LYON et Vienne comptaient entre les centres les plus
brillants de l'église du Christ, quand un effroyable orage s'abattit sur ces
jeunes églises et mit en évidence les dons de force et de foi qu'elles
contenaient dans leur sein. On était en la dix-septième année du règne de Marc-Aurèle.
L'empereur ne changeait pas ; mais l'opinion s'irritait. Les fléaux qui
sévissaient, les dangers qui menaçaient l'empire étaient considérés comme
ayant pour cause l'impiété des chrétiens. De toutes parts, le peuple adjurait
l'autorité de maintenir le culte national et de punir les contempteurs des
dieux. Malheureusement, l'autorité cédait. Les deux ou trois dernières années
du règne de Marc-Aurèle furent attristées par des spectacles tout à fait
indignes d'un si parfait souverain. à Lyon, la clameur populaire alla jusqu'à
la rage. Lyon était le centre de ce grand culte de Rome et d'Auguste, qui
était comme le ciment de l'unité gauloise et la marque de sa communion avec
l'empire. Autour du célèbre autel situé au confluent du Rhône et de Toutes ces institutions donnaient beaucoup de force au
culte national. Les chrétiens, qui ne pratiquaient pas ce culte, devaient
paraître des athées, des impies. Les fables, universellement admises sur leur
compte, étaient répétées et envenimées. Ils pratiquaient, disait-on, des
festins de Thyeste, des incestes à la façon d'OEdipe. On ne s'arrêtait devant
aucune absurdité ; on alléguait des énormités impossibles à décrire, des
crimes qui n'ont jamais existé. Dans tous les temps, les sociétés secrètes
affectant le mystère ont provoqué de tels soupçons. Ajoutons que les
désordres de certains gnostiques, surtout des markosiens, pouvaient y donner
quelque apparence, et ce n'était pas une des moindres raisons pour lesquelles
les orthodoxes en voulaient tant à ces sectaires, qui les compromettaient aux
yeux de l'opinion. Avant d'en venir aux supplices, la malveillance s'exprima
en tracasseries, en vexations de tous les jours. On commença par mettre en
quarantaine la population maudite à laquelle on attribuait tous les malheurs.
Il fut interdit aux chrétiens de paraître dans les bains, au forum, de se
montrer en public et même dans les maisons particulières. L'un d'eux venait-il
à être aperçu, c'étaient d'atroces clameurs ; on le battait, on le traînait,
on l'assommait à coups de pierre, on le forçait à se barricader. Seul,
Vettius épagathus, par sa position sociale, échappait à ces avanies ; mais
son crédit était insuffisant pour préserver de la fureur populaire les
coreligionnaires qu'il s'était donnés par un choix que tous les Lyonnais
qualifiaient d'aberration. L'autorité n'intervint que le plus tard qu'elle put, et en
partie pour mettre fin à des désordres intolérables. Un jour, presque toutes
les personnes connues pour chrétiennes furent arrêtées, conduites au forum
par le tribun et par les duumvirs de la cité, interrogées devant le peuple.
Tous s'avouèrent chrétiens. Le légat impérial pro praetore était absent ; les
inculpés, en l'attendant, subirent les souffrances d'une rude prison. Le
légat impérial étant arrivé, le procès commença. La question préalable fut
appliquée avec une extrême cruauté. Le jeune et noble Vettius Épagathus, qui
avait échappé jusque-là aux rigueurs dont avaient souffert ses
coreligionnaires, n'y put tenir. Il se présenta au tribunal et demanda à
défendre les accusés, à montrer du moins qu'ils ne méritaient pas
l'accusation d'athéisme et d'impiété. Un cri effroyable s'éleva. Que des gens
des bas quartiers, des Phrygiens, des Asiates, fussent adonnés à des
superstitions perverses, cela paraissait tout simple ; mais qu'un homme
considérable, un habitant de la ville haute, un noble du pays se fît l'avocat
de pareilles folies, voilà ce qui semblait tout à fait insupportable. Le
légat impérial repoussa durement la juste requête de Vettius : Et toi aussi, es-tu chrétien ? lui demanda-t-il. - Je le suis, répondit Vettius de sa voix la plus
éclatante. On ne l'arrêta pas néanmoins ; sans doute, dans cette ville où la
condition des personnes était fort diverse, quelque immunité le couvrit. L'instruction fut longue et cruelle. Ceux qui n'avaient
pas été arrêtés, et qui continuaient dans la ville d'être en butte aux plus
mauvais traitements, ne quittaient pas les confesseurs ; en payant, ils
obtenaient de les servir, de les encourager. La grande angoisse des accusés
n'était pas le supplice, c'était la crainte que quelques-uns, moins bien
préparés que d'autres à ces luttes terribles, ne se laissassent aller à renier
le Christ. L'épreuve, en effet, se trouva trop forte pour une dizaine de
malheureux, qui renoncèrent de bouche à leur foi. La douleur que causèrent
ces actes de faiblesse aux détenus et aux frères qui les entouraient fut
immense. Ce qui les consola, c'est que les arrestations continuaient tous les
jours ; d'autres fidèles plus dignes du martyre vinrent combler les vides que
l'apostasie avait laissés dans les rangs de la phalange élue. La persécution
s'étendit bientôt à l'église de Vienne, qui d'abord, ce semble, avait été
épargnée. L'élite des deux églises, presque tous les fondateurs du
christianisme gallo-grec, se trouvèrent réunis dans les prisons de Lyon,
prêts à l'assaut redoutable qui allait leur être livré. Irénée ne subit pas
de détention ; il fut de ceux qui entouraient les confesseurs, qui virent
toutes les particularités de leur combat, et c'est à lui peut-être que nous
en devons le récit. Le vieux Pothin, au contraire, fut de bonne heure, sinon
dès le commencement, réuni à ses fidèles ; il suivit jour par jour leurs
souffrances, et, tout mourant qu'il était, il ne cessa de les instruire, de
les encourager. Selon l'usage dans les grandes instructions criminelles,
on arrêta les esclaves en même temps que leurs maîtres ; or, plusieurs de ces
esclaves étaient païens. Les tortures qu'ils voyaient infliger à leurs
maîtres les effrayèrent ; les soldats de l'officium leur soufflèrent ce qu'il
fallait dire pour échapper à la question. Ils déclarèrent que les
infanticides, les repas de chair humaine, les incestes étaient des réalités,
que les monstrueux récits que l'on faisait de l'immoralité chrétienne
n'avaient rien d'exagéré. L'indignation du public fut alors à son comble. Jusque-là,
les fidèles qui étaient restés libres avaient trouvé quelques égards chez leurs
parents, chez leurs proches, chez leurs amis ; maintenant tout le monde ne
leur témoigna que du mépris. On résolut de pousser l'art du tortionnaire à
ses derniers raffinements pour obtenir des fidèles aussi l'aveu des crimes
qui devaient reléguer le christianisme parmi les monstruosités à jamais
maudites et oubliées. Effectivement les bourreaux se surpassèrent ; mais ils
n'entamèrent pas l'héroïsme des victimes. L'exaltation et la joie de souffrir
ensemble les mettaient dans un état de quasi-anesthésie. Ils s'imaginaient
qu'une eau divine sortait du flanc de Jésus pour les rafraîchir. La publicité
les soutenait. Quelle gloire d'affirmer devant tout un peuple son dire et sa
foi ! Cela devenait une gageure, et très peu cédaient. Il est prouvé que
l'amour-propre suffit souvent pour inspirer un héroïsme apparent, quand la
publicité vient s'y joindre. Les acteurs païens subissaient sans broncher
d'atroces supplices ; les gladiateurs faisaient bonne figure devant la mort
évidente, pour ne pas avouer une faiblesse sous les yeux d'une foule
assemblée. Ce qui ailleurs était vanité, transporté au sein d'un petit groupe
d'hommes et de femmes incarcérés ensemble, devenait pieuse ivresse et joie
sensible. L'idée que le Christ souffrait en eux les remplissait d'orgueil et,
des plus faibles créatures, faisait des espèces d'êtres surnaturels. Le
diacre Sanctus, de Vienne, brilla entre les plus courageux. Comme les païens
le savaient dépositaire des secrets de l'église, ils cherchaient à tirer de
lui quelque parole qui donnât une base aux accusations infâmes intentées
contre la communauté. Ils ne réussirent même pas à lui faire dire son nom, ni
le nom du peuple, ni le nom de la ville dont il était originaire, ni s'il
était libre ou esclave. à tout ce qu'on lui demandait, il répondait en latin
: Christianus sum. C'étaient là son nom, sa
patrie, sa race, son tout. Les païens ne purent tirer de sa bouche d'autre
aveu que celui-là. Cette obstination ne faisait que redoubler la fureur du
légat et des questionnaires. Ayant épuisé tous leurs moyens sans le vaincre,
ils eurent l'idée de lui faire appliquer des lames de cuivre chauffées à
blanc sur les organes les plus sensibles. Sanctus, pendant ce temps, restait
inflexible, ne sortait pas de sa confession obstinée : Christianus sum. Son corps n'était qu'une plaie,
une masse saignante, tordue, convulsionnée, contractée, ne présentant plus
aucune forme humaine. Les fidèles triomphaient, disant que Christ savait
rendre les siens insensibles et se substituait à eux, quand ils étaient dans
les tortures, pour souffrir à leur place. Ce qu'il y eut d'horrible, c'est
que, quelques jours après, on recommença la torture de Sanctus. L'état du
confesseur était tel que, à le toucher de la main, on le faisait bondir de
douleur. Les bourreaux reprirent les unes après les autres ses plaies
enflammées, on renouvela chacune de ses blessures, on répéta sur chacun de
ses organes les effroyables expériences du premier jour ; on espérait ou le
vaincre ou le voir mourir dans les tourments, ce qui eût effrayé les autres.
Il n'en fut rien ; Sanctus résista si bien, que ses compagnons crurent à un
miracle et prétendirent que cette seconde torture, faisant sur lui l'effet
d'une cure, avait redressé ses membres, et rendu à son corps l'attitude
humaine qu'il avait perdue. Maturus, qui n'était encore que néophyte, se comporta
aussi en vaillant soldat du Christ. Quant à la servante Blandine, elle montra
qu'une révolution était accomplie. Blandine appartenait à une dame
chrétienne, qui sans doute l'avait initiée à la foi du Christ. Le sentiment
de sa bassesse sociale ne faisait que l'exciter à égaler ses maîtres. La
vraie émancipation de l'esclave, l'émancipation par l'héroïsme, fut en grande
partie son ouvrage. L'esclave païen est supposé par essence méchant, immoral. Quelle meilleure manière de le réhabiliter et de
l'affranchir que de le montrer capable des mêmes vertus et des mêmes
sacrifices que l'homme libre ! Comment traiter avec dédain ces femmes que
l'on avait vues dans l'amphithéâtre plus sublimes encore que leurs maîtresses
? La bonne servante lyonnaise avait entendu dire que les jugements de Dieu
sont le renversement des apparences humaines, que Dieu se plaît souvent à
choisir ce qu'il y a de plus humble, de plus laid et de plus méprisé pour
confondre ce qui paraît beau et fort. Se pénétrant de son rôle, elle appelait
les tortures et brûlait de souffrir. Elle était petite, faible de corps, si
bien que les fidèles tremblaient qu'elle ne pût résister aux tourments. Sa
maîtresse surtout, qui était du nombre des détenus, craignait que cet être
débile et timide ne fût pas capable d'affirmer hautement sa foi. Blandine fut
prodigieuse d'énergie et d'audace. Elle fatigua les brigades de bourreaux qui
se succédèrent auprès d'elle depuis le matin jusqu'au soir ; les questionnaires
vaincus avouèrent n'avoir plus de supplices pour elle, et déclarèrent qu'ils
ne comprenaient pas comment elle pouvait respirer encore avec un corps
disloqué, transpercé ; ils prétendaient qu'un seul des tourments qu'ils lui
avaient appliqués aurait dû suffire pour la faire mourir. La bienheureuse,
comme un généreux athlète, reprenait de nouvelles forces dans l'acte de
confesser le Christ. C'était pour elle un fortifiant et un anesthésique de
dire : Je suis chrétienne ; on ne fait rien de mal
parmi nous. À peine avait-elle achevé ces mots, qu'elle paraissait
retrouver toute sa vigueur, pour se présenter fraîche à de nouveaux combats. Cette résistance héroïque irrita l'autorité romaine ; aux
tortures de la question, on ajouta celles du séjour dans une prison, qu'on
rendit le plus horrible possible. On mit les confesseurs dans des cachots
obscurs et insupportables ; on engagea leurs pieds dans les ceps, en les
distendant jusqu'au cinquième trou ; on ne leur épargna aucune des cruautés
que les geôliers avaient à leur disposition pour faire souffrir leurs
victimes. Plusieurs moururent asphyxiés dans les cachots. Ceux qui avaient
été torturés résistaient étonnamment. Leurs plaies étaient si affreuses,
qu'on ne comprenait pas comment ils survivaient. Tout occupés à encourager
les autres, ils semblaient animés eux-mêmes par une force divine. Ils étaient
comme des athlètes émérites, endurcis à tout. Au contraire, les derniers
arrêtés, qui n'avaient pas encore souffert la question, mouraient presque
tous, peu après leur incarcération. On les comparait à des novices mal
aguerris, dont les corps, peu habitués aux tourments, ne pouvaient supporter
l'épreuve de la prison. Le martyre apparaissait de plus en plus comme une
espèce de gymnastique, ou d'école de gladiateurs, à laquelle il fallait une
longue préparation et une sorte d'ascèse préliminaire. Quoique séquestrés du
reste du monde, les pieux confesseurs vivaient de la vie de l'église
universelle avec une rare intensité. Loin de se sentir séparés de leurs
frères, ils se souciaient de tout ce qui occupait la catholicité.
L'apparition du montanisme était la grande affaire du moment. On ne parlait
que des prophéties de Montan, de Théodote, d'Alcibiade. Les Lyonnais s'y
intéressaient d'autant plus qu'ils partageaient beaucoup des idées
phrygiennes, et que plusieurs des leurs, tels que Alexandre le médecin,
Alcibiade l'ascète, étaient au moins les admirateurs et en partie les
sectateurs du mouvement parti de Pépuze. Le bruit des dissentiments
qu'excitaient ces nouveautés arriva jusqu'à eux. Ils n'avaient pas d'autre
entretien, et ils occupaient les intervalles de leurs tourments à discuter
ces phénomènes, que sans doute ils eussent aimé à trouver vrais. Forts de
l'autorité que le titre de prisonnier de Jésus-Christ donnait aux
confesseurs, ils écrivirent sur ce sujet délicat plusieurs lettres, pleines
de tolérance et de charité. On admettait que les détenus de la foi avaient, à
leurs derniers jours, une sorte de mission pour pacifier les différends des
églises et trancher les questions en suspens ; on leur attribuait à cet égard
une grâce d'état et comme un privilège particulier. La plupart des lettres
écrites par les confesseurs étaient adressées aux églises d'Asie et de
Phrygie, avec lesquelles les fidèles lyonnais avaient tant de liens
spirituels ; une d'elles était adressée au pape Éleuthère, et devait être
portée par Irénée. Les martyrs y faisaient le plus chaleureux éloge de ce
jeune prêtre. Nous te souhaitons joie en Dieu
pour toutes choses et pour toujours, père Éleuthère. Nous avons chargé de te
porter ces lettres notre frère et compagnon Irénée, et nous te prions de
l'avoir en grande recommandation, émulateur qu'il est du testament de Christ.
Si nous croyions que la position des gens est pour quoi que ce soit dans leur
mérite, nous te l'aurions recommandé comme prêtre de notre église, titre
qu'il possède réellement. Irénée ne partit pas sur-le-champ ; on doit
même supposer que la mort de Pothin, qui suivit de près, l'empêcha tout à
fait de partir. Les lettres des martyrs ne furent remises à leur adresse que
plus tard, avec l'épître qui renfermait le récit de leurs héroïques combats.
Le vieil évêque Pothin s'épuisait tous les jours ; l'âge et la prison le
minaient ; seul, le désir du martyre semblait le soutenir. Il respirait à
peine, le jour où il dut comparaître devant le tribunal ; il eut cependant
assez de souffle pour confesser dignement le Christ. On voyait bien, aux
respects dont l'entouraient les fidèles, qu'il était leur chef religieux ;
aussi une grande curiosité s'attachait-elle à lui. Dans le trajet de la
prison au tribunal, les autorités de la ville le suivirent ; l'escouade de
soldats qui l'entourait avait peine à le tirer de la presse ; les cris les
plus divers éclataient. Comme les chrétiens étaient appelés tantôt les
disciples de Pothin, tantôt les disciples de Christos, plusieurs demandaient
si c'était ce vieux qui était Christos. Le légat lui posa la question : Quel est le dieu des chrétiens ? - Tu le connaîtras, si tu en es digne, répondit
Pothin. On le traîna brutalement, on le roua de coups ; sans égard pour son
grand âge, ceux qui étaient près de lui le frappaient avec les poings et les
pieds ; ceux qui étaient éloignés lui jetaient ce qui leur tombait sous la
main ; tous se seraient crus coupables du crime d'impiété, s'ils n'avaient
fait ce qui dépendait d'eux pour le couvrir d'outrages ; ils croyaient par là
venger l'injure faite à leurs dieux. On ramena dans la prison le vieillard à
demi mort ; au bout de deux jours, il rendit le dernier soupir. Ce qui faisait un étrange contraste et rendait la
situation tragique au premier chef, c'était l'attitude de ceux que la force
des tourments avait vaincus et qui avaient renié le Christ. On ne les avait
pas relâchés pour cela ; le fait qu'ils avaient été chrétiens impliquait
l'aveu de crimes de droit commun, pour lesquels on les poursuivait, même
après leur apostasie. On ne les sépara pas de leurs confrères restés fidèles,
et toutes les aggravations du régime de la prison dont souffrirent les
confesseurs leur furent appliquées. Mais combien leur état était différent !
Non seulement les renégats se trouvaient n'avoir tiré aucun avantage d'un
acte qui leur avait été pénible ; mais leur position était en quelque sorte
pire que celle des fidèles. Ceux-ci, en effet, n'étaient poursuivis que pour
le nom de chrétiens, sans qu'on formulât contre eux aucun crime spécial ; les
autres étaient, par leur aveu même, sous le coup d'accusations d'homicide et
de monstrueuses forfaitures. Aussi leur mine faisait-elle pitié. La joie du
martyre, l'espérance de la béatitude promise, l'amour du Christ, l'esprit
venant du Père, rendaient tout léger aux confesseurs. Les apostats, au
contraire, paraissaient déchirés de remords. C'était surtout dans les trajets
de la prison au tribunal que se voyait bien la différence. Les confesseurs
s'avançaient d'un air tranquille et radieux ; une sorte de majesté douce et
de grâce éclatait sur leur visage. Leurs chaînes semblaient la parure de
fiancées ornées de tous leurs atours ; les chrétiens croyaient sentir autour
d'eux ce qu'ils appelaient le parfum de
Christ ; quelques-uns prétendaient même qu'une odeur exquise
s'exhalait de leur corps. Bien différents étaient les pauvres renégats.
Honteux et la tête basse, sans beauté, sans dignité, ils marchaient comme des
condamnés vulgaires ; les païens mêmes les traitaient de lâches et
d'ignobles, de meurtriers convaincus par leur propre dire ; le beau nom de
chrétien, qui rendait si fiers ceux qui le payaient de leur vie, ne leur
appartenait plus. Cette différence d'allure faisait la plus forte impression.
Aussi voyait-on souvent les chrétiens qu'on arrêtait s'arranger de manière à
confesser de prime abord, afin de s'ôter ensuite toute possibilité de retour. La grâce était parfois indulgente pour ces malheureux, qui
expiaient si chèrement un moment de surprise. Une pauvre Syrienne, de
complexion fragile, originaire de Byblos, en Phénicie, avait renié le nom de
Christ. Elle fut mise de nouveau à la question ; on espérait tirer de sa
faiblesse et de sa timidité un aveu des monstruosités secrètes qu'on
reprochait aux chrétiens. Elle revint en quelque sorte à elle-même sur le
chevalet, et, comme sortant d'un profond sommeil, elle nia énergiquement
toutes les assertions calomniatrices : Comment
voulez-vous, dit-elle, que des gens à qui il
n'est pas permis de manger le sang des bêtes mangent des enfants ? À
partir de ce moment, elle s'avoua chrétienne et suivit le sort des autres
martyrs. Le jour de gloire vint enfin pour une partie de ces
combattants émérites, qui fondaient par leur foi la foi de l'avenir. Le légat
fit donner exprès une de ces fêtes hideuses, consistant en exhibitions de
supplices et en combats de bêtes qui, en dépit du plus humain des empereurs,
étaient plus en vogue que jamais. Ces horribles spectacles revenaient à des
dates réglées ; mais il n'était pas rare qu'on fît des exécutions
extraordinaires, quand on avait des bêtes à montrer au peuple et des
malheureux à leur livrer. La fête se donna probablement dans l'amphithéâtre
municipal de la ville de Lyon, c'est-à-dire de la colonie qui s'étageait sur
les pentes de Fourvières. Cet amphithéâtre était, à ce qu'il semble, situé au
pied de la colline, vers la place actuelle de Saint-Jean, devant la
cathédrale ; la rue Tramassac en devait marquer à peu près le grand axe. On a
pu croire qu'il avait été achevé cinq ans auparavant. Une foule exaspérée
couvrait les gradins et appelait les chrétiens à grands cris. Maturus,
Sanctus, Blandine et Attale furent choisis pour cette journée. Ils en firent
tous les frais ; il n'y eut, ce jour-là, aucun de ces spectacles de
gladiateurs dont la variété avait tant d'attrait pour le peuple. Maturus et Sanctus traversèrent de nouveau dans
l'amphithéâtre toute la série des supplices, comme s'ils n'avaient auparavant
rien souffert. On les comparait aux athlètes qui, après avoir vaincu dans
plusieurs combats partiels, étaient réservés pour une dernière lutte,
laquelle conférait la couronne définitive. Les instruments de ces tortures
étaient comme échelonnés le long de la spina, et faisaient de l'arène une
image du Tartare. Rien ne fut épargné aux victimes. On débuta, selon l'usage,
par une procession hideuse, où les condamnés, défilant nus devant l'escouade
des belluaires, recevaient de chacun d'eux sur le dos d'affreux coups de fouet.
Puis on lâcha les bêtes ; c'était le moment le plus émouvant de la journée.
Les bêtes ne dévoraient pas tout de suite les victimes ; elles les mordaient,
les traînaient ; leurs dents s'enfonçaient dans les chairs nues, y laissaient
des traces sanglantes. à ce moment, les spectateurs devenaient fous de
plaisir. Les interpellations s'entrecroisaient sur les gradins de
l'amphithéâtre. Ce qui faisait, en effet, l'intérêt du spectacle antique,
c'est que le public y intervenait. Comme dans les combats de taureaux en
Espagne, l'assistance commandait, réglait les incidents, jugeait des coups,
décidait de la mort ou de la vie. L'exaspération contre les chrétiens était
telle, qu'on réclamait contre eux les supplices les plus terribles. La chaise
de fer rougie au feu était peut-être ce que l'art du bourreau avait créé de
plus infernal ; Maturus et Sanctus y furent assis. Une repoussante odeur de
chair rôtie remplit l'amphithéâtre et ne fit qu'enivrer ces furieux. La
fermeté des deux martyrs était admirable. On ne put tirer de Sanctus qu'un
seul mot, toujours le même : Je suis chrétien.
Les deux martyrs semblaient ne pouvoir mourir ; les bêtes, d'un autre côté,
paraissaient les éviter ; on fut obligé, pour en finir, de leur donner le
coup de grâce, comme on faisait pour les bestiaires et les gladiateurs. Blandine, pendant tout ce temps, était suspendue à un
poteau et exposée aux bêtes, qu'on excitait à la dévorer. Elle ne cessait de
prier, les yeux élevés au ciel. Aucune bête, ce jour-là, ne voulut d'elle. Ce
pauvre petit corps nu, exposé à des milliers de spectateurs, dont la
curiosité n'était retenue que par l'étroite ceinture que la loi voulait qu'on
laissât aux actrices et aux condamnées, n'excita, paraît-il, chez les
assistants aucune pitié ; mais il prit pour les autres martyrs une
signification mystique. Le poteau de Blandine leur parut la croix de Jésus ;
le corps de leur amie, éclatant par sa blancheur à l'autre extrémité de
l'amphithéâtre, leur rappela celui du Christ crucifié. La joie de voir ainsi
l'image du doux agneau de Dieu les rendait insensibles. Blandine, à partir de
ce moment, fut Jésus pour eux. Dans les moments d'atroces souffrances, un
regard jeté vers leur soeur en croix les remplissait de joie et d'ardeur. Attale était connu de toute la ville ; aussi la foule
l'appela-t-elle à grands cris. On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre
précédé d'une tablette sur laquelle était écrit en latin : HIC EST ATTALUS
CHRISTIANUS. Il marchait d'un pas ferme, avec le calme d'une
conscience assurée. Le peuple demanda pour lui les plus cruels supplices.
Mais le légat impérial, ayant appris qu'il était citoyen romain, fit tout
arrêter et ordonna de le ramener à la prison. Ainsi finit la journée.
Blandine, attachée à son poteau, attendait toujours vainement la dent de
quelque bête. On la détacha et on la ramena au dépôt, pour qu'elle servît une
autre fois au divertissement du peuple. Le cas d'Attale n'était point isolé ; le nombre des
accusés croissait chaque jour. Le légat se crut obligé d'écrire à l'empereur,
qui, vers le milieu de l'an 177, était, ce semble, à Rome. Il fallut des
semaines pour attendre la réponse. Durant cet intervalle, les détenus
surabondèrent de joies mystiques. L'exemple des martyrs fut contagieux ; tous
ceux qui avaient renié vinrent à résipiscence et demandèrent à être
interrogés de nouveau. Plusieurs chrétiens doutaient de la validité de telles
conversions : mais les martyrs tranchèrent la question en offrant la main aux
renégats et en leur communiquant une part de grâce qui était en eux. On admit
que le vif pouvait, en pareil cas, revivifier le mort ; que, dans la grande
communauté de l'église, ceux qui avaient trop prêtaient à ceux qui n'avaient
pas assez ; que celui qui avait été rejeté du sein de l'église comme un
avorton pouvait en quelque sorte y rentrer, être conçu une seconde fois, se
rattacher au sein virginal, se remettre en communication avec les sources de
la vie. Le vrai martyr était ainsi conçu comme ayant le pouvoir de forcer le
démon à vomir de sa gueule ceux qu'il avait déjà dévorés. Son privilège
devenait un privilège d'indulgence, de grâce et de charité. Ce qu'il y avait
d'admirable, en effet, dans les confesseurs lyonnais, c'est que la gloire ne
les éblouissait pas. Leur humilité égalait leur courage et leur sainte
liberté. Ces héros qui avaient proclamé leur foi en Christ à deux et trois
reprises, qui avaient affronté les bêtes, dont le corps était couvert de
brûlures, de meurtrissures, de plaies, n'osaient s'attribuer le titre de
martyrs, ne permettaient même pas qu'on leur donnât ce nom. Si quelqu'un des
fidèles, soit par lettre, soit de vive voix, les appelait ainsi, ils le
reprenaient vivement. Ils réservaient le titre de martyr, d'abord à Christ,
le témoin fidèle et véritable, le premier-né des morts, l'initiateur à la vie
de Dieu, puis à ceux qui avaient déjà obtenu de mourir en confessant leur foi
et dont le titre était en quelque sorte scellé et entériné ; quant à eux, ils
n'étaient que de modestes et humbles confesseurs, et ils demandaient à leurs
frères de prier sans cesse pour qu'ils fissent une bonne fin. Loin de se
montrer fiers, hautains, durs pour les pauvres apostats, comme l'étaient les
montanistes purs, comme le furent certains martyrs du IIIe siècle, ils
avaient pour eux des entrailles de mère et versaient à leur intention des
larmes continuelles devant Dieu. Ils n'accusaient personne, priaient pour
leurs bourreaux, trouvaient des circonstances atténuantes à toutes les
fautes, absolvaient et ne damnaient pas. Quelques rigoristes les trouvaient
trop indulgents pour les renégats ; ils répondaient, par exemple, de saint
Étienne : S'il pria pour ceux qui le lapidaient,
disaient-ils, n'est-il pas permis de prier pour ses
frères ? Les bons esprits, au contraire, virent avec justesse que
c'était la charité des détenus qui faisait leur force et leur valait le
triomphe. Leur perpétuelle recommandation était la paix et la concorde ;
aussi laissèrent-ils après eux, non comme certains confesseurs, courageux du
reste, des déchirements pour leur mère, des discordes et des disputes pour
leurs frères, mais un souvenir exquis de joie et de parfait amour. Le bon sens des confesseurs ne fut pas moins remarquable
que leur courage et leur charité. Le montanisme, par son enthousiasme et par
l'ardeur qu'il inspirait pour le martyre, ne devait pas tout à fait leur
déplaire ; mais ils en voyaient les excès. Cet Alcibiade, qui ne vivait que
de pain et d'eau, était du nombre des détenus. Il voulut conserver ce régime
dans la prison ; les confesseurs voyaient de mauvais oeil ces singularités.
Attale, après le premier combat qu'il livra dans l'amphithéâtre, eut à ce
sujet une vision. Il lui fut révélé que la voie d'Alcibiade n'était pas
bonne, qu'il avait tort d'éviter systématiquement de se servir des choses
créées par Dieu et de causer ainsi un scandale à ses frères. Alcibiade se
laissa persuader et mangea désormais de toutes les nourritures sans
distinction, en rendant sur elles grâces à Dieu. Les détenus croyaient ainsi
posséder dans leur sein un foyer permanent d'inspiration et recevoir directement
les conseils du Saint-Esprit. Mais ce qui, en Phrygie, ne provoquait guère
que des abus était ici un principe d'héroïsme. Montanistes par l'ardeur du
martyre, les Lyonnais sont profondément catholiques par leur modération et
leur absence de tout orgueil. La réponse impériale arriva enfin. Elle était dure et
cruelle. Tous ceux qui persévéraient dans leur confession devaient être mis à
mort, tous les renégats relâchés. La grande fête annuelle qui se célébrait à
l'autel d'Auguste, et où tous les peuples de Afin de frapper le peuple, on organisa une sorte
d'audience théâtrale, où tous les détenus furent pompeusement amenés. On leur
demandait simplement s'ils étaient chrétiens. Sur la réponse affirmative, on
tranchait la tête à ceux qui paraissaient avoir le droit de cité romaine, on
réservait les autres pour les bêtes ; on fit aussi grâce à plusieurs. Comme
il fallait s'y attendre, pas un confesseur ne faiblit. Les païens espéraient
au moins que ceux qui avaient antérieurement apostasié renouvelleraient leur
déclaration antichrétienne. On les interrogea séparément pour les soustraire
à l'influence de l'enthousiasme des autres, on leur montra la mise en liberté
immédiate comme conséquence de leur reniement. Ce fut là en quelque sorte le
moment décisif, le fort du combat. Le coeur des fidèles restés libres qui
assistaient à la scène battait d'angoisse. Alexandre le Phrygien, que tous
connaissaient comme médecin et dont le zèle n'avait pas de bornes, se tenait
aussi près que possible du tribunal et faisait à ceux qu'on interrogeait les
signes de tête les plus énergiques pour les porter à confesser. Les païens le
prenaient pour un possédé ; les chrétiens virent dans ses contorsions quelque
chose qui leur rappela les convulsions de l'enfantement, le fait par lequel
l'apostat rentrait dans l'église leur paraissant une seconde naissance.
Alexandre et la grâce l'emportèrent. à part un petit nombre de malheureux que
les supplices avaient terrifiés, les apostats se rétractèrent et s'avouèrent
chrétiens. La colère des païens fut extrême. Ils accusèrent hautement
Alexandre d'être la cause de ces rétractations coupables. On l'arrêta, on le
présenta au légat : Qui es-tu ? lui demanda
celui-ci. - Chrétien, répondit Alexandre. Le
légat irrité le condamna aux bêtes. L'exécution fut fixée au lendemain. Telle était l'exaltation de la troupe fidèle, qu'on s'y
souciait beaucoup moins de la mort épouvantable qu'on avait devant les yeux
que de la question des apostats. L'horreur que les martyrs conçurent contre
les relaps fut extrême. On les traita de fils de perdition, de misérables qui
couvraient de honte leur église, de gens à qui il ne restait plus une trace
de foi, ni de respect pour leur robe nuptiale, ni de crainte de Dieu. Au
contraire, ceux qui avaient réparé leur première faute furent réunis à
l'église et pleinement réconciliés. Le 1er août, au matin, en présence de toute Les fêtes durèrent plusieurs jours ; chaque jour, les
combats de gladiateurs furent relevés par des supplices de chrétiens. Il est
probable qu'on introduisait les victimes deux à deux, et que chaque jour vit
périr un ou plusieurs couples de martyrs. On plaçait dans l'arène ceux qui
étaient jeunes et supposés faibles, pour que la vue du supplice de leurs amis
les effrayât. Blandine et un jeune homme de quinze ans, nommé Ponticus,
furent réservés pour le dernier jour. Ils furent ainsi témoins de toutes les
épreuves des autres et rien ne les ébranla. Chaque jour, on tentait sur eux
un effort suprême ; on cherchait à les faire jurer par les dieux : ils s'y
refusaient avec dédain. Le peuple, extrêmement irrité, ne voulut écouter
aucun sentiment de pudeur ni de pitié. On fit épuiser à la pauvre fille et à
son jeune ami tout le cycle hideux des supplices de l'arène ; après chaque
épreuve, on leur proposait de jurer. Blandine fut sublime. Elle n'avait
jamais été mère ; cet enfant torturé à côté d'elle devint son fils, enfanté
dans les supplices. Uniquement attentive à lui, elle le suivait à chacune de
ses étapes de douleur, pour l'encourager et l'exhorter à persévérer jusqu'à
la fin. Les spectateurs voyaient ce manège et en étaient frappés. Ponticus
expira, après avoir subi au complet la série des tourments. De toute la troupe sainte, il ne restait plus que Blandine. Elle triomphait et ruisselait de joie. Elle s'envisageait comme une mère qui a vu proclamer vainqueurs tous ses fils et les présente au Grand Roi pour être couronnés. Cette humble servante s'était montrée l'inspiratrice de l'héroïsme de ses compagnons ; sa parole ardente avait été le stimulant qui maintint les nerfs débiles et les coeurs défaillants. Aussi s'élança-t-elle dans l'âpre carrière de tortures que ses frères avaient parcourue, comme s'il se fût agi d'un festin nuptial. L'issue glorieuse et proche de toutes ces épreuves la faisait sauter de plaisir. D'elle-même, elle alla se placer au bout de l'arène, pour ne perdre aucune des parures que chaque supplice devait graver sur sa chair. Ce fut d'abord une flagellation cruelle, qui déchira ses épaules. Puis on l'exposa aux bêtes, qui se contentèrent de la mordre et de la traîner. L'odieuse chaise brûlante ne lui fut pas épargnée. Enfin on l'enferma dans un filet, et on l'exposa à un taureau furieux. Cet animal, la saisissant avec ses cornes, la lança plusieurs fois en l'air et la laissa retomber lourdement. Mais la malheureuse ne sentait plus rien ; elle jouissait déjà de la félicité suprême, perdue qu'elle était dans ses entretiens intérieurs avec Christ. Il fallut l'achever, comme les autres condamnés. La foule finit par être frappée d'admiration. En s'écoulant, elle ne parlait que de la pauvre esclave. Vrai, se disaient les Gaulois, jamais, dans nos pays, on n'avait vu une femme tant souffrir ! |