Le nombre des victimes avait été de quarante-huit. Les
survivants des églises si cruellement éprouvées se rallièrent bien vite.
Vettius Épagathus se retrouva ce qu'il était, le bon génie, le tuteur de
l'église de Lyon. Il n'en fut pas cependant l'évêque. Déjà la distinction de
l'ecclésiastique par profession et du laïque qui sera toujours laïque est
sensible. Irénée, disciple de Pothin, et qui avait, si on peut s'exprimer
ainsi, une éducation et des habitudes cléricales, prit la place de ce dernier
dans la direction de l'église. Ce fut peut-être lui qui rédigea, au nom des
communautés de Lyon et de Vienne, cette admirable lettre aux églises d'Asie
et de Phrygie, dont la plus grande partie nous a été conservée, et qui
renferme tout le récit des combats des martyrs. C'est un des morceaux les
plus extraordinaires que possède aucune littérature. Jamais on n'a tracé un
plus frappant tableau du degré d'enthousiasme et de dévouement où peut
arriver la nature humaine. C'est l'idéal du martyre, avec aussi peu d'orgueil
que possible de la part du martyr. Le narrateur lyonnais et ses héros sont
sûrement des hommes crédules ; ils croient à l'Antéchrist qui va venir
ravager le monde ; ils voient en tout l'action de À l'épître circulaire, les frères de Gaule joignirent les
lettres relatives au montanisme écrites par les confesseurs dans la prison.
Cette question des prophéties montanistes prenait une telle importance,
qu'ils se crurent obligés de dire eux-mêmes leur avis sur ce point. Irénée
fut probablement encore ici leur interprète. L'extrême réserve avec laquelle
il s'explique dans ses écrits sur le montanisme, l'amour de la paix qu'il
porta dans toutes les controverses et qui fit dire tant de fois que nul
n'avait été mieux nommé que lui Irénaeos (pacifique), portent à croire que
son avis était empreint d'un vif désir de conciliation. Avec leur jugement
ordinaire, les Lyonnais se prononcèrent sans doute contre les excès, mais en
recommandant une tolérance qui, malheureusement, ne fut pas toujours assez
observée en ces brûlants débats. Irénée, fixé désormais à Lyon, mais en
rapports constants avec Rome, y donna le modèle de l'homme ecclésiastique
accompli. Son antipathie pour les sectes (le millénarisme grossier qu'il
professait, et qu'il tenait des presbyteri
d'Asie, ne lui paraissait pas une doctrine sectaire), la vue claire qu'il
avait des dangers du gnosticisme, lui firent écrire ces vastes livres de
controverse, oeuvre d'un esprit borné sans doute, mais d'une conscience
morale des plus saines. Lyon, grâce à lui, fut un moment le centre d'émission
des plus importants écrits chrétiens. Comme tous les grands docteurs de
l'église, Irénée trouve moyen d'associer à des croyances surnaturelles, qui
aujourd'hui nous semblent inconciliables avec un esprit droit, le plus rare
sens pratique. Très inférieur à Justin pour l'esprit philosophique, il est
bien plus orthodoxe que lui et a laissé une plus forte trace dans la
théologie chrétienne. à une foi exaltée, il unit une modération qui étonne ;
à une rare simplicité, il joint la science profonde de l'administration
ecclésiastique, du gouvernement des âmes ; enfin, il possède la conception la
plus nette qu'on eût encore formulée de l'église universelle. Il a moins de
talent que Tertullien ; mais combien il lui est supérieur pour la conduite et
le coeur ! Seul, parmi les polémistes chrétiens qui combattirent les
hérésies, il montre de la charité pour l'hérétique et se met en garde contre
les inductions calomnieuses de l'orthodoxie. Les relations entre les églises du
haut Rhône et l'Asie devenant de plus en plus rares, l'influence latine
environnante prit peu à peu le dessus. Irénée et les Asiates qui l'entourent
suivent déjà pour Cependant, les traces d'origine grecque ne s'effacèrent que très lentement ; plusieurs usages grecs se conservèrent dans la liturgie à Lyon, à Vienne, à Autun, jusqu'en plein Moyen âge. Un souvenir ineffaçable fut inscrit aux annales de l'église universelle ; ce petit îlot asiatique et phrygien, perdu au milieu des ténèbres de l'Occident, avait jeté un éclat sans égal. La solide bonté de nos races, associée à l'héroïsme brillant et à l'amour des Orientaux pour la gloire, produisit un épisode sublime. Blandine, en croix à l'extrémité de l'amphithéâtre, fut comme un Christ nouveau. La douce et pâle esclave, attachée à son poteau sur ce nouveau calvaire, montra que la servante, quand il s'agit de servir une cause sainte, vaut l'homme libre et le surpasse quelquefois. Ne disons pas de mal des canuts, ni des droits de l'homme. Les ancêtres de cette cause-là sont bien vieux. Après avoir été la ville du gnosticisme et du montanisme, Lyon sera la ville des vaudois, des Pauperes de Lugduno, en attendant qu'elle devienne ce grand champ de bataille où les principes opposés de la conscience moderne se livreront la lutte la plus passionnée. Honneur à qui souffre pour quelque chose ! Le progrès amènera, j'espère, le jour où ces grandes constructions que le catholicisme moderne élève imprudemment sur les hauteurs de Montmartre, de Fourvières, seront devenues des temples de l'Amnistie suprême, et renfermeront une chapelle pour toutes les causes, pour toutes les victimes, pour tous les martyrs. |