histoire d'un certain Euphronius, épicurien endurci, qui tomba malade et que ses parents portèrent dans un temple d'Esculape. Là, un oracle divin lui signifia cette recette : Brûler les livres d'Épicure, en pétrir les cendres avec de la cire humide, s'enduire le ventre avec ce liniment et envelopper le tout de bandages. On contait aussi l'histoire d'un coq de Tanagre, qui, blessé à la patte, se mit parmi ceux qui chantaient un hymne à Esculape, les accompagnant de son chant et montrant au dieu sa patte malade. Une révélation s'étant faite pour amener sa guérison, on vit le coq battant des ailes, allongeant le pas, dressant le cou et agitant sa crête, proclamer la Providence, qui plane au-dessus des créatures privées de raison.

La défaite du bon sens était accomplie. Les fines railleries de Lucien, les justes critiques de Celse, ne pèseront que comme des protestations impuissantes. Dans une génération, l'homme, en entrant dans la vie, n'aura plus que le choix de la superstition, et bientôt ce choix même, il ne l'aura plus.